« Messieurs,
J'ai douté, un moment, si je devais vous proposer mes idées sur des dispositions que vous paraissiez avoir adoptées. Mais j'ai vu qu'il s'agissait de défendre la cause de la nation et de la liberté, ou de la trahir par mon silence ; et je n'ai plus balancé. J'ai même entrepris cette tâche avec une confiance d'autant plus ferme, que la passion impérieuse de la justice et du bien public qui me l'imposait m'était commune avec vous, et que ce sont vos propres principes et votre propre autorité que j'invoque en leur faveur.
Pourquoi sommes-nous rassemblés dans ce temple des lois ? Sans doute pour rendre à la Nation française l'exercice des droits imprescriptibles qui appartiennent à tous les hommes. Tel est l'objet de toute Constitution politique. Elle est juste, elle est libre, si elle le remplit ; elle n'est qu'un attentat contre l'humanité, si elle le contrarie. Vous avez vous-mêmes reconnu cette vérité d'une manière frappante, lorsqu'avant de commencer votre grand ouvrage, vous avez décidé qu'il fallait déclarer solennellement ces droits sacrés, qui sont comme les bases éternelles sur lesquelles il doit reposer ;
« Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.
La souveraineté réside essentiellement dans la Nation.
La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à sa formation, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants, librement élus.
Tous les citoyens sont admissibles à tous les emplois publics, sans aucune autre distinction que celle de leur vertu et de leurs talents. » Voilà les principes que vous avez consacrés ; il sera facile maintenant d'apprécier les dispositions que je me propose de combattre, il suffira de les rapprocher de ces règles invariables de la société humaine.
Or, 1° la loi est-elle l'expression de la volonté générale, lorsque le plus grand nombre de ceux pour qui elle est faite ne peut concourir, en aucune manière, à sa formation ? Non. Cependant interdire à tous ceux qui ne paient pas une contribution égale à trois journées d'ouvriers le droit même de choisir les électeurs destinés à nommer les membres de l'Assemblée législative, qu'est-ce autre chose que rendre la majeure partie des Français absolument étrangère à la formation de la loi ? Cette disposition est donc essentiellement anti-constitutionnelle et anti-sociale.
2° Les hommes sont-ils égaux en droits, lorsque les uns jouissant exclusivement de la faculté de pouvoir être élus membres du corps législatif, ou des autres établissements publics, les autres de celle de les nommer seulement, les autres restent privés en même temps de tous ces droits ? Non ; telles sont cependant les monstrueuses différences qu'établissent entre eux les décrets qui rendent un citoyen actif ou passif, moitié actif, ou moitié passif, suivant les divers degrés de fortune qui lui permettent de payer trois journées, dix journées d'imposition directe ou un marc d'argent ? Toutes ces dispositions sont donc essentiellement anticonstitutionnelles, antisociales.
3° Les hommes sont-ils admissibles à tous les emplois publics sans autre distinction que celle des vertus et des talents, lorsque l'impuissance d'acquitter la contribution exigée les écarte de tous les emplois publics, quels que soient leurs vertus et leurs talents ? Non ; toutes ces dispositions sont donc essentiellement anti-constitutionnelles et anti-sociales.
4° Enfin la Nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté ? Non, et cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français. Que serait donc votre Déclaration des droits si ces décrets pouvaient subsister ? Une vaine formule. Que serait la Nation ? Esclave : car la liberté consiste à obéir aux lois qu'on s'est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre Constitution ? Une véritable aristocratie. Car l'aristocratie est l'état où une partie des citoyens est souveraine et le reste est sujet, et quelle aristocratie ! La plus insupportable de toutes, celle des riches.
Tous les hommes nés et domiciliés en France sont membres de la société politique, qu'on appelle la Nation française, c'est-à-dire citoyens français. Ils le sont par la nature des choses et par les premiers principes du droit des gens. Les droits attachés à ce titre ne dépendent ni de la fortune que chacun d'eux possède, ni de la quotité de l'impôt à laquelle il est soumis, parce que ce n'est point l'impôt qui nous fait citoyens ; la qualité de citoyen oblige seulement à contribuer à la dépense commune de l'Etat, suivant ses facultés. Or vous pouvez donner des lois aux citoyens, mais vous ne pouvez pas les anéantir. Les partisans du système que j'attaque ont eux-mêmes senti cette vérité, puisque, n'osant contester la qualité de citoyens à ceux qu'ils condamnaient à l'exhérédation politique, ils se sont bornés à éluder le principe de l'égalité qu'elle suppose nécessairement, par la distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs. Comptant sur la facilité avec laquelle on gouverne les hommes par des mots, ils ont essayé de nous donner le change en publiant, par cette expression nouvelle, la violation la plus manifeste des droits de l'homme.
Mais qui peut être assez stupide pour ne pas apercevoir que ce mot ne peut ni changer les principes ni résoudre la difficulté, puisque déclarer que tels citoyens ne sont point actifs ou dire qu'ils n'exerceront plus les droits politiques attachés au titre de citoyen, c'est exactement la même chose dans l'idiome de ces subtils politiques ? Or je leur demanderai toujours de quel droit ils peuvent ainsi frapper d'inactivité et de paralysie leurs concitoyens et leurs commettants : je ne cesserai de réclamer contre cette locution insidieuse et barbare qui souillera à la fois et notre Code et notre langue, si nous ne nous hâtons de l'effacer de l'un et de l'autre, afin que le mot de liberté ne soit pas lui-même insignifiant et même dérisoire.
Qu'ajouterai-je à des vérités si évidentes ? Rien, pour les représentants de la Nation, dont l'opinion et le vœu ont déjà prévenu ma demande ; il ne me reste qu'à répondre aux déplorables sophismes sur lesquels les ambitions et les préjugés d'une certaine classe d'hommes s'efforcent d'étayer la doctrine désastreuse que je combats ; c'est à ceux-là seulement que je vais parler. Le peuple ! des gens qui n'ont rien ! les dangers de la corruption ! l'exemple de l'Angleterre, celui des peuples que l'on suppose libres, voilà les arguments que l'on oppose à la justice et à la raison. Je ne devrais répondre que ce seul mot : le peuple, cette multitude d'hommes dont je défends la cause, a des droits qui ont la même origine que les vôtres. Qui vous a donné le pouvoir de le leur ôter ?
L'utilité générale, dites-vous ! Mais est-il rien d'utile que ce qui est juste et honnête ? Et cette maxime éternelle ne s'applique-t-elle pas surtout à l'organisation sociale ? Et si le but de la société est le bonheur de tous, la conservation des droits de l'homme, que faut-il penser de ceux qui veulent l'établir sur la puissance de quelques individus et sur l'avilissement et la nullité du reste du genre humain ! Quels sont donc ces sublimes politiques, qui applaudissent eux-mêmes à leur propre génie, lorsqu'à force de laborieuses subtilités, ils sont enfin parvenus à substituer leurs vaines fantaisies aux principes immuables que l'éternel législateur a lui-même gravés dans le cœur de tous les hommes ! ...
Mais dites-vous : le peuple ! Des gens qui n'ont rien à perdre, pourront donc comme nous exercer tous les droits des citoyens. Des gens qui n'ont rien à perdre ! Que ce langage de l'orgueil en délire est injuste et faux aux yeux de la vérité ! Ces gens dont vous parlez sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent au sein de la société, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car s'ils sont pourvus de ces moyens-là, ils ont quelque chose, ce me semble, à perdre ou à conserver. Oui, les grossiers habits qui me couvrent, l'humble réduit où j'achète le droit de me retirer et de vivre en paix, le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes enfants, tout cela, je l'avoue, ne sont point des terres, des châteaux, des équipages, tout cela s'appelle rien peut-être, pour le luxe et pour l'opulence ; mais c'est quelque chose pour l'humanité ; c'est une propriété sacrée aussi sacrée, sans doute, que les brillants domaines de la richesse. Que dis-je ! ma liberté, ma vie, le droit d'obtenir sûreté ou vengeance pour moi et pour ceux qui me sont chers, le droit de repousser l'oppression, celui d'exercer librement toutes les facultés de mon esprit et de mon cœur ; tous ces biens si doux, les premiers de ceux que la nature a départis à l'homme, ne sont-ils pas confiés comme les vôtres à la garde des lois ? et vous dites que je n'ai point d'intérêt à ces lois ; et vous voulez me dépouiller de la part que je dois avoir comme vous dans l'administration de la chose publique, et cela par la seule raison que vous êtes plus riches que moi ! Ah ! si la balance cessait d'être égale, n'est-ce pas en faveur des citoyens les moins aisés qu'elle devrait pencher ? Les lois, l'autorité publique, n'est-elle pas établie pour protéger la faiblesse contre l'injustice et l'oppression ? C'est donc blesser tous les principes sociaux que de la placer tout entière entre les mains des riches.
Mais les riches, les hommes puissants ont raisonné autrement. Par un étrange abus des mots, ils ont restreint à certains objets l'idée générale de propriété ; ils se sont appelés seuls propriétaires, ils ont prétendu que les propriétaires seuls étaient dignes du nom de citoyens, ils ont nommé leur intérêt particulier l'intérêt général, et pour assurer le succès de cette prétention, ils se sont emparés de toute la puissance sociale. Et nous ! ô faiblesse des hommes ! nous qui prétendons les ramener aux principes de l'égalité et de la justice, c'est encore sur ces absurdes et cruels préjugés que nous cherchons, sans nous en apercevoir, à élever notre Constitution ? .... »

Extrait de Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté. Discours, Paris, La Fabrique, 2000, p.72-80.


En 1789, Maximilien Robespierre, avocat à Arras, est un des huit députés du tiers d'Artois élus pour se rendre aux Etats généraux à Versailles. Il est membre de l'Assemblée Constituante et du Comité breton qui, en octobre 1789, devient la Société des Amis de la Constitution (Jacobins). Il siège du côté gauche. La rédaction d'une Constitution (l'objet de l'Assemblée Constituante, « votre grand ouvrage » dit Robespierre) est au cœur de ce discours. Il a été conçu pour être prononcé devant les députés de la Constituante, mais n'a pu l'être en raison d'une obstruction systématique du côté droit. En revanche il a été imprimé puis lu et discuté dans les sociétés populaires. Daté d'avril 1791 ce discours s'inscrit dans une série de prises de positions qui, dès octobre 1789, ont toutes pour objet de refuser que l'exercice des droits de citoyen soit soumis à une condition de contribution, que ce soit pour être électeur ou pour être éligible. Le projet combattu par Robespierre prévoit un cens imposé aux citoyens : pour être « citoyen actif » il faut payer un minimum d'impôt annuel équivalent à trois journées de travail et pour être éligible il faut payer un minimum d'impôt annuel de 52 livres, soit un marc d'argent. Robespierre dénonce un projet de Constitution qui, selon lui, établit une nouvelle aristocratie, « celle des riches ». Il s'agit d'un discours polémique, qui a une fonction politique et doit convaincre. Les premières phrases indiquent la méthode qu'il va suivre : se référer aux principes établis par l'Assemblée (« vos propres principes et votre propre autorité ») afin de démontrer que le suffrage censitaire que cette même assemblée veut instaurer s'y oppose. Très structuré comme tous les discours de Robespierre (un avocat qui a été le meilleur élève en rhétorique lorsqu'il était au collège Louis-le-Grand) ce texte s'organise autour de trois questions : Qu'est-ce que déclarer les droits ? Qu'est-ce qu'être citoyen ? Qu'est-ce que la propriété ? Elles peuvent être rassemblées dans une question plus générale : quels sont les enjeux d'une révolution qui se fonde sur les droits de l'homme ?

La Déclaration serait-elle « une vaine formule » ?

Interpeller les représentants du peuple

Le discours de Robespierre repose sur une stratégie politique et une argumentation. A plusieurs reprises, il rappelle aux députés leur fonction et ce qui fonde leur légitimité. Ils doivent « rendre à la nation l'exercice des droits imprescriptibles » sous peine de commettre « un attentat contre l'humanité ». C'est là, précise Robespierre, « l'objet de toute Constitution politique » et c'est d'autant plus l'objet d'une assemblée chargée de rédiger une Constitution. Par ailleurs il souligne que les représentants du peuple tiennent leur position et leur légitimité du peuple lui-même, puisqu'ils ont été désignés par lui (les députés aux Etats généraux ont été élus sur une base électorale plus large que celle qui sera établie par la Constitution censitaire). Les députés, dit Robespierre, n'ont aucun droit d'exclure de la citoyenneté : leurs droits comme ceux du peuple ont la même origine. Ils résident en l'homme et ont été reconnus par les députés eux-mêmes dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qu'ils ont rédigée et votée le 26 août 1789 (« vous avez décidé qu'il fallait déclarer solennellement ces droits sacrés »).

Robespierre s'appuie sur la notion de « déclaration » pour la mettre en œuvre : le texte a en effet pour fonction de déclarer, c'est-à-dire d'exposer à la vue de tous les principes, afin que les pouvoirs publics ne puissent s'en écarter (voir le préambule de la Déclaration de 1789). Or ils s'en écartent. Robespierre énonce donc les principes inscrits dans la Déclaration afin de mettre en visibilité la contradiction qui existerait entre la Déclaration et la Constitution si cette dernière introduisait la distinction entre citoyens actifs et passifs sur laquelle repose le suffrage censitaire. Pour cela, il cite précisément quatre extraits, tirés des articles 1, 3 et 6, qui concernent le principe d'égalité en droit, la définition de la souveraineté, la formation de la loi et l'accès aux emplois publics. Ces articles sont parmi les plus importants dans la mesure où ils forment la base du contrat social. Or conclut Robespierre, à la suite d'une démonstration argumentée, tous ces principes sont bafoués alors que toutes les lois qui émanent de l'Assemblée doivent être en conformité avec la Déclaration.

Déclarer les droits de l'homme est du citoyen

Robespierre met donc les Constituants face à leurs discours et à leurs actes. A la suite du Serment du Jeu de Paume, un comité chargé de préparer le travail sur la constitution est nommé le 7 juillet. Le 9, l’Assemblée Nationale se proclame constituante. Mounier, rapporteur du comité de constitution rappelle alors que les normes de la monarchie, fixées par les siècles, la tradition, ne peuvent être une base pour la Constitution. Elle doit être assise sur des bases justes et rationnelles qui vont être données par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ce sont là les termes du préambule que l’on retrouve en réduction dans l'article 16 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ». Comme le rappelle Sieyès qui influence la rédaction du préambule, la dynamique déclarative implique un effort pour réaliser les principes déclarés.

En 1789, les plus hostiles à la Déclaration sont ceux qui rejettent toute norme qui n’est pas établie par la tradition. Cependant on peut affirmer vouloir une constitution fondée sur les principes des droits de l’homme et s’opposer à la présence d’une Déclaration des droits. A l’Assemblée, le 1er août 1789, La Luzerne ou Malouet par exemple, rivalisent d’arguments pour à la fois célébrer les vertus des droits de l’homme et stigmatiser le « danger des abus » (La Luzerne) d’une déclaration qui ne doit pas figurer à la tête d’une Constitution. Le 26 août 1789, une majorité vote la Déclaration des droits, mais une minorité en défend les principes (cette minorité est constituée par « les représentants de la nation dont l'opinion et le vœu ont déjà prévenu ma demande » qu'évoque Robespierre). Le côté gauche qui se structure sur cette question, et Robespierre en tête, dénonce alors une politique qui s’efforce essentiellement d’échapper à la Déclaration des droits. La distinction établie par Sieyès entre citoyens actifs (ceux qui exercent les droits politiques) et passifs (qui sont citoyens français, mais n'exercent pas les droits politiques) en est l'exemple.

Les principes qui constituent les sociétés

Qu'est-ce que constituer une société ?

Robespierre argumente sa position critique à partir des principes du droit naturel. Ils sont évoqués à plusieurs reprises dans le discours : les « principes immuables que l'éternel législateur a gravés dans le cœur de tous les hommes » ou encore « ces biens si doux, les premiers de ceux que la nature a répartis à l'homme ». Ils forment le contrat qui lie entre eux les membres de la société. Pour Robespierre la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'est pas simplement un recueil de principes : elle constitue la société, c'est-à-dire qu'elle est la norme suivant laquelle la société est organisée. La théorie politique sur laquelle s 'appuie Robespierre n'est pas différente de celle qui a présidé à la rédaction de la Déclaration (F. Gauthier, S. Rials). Dès lors ne pas respecter ce texte conduit à revenir à un état antérieur à la constitution de la société. C'est la raison pour laquelle une expression revient à plusieurs reprises dans la démonstration de Robespierre : « cette disposition (le suffrage censitaire) est donc essentiellement anticonstitutionnelle et antisociale », c'est-à-dire qu'elle s'oppose aux principes qui constituent la société.

Les hommes possèdent des droits naturels. Ils sont libres et égaux en droit. Mais dans l'état de nature la garantie de ses droits est précaire dans la mesure où la loi du plus fort règne. Les hommes se réunissent donc en société afin que leurs droits naturels soient garantis. Comme le rappelle Robespierre les sociétés sont donc d'abord constituées pour « protéger la faiblesse », « les citoyens les moins aisés » : « les lois, l'autorité, n'est-elle pas établie pour protéger la faiblesse contre l'injustice et l'oppression ? ».

Qu'est-ce qu'être citoyen ?

En entrant dans l’état social, chaque homme a délégué son pouvoir exécutif des lois de la nature, celui qui consiste à défendre sa liberté dans l’état de nature. Les hommes regroupés en état social sont le souverain, ceux qui possèdent en droit le pouvoir délégué. Ils doivent donc contrôler leurs représentants. Ce devoir est la condition d’existence de leurs droits. En conséquence, dans le cas où la garantie des droits de chacun ne serait pas assurée, où donc le contrat rompu ferait le lit du despotisme, les hommes entrés en société disposent du droit de résister à l’oppression (article 2 de la Déclaration). Ces principes sont résumés dans le titre même de la Déclaration des droits de l'homme ET du citoyen : c'est parce que l'on est citoyen que l'on peut contrôler l'usage du pouvoir délégué. Ces critères de la garantie sociale ne sont pas des innovations en 1789. Ce sont là les principes des théories du droit naturel moderne qui depuis la renaissance font la matière de la réflexion politique critique du pouvoir. C’est à cette source que les Constituants, dont Robespierre, puisent, en particulier chez Locke.

« Citoyens français », « nation française », « société politique », « tous les hommes nés et domiciliés en France » sont pour Robespierre des termes équivalents. On est citoyen ou on est esclave (« contraint de se soumettre à une volonté étrangère »). Cette « vérité », dit Robespierre est péniblement masquée par les « laborieuses subtilités » , les « sophismes », par lesquels on distingue les citoyens actifs et les citoyens passifs. Or, être citoyen c'est d'abord concourir à la formation de la loi. Dès lors cette distinction entre actif et passif ne sert qu'à « éluder le principe de l'égalité » : elle est la « violation la plus manifeste des droits de l'homme », la Constitution d'une nouvelle aristocratie, « la plus insupportable de toutes, celle des riches ».

La constitution d'une aristocratie des riches

Des droits attachés à la fortune

En distinguant des citoyens en fonction de la quantité d'impôt payée, les députés font dépendre de la richesse des droits qui sont attachés à la personne et ne devraient dépendre que d'elle. Robespierre indique que le suffrage censitaire hiérarchise les individus, « moitié actif, moitié passif, suivant les divers degrés de fortune ». Or, une société politique n'est pas une société par action : les droits dont on dispose ne sont pas liés à la quantité de biens que l'on apporte. Chaque citoyen a le devoir de payer l'impôt en fonction de ses ressources, précise Robespierre, mais ce n'est pas le fait de payer un impôt qui établit le fait d'être citoyen. Le thème de ce débat n'est pas une nouveauté en avril 1791. Aux côtés de Grégoire, Duport et Defermon, Robespierre déploie les mêmes arguments le 22 octobre 1789 au moment de la première discussion sur les propositions du comité de législation quant aux conditions d'éligibilité. Contre Dupont de Nemours qui soutient que pour être électeur il faut avoir une propriété, Robespierre réplique que la souveraineté réside dans tous les individus du peuple. Dans le discours sur l'organisation de la garde nationale, du 18 décembre 1790, Robespierre réitère sa condamnation d'une distinction qui donnerait à une partie de la société, les seuls citoyens actifs, le droit de garantir l'ordre public, ce qui consiste, dit-il à diviser la nation en deux classes, dont l'une serait armée afin de contenir l'autre.

