N.B. La rubrique Mots s’intéresse aux termes et expressions en usage dans les pratiques langagières de la Révolution française au sens large (1770-1815). Elle s’inscrit ainsi, d’un point de vue méthodologique, dans le champ de la linguistique, de la lexicologie et de la sémantique historiques, de la rhétorique et de l’argumentation discursives à l’horizon d’une analyse de discours du côté de l’histoire. A ce titre, elle prolonge la publication du Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), y compris par la présentation de corpus d'archives et de discours métadiscursifs associés à de telles recherches.



Les dernières grandes études sur le discours révolutionnaire : celles de Jacques Guilhaumou (1989, 1998, 2002), comme celles de Brigitte Schlieben-Lange (1996, 2000) ont révélé, du métadiscours révolutionnaire, la face laconiste : la notion d’« ordre de la langue » chez le premier, celle de « style d’analyse » par la seconde, pointent, dans les modèles métadiscursifs de la Révolution, la recherche d’exactitude, d’économie de paroles, de rationalité. Ce regard porté sur le métadiscours révolutionnaire se place en continuité avec le panorama dressé sous la direction de Sylvain Auroux sur l’histoire des idées linguistiques du 18e siècle : la charge de Locke contre « l’abus des mots », sans cesse reprise et soulignée par les philosophes des Lumières et les acteurs révolutionnaires (Monnier, 2002, Steuckardt, 2001), aboutit, si l’on se place dans cette perspective, à une prise de position « antirhétorique » chez les révolutionnaires.

On n’aura pas manqué, pourtant, de noter la contradiction entre cette revendication de principe et la pratique discursive révolutionnaire, dont l’éloquence abondante a été étudiée notamment par Peter France (1985, 1990) et Patrick Brasart (1988) : Françoise Douay et Jean Paul Sermain analysent le métadiscours antirhétorique des révolutionnaires comme un « voile opaque de dénégation » (2002, p. 4). Dans la présente étude, je voudrais attirer l’attention sur la coexistence, dans le métadiscours des Lumières, puis dans celui des révolutionnaires, de deux positions apparemment antagonistes : l’une considère l’abondance oratoire comme une qualité recommandable, tandis que l’autre la regarde comme une faute. Plutôt qu’un métadiscours dominant sans partage, la prise de position laconiste me semble s’inscrire dans la mise en place d’une « parole de gouvernement » ; mais la revendication d’abondance reste de mise lorsque le locuteur se trouve en dehors de ce cadre.

I - Le laconisme

Chez les Lumières, puis les révolutionnaires, une convergence de facteurs favorise la promotion du laconisme. J’envisagerai trois angles d’attaque : le point de vue philosophique, le point de vue stylistique et le point de vue politique.

La critique philosophique de l’éloquence

La critique de l’amplification peut être située dans la réflexion philosophique sur « le souci de définition » dès l’époque classique (Siouffi 2004), puis sur la dénonciation de l’abus des mots et, plus largement, de l’éloquence, qui trouve son assise philosophique dans L’Essai sur l’entendement humain de Locke (Formigari 1992, Steuckardt 2001) :

Si nous voulons représenter les choses comme elles sont, il faut reconnaître qu’excepté l’ordre et la netteté, tout l’art de la Rhétorique, toutes ces applications artificielles et figurées qu’on fait des mots, suivant les règles que l’Eloquence a inventées, ne servent à autre chose qu’à insinuer de fausses idées dans l’esprit, qu’à émouvoir les Passions et à séduire par-là le jugement ; de sorte que ce sont en effet de parfaites supercheries. (Locke, Essai sur l’entendement humain, (1689), trad. Pierre Coste, 1729, 34)

Selon les études contemporaines (Auroux 1979, Formigari 1992, Guilhaumou 2001), la philosophie du langage des Lumières apparaît comme une entreprise de « contrôle sémiotique », propre à lutter contre les « supercheries » des orateurs. À la fin du siècle, elle aboutit à une réticence marquée à l’égard de l’éloquence chez Sieyès (Guilhaumou 2001, p. 122) et à une condamnation à la fois philosophique et politique chez Condorcet :

Si une éloquence entraînante, passionnée, séductrice, peut égarer quelquefois les assemblées populaires, ceux qu’elle trompe n’ont à prononcer que sur leurs propres intérêts ; leurs fautes ne retombent que sur eux-mêmes. Mais les représentants du peuple, qui séduits par un orateur, céderaient à une autre force qu’à celle de leur raison trahiraient leur devoir, puisqu’ils prononcent sur les intérêts d’autrui, et perdraient bientôt la confiance publique, sur laquelle seule toute constitution représentative est appuyée. Ainsi cette même éloquence, nécessaire aux constitutions anciennes, serait, dans la nôtre, le germe d’une corruption destructrice. Il était alors permis, utile peut-être, d’émouvoir le peuple. Nous lui devons de ne chercher qu’à l’éclairer. (Condorcet, Rapport sur l’instruction publique, 1792)

