La pratique discursive de Marat : une rhétorique de l’amplification au service de la Révolution

Une pratique nouvelle

La fin d’un régime de censure et l’absence de loi sur la presse pendant la période 1788-1791 placent, en France, les locuteurs dans des conditions d’énonciation tout à fait exceptionnelles : dans l’attente d’une loi sur la liberté d’expression, loi annoncée par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme, il n’existe pas de limite juridique à la liberté d’écrire. Marat se saisit de ce droit nouveau pour publier à partir de septembre 1789 un journal auquel il assigne deux missions : la surveillance des travaux de l’Assemblée nationale et la préconisation d’une politique. Selon ses propres termes, il exerce les fonctions de « censeur public », comme l’a montré Emilie Brémond-Poulle à propos de la dénonciation chez Marat, et de « tribun du peuple ».

Prise de parole et prise de pouvoir

Au début de la Révolution, Marat n’a pas d’institution officielle pour exercer de telles fonctions. Il fonde la légitimité de sa prise de parole sur l’expression des droits de l’homme et du citoyen, et, présentement, le droit sacré de publier un journal. Exerçant ce droit « au nom de la patrie » (expression récurrente dans L’Ami du peuple), il prend, à la fois pour lui-même et pour son journal, le titre d’ Ami du peuple et revendique ainsi une position de porte-parole.

Pour conférer à son discours l’autorité susceptible de le rendre efficient, il recourt aux procédures habituelles de l’argumentation. Il se présente d’abord comme « M. Marat, auteur de L’Offrande à la patrie, du Moniteur et du Plan de Constitution etc. », se prévalant de ses ouvrages politiques antérieurs, et construit, au fil des jours, une image positive de lui-même (un « ethos » comme nous l’avons défini dans une étude sur un autre corpus), image fondée principalement sur le thème du martyr de la liberté et du prophète clairvoyant. À l’égard de ses lecteurs, il met en scène une relation d’appartenance à un même groupe identitaire. La structuration en périodes cadencées, la pratique de l’amplification inscrivent son discours dans la tradition de l’éloquence classique. C’est ainsi en s’appuyant sur un art rhétorique éprouvé que Marat tente de persuader.

La question de la rhétorique

L’utilisation de la rhétorique, associée par les révolutionnaires à la parole d’Ancien Régime et exécrée de toute antiquité par les philosophes, peut paraître problématique. Marat lui-même, à l’instar des philosophes des Lumières, dénonce les séductions de la rhétorique. Il existe pourtant aussi chez lui une réflexion lucide sur sa propre pratique : par exemple, dans le récit d’une entrevue, peut-être imaginaire, avec Robespierre (Marat, L’Ami du peuple, n° 648, 3 mai 1792, p. 7-8), il justifie l’usage d’une éloquence abondante, voire hyperbolique, donc à la lettre fallacieuse. Plus largement, les députés mêmes qui dénoncent les artifices des rhéteurs, ne se font pas faute de mettre en œuvre, au cours du débat, les procédés qu’ils ont appris dans ces collèges de l’Ancien Régime où la rhétorique était la clef de voûte de l’enseignement, et qu’ils ont, pour nombre d’entre eux, pratiquée à la chaire ou au barreau. Ce n’est qu’à une situation de pouvoir effectif que convient le style laconique, dont nous avons précisé l’enjeu sur le présent site.

La liberté de la presse : paradoxes d’un droit

Marat récuse d’emblée le fait qu’il soumet à ses lecteurs « un récit personnel ». Il n’a de cesse d’amplifier une voix qui cherche à s’identifier à celle du peuple agissant. Face à une majorité modérée de l’Assemblée constituante, prête à soutenir le pouvoir exécutif royal contre la cause du peuple, il amplifie à l’extrême ses défis, voire ses provocations. À ce titre, Marat suscite la réaction des autorités judiciaires et parlementaires. Malgré l’absence d’une loi sur la liberté d’expression, il est poursuivi, à partir d’octobre 1789 pour délit de presse. Cette situation paradoxale l’amène à développer sa propre réflexion sur la liberté de la presse. Il peut en effet l’appréhender dans son expérience vécue et dans sa dimension conceptuelle. La liberté de presse devient ainsi, sous sa plume, un droit effectif sur lequel il exerce une vigilance croissante, comme le montre la récurrence de la lexie « liberté de presse » au fil des numéros. Avec Marat, elle entre dans l’histoire concrète de la parole révolutionnaire.

Cependant, s’il plaide en faveur d’une liberté illimitée d’écrire, il se scandalise que, dans la pratique, les auteurs d’écrits contre-révolutionnaires ne soient pas inquiétés, alors que les défenseurs de la Révolution, et donc lui-même en particulier, sont poursuivis ; il en vient à considérer qu’il convient d’exclure les contre-révolutionnaires de la jouissance de ce « droit ». Dans cette logique, le caractère illimité de la liberté de presse permet en quelque sorte un retournement du privilège, en l’excluant et en le requalifiant dans un droit réalisé par les amis de la liberté.

Marat revendique ainsi le plein exercice des pratiques discursives rendues accessibles par la Révolution aux locuteurs français : le discours critique et injonctif dans le domaine politique ; il entend les exercer jusque dans les formes les plus vigoureuses de l’éloquence véhémente. Le discours de L’Ami du peuple est donc innovant et par ses finalités politiques et, plus spécialement, par la véhémence avec laquelle il y tend ; c’est ce contexte discursif qui génère sa production lexicale spécifique.

Marat et les mutations du lexique

La période révolutionnaire accomplit une déstabilisation des signes linguistiques qui constituent le lexique français, au niveau des signifiants, ou bien des associations signifiant/signifié/référent. Les mots d’Ancien Régime ne disparaissent évidemment pas du jour au lendemain : dans le discours de Marat, certains font l’objet d’une mise à distance, d’autres sont investis de signifiés et de référents nouveaux, comme le mot nation qui passe d’une acception géographique à une acception politique. Des formes lexicales nouvelles sont créées, comme la lexie Assemblée nationale, due à Sieyès ; L’Ami du peuple fait usage, et, par là, participe à l’entrée dans l’usage de ces néologismes, qui d’aristocrate à veto, sont relevés par les observateurs contemporains de cette période.

La déconstruction de l’« ancienne langue ».

Comme ses contemporains, Marat utilise les procédés de mise à distance des anciennes dénominations : les modalisateurs soi-disant, prétendu, ci-devant sont les outils récurrents de cette sape quotidienne, comme nous l’avons montré dans une étude sur l’autonymie révolutionnaire. Chez lui, la déconstruction est particulièrement ostentatoire dans la nomination des personnes : l’omission des titres de noblesse et, finalement, le remplacement des noms usuels (Mirabeau, La Fayette, Condorcet) par des patronymes tombés dans l’oubli et, dès lors, insolites (Riquetti, Motier, Caritat).

L’invention d’une langue nouvelle

Pour remplacer des dénominations obsolètes, deux solutions : la néologie sémantique, qui insuffle un sens nouveau à des formes lexicales déjà existantes, ou la néologie formelle, qui crée un couple signifiant/signifié neuf (ou restaure, comme on vient le voir dans le cas des noms propres, un signe oublié).

La néologie sémantique est la moins aisée à repérer : c’est l’étude des contextes (et notamment des gloses données par le locuteur lui-même) qui permet de décrire le basculement qui se produit dans le signifié du mot (4). Ainsi dans le cas du mot patrie : alors qu’avant la Révolution, la lexie ennemi de la patrie désigne l’adversaire militaire, en temps de guerre, dans le discours de Marat, elle signifie « personne hostile aux idées nouvelles ». La patrie apparaît chez Marat comme une notion beaucoup plus idéologique que territoriale.

Le recours à des formes nouvelles évite les équivoques auxquelles prête l’utilisation de signifiants anciens. Pour la désignation de ses adversaires politiques, Marat préfère finalement, à ennemi de la patrie, les lexies néologiques ennemi de la Révolution, puis contre-révolutionnaire. À partir de ce dernier composé s’ébauche l’emploi de révolutionnaire comme désignant identitaire : sans en être nécessairement l’initiateur, le discours de Marat participe à ce parcours cognitif.