Robespierre réfute l'exemple de l'Angleterre, modèle d'un suffrage restreint aux propriétaires pour l'élection des représentants à la Chambre des Communes. Il met en avant les « préjugés et ambitions d'une certaine classe d'homme » pour lesquels la fortune est la seule mesure des « vertus » et des « talents » qui permettent d'accéder aux fonctions publiques. Or l'intérêt des riches n'est pas l'intérêt de la société. A ceux qui estiment que l'on peut enlever les droits du peuple au nom de l'utilité générale Robespierre répond que « le but de la société est le bonheur de tous, la conservation des droits de l'homme ». Le mépris du peuple, « des gens qui n'ont rien à perdre » et ne peuvent donc pas exercer, comme les riches, tous les droits de citoyen résulte d'une restriction de l'idée générale de propriété : « les riches », « les hommes puissants » s'appellent seuls propriétaires.

Restriction de l'idée générale de propriété

Robespierre stigmatise une conception de classe de la propriété qui ignore celle du plus humble. Or, la propriété ne se réduit pas aux « terres, châteaux équipages, les brillants domaines de la richesse ». Les moyens de vivre et de subsister les plus modestes sont également une « propriété sacrée » (la Déclaration reconnaît la propriété comme un droit naturel dont la protection est encore renforcée par l'article 17). Par ailleurs l'idée générale de propriété ne se limite pas à la propriété matérielle. Elle concerne également la propriété des droits attachés à la personne que Robespierre énumère : la vie, la liberté, le droit d'obtenir sûreté ou vengeance, le droit de repousser l'oppression, le droit d'exercer librement ses facultés. La propriété la plus humble est ainsi d'autant plus sacrée qu'elle permet de vivre, le droit à l'existence étant celui pour la garantie duquel les sociétés se sont d'abord constituées.

Or, la Constituante est plus préoccupée par la défense du droit attaché aux choses, celui des propriétaires, que par le droit à l'existence. Plus encore, quand ils sont entrés en conflit, l'Assemblée a arbitré en faveur du premier. Le 29 août 1789, trois jours après la Déclaration des droits, elle vote le principe de la liberté illimitée du commerce des grains, qui consiste à livrer le marché des subsistances aux gros producteurs et négociants de grains et de farines les autorisant à hausser les prix de ces denrées de première nécessité. Les émeutes de taxation qui en résultent, au nom du droit à l'existence, sont alors réprimées. La loi martiale visant les troubles de subsistance est votée le 21 octobre 1789. Le 22 février 1790, elle est étendue aux révoltes paysannes qui éclatent contre la perception des droits féodaux que maintiennent les décrets qui suivent la Nuit du 4 août (considérés comme des propriétés, ils doivent être rachetés). C'est cet ensemble politique cohérent que Robespierre dénonce sous le terme « d'aristocratie des riches ».

Conclusion

La Révolution française peut être considérée comme l'effort pour réaliser la Déclaration des droits et la contre-révolution comme la tentative pour y échapper (A. Aulard). Robespierre en donne quelques clés en définissant les principes qui, selon lui, doivent constituer une politique « patriote », c'est-à-dire celle qui favorise une révolution des droits de l'homme. Les objections du côté gauche ne seront pas entendues et la Constitution censitaire sera appliquée au 3 septembre 1791. Robespierre explique en quoi cette dernière légitime une insurrection : ce sera la révolution du 10 août 1792 qui, entre autres choses, supprimera le cens électoral.

Bibliographie sommaire

Yannick Bosc, Florence Gauthier et Sophie Wahnich, Robespierre. Pour le bonheur et pour la liberté. Discours, Paris, La Fabrique, 2000.
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