Citoyenneté, République, Démocratie : une approche quantitative Etudes
vendredi 1 mai 2015Par Marco Marin, Université de Trieste
Texte présenté lors de la séance du séminaire L'Esprit des lumières et de la Révolution du 22 janvier 2015.
Nous allons étudier les usages discursifs de trois lexies qui forment l'intitulé du séminaire de cette année, c'est-à-dire : « citoyenneté », « république » et « démocratie ».
L'analyse portera sur les auteurs et sur les ouvrages numérisés (ou en cours de numérisation) à l'Université de Trieste. Il s'agit des Œuvres de Robespierre et de Marat, du Père Duchesne de Hébert (imprimé entre le 4 novembre 1790 et le11 mars 1794) (1), de 115 catéchismes révolutionnaires (de la période 1788-1799), des 34 premiers numéros des Actes des Apôtres (publiés entre novembre 1789 et mi-février 1790), et de trois volumes des Révolutions de France et de Brabant de Desmoulins, pour un total de 38 numéros qui correspondent aux publications du mois de décembre 1789 et de quelques mois de 1790 (notamment de janvier à mai et de septembre à novembre) (2). Les occurrences de tous les corpora utilisés sont 6 000 000. Pour effectuer cet étude, j'ai profité de certains outils propres à la « lexicométrie » (dite aussi « statistique lexicale »), qui, selon Muller "est l'étude statistique du langage, effectué presque toujours à travers l'usage de l'ordinateur. Avec les techniques de la lexicométrie on peut procéder à des études comparatives et statistiques du vocabulaire. Elle permet d'établir les contextes d'emploi d'un vocable et les combinaisons les plus fréquentes dans lesquelles il entre, ce qui donne des informations sur le ou les sens de ce vocable" (3).
Indiquons que des trois lexies (4) que nous allons analyser, il n'a été pas possible de collationner le terme « citoyenneté », puisqu'il n'est pas encore employé pendant la Révolution. En effectuant une recherche rapide, à travers les différentes éditions du Dictionnaire de l'Académie française, ce terme n'apparaît que dans la dernière édition, qui commence en 1982 et qui n'est pas encore achevée (5). Mais bien évidemment, même si le terme n'apparaît pas dans nos sources, le concept est bien présent pendant la Révolution et il était exprimé à travers d'autres locutions.
Droits de cité, république et démocratie chez Robespierre
Robespierre (6) emploie plusieurs expressions pour définir le citoyen. Tout d'abord, il utilise la formule « droit(s) de cité », qui est commune à son époque, 4 fois au singulier et 4 au pluriel. Ces 8 occurrences sont toutes concentrées entre le 5 décembre 1790 et le 20 août 1792, dans certains discours à la Constituante et dans le Défenseur de la Constitution.
La dernière occurrence de « droits de cité » est contenue dans le n° 12 du Défenseur de la Constitution, dans un article intitulé Sur les événemens du 10 août 1792 : Le plus beau de(s) décrets (de l'Assemblée législative) est, sans doute, celui qui effaça cette criminelle et impolitique distinction, établie par l'assemblée constituante, entre les citoyens actifs et non actifs, éligibles et non éligibles, (…) pour dépouiller des droits de cité ceux-là même qui les avoient conquis, ceux qui, chez toutes les nations, composent la partie la plus saine et la plus probe de la société (7).
Les « droits de cité » regardent ici le droit d'élire les représentants et peuvent donc être considérés essentiellement comme des « droits politiques ». Cette dernière expression est beaucoup plus utilisée par Robespierre. Il y a 19 occurrences au singulier et 49 au pluriel, mais Robespierre n'utilise pas non plus cette lexie de manière homogène tout au long de sa carrière. La dernière occurrence se trouve dans le Discours sur la guerre du 18 décembre 1791. Les « droits politiques » comme les « droits de cité » sont les droits d'élire les mandataires. Il n'y a pas d'autres usages chez Robespierre. Le droit de pétition, par exemple, que certains députés de la droite ne veulent pas accorder aux citoyens passifs, au printemps 1791, n'est pas considéré par Robespierre comme un « droit politique », mais comme un « droit individuel » de chaque citoyen :
Il est évident qu'il n'y a point là de droits politiques, parce qu'en adressant une pétition, en émettant un vœu, son désir particulier, on ne fait aucun acte d'autorité, on exprime à celui qui a l'autorité en main ce que l'on désire qu'il vous accorde (8).
Les « droits politiques », suivant une intervention de Robespierre du 5 mars 1791, constituent « la souveraineté du peuple ; qui n'est que le résultat des droits politiques des citoyens ».
Pour ce qui concerne la lexie « citoyen(s) », Robespierre l'utilise très fréquemment au singulier (826 occurrences) comme au pluriel (2 731 occurrences). En particulier, « citoyens » est la 5e lexie politique la plus utilisée. En regardant le graphique des spécificités par segments temporels (cf. graphique 1a) on peut remarquer que c'est surtout entre l'été de 1790 et l'été de l'année suivante que Robespierre l'utilise le plus.
GRAPHIQUE 1A
Même si ce terme ne disparaît jamais dans le lexique de Robespierre (cf. graphique 1b), son incidence diminue, notamment à partir du printemps de 1793, à cause aussi de la diversité des sujets abordés par Robespierre dans ses discours. Pourtant, pris en tant que désignant sociopolitique, il ne semblerait pas que cette lexie puisse être remplacée par le désignant « sans-culottes », utilisé 93 fois par Robespierre entre la fin de 1792 et la fin de 1793 et que n'est jamais utilisé en 1794.
GRAPHIQUE 1B
De toute façon, la surutilisation de « citoyens » entre 1790 et 1791, avec le même recours à « droits politiques » et à « droits de cité » dans les mêmes mois, nous permet d'indiquer le moment pendant lequel Robespierre manifeste sa vision de la citoyenneté : lors de la Constituante et dans une moindre mesure, lors de la Législative. Comme nous le savons, ce moment s'articule notamment autour de la discussion sur le marc d'argent et sur ses logiques d'inclusion et d'exclusion des citoyens de la communauté nationale. Robespierre — comme Pétion et un petit nombre de députés du côté gauche — s'oppose à la majorité de l'Assemblée, qui vote en faveur de la limitation du droit de vote des citoyens les plus pauvres.
Dans son discours bien connu sur le marc d'argent, Robespierre affirme, parmi les arguments en faveur de l'élargissement du droit de vote à tous les citoyens, que « les droits politiques (sont) attachés au titre de citoyen ». Tout au long des débats sur le droit de vote, Robespierre maintient la même position exprimée en avril 1791. Un premier exemple date du 22 octobre 1789 et un deuxième du 23 octobre 1790. Dans ce dernier cas, ce que nous avons vu désigné auparavant sous le terme « droits de cité » et « droits politiques », ici est qualifié de « droit du citoyen » (9) : « le droit de Citoyen est un droit naturel, dont doit jouir tout membre d'une Société politique ; il n'a pas besoin pour cela de l'intervention du Législateur » (10). Cette citation ajoute un élément important, à savoir l'idée que le droit de vote est un « droit naturel » de même nature que ceux détaillés dans la Déclaration des droits de l'Homme du 26 août 1789.
Par ailleurs, les « droits politiques » sont plus importants que les « droits civils » chez Robespierre. Cette dernière lexie est utilisée seulement 10 fois, tandis qu'il y a, comme nous avons déjà vu, 68 occurrences de « droit(s) politique(s) ». Un exemple tiré du discours du 13 mai 1791, Sur la condition des hommes libres de couleur montre comment Robespierre explicite cette subordination des « droits civils » aux « droits politiques » :
(les) droits (civils) ne sont rien sans des droits politiques ; car ceux qui les exercent, seuls peuvent attenter à tous les droits des hommes, qui n'ont que les droits civils ; de là, ceux-ci sont nuls (11).
Après avoir montré comment la citoyenneté est essentiellement liée aux droits politiques, il faut ajouter qu'être citoyen pour Robespierre ne se limite pas à être électeur. Le citoyen a aussi le droit de se réunir pacifiquement, de participer à la vie des sections et des sociétés populaires, de suivre les débats publics afin de contrôler les « mandataires », le droit de pétition (12), de défendre sa personne (et donc le droit de devenir membre de la garde nationale) et — in extrema ratio — d'insurrection.
Pour ce qui concerne le rapport entre tous ces droits et la « citoyenneté », citons ce passage, issu du discours Sur l'admissibilité dans les gardes nationales du 27 avril 1791 :
Tous les citoyens doivent être admis à remplir les fonctions de garde nationale. Ceux qui n'ont pas de facultés déterminées, ceux qui ne paient pas de certaines contributions, sont-ils esclaves ? Sont-ils étrangers aux autres citoyens ? (…) Sont-ils citoyens ? Je rougis d'avoir à faire cette question. Ils jouissent de droit de cité. Voulez-vous jouir seuls du droit de vous défendre et de les défendre. Reconnaissez donc et décrétez que tous les citoyens domiciliés ont le droit d'être instruits sur le registre des gardes nationales. Ne calomniez pas le peuple en élevant contre lui d'injustes craintes. Le peuple est bon, il est courageux. Vous connaissez les vertus du peuple par ce qu'il a fait pour la liberté, après avoir travaillé avec tant de courage à la conquérir. Il demande le droit de remplir les devoirs qui seront imposés à tous les citoyens pour la conserver (13).
La définition de citoyenneté est étroitement liée à la définition du peuple (ou, surtout dans la première phase, de celle de nation). À ce sujet, les considérations de Robespierre se modifient à fur et à mesure que la Révolution avance. Ce qui demeure certain c'est qu'au peuple, aux « bons citoyens » (14) (248 occurrences chez Robespierre), il oppose toujours un parti adverse : les contre-révolutionnaires, les mauvais citoyens, les factieux, les aristocrates, etc. Par les graphiques des spécificités par segments temporels de l'utilisation de ces lexies par Robespierre (graphiques 2a, 2b, 2c) on peut voir comment l'utilisation de ces lexies augmente progressivement. Cet élément influe sur sa notion de « peuple » (15).
GRAPHIQUES 2A, 2B et 2C
Nous avons vu jusqu'ici les caractéristiques essentielles de la citoyenneté chez Robespierre. Cependant, ce discours n'est pas complet si nous n'abordons pas la question de la vertu. Sans vouloir considérer de manière approfondie ce qu'est la vertu pour Robespierre, rappelons qu'elle est toujours associée au bonheur, comme c'est le cas dans la philosophie morale et politique du XVIIIe siècle. Deux citations distantes de dix ans illustrent ce lien en Robespierre.
La première vient du Discours sur les peines infamantes du 1784 : « La vertu produit le bonheur, comme le soleil produit la lumière, tandis que le malheur sort du crime, comme l'insecte impur naît du sein de la corruption » (16).
La deuxième est tirée du Discours au peuple réuni pour la fête de l'Être suprême du 20 prairial an II (8 juin 1794) : « (l'Être suprême) a créé l'univers pour publier sa puissance ; il a créé les hommes pour s'aider, pour s'aimer mutuellement, et pour arriver au bonheur par la route de la vertu » (17).
Le deuxième élément que je veux évoquer, est la richesse et la complexité du concept de vertu chez Robespierre. La liste suivante relative aux occurrences des différentes vertus en est un bon exemple (Tableau 1).
TABLEAU 1
Toutefois, si dans cette liste il y a 38 vertus différentes, comme nous pouvons le voir, c'est la lexie « patriotisme » qui est la plus fréquente.
Cela illustre bien comment le citoyen robespierriste doit avoir plusieurs qualités, mais aussi comment l'intérêt pour la communauté en général, et pour la « patrie » en particulier, est supérieur, dans le discours politique de Robespierre, par rapport à l'intérêt porté à l'individu. Vertus publiques et vertus privées sont étroitement liées et elles ont en leur centre la « vertu politique » car : « Un homme qui manque de vertus publiques – dit Robespierre vingt jours avant de mourir – ne peut avoir des vertus privées »(18). En passant, indiquons encore que, bien que Robespierre ne se définisse pas comme un niveleur social, à plusieurs reprises, il affirme qu'il est plus simple pour un pauvre d'être vertueux, donc un bon citoyen : « c'est le travail, la médiocrité, la pauvreté qui est la gardienne de la vertu ; que les vœux du foible n'ont pour objet que la justice et la protection des loix bienfaisantes » (19). Robespierre postule une communauté sobre et solidaire, dans lequel la politique intervient afin de réduire les inégalités excessives et d'assurer à tous le travail, l'instruction, une tutelle face à la maladie et à la vieillesse. Les positions de Robespierre, notamment à partir de la fondation de la République, bien sûr, sont très proches de celles que l'on retrouve dans certains documents des sans-culottes.
Analysons maintenant le terme « république ». Cette lexie est très présente dans les Œuvres de Robespierre (1 195 occurrences). Elle est la 36e lexie politique la plus répandue (graphique 3). Si nous la comparons avec les lexies « nation » et « patrie » (graphique 4), nous pouvons remarquer un élément récurrent dans tous nos corpora. À savoir, qu'une fois proclamée la République, ce désignant remplace progressivement, avec la lexie « patrie », le terme de « nation », qui est de moins en moins employé. Dans les mêmes graphiques, nous pouvons voir également que Robespierre utilise le terme de « République » quasi exclusivement après le mois de septembre 1792.
GRAPHIQUES 3 et 4
Cela s'explique par le fait que Robespierre n'est pas un partisan a priori de la forme républicaine de gouvernement. Lorsqu'à l'Assemblée il est accusé d'en être un, il répond de la manière suivante :
On m'a accusé, au sein de l'assemblée, d'être républicain, on m'a fait trop d'honneur, je ne le suis pas. Si on m'eût accusé d'être monarchiste, on m'eut déshonoré, je ne le suis pas non plus. J'observerai d'abord que pour beaucoup d'individus les mots de république et de monarchie sont entièrement vides de sens. Le mot république ne signifie aucune forme particulière de gouvernement, il appartient à tout gouvernement d'hommes libres, qui ont une patrie. Or, on peut être libre avec un monarque comme avec un sénat. Qu'est-ce que la constitution française actuelle, c'est une république avec un monarque. Elle n'est donc pas monarchie ni république, elle est l'un et l'autre (20).
L'idée exprimée dans ce discours, c'est-à-dire que tout bon gouvernement, tout gouvernement fondé sur la liberté est un gouvernement républicain, est assimilée par Robespierre dès les années pré-révolutionnaires, comme l'indique ce passage du Discours sur les peines infamantes de 1784 : « l'Angleterre, malgré le nom de monarchie, n'en est pas moins (par sa constitution) une véritable république »(21). J'ai dit que Robespierre, d'abord par conviction, puis pour une question de stratégie politique, ne se déclare jamais républicain jusqu'à l'été du 1792. Néanmoins, il est accusé d'être républicain par les journaux de droite, au moins à partir du décembre 1790. Cela arrive de plus en plus souvent en 1791. Un exemple parmi d'autres dans la Gazette de Paris de Clermont-Tonnerre du 21 avril 1791 : "Le Républicain, M. Robespierre, a répété aussitôt avec enthousiasme cette maxime : les droits des Avignonais, comme ceux de tous les Peuples, ne sont pas dans leur histoire, mais dans leur nature (22)".
Pendant l'été 1791, les arguments du discours du 13 juillet sont repris par l'Adresse aux Français (juillet 1791). Ce document montre bien comment, en cette période, et jusqu'à l'été 1792, Robespierre répète sans cesse l'absurdité de l'opposition monarchie-république :
Déjà ils avaient eu soin de répandre que nous étions les chefs d'un prétendu parti républicain. On savait bien que nous n'avions jamais combattu ni l'existence ni même l'hérédité de la royauté ; on n'était pas assez stupide pour ignorer que ces mots république, monarchie n'étaient que des termes vagues et insignifiants, propres seulement à devenir des noms de sectes et des semences de division, mais qui ne caractérisent pas une nature particulière de gouvernement ; (…) ; que tout état libre où la nation est quelque chose, est une république, et qu'une nation peut être libre avec un monarque ; qu'ainsi république et monarchie ne sont pas deux choses incompatibles (23).
Aussi, le 2 mars 1792, il réitère sa position aux Jacobins. À ce moment, Robespierre donne des éléments plus explicites de sa définition de la république :
Le mot républicain n'est rien (…). (mais) oui, messieurs, j'aime le caractère républicain ; je sais que c'est dans les républiques que se sont élevés toutes les grandes âmes, tous les sentimens nobles et généreux ; mais je crois qu'il nous convient dans ce moment de déclarer tout haut que nous sommes les amis décidés de la constitution, jusqu'à ce que la volonté générale, éclairée par une plus mûre expérience, déclare qu'elle aspire à un bonheur plus grand. Je déclare moi, et je le fais au nom de la société, (…), que je préfère l'individu que le hazard, la naissance et les circonstances nous ont donnés pour roi, à tous les rois qu'on voudrait nous donner (24).
Dans le premier numéro du Défenseur de la Constitution, du 19 mai 1792, Robespierre indique comme futiles, pour lui, les définitions de monarchie et république, en soulignant, en revanche, l'importance d'avoir de bonnes lois :
Je suis royaliste ! oui, comme un homme qui, presque seul, a lutté trois ans contre une Assemblée toute-puissante pour s'opposer à l'excessive extension de l'autorité royale, (…) Je suis républicain ! Oui, je veux défendre les principes de l'égalité et l'exercice des droits sacrés que la constitution garantit au peuple contre les systèmes dangereux des intrigans (…) ; j'aime mieux voir une assemblée représentative populaire et des citoyens libres et respectés avec un roi, qu'un peuple esclave et avili sous la verge d'un sénat aristocratique et d'un dictateur. (…) Est-ce dans les mots de république ou de monarchie que réside la solution du grand problème social ? Sont-ce les définitions inventées par les diplomates pour classer les diverses formes de gouvernement qui font le bonheur et le malheur des nations, ou la combinaison des lois et des institutions qui en constituent la véritable nature ? (25)
Robespierre ne considère pas comme fondamentale la forme de gouvernement, mais les principes et les droits de l'homme, comme il l'affirme déjà, par exemple, le 10 avril 1791, quelques mois avant la fuite de Varennes :
Renverser la monarchie, comme si moi, j'étais assez insensé pour vouloir détruite le gouvernement, qui, seul peut convenir à un grand peuple, et assurer ses droits et sa prospérité ; comme si j'étois plus jaloux du gouvernement de Pologne, que de celui de Russie ou de Venise ? Et ce sont ces mots de République, de monarchie, que l'on vient sans cesse opposer aux principes, à la raison, aux droits sacrés des peuples. Ce n'est pas le roi que je redoute ; ce n'est pas ce mot de roi qui peut nous être funeste, c'est cette tendance continuelle à remettre le pouvoir arbitraire dans les mains des ministres (26).
Or, bien évidemment, une fois proclamée la République, sa stratégie rhétorique et, probablement, aussi ses opinions, changent. Ce qu'il semble intéressant de souligner c'est que, dans l'affrontement entre la Montagne et la Gironde, Robespierre réemploie, à son avantage, la définition ample de républicain, donnée auparavant. Ainsi dans le Discours du 28 octobre 1792 :
Que fait la faction nouvelle, depuis la révolution du 10 août ? Elle crie à l'anarchie, parle sans cesse d'un parti désorganisateur, (…) Et à qui adresse-t-elle ces reproches ? Aux aristocrates, aux émigrés, aux royalistes ? Non. Aux feuillans ? aux modérés hypocrites ? aux patriotes dont le zèle républicain remonte jusqu'au 10 août ? Non ; aux patriotes, qui, depuis le commencement de la révolution, étrangers à toutes les factions, imperturbablement attachés à la cause publique, ont marché par la même route au but unique de toute constitution libre, le règne de la justice et de l'égalité, à ceux qui se sont montrés dans la révolution du 10 août et qui veulent qu'elle ait été faite pour le peuple (27).
Après le 10 août, Robespierre se présente, dans ses discours, comme l'un de plus fervents adversaires de la monarchie déjà jugée et condamnée par l'insurrection. Comme nous le savons, il s'oppose au procès et puis à l'appel au peuple demandé par les Girondins. Parallèlement, dans sa première Lettre à ses commettans du 19 octobre 1792, il s'exprime par rapport à la République, en citant, très précisément, Montesquieu. Ce qu'il affirme fait un lien avec ce que nous avons vu précédemment par rapport au concept de « citoyen » robespierriste : « L'âme de la république, c'est la vertu ; c'est-à-dire, l'amour de la patrie, le dévouement magnanime qui confond tous les intérêts privés dans l'intérêt général » (28).
Au cours du printemps de l'an II, Robespierre, revient à plusieurs reprises sur la définition de République, en indiquant que ses caractères essentiels doivent être la vertu des citoyens, les bonnes lois et les bonnes mœurs. Un exemple frappant est le discours Sur les crimes des rois coalisés contre la France du 7 prairial an II (26 mai 1794) :
Ce qui constitue la République, ce n'est ni la pompe des dénominations, ni la victoire, ni la richesse, ni l'enthousiasme passager ; c'est la sagesse des loix, et sur-tout la bonté des mœurs ; c'est la pureté et la stabilité des maximes du gouvernement. … Si l'une de ces choses manque, il n'y a dans un État, qu'erreurs, orgueil, passions, factions, ambition, cupidité : la République, alors, loin de réprimer les vices ne fait que leur donner un plus libre essor, et les vices ramènent nécessairement à la tyrannie (29).
À ce propos, l'un de passages le plus connus est le suivant, issu du célèbre rapport Sur les principes de morale politique du 17 pluviôse an II (5 février 1794) :
Puisque l'âme de la République est la vertu, l'égalité, et que votre but est de fonder, de consolider la République, il s'ensuit que la première règle de votre conduite politique doit être de rapporter toutes vos opérations au maintien de l'égalité et au développement de la vertu ; car le premier soin du législateur doit être de fortifier le principe du gouvernement. Ainsi tout ce qui tend à exciter l'amour de la patrie, à purifier les mœurs, à élever les âmes, à diriger les passions du cœur humain vers l'intérêt public, doit être adopté ou établi par vous. Tout ce qui tend à les concentrer dans l'abjection du moi personnel, à réveiller l'engouement pour les petites choses et le mépris des grandes, doit être rejeté ou réprimé par vous. Dans le système de la Révolution française, ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire (30).
Dans le même discours, il propose aussi la synonymie de « république » et « démocratie » :
Or, quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c'est-à-dire, le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir ? C'est la vertu ; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnans dans la France républicaine ; de cette vertu qui n'est autre chose que l'amour de la patrie et de ses lois. Mais comme l'essence de la République ou de la démocratie est l'égalité, il s'ensuit que l'amour de la patrie embrasse nécessairement l'amour de l'égalité. Il est vrai encore que ce sentiment sublime suppose la préférence de l'intérêt public à tous les intérêts particuliers ; d'où il résulte que l'amour de la patrie suppose encore ou produit toutes les vertus (31).
Pour ce qui concerne la dernière lexie en examen, c'est-à-dire celle de « démocratie », je veux seulement indiquer qu'elle entre tardivement dans la production robespierriste, seulement le 25 janvier 1792, dans le discours Sur la guerre, et elle n'a que 25 occurrences (32).
Par rapport aux filiations idéologiques dans l'interprétation des termes « république » et « démocratie » par Robespierre, il est possible d'affirmer que, si dans la question monarchie-république, Robespierre reprend les considérations de Rousseau, l'assimilation république-démocratie dans le discours Sur les principes de la morale présente de traits originaux, où l'influence de Rousseau et celle de Montesquieu se fusionnent et s'amalgament. De Rousseau, Robespierre prend l'idée que la souveraineté doit être uniquement et exclusivement populaire. Cependant, il refuse la définition de « démocratie », entendue comme gouvernement direct du peuple, proposé dans le Contrat social. De Montesquieu — qui distingue la « république » en « démocratique » et « aristocratique » — il emprunte les caractéristiques de la « démocratie » en l'indiquant – en suivant le critère rousseauiste de la souveraineté – comme la seule forme légitime du gouvernement et donc comme la seule forme que la « République » peut assumer.
Citoyens, république, démocratie chez Marat
Notre corpus de Marat est une fois et demie plus grand de celui de Robespierre avec 2 600 000 occurrences (33). Commençons par la lexie « citoyen », qui est employée souvent par cet auteur, notamment au pluriel. En effet, « citoyens » est la 4e lexie la plus utilisée dans les Œuvres politiques avec 4 236 occurrences (1 571 au singulier). La période où Marat l'emploie le plus, au pluriel, est de juillet 1790 au mois d'avril 1791. Cette période recoupe quasi entièrement celle où Robespierre utilise majoritairement cette même lexie. En ce qui concerne son emploi au singulier, il est possible d'observer une augmentation significative de « citoyen » chez Marat entre février et juillet 1793, en tant que désignant qui remplace le terme « Monsieur ».
Comme pour Robespierre, il ne semble pas que l'emploi du désignant « sans-culotte(s) » pour Marat se substitue à celui de « citoyen ». Marat l'introduit dans son lexique en avril-mai 1792, c'est-à-dire six mois plus tôt que Robespierre (cf. graphiques 5a, 5b). Le nombre total des occurrences de « sans-culotte(s) » est de 176, c'est-à-dire presque le double de celles que l'on peut retrouver chez Robespierre, et elles augmentent au fils des mois jusqu'en juillet 1793.
GRAPHIQUES 5A et 5B
Pour ce qui concerne les lexies complexes, Marat utilise aussi « droit(s) de cité ». Il le fait en 9 occasions, au singulier et au pluriel, et il leur attribue le même sens que lui donne le député d'Arras, à savoir de « droit de vote ». De plus, pour Marat comme pour Robespierre, l'essence de la citoyenneté est étroitement liée à ce droit. Le droit de vote, en effet, est interprété comme la discriminante entre liberté et esclavage. Dans le n° 149 de L'Ami du peuple du mercredi 30 juin 1790 Mart écrit :
Loin d'être venus à notre secours en cherchant à adoucir le sentiment de nos maux, vous nous avez fait doublement sentir notre misère en nous humiliant par un décret inique qui nous exclut, nous et nos descendants, du droit de cité, parce que nous avons essayé des pertes considérables, parce que nous avons eu le malheur de ne pas réussir dans nos entreprises, parce que nous avons été victimes de la mauvaise foi d'autrui. … Il ne restera donc dans l’État qu'un très petit nombre de sujets qui pourront prétendre à l'honneur d'être citoyens, malheur qui menace la liberté publique. Car dès que le droit de suffrage sera restreint à l'homme aisé, les élections ne tomberont que sur les riches, l'empire sera donc leur partage et le peuple sera livré sans défense à leur merci. Qu'aurons-nous gagné à détruire l'aristocratie des nobles, si elle est remplacée par l'aristocratie des riches ? Et si nous devons gémir sous le joug de ces nouveaux parvenus, mieux valait conserver les ordres privilégiés (34).
À cette époque, donc, Marat mène les mêmes batailles que Robespierre, en employant un langage fort similaire. Dans le n° 172 de L'Ami du peuple du 25 juillet 1790, il y a l'exemple le plus organique de l'opposition maratiste au marc d'argent. Une longue citation nous permet de mieux apprécier les positions politiques ainsi que le lexique de Marat par rapport à la « citoyenneté » :
Le droit de citoyen actif n'est au fond que le droit de simple citoyen, car on n'est point membre de l’État, quand on ne peut pas concourir au choix des mandataires du peuple et on devient étranger à la patrie, dès qu'on ne peut prendre aucune part à la chose publique. (…) Pour concourir à la chose publique, il faut avoir des mœurs irréprochables. C'est donc l'honnêteté de la conduite qui autorise l'exercice de ces droits. Aux vraies qualifications du citoyen, l'Assemblée nationale en a ajouté une arbitraire, tirée de la contribution directe aux charges de l’État. (…) Ce n'est que depuis la révolution que les Français ont cessé d'être esclaves. Ce n'est que depuis la révolution que les mots de liberté, de droits du citoyen, de souveraineté du peuple, d'égalité des hommes, de monarque soumis se sont fait entendre.
Si la France est libre un jour, elle devra ce bonheur aux braves citoyens qui ont rompu ses fers, aux infortunés qui ont levé l'étendard de l'insurrection, aux indigents qui les premiers ont pris les armes, qui ont brûlé les barrières, qui ont versé leur sang devant les murs de la Bastille.(…)
Le décret qui attache à une contribution directe la qualification de citoyen actif peut-il faire une loi constitutionnelle de l’État ? (…) Non, assurément, car l'Assemblée nationale n'étant que le représentant du peuple, elle n'a de mission que pour consacrer les droits du peuple, rechercher ses intérêts, lui procurer l'abondance et la paix, et travailler à établir sa liberté, son repos, son bonheur (35).
Reprenant les idées de Montesquieu, Marat, de la même manière que Robespierre, attribue aux « vertu(s) publique(s) » et à son synonyme « vertu(s) politique(s) », une position prééminente dans sa notion du citoyen. Toutefois, ses renvois à la vertu sont moins fréquents que ceux de Robespierre (36). Bien évidemment, cela s'explique aussi par le fait que sa mort, qui a eu lieu à l'été 1793, l'a empêché de participer à la rhétorique de l'an II, largement fondée sur le rappel constant de la vertu. Cela dit, le graphique des spécificités de « vertu(s) » (au singulier et au pluriel) et de « morale » (graphique 6) montre bien qu'il n'y a pas de progression, mais bien une régression dans l'usage de ces lexies de la part de Marat, qui les emploie surtout dans l'Éloge de Montesquieu de 1785 (37), dans les premiers numéros de L'Ami du peuple et dans la traduction en français (parue en 1793) du pamphlet The Chains of Slavery, publié initialement à Londres en 1774.
GRAPHIQUE 6
En revanche, en ce qui concerne les droits du citoyen, Marat, comme Robespierre, soutient que l'engagement dans la garde nationale appartient à tous les citoyens. Plus originale, par rapport à Maximilien, est sa position, manifestée à plusieurs reprises entre 1791 et 1792, relative au service dans l'armée (obligatoire et volontaire), qui, en l'absence des « droits de cité », est, selon l'auteur, une contradiction. Le « citoyen passif » ne devrait pas avoir des devoirs envers un État qui lui aurait nié la « citoyenneté » : « Sans doute, tout citoyen est tenu à servir et à défendre sa patrie, mais ce n'est qu'autant qu'il y jouit des droits de cité. Sans cela, il ne lui doit rien ; elle lui est parfaitement étrangère, et il est toujours en droit de la quitter pour aller chercher ailleurs le bien-être » 38.
Toutefois, Marat se rend bien compte que ce n'est pas la patrie qui a nié les droits politiques aux pauvres, mais ceux qu'il définit comme « les indignes représentants du peuple » :
Quittez donc vos foyers, stupides citoyens, pour voler à la défense d'une patrie qui avait commencé par vous rejeter de son sein ! et qui finit par vous laisser périr de misère, au moment même où vous lui sacrifiez votre sang. Mais non, ce n'est point la patrie, ce sont les indignes représentants du peuple, … qui seuls sont coupables de ces outrages ; ce sont eux qui ont rejeté sur les classes nombreuses des indigents presque tout le fardeau des charges publiques après les avoir dépouillés du droit de cité (39).
Pour ce qui concerne la lexie « droit(s) politique(s) », Marat l'emploie moins que Robespierre. Par ailleurs, cette lexie au singulier, qui a une signification différente de celle au pluriel et des usages qu'en fait Robespierre, signifie « les lois qui régulent le rapport de ceux qui gouvernent à ceux qui sont gouvernés ». En revanche, dans les 11 occurrences au pluriel, Marat les utilise, comme le fait aussi Robespierre, pour indiquer le droit de vote. En une occasion, il semblerait que sa signification sémantique s'élargisse jusqu'à inclure le contrôle des mandataires. Il s'agit du n° 565 de L'Ami du peuple, du 3 octobre 1791. Cependant, le ton ironique de ce passage, qui, de plus, est prononcé par le monarchique Le Chapelier (40), ainsi que l'absence d'autres exemples, ne nous permettent pas d'affirmer avec certitude que Marat considérait le contrôle sur les mandataires comme un véritable « droit politique » :
Dans les premiers temps de la révolution, (la) surveillance (des sociétés populaires) a été infiniment avantageuse, mais aujourd'hui que nous avons remis la nation sous le joug, il serait très dangereux de laisser ces sociétés exercer tous les droits politiques, c'est-à-dire de dévoiler aux yeux du public nos transactions secrètes, de publier les atteintes que nous avons portées à la souveraineté du peuple, de nous afficher comme des prévaricateurs et des fripons que nous sommes, et de troubler ce calme profond dont le prince a si fort besoin pour redevenir absolu (41).
Concluons cette partie en reprenant le Projet de déclaration des droits de l'homme et du citoyen, publié par Marat le 23 août 1789. Sans vouloir citer les nombreux points intéressants de ce document, je me limite à noter que, parmi les droits et les devoirs du citoyen, il y a plusieurs renvois au droit à l'existence, qui sera repris successivement aussi par Robespierre. Ce premier paragraphe est tiré de la section du Projet concernant les droits :
Dans un État où les fortunes sont le fruit du travail, de l'industrie, des talents et du génie mais où la loi n'a rien fait pour les borner, la société doit à ceux de ses membres qui n'ont aucune propriété et dont le travail suffit à peine à leurs besoins, une subsistance assurée, de quoi se nourrir, se vêtir et se loger convenablement, de quoi se soigner dans leurs maladies, dans leur vieillesse et de quoi élever leurs enfants.
Cette deuxième citation vient de la section qui parle des devoirs des citoyens :
tout citoyen doit respect au souverain, obéissance aux lois, révérence au prince et aux magistrats, tribut à l’État, secours aux nécessiteux, aide aux opprimés, bienveillance à ses compatriotes et dévouement à la patrie (42).
Passons maintenant à la lexie « République ». Nous pouvons remarquer chez Marat les mêmes phénomènes déjà signalés pour Robespierre, à savoir et l'emploi de cette lexie notamment à partir du mois de septembre 1792, et la diminution partielle et progressive de l'usage de « nation » en faveur de « république » (graphique 7).
GRAPHIQUE 7
En outre, chez Marat, l'usage de « république française » est remarquablement plus élevé (4 fois plus). Néanmoins, cet usage a lieu surtout dans les citations des titres de ses journaux (Journal de la République française, Publiciste de la République française) ou dans des formules telles « l'an I de la République française ». Cela est vrai aussi pour Robespierre, mais l'impact de ces formules sur l'ensemble du corpus est largement inférieur. Chez Marat, par ailleurs, nous retrouvons 27 fois la lexie « République fédérative » dans des passages qui indiquent clairement son opposition au mouvement fédéral et anti-parisien de 1793. Robespierre, quant à lui, emploie cette formule seulement deux fois.
Dans son approche de la forme de gouvernement républicaine, Marat se base principalement sur la division des formes de gouvernement de Montesquieu. Dans l'Éloge que Marat dédie à cet auteur avant la Révolution, la république n'est mentionnée, sans originalité, que comme réalisable dans un État de petites dimensions.
Dans la période révolutionnaire, Marat se montre agressif envers la monarchie, décrite comme un gouvernement instable et avec une tendance au despotisme. Cette position est soutenue surtout dans le Supplément de l'offrande à la patrie de 1789. Néanmoins, la période la plus intéressante pour comprendre l'attitude de Marat face à la république et à la monarchie est celle de la première moitié de 1791. Le 17 février de cette année-là, dans le n° 374 de L'Ami du peuple, semble défendre la forme monarchique dans les conditions historiques du moment :
je sais bien que la monarchie très limitée est celle qui nous convient le mieux aujourd'hui, vu la dépravation et la bassesse des suppôts de l'ancien régime, (…). Avec des pareils hommes, une république fédérée dégénérerait bientôt en oligarchie. On m'a souvent représenté comme un mortel ennemi de la royauté, et je prétends que le roi n'a pas de meilleur ami que moi ; (…) Quant à la personne de Louis XVI, je crois bien qu'il n'a que les défauts de son éducation et que la nature en a fait une excellente pâte d'homme qu'on aurait cité comme un digne citoyen, (…) Nous serions encore esclaves, si nous avions eu un Louis XI ou un Louis XIV (43).
Cependant, deux mois plus tard, il se retrouve à faire l'éloge des républiques qui lui sont contemporaines :
Dans un pays vraiment libre … Tout citoyen, soldat né de la patrie, se doit personnellement à la défense de l’État, (…) Tels étaient autrefois les Spartiates ; et tels sont aujourd'hui les Suisses des cantons démocratiques, les habitants de la république de Saint-Marin et les habitants des États-Unis d'Amérique, peuples auxquels nous ne pouvons nous comparer sous aucuns rapports, car nous sommes plus esclaves aujourd'hui que jamais (44).
Enfin, après la fuite de Varennes, Marat n'a plus de doutes sur la forme de gouvernement à choisir. Le long passage suivant qui mêle le discours sérieux à l'ironie, montre bien le choix de Marat :
De tout temps, les rois ont été des scélérats qui s'amusèrent à faire égorger froidement les peuples et à inonder la terre du sang humain, des monstres que les peuples auraient dû exterminer pour leur bonheur, il y a plus de trois mille ans.
Mais aussi la liberté est une bien odieuse chose, car les peuples libres ont toujours été tyrannisés par leurs chefs. Ce fameux mot de liberté a ébloui les Romains comme les Français, mais c'est à Rome, grâce à la loi martiale, qui musela un peuple immense qui osait se mêler des affaires d'Etat, que l'immortel Jules César raffermit la liberté. Eh quoi ! Chaque aurore voit éclore de nouveaux placards contre le monarchisme, c'est-à-dire la constitution elle-même, car il est clair que sans roi point de constitution ; point de cour, point de pensionnaires royaux, point de faste, de pompe, de corruption, d'escrocs et de vampires attitrés ; conséquemment point de liberté et de bonheur.
Attendez-vous, dans une république, à supporter sans oser vous plaindre la tyrannie populaire. Témoin les cantons démocrates suisses, où il ne se commet pas la moindre vexation ; au lieu que dans une monarchie, passablement bien organisée, vous vivrez sous un gouvernement doux et paternel, loin de l'oppression et de la licence ; témoin celle que l'auguste Assemblée vient de nous donner ; car il ne faut faire attention, ni à la profondeur de la misère publique, ni à ces nuées d'espions, de coupe-jarrets, de brigands que le monarque et ses suppôts soudoient pour égorger le peuple, (…) c'est les secours abondants qui sont offerts aux pauvres mêmes qui veulent bien noter ces enragés qui sont toujours à réclamer la déclaration des droits ; c'est <…> Ainsi la monarchie qu'a décrétée l'auguste Assemblée est le plus doux des gouvernements (45).
En ce qui concerne la lexie « démocratie », Marat — comme Robespierre — ne l'utilise pas fréquemment (46). Le seul texte dans lequel elle paraît à plusieurs reprises, c'est l'Éloge de Montesquieu (47).
Toutefois, il est intéressant de noter que Marat propose la synonymie entre « démocratie » et « république », bien avant Robespierre, à savoir dès le n° 504 de L'Ami du peuple du 28 juin 1791 : « Si Motier était républicain, c'est-à-dire démocrate, comme il veut le faire croire, au lieu de jouer le patriote, il se déclarerait hautement pour les amis de la liberté «(48).
Néanmoins, à cette époque, la charge sémantique issue de Montesquieu ne s'est pas encore complètement épuisée chez Marat, vu qu'une dizaine de jours plus tard, le 7 juillet 1791 il affirme encore : « Vous demandez le gouvernement républicain. Ce n'est pas sans doute la forme aristocratique, la plus vicieuse de toutes chez un peuple sans mœurs » (49).
Enfin, en suivant la lecture de cet article, on peut remarquer le renvoi de Marat à la nécessité de la vertu pour vivre sous un régime démocratique, argument très commun au XVIIIe siècle :
Sommes-nous mûrs pour (la démocratie toute pure) ? Est-ce même parmi nous, et an milieu d'une nation de vils égoïstes sans mœurs, sans énergie, sans âme, d'hommes corrompus par le luxe, la mollesse, les vices, de vieux esclaves dévorés par la soif de l'or et toujours prêts à se vendre au maître qui peut les payer, qu'on peut songer à l'établir ? À supposer que la partie indigente du peuple soit saine, dénuée de tous moyens, comment amènera-t-elle le reste de la nation à souscrire à cette sainte forme de gouvernement ? (…) Il faut de l'élévation de sentiment, de la grandeur d'âme pour se soumettre de bon gré à un si pénible devoir ; et il n'y a qu'un vrai sage qui soit capable d'un si douloureux sacrifice ; encore pour le consommer, a-t-il besoin de s'en honorer aux yeux de l'univers, tant il est vrai que l'abnégation de soi-même n'est pas dans la nature.
Le bon citoyen et le sans-culotte chez Hébert
Le langage du Père Duchesne (dorénavant PD) rend impossible de retrouver de définitions claires de la « citoyenneté », de la « démocratie » et de la « république », comme c'était le cas pour Robespierre et Marat. Comme nous le savons, en effet, Hébert est un publiciste qui, dans la plupart de ses articles, attaque avec un langage très rude ses adversaires politiques : l'abbé Maury d'abord, puis La Fayette, la reine, le roi, les girondins, etc. Il faut dire, néanmoins, que surtout dans la première série, publiée dans novembre et décembre du 1790, Hébert se présente comme un partisan de la monarchie limitée. On retrouve cette même attitude, en partie abandonnée suite à la fuite de Varennes en 179150, après le massacre du Champs de Mars. À partir de ce moment, le PD se déclare à nouveau favorable à la monarchie constitutionnelle et depuis à la Constitution de 1791. Citons le numéro 69 du 21 août 1791 : « Il n'y a pas de bougres qui soit foutu pour connaître mieux la loi, & savoir lui obéir que le père Duchesne ; ce n'est qu'à la soumission aveugle à la loi que l'on reconnaît les bons citoyens ; bonne ou mauvaise, c'est leur point de ralliement » (51).
Ces informations peuvent être utiles pour comprendre la dimension de la citoyenneté chez Hébert dans la première phase de son activité journalistique, pendant laquelle il souligne que « les pères Duchesne (dénomination générique pour indiquer le simple citoyen), aiment l'ordre, la confiance & la paix » (52).
Toutefois, il faut ajouter qu'Hébert s'engage dans la même bataille sur le droit de vote que Robespierre et Marat et que, lui aussi, (cf. n° 107 du 8 janvier 1792) souligne l'importance de servir dans la garde nationale, même si c'est avec moins de constance que les premiers auteurs.
En ce qui concerne les lexies complexes relatives à la citoyenneté, Hébert n'emploie que deux fois « droit(s) de citoyen(s) » : la première, en relation à la loi sur le marc d'argent, la deuxième, par rapport au droit de vote des juifs. Donc, également pour Hébert, les « droits de citoyens » renvoient essentiellement au droit de vote. En revanche, Hébert n'emploie jamais ni « droit(s) politique(s) », ni « droit(s) de cité ».
Il utilise très fréquemment la lexie « bon(s) citoyen(s) » (environ 200 occurrences) (53), bien que la fréquence de « citoyen(s) » (725 occurrences), dès les premiers mois de 1792, ne supplante jamais celle de « sans-culotte(s) » (1 050 occurrences), qui est le véritable désignant sociopolitique du citoyen hébertiste (graphique 8).
GRAPHIQUE 8
Le premier emploi de « sans-culottes » de la part d'Hébert est très précoce vu qu'il paraît déjà dans le n° 38 du 28 février 1791. Notamment dans les premiers numéros, Hébert rapproche cette lexie d'un autre désignant, qui, tout en ayant une valeur sociale similaire, eut moins de succès. Il s'agit de « bonnets de laine » (10 occurrences dans le corpus).
Ces deux expressions sont un indice que la rhétorique autour du concept de citoyen hébertiste réside entièrement dans les distinctions sociales et dans les divers comportements. Selon le PD le bon citoyen ne veut pas se distinguer. Il est essentiellement le citoyen pauvre.
Pourtant, entre la fin du printemps et l'été de 1793, on remarque une série de positions différentes du PD sur l'opulence. En mai, Hébert se plaint des employeurs dans ces termes :
Ces gros boutiquiers, entrepreneurs, manufacturiers, étaient plus despotes avec leurs ouvriers, que les ci-devant nobles avec leurs vassaux. Cette foutue canaille engraissée du sang des Sans-Culottes ne leur donnait, pour prix d'un travail accablant, que ce qu'il fallait précisément pour les empêcher de mourir de faim (54).
Mais, en juin-juillet, le journaliste populaire prêche la concorde :
Je l'avais bien prédit, …, que la constitution mettrait tout le monde d'accord. Personne, …, ne veut l'anarchie ; … le propriétaire, l'ouvrier, le riche, le pauvre, ne peuvent être heureux que sous le règne de la loi ; aussi tous les citoyens de Paris ont-ils reçu cette constitution comme la manne du ciel (55).
Enfin, en août, le PD se montre à nouveau critique envers la richesse :
les riches (…) ont accaparé nos subsistances, accaparons des bras pour les forcer de nous les rendre, et il faudra bien qu'ils cèdent à la force et surtout à la loi. Le marchand doit vivre de son industrie, rien de plus juste ; mais il ne faut pas qu'il s'engraisse du sang des malheureux. La première propriété, c'est l'existence ; et il faut manger, n'importe à quel prix. La faim tire le loup des bois. Tremblez donc, bougres de sangsues du peuple, vous avez voulu nous réduire au désespoir (56).
En ce qui concerne le concept de citoyenneté hébertiste identifié à la « pauvreté » et à la « probité », l'exemple le plus intéressant est probablement celui du n° 87 du 16 octobre 1791, dans lequel Hébert (qui, cette période se porte candidat à la Mairie) montre, avec son style habituel, les caractéristiques du bon maire :
Oui, pour être un bon maire il ne faut qu'avoir de la probité & du bon sens. L'homme du peuple doit être pris dans son sein ; (…) Et pour rester toujours honnête homme il faut que ce soit un bougre sans façon qui ne se laisse amorcer ni par la liste civile, ni par les complimens. Qui doit donc être plus capable de remplir une pareille charge que le père Duchesne ? (…) qu'on ne croye pas que je commence par oublier mon premier état ; non, foutre, je ne veux ni voiture, ni livrée, ni palais ; je resterai toujours dans mon petit réduit ; (…) mais, père Duchesne, vous n'y pensez pas, il faut que le premier magistrat d'une ville telle que Paris, soit un homme d'importance, qu'il soit respecté ? Oui, foutre, mais c'est par ses bonnes actions et non pas par le faste. Les plus grands hommes chez les romains n'étaient que de pauvres bougres comme le père Duchesne, qui vivaient du travail de leurs mains & qui marchaient à pied, (…) le père Duchesne ne veut changer ni d'habit, ni de mœurs, ni de langage. (…) Je ne demande donc que mille écus à la Commune de Paris pour veiller à la sûreté de ses habitans, & pour mettre par-tout le bon ordre. (…) Eh, foutre, si un maire de Paris ne doit pas plus manger qu'un autre homme, il ne faut pas non plus qu'il fasse abstinence (57).
Je ne m'attarde pas longuement sur le concept de « république » chez Hébert. D'un côté, on peut remarquer la même progression dans l'usage des lexies « république » et « nation » que nous avons déjà vu pour les autres auteurs (cf. Graphique 9).
GRAPHIQUE 9
De l'autre, on peut dire que la république décrite par Hébert insiste sur le sentiment patriotique nécessaire à chaque républicain (58), sur la liberté comme bien suprême de la république, sur l'abondance que cette forme de gouvernement portera (59), sur le stoïcisme présent du bon républicain et sur l'importance du travail :
Il n'est pas un bon Sans-Culotte qui ne se réduise au pain et à l'eau pour assurer les subsistances de ceux qui défendent la patrie. Je propose donc, et je suis assuré qu'aucun républicain ne me démentira, de faire un carême civique dans toute l'étendue de la république. (…) Qu'est-ce (…) que quelques mois de privation pour assurer la liberté ? (60)
Il n'y a rien de si foutant que de parler de soi ; car les bons républicains ne doivent s'entretenir que de la patrie ; ils lui doivent toute leur existence, (…) la république est une grande ruche où chaque abaile (sic) doit apporter le plus de butin qu'il lui est possible ; (…) Braves Sans-Culottes, c'est vous qui êtes les abailes dont je parle. Personne plus que moi, (…), ne respecte votre industrie (61).
Il est surprenant que la lexie « démocratie » ne soit pas présente chez Hébert. Probablement, ce choix lexical est dû au registre linguistique de ce terme, différent de celui plus populaire employé par le PD. Parmi les formes du terme « démocratie », apparaît seulement « démocrate(s) », une fois au singulier et deux au pluriel. Mais la première occurrence de « démocrate » est très précoce, car elle est présente dans le 22e numéro de la première série du 18 décembre 1790, prononcée par l'abbé Maury :
Père Duchesne, …, je sens toute la force de vos raisonnemens ; mais c'est plus fort que moi, je ne puis me résoudre à être démocrate, à moins qu'on ne me rende mes huit cent fermes (62).
République et démocratie dans les catéchismes révolutionnaires
Voyons maintenant le corpus des catéchismes, riche d'environ un million d'occurrences. À la différence des autres corpora utilisés ici, les catéchismes sont rédigés par plusieurs auteurs et contiennent donc une multitude de positions différentes par rapport aux notions analysées, je me limiterai donc ici aux lexies « république » et « démocratie ».
À partir de septembre 1792, la lexie « république » (570 occurrences environ) remplace le plus souvent la lexie « nation » de manière encore plus explicite que pour les auteurs analysés jusqu'ici.
L'analyse des questions présentes dans les catéchismes politiques (voir tableaux 2a et 2b) confirme cet aspect. Dans les catéchismes de la période républicaine, il n'y a pas de questions sur « qu'est-ce que la nation ? », alors que la demande « qu'est-ce que la république ? » apparaît 5 fois et « qu'est-ce que la patrie ? », 4 fois. Les réponses à ces questions montrent clairement que la « république » et la « patrie » assument, dans certains catéchismes républicains, la valeur qu'avait auparavant le terme « nation » en créant ainsi une chaîne synonymique qui arrive à identifier l'ensemble des citoyens avec la « patrie » ou la « république ».
TABLEAUX 2A et 2B
Les trois exemples suivants sont à ce propos très éclairants. Le premier est issu de l'Almanach du Père Gérard, de Collot-d'Herbois de septembre 1791 (p. 23) :
D. Qu'est-ce que la nation ? R. La nation est la totalité des citoyens ; c'est dans cette totalité que réside le pouvoir souverain. Un Corps d'associés, vivans sous une loi commune, & représentés par la même Législature.
Le deuxième est du ''Catéchisme du département des Ardennes' de 1793 de l'évêque constitutionnel Philibert (p. 72) :
D. Qu'est-ce que la Patrie ? R. On entend par Patrie, la Nation entiere, au sein de laquelle nous avons pris naissance, ou qui nous a reçus au nombre de ses membres par adoption ».
Le troisième vient d'un manuscrit sans titre envoyé au concours pour choisir les nouveaux manuels scolaires républicains du 9 pluviôse an II (p. 1) :
D. Qu'est-ce qu'une Republique (sic) ? R. C'est un peuple c. a. d. (c'est-à-dire) des hommes reunis en société qui se gouvernenent par des loix qu'ils se sont faites eux-mêmes ou qu'ils ont consentis approuvées et acceptées.
Bien que l'étymologie des trois termes soit différente la confusion sémantique entre les diverses lexies est frappante. Si, d'un côté on peut retrouver la synonymie entre « patrie » et « nation » pendant la première phase de la Révolution, de l'autre la lexie « république » avant l'année 1792 veut principalement indiquer – comme on le sait – la « chose publique » ou la « chose commune ». Il est évident que la simplicité des textes des catéchismes, surtout de ceux qui sont destinés aux écoles, limite la précision lexicale et oblige les auteurs à des renvois logiques qui, au bout du compte, finissent par compliquer les problèmes de terminologie au lieu de les résoudre. Dans cette confusion sémantique, seulement un auteur différencie « patrie » et « nation ». Il n'est pas inintéressant de constater qu'il s'agit de Mirabeau :
D. Qu'est-ce que la Nation ? R. Tous les habitans du Royaume, réunis ensemble, qu'on nomme Citoyens. (…) D. Qu'est-ce que la patrie ? R. C'est le pays où l'on est né, et où l'on a ses parens, sa famille, et son héritage (63).
Bien évidemment, la synonymie « nation », « patrie », « république », n'est pas présente partout et chaque auteur développe de façon propre les différentes composantes qui constituent les divers champs sémantiques.
Dans ce domaine, il est intéressant d'évoquer la définition de « république » du ''Catéchisme d'un peuple libre de 1789. Ici l'auteur se réfère à Rousseau pour affirmer que la « république » est un « État gouverné par de lois certaines » :
D. Qu'est-ce que c'est qu'une République ? R. Un Etat régi pas des lois. … D. Qu'est-ce que c'est qu'une vraie Monarchie ? R. Une République (64).
En ce qui concerne la lexie « démocratie » (qui a un peu plus d'une centaine d'occurrences dans les catéchismes), il n'y a pas beaucoup de surprises, car, à l'époque de la monarchie constitutionnelle, sont largement acceptées les spéculations de Rousseau qui utilise ce terme seulement en se référant à la démocratie pure, où c'est l'ensemble du corps social qui exerce les pouvoirs législatif et exécutif. Avec la proclamation de la République, le terme change de signification en commençant par assumer aussi l'acception de démocratie représentative. Dans certains textes de cette deuxième période on théorise la synonymie entre « république » et « démocratie ». Signalons aussi, vu qu'un catéchisme aborde le sujet, que Rousseau avait défini ce qu'on appelle « démocratie représentative », par l'expression « aristocratie élective ». L'anonyme auteur d'un catéchisme du 1790, relatif à la Révolution brabançonne, reprend cette terminologie :
D. Y a-t-il différentes sortes d'Aristocraties ? R. On en reconnoît trois, savoir : L'Aristocratie naturelle, où les Chefs de famille forment le Gouvernement. L'Aristocratie élective, où la plus petite partie des Citoyens, choisie par la partie gouvernée, exerce la Souveraineté sur tous. L'Aristocratie héréditaire, où l'exercice de la Souveraineté est reservée à de certaines Familles. … D. Quelle est donc la meilleure Aristocratie ? R. Rousseau dit avec beaucoup de justesse que l'aristocratie naturelle ne convient qu'à des peuples simples, que l'héréditaire est le pire de tous les gouvernemens, & que l'élective, qui est l'Aristocratie proprement dite, est la meilleure. Voilà sans chercher plus loin les vices & les vertus du gouvernement aristocratique (65).
La démocratie dans les Actes des Apôtres et les Révolution de France et de Brabant
Parmi mes sources, c'est dans ces deux journaux que la lexie « démocratie » apparaît le plus précocement et avec une fréquence plus grande (à l'exception de l'Éloge de Montesquieu de Marat, mais dans lequel il répète les termes de De l'esprit de lois).
Dans les 34 numéros des Actes des Apôtres (dorénavant AdA) du corpus (66), « démocratie » est utilisée 34 fois, plus 14 occurrences d'autres formes comme « démocrate(s) », « démocratique(s) », « démocratisé ». Elle est surtout utilisée de façon ironique, satirique et performative pour identifier les ennemis de la monarchie absolue. La première occurrence de « démocratie » est insérée déjà dans le premier numéro du 2 novembre 1789.
Dans cette citation on peut remarquer l'artifice rhétorique, employé souvent dans les AdA, du renversement satirique des valeurs professés par les auteurs :
MM. de Lameth, issus d'une famille aristocratique, comblés des faveurs de la cour et des bontés de la reine, n'ont cessé de se montrer les plus ardens défenseurs de la démocratie, c'est-à-dire de la seule forme de gouvernement qui convienne à un grand empire (67).
Signalons encore que cette lexie est utilisée par Jean-Gabriel Peltier et par les autres rédacteurs du journal monarchique principalement dans la formule « démocratie royale », qui apparaît 20 fois en 34 numéros. Avec cette expression, les AdA veulent indiquer le système politique en train de se former par les événements révolutionnaires, c'est-à-dire la monarchie constitutionnelle. Toutefois, l'emploi ironique de la lexie « démocratie » nous donne plusieurs éléments de réflexion. D'une part, le fait que dès 1789, on peut identifier le gouvernement représentatif en tant que démocratie, ce qui est un usage différent de ceux de Montesquieu et de Rousseau, plus largement répandus parmi les écrivains et les orateurs révolutionnaires. D'autre part, la « démocratie » n'est pas, aux yeux de Peltier et de ses collègues, un gouvernement (direct ou représentatif) du peuple mais un état d'anarchie.
La première occurrence de « démocratie royale » est du n° 6 des AdA : « (chez mademoiselle Theroigne de Mericourt) se posent les fondemens de cette démocratie royale qui a tous les avantages des républiques, sans avoir les inconvéniens des monarchies » (68).
Je remarque que, selon le n° 7 des Révolutions de France et de Brabant du janvier 1790 la lexie « démocratie royale » a été introduite dans le lexique révolutionnaire par Georges Félix, baron de Wimpffen. Elle est ici interprétée par Desmoulins comme un :
mot qui implique contradiction aux yeux de ceux qui n'ont qu'une légère teinture de philosophie ; (elle est un) mot qui a l'inconvénient de laisser une cinquième roue au char de la république de France ; mais mot admirable, en ce qu'il laisse entrevoir, pour les choux, le moyen de laisser vivre la chevre à côté d'eux, sans qu'ils la craignent (69).
En ce qui concerne Desmoulins, dont le corpus compte 400 000 occurrences environ, la lexie « démocratie » est utilisée 17 fois, auxquelles il faut ajouter 24 autres occurrences de formes dérivées.
Desmoulins emploie « démocratie » et « démocrate(s) » pour se référer aux discours de ceux qui soutiennent que cette lexie a une valeur négative. Cependant, à la même période il est possible de retrouver aussi plusieurs occurrences de « démocrate/démocratie » en tant que auto-désignants positifs. Ainsi, pour Desmoulins, le rapprochement de terme « démocrates » de celui de « République », indique que cette forme de gouvernement est une perspective réelle pour les grands États, lorsque la population sera prête. Le passage est issu du premier numéro des Révolutions de France et de Brabant du 28 novembre 1789 :
(M. Mounier) me fait dire, que je voulois la démocratie ; mais que ne pouvant arriver si tôt à ce degré de perfection, je tâchois d'y parvenir par degré. (…) Quant à moi, je me suis déjà déclaré hautement dans la France libre pour la constitution de Pensylvanie, que j'admire exclusivement ; il y a cette différence entre vous & moi, que vous voulez faire prévaloir votre Veto, malgré la pluralité, au lieu que moi, je suis prêt à sacrifier mon opinion à la pluralité. Mais ne vous y trompez pas, le problême des grandes Républiques est résolu. Le bon sens du manœuvre & du journalier m'étonne tous les jours de plus en plus, le fauxbourg Saint-Antoine croit en sagesse ; nous marchons à grands pas vers la République. Déjà les Démocrates sont le plus grand nombre. Mais ils aiment trop leur Patrie pour la livrer aux horreurs d'une guerre civile ; attendez quelques années, alors nous compterons les voix, & la raison triomphera sans effusion de sang.
Dès le n° 17 de mars 1790, Desmoulins reprend la lexie « démocratie royale » en se l'appropriant. Dans le passage suivant, il y a plusieurs points intéressants : la reprise, cette fois-ci positivement, de cette formule ; l'indication de la presse comme moyen principal pour rendre possible le système républicain dans les grands États ; l'affirmation de sa préférence envers le système républicain :
que la solution du problême des grandes républiques a été donnée par la découverte de l'imprimerie ; que cet art a procuré aux grands empires une tribune d'où l'orateur peut, en un moment, se faire entendre à vingt-quatre millions d'hommes, aussi aisément que Cicéron & Démosthene pouvoient être entendus de la place publique. » Cette réflexion doit réconcilier un peu le libraire Gattey avec la démocratie royale : le mal, c'est qu'il n'est pas le seul qui s'accoutume difficilement à l'idée de la république de France.
Conclusion
Nous avons vu un large panorama de sources qui nous a permis de noter certains thématiques récurrentes et certaines positions communes à plusieurs auteurs. Cette étude nous conduit à trois remarques. La première est un élément qu'on ne peut mesurer qu'avec la lexicométrie, à savoir la progressive diminution de l'emploi de « nation », substituée, dans toutes mes sources, par la lexie « République », à partir de septembre 1792. La portée sémantique de « République » pendant la Révolution me semble être donc un mélange entre l'ensemble des citoyens de la France révolutionnaire, dans laquelle est prévu le droit de vote, et les institutions qui régissent le pays lui-même.
Le deuxième élément concerne le concept de citoyenneté chez Robespierre, Marat et Hébert. Tous les trois sont d'accord pour affirmer que le droit de vote est l'essence des « droits des citoyens » et que les « bons citoyens » sont issus des classes le plus pauvres. Il est certain que la participation de Robespierre aux activités de l'Assemblée nationale le rend plus attentif à cette dimension de la citoyenneté. Marat, quant à lui, affirme que tous ceux à lesquels on nie ce droit peuvent, sans hésitation, quitter un pays qui les traite comme des esclaves et non comme des citoyens.
Le troisième élément concerne l'usage du terme « démocratie ». Les AdA et Desmoulins l'emploient dès 1789, mais avec des significations différentes. Par ailleurs, ils se réfèrent tous les deux au nouveau système politique avec la lexie « démocratie royale ». Desmoulins, en outre, imagine sans difficultés une France républicaine. En revanche, Robespierre, Marat et Hébert, au moins jusqu'à la fuite de Varennes, n'envisagent pas de changements dans la forme de gouvernement et, mis à part L'Éloge de Montesquieu de Marat, ils utilisent très peu ou quasiment pas la lexie « démocratie ». En particulier, chez Hébert, elle n'apparaît presque pas, probablement parce qu'elle est étrangère au registre linguistique du PD. Chez Robespierre, elle apparaît seulement le 25 janvier 1792. Pour ce qui concerne les catéchismes politiques la formule « république démocratique » est récurrente, mais il s'agit de textes de l'an II, qui renvoient à un usage devenu commun en 1794.
NOTES
(1) Pour la datation du PD j'ai utilisé : O. Elyada, Presse populaire & feuilles volantes de la Révolution à Paris 1789-1792. Inventaire méthodique et critique, Paris, SER, 1991, p. 83-108 ; J. Guilhaumou, « Dater Le Père Duchesne d'Hébert (juillet1793-mars 1794) », Annales historiques de la Révolution française, n° 303, 1996, p. 67-75.
(2) M. Robespierre, Œuvres, 11 vol., Paris, SER, 1910-2007 (dorénavant Œuvres) ; J.-P. Marat, Œuvres politiques, 10 vol., Bruxelles, Pole Nord, 1989-1993 (dorénavant OP) ; J.-R. Hébert, Le Père Duchesne, 10 vol., Paris, EDHIS, 1969. Pour ce qui concerne les autres sources nous avons numérisé des éditions du XVIIIe siècle. Le corpus de Desmoulins, encore très fragmentaire, nous a été communiqué par Sabrina Vecchioni, de l'Université de Trieste, qui travaille sur ce personnage.
(3) Ch. Muller, Principes et méthodes de statistique lexicale, Paris, Hachette, 1977.
(4) Le terme lexie a été introduit par le linguiste Bernard Pottier. (B. Pottier, Systématique des éléments de relation, Paris, Klincksieck, 1962 ; Idem, Linguistique générale, théorie et description, Paris, Klincksieck, 1974.) Il est utilisé pour définir « toute unité lexicale mémorisée en langue » et peut être employé soit pour définir un seul mot, soit pour indiquer un groupe de mots, s'il a unité de signification entre eux. Par exemple le mot « droit » est une lexie, mais « droit du citoyen » est une lexie également.
(5) J'ai consulté les éditions en ligne de ce dictionnaire sur de site internet : www.atilf.fr.
(6) Le corpus de Robespierre regroupe environ 1 700 000 occurrences.
(7) Ce numéro sort le 20 août 1792. Cf. Œuvres, t. 5, p. 356-357.
(8) M. Robespierre, Sur le droit de pétition (10 mai 1791), in Œuvres, t. 7, p. 335.
(9) On retrouve aussi la formula « droits de citoyens » dans la 5e édition, du 1798, du Dictionnaire de l'Académie française, à l'article « citoyen » : « Nom commun à tous les François et autres individus des nations libres, qui jouissent des droits de Citoyen. C'est, relativement aux femmes, une simple qualification ». Signalons que ce paragraphe est éliminé dans la 6e édition du même Dictionnaire en 1835.
(10) Œuvres, t. 6, p. 554.
(11) Œuvres, t. 7, p. 366-368.
(12) Le « droit de pétition » est défendu principalement dans les deux discours du 9 et du 11 mai 1791 dont il y a 20 et 35 occurrences de ce lexie.
(13) Ibidem, p. 268-269. Remarquons qu'en ce cas « droit de cité » a un sens plus entendu « qu'élire ses représentants ».
(14) Cf. la définition du terme « citoyen » du Dictionnaire de l'Académie française, 4e et 5e ed. 1762 : « On dit, qu'Un homme est bon Citoyen, pour dire, que C'est un homme zélé pour sa Patrie. Il a fait le devoir d'un bon Citoyen ».
(15) À ce propos, cf. A. Geffroy, « Le peuple selon Robespierre » in Permanences de la Révolution, Montreuil, La Brèche, 1989, p. 179-193 ; G. Labica, Robespierre. Une politique de la philosophie, Paris, PUF, 1990, p. 27-34 ; A. Geffroy, « 'Ennemis de la liberté': Syntaxe, sexuisemblance et idéologie chez Robespierre », Le français moderne, avril 1989, p. 39-54. Signalons aussi cet passage issu du discours Sur l'admission dans la garde nationale des citoyens domiciliés (27 avril 1791), t. 7, p. 268-269 : « J'entends par peuple la généralité des individus qui composent la société, et si je me suis un moment servi de cette expression dans un sens moins étendu, c'est que je croyois avoir besoin de parler le langage de ceux que j'avais à combattre. … On a dit que la partie du peuple qui ne jouit pas de l'activité ne pourra supporter ni les dépenses, ni la perte de tems qu'entraînerait le service ; mais l’État doit fournir aux frais nécessaires pour mettre les citoyens à même de servir ; il doit les armer, et les solder, comme on fait en Suisse, quand ils quittent leurs foyers ».
(16) M. Robespierre, Discours sur les peines infamantes, Œuvres, t. 1, p. 31.
(17) Œuvres, t. X, p. 481.
(18) M. Robespierre, Sur les intrigues contre le gouvernement révolutionnaire, in Œuvres, t. X, p. 520.
(19) M. Robespierre, Discours sur la Constitution (10 mai 1793), in Œuvres, t. IX, p. 496.
(20) M. Robespierre, Sur l'inviolabilité royale (13 juillet 1791), in Œuvres, t. 7, p. 552.
(21) Œuvres, t. 1, p. 26.
(22) Œuvres, t. 7, p. 251.
(23) Ibidem, p. 356.
(24) Œuvres, t. 8, p. 212
(25) Œuvres, t. 4, p. 8-9.
(26) Œuvres, t. 7, p. 220.
(27) Œuvres, t. 9, p. 51-52.
(28) M. Robespierre, Lettres à ses commettans, première série, n° 1 (19 oct. 1792), in Œuvres, t. 5, p. 17.
(29) Œuvres, t. 10, p. 476
(30) Ibidem, p. 354.
(31) Ibidem, p. 353.
(32) Il y a aussi six occurrences de « démocratique » et une de « démocratiques ».
(33) La version numérique des Œuvres politiques que nous avons crée n'a pas la numération de page de l'édition Pole Nord. Pour cette raison nous pouvons indiquer en note seulement le volume d'où les citations sont tirées.
(34) OP, vol. 2. Dans ce passage, il faut remarquer l'emploi du « nous » chez Marat, que, comme l'a dit Agnès Steuckardt, « met en scène une relation d'appartenance à un même groupe identitaire, à l'égard de ses lecteurs ». A. Steuckardt, « Les mots de Marat »,Révolution Française.net, octobre 2007, LIRE.
(35) OP, vol. 2.
(36) Il y a 305 occurrences de « vertu » en Marat (fréquence relative normalisée : 0,012%) contre 432 en Robespierre (fr. rel. norm. : 0,025%).
(37) L'Éloge de Montesquieu n'a pas été publié dans les OP. Nous avons utilisé la version libre téléchargeable du site internet : http://www.marat-jean-paul.org/Site/TOUS_LES_DOCUMENTS.html.
(38) Cf. OP, vol. 6, 'L'Ami du peuple, n° 583, du mercredi 26 octobre 1791 ; vol. 8, Journal de la république française'', n° 50, du 19 novembre 1792.
(39) OP, vol. 8, Journal de la République française, n° 36, du 30 octobre 1792.
(40) Le Chapelier est appelé par Marat « Biribi », du nom d'un jeu de hasard très connu pendant la Révolution.
(41) OP, vol. 6, n° 565 de L'Ami du peuple, du 3 octobre 1791.
(42) Les deux dernières citations viennent de OP, vol. 1, La constitution ou projet de déclaration des droits de l'homme et du citoyen, suivi d'un plan de constitution juste, sage et libre (Paris, Buisson, 1789).
(43) OP, vol. 4.
(44) OP, vol. 5, L'Ami du peuple, n° 427 du 12 avril 1791.
(45) OP, t. 5, L'Ami du peuple, n° 518 du mercredi 14 juillet 1791
(46) Pour le lexème « démocratie », il y a les occurrences suivantes en Marat : « démocrate » (9) ; « démocrates » (8) ; « démocratie » (30) ; « démocraties » (3) ; « démocratique » (6) ; « démocratiques » (1).
(47) Dans ce texte, il y a 13 occurrences du lexème.
(48) OP, vol. 5.
(49) OP, vol. 5, L'Ami du peuple, n° 513 du jeudi 7 juillet 1791.
(50) À ce propos, cf. en particulier les numéros 59 et suiv.
(51) PD, n° 69, p. 1-2.
(52) PD, 1ère série, du 25 novembre 1790.
(53) Soulignons, toutefois, qu'il y a 43 occurrences de « bons citoyen » dans le titre de L'Almanach du PERE DUCHESNE, ou le Calendrier des bons Citoyens, ouvrage bougrement patriotique, livret vendu par l’éditeur d'Hébert, Tremblay, et publicisé dans les pages du PD.
(54) PD, n° 236, p. 2.
(55) PD, n° 256, p. 1-2.
(56) PD, n° 273 du 17 août, p. 7.
(57) PD, n° 87 du 16 octobre 1791, p. 2-5.
(58) PD, n° 339 du 28 janvier 1794 : « Pour être républicain, …, il faut aimer sa patrie plus que soi-même ».
(59) Ibidem : « C'est alors que nous ferons une abondante moisson ».
(60) PD, n° 346 du 16 février 1794, p. 7.
(61) PD, n° 331, 6 janvier 1794, p. 1-2.
(62) La confession du Père Duchesne à l'abbé Maury, et celle de l'abbé Maury au Père Duchesne, 18 décembre 1790, p. 6-7.
(63) H.-G. Riqueti de Mirabeau, Catéchisme de la Constitution à l’usage des habitans de la campagne par un Député de l’Assemblée Nationale, Paris, Cussace, 1790, p. 1, 24.
(64) Catéchisme d'un peuple libre, Londres, 1789, p. 6.
(65) Contr'essai d'institutions politiques, Bruxelles, 1790, p. 3-4.
(66) Les occurrences du corpus des AdA sont 101 826.
(67) AdA, n° 1, p. 4.
(68) AdA, n° 6, p. 7.
(69) La manière dont laquelle le corpus de Desmoulins a été construit ne me permet de donner l'indication des pages où sont tirées les citations.
Marco Marin,"Citoyenneté, République, Démocratie : une approche quantitative", Révolution Française.net, Mai 2015, http://revolution-francaise.net/2015/05/01/614-citoyennete-republique-democratie-une-approche-quantitative