C’est dans L’Ami du peuple que l’on relève les premières attestations des mots suivants, conservés par la langue commune :

- antipatriotisme (n° 40, 19 novembre 1789, p. 306),

- antiaristocratique (n° 287, 21 novembre 1790, p. 1801),

- affameur (n° 513, 7 juillet 1791, p. 3152),

- modérantisme (n° 661, 31 mai 1792, p. 4056). (5)

On y trouve également des attestations plus anciennes que celles signalées jusqu’à présent par les philologues pour les mots suivants, en usage seulement pendant la période révolutionnaire :

- patriotiquement (n° 57, 26 novembre 1789, p. 423),

- antirévolutionnaire (n° 211, 4 septembre 1790, p. 1352),

- anticonstitutionnaire (n° 221, 14 septembre 1790, p. 1426),

- robinocrate (n° 247, 11 octobre 1790, p. 1581),

- antipopulaire (n° 393, 8 mars 1791, p. 2460),

- feuilliste (« feuillistes à gages », n° 530, 14 août 1791, p. 3234).

Marat participe, on le voit, à la néologie dans la nomination des acteurs et courants politiques (affameur, robinocrate, feuilliste ; antipatriotisme, modérantisme) ou dans leur qualification (antiaristocratique, patriotiquement ; antirévolutionnaire, anticonstitutionnaire, antipopulaire).

C’est, de fait, dans ce secteur que son vocabulaire est le plus riche. Il y développe une palette de désignations qui restent propres à son idiolecte : ainsi opineur de la culotte, gangrené, suppôt du despotisme pour désigner des adversaires politiques, ou encore alguazils et pousse-culs pour désigner des gens de police. Les connotations scatologiques et les sonorités singulières affichent ici la volonté et le plaisir d’exercer pleinement le droit proclamé par l’article XI de la Déclaration de 1789.

Les mots de Marat, et, plus largement, son discours, font passer la liberté d’expression de la virtualité d’un droit à l’actualité d’une pratique. Il transpose sur le terrain politique une véhémence qui ne se rencontrait guère, sous l’Ancien Régime, que dans l’éloquence de la chaire, et explore la nomination et la qualification polémique de l’adversaire politique. C’est dans ce secteur de la disqualifiquation politique que Marat se trouve tout particulièrement en position d’initiative. Déclinant pour ses lecteurs les mots qui disent ce qu’ils ne sont pas, il contribue à rendre possible, par le cheminement du langage, la conceptualisation de leur propre identité (6).

Notes

(1) Cette investigation a été rendue possible grâce à la mise à disposition du texte numérique par les éditeurs des Œuvres politiques de Marat, Jacques de Cock et Charlotte Goetz (éditions Pôle Nord, 1989-1995), et par l’utilisation du logiciel Lexico, conçu par André Salem.

(2) Voir notamment L’Ami du peuple, n° 150, 1er juillet 1790, p. 989.

(3) Les cinq substantifs les plus fréquents de L’Ami du peuple sont, dans l’ordre décroissant de fréquence : peuple, Assemblée nationale, citoyen, liberté, patrie.

(4) Agnès Steuckardt, "Du discours au lexique : la glose"

(5) Le Trésor de la langue française, s’appuyant sur les travaux de Theodor Ranft, Max Frey et Ferdinand Brunot, ne donne L’Ami du peuple comme premier contexte d’emploi que pour le mot affameur. L’exploration systématique de ce corpus permet de faire remonter les dates de première attestation pour les trois autres mots.

(6) Ainsi en est-il de la désignation de révolutionnaire, venue après celle de contre-révolutionnaire, comme nous l'avons montré dans notre étude, "Les ennemis selon L'Ami du peuple, ou la catégorisation identitaire par contraste", Mots, N°69, juillet 2002, p. 7-22.



Agnès Steuckardt, "Les mots de Marat", Mots, Révolution Française.net, mis en ligne le 1er octobre 2007, URL:http://revolution-francaise.net/2007/10/01/170-mots-de-marat