Susceptible de « séduire », c’est-à-dire de tromper, les représentants du peuple, l’éloquence est présentée comme un obstacle à la raison et comme un danger dans l’exercice du pouvoir. À la suite de Condillac, C’est le « style d’analyse », que préconise Sieyès, comme Condorcet et l’ensemble des idéologues. Ce style, propre au langage du philosophe, cultive l’univocité du signe et bannit les débordements de la copia verborum.

Le dégoût de la loquacité

Du point de vue stylistique, le goût du laconisme apparaît d’abord comme un dégoût de ce qu’on appelle alors la loquacité. Il y a chez les Lumières un véritable écœurement des exercices d’amplification que leur ont fait faire les Jésuites ; citons les témoignages de d’Alembert et de Voltaire :

En Rhétorique on apprend d’abord à étendre une pensée, à circonduire & allonger des périodes, & peu à peu l’on en vient enfin à des discours en forme, toûjours, ou presque toûjours, en langue Latine. On donne à ces discours le nom d’amplifications; nom très convenable en effet, puisqu’ils consistent pour l’ordinaire à noyer dans deux feuilles de verbiage, ce qu’on pourroit & ce qu’on devroit dire en deux lignes. Je ne parle point de ces figures de Rhétorique si cheres à quelques pédans modernes, & dont le nom même est devenu si ridicule, que les professeurs les plus sensés les ont entierement bannies de leurs leçons. Il en est pourtant encore qui en font grand cas, & il est assez ordinaire d’interroger sur ce sujet important ceux qui aspirent à la maîtrise ès Arts. (D’Alembert, Encyclopédie, 1751-1772, article « Collège »).

J’ai vu autrefois dans les collèges donner des prix d’amplification. C’était réellement enseigner l’art d’être diffus. Il eût mieux valu donner des prix à celui qui aurait resserré ses pensées, et qui par là aurait appris à parler avec plus d’énergie et de force. (Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Amplification », 1764)

Le tribunal semble également un lieu propre à inspirer le dégoût de la copia verborum, si l’on en croit les piques satiriques de Marmontel et de Mercier :

Le barreau moderne, où, en dépit de la raison et de l’équité, l’éloquence passionnée veut dominer comme dans la tribune, retentit de déclamation, auquel il seroit bien à souhaiter qu’on pût mettre une digue. Comment démêler la vérité dans le chaos des plaidoieries ? Combien de fois les juges ne pourroient-ils pas dire aux avocats, ce que les lacédémoniens disoient à certain harangueur prolixe : Nous avons oublié le commencement de ta harangue, ce qui est cause que n’ayant pas compris le milieu, nous ne saurions répondre à la fin ? (Marmontel, Encyclopédie méthodique, 1782, article « Abondance »).

Ce sont eux les (avocats) qui se chargent d’exposer clairement et surtout d’un style laconique la cause de l’opprimé, le tout sans emphase, sans déclamation. On ne voit plus un long plaidoyer bien froid, bien nourri d’invectives, en les échauffant seuls, leur coûter la perte de la vie. (Mercier, L’an 2040, chapitre XV, « Théologie et jurisprudence », 1771).

La critique du style abondant a pour pendant l’éloge du style laconique que l’on peut lire, dans l’Encyclopédie, sous la plume de Jaucourt :

LACONISME, s. m. (Littérat.) c’est-à-dire en françois, langage bref, animé & sententieux ; mais ce mot désigne proprement l’expression énergique des anciens Lacédémoniens, qui avoient une maniere de s’énoncer succincte, serrée, animée & touchante. Le style des modernes, qui habitent la Laconie, ne s’en éloigne guere encore aujourd’hui ; mais ce style vigoureux & hardi ne sied plus à de misérables esclaves, & répond mal au caractere de l’ancien laconisme. En effet, les Spartiates conservoient un air de grandeur & d’autorité dans leurs manieres de dire beaucoup en peu de paroles. Le partage de celui qui commande est de trancher en deux mots. Les Turcs ont assez humilié les Grecs de Misitra, pour avoir droit de leur tenir le propos qu’Epaminondas tint autrefois aux gens du pays: « En vous ôtant l’empire, nous vous avons ôté le style d’autorité (…) N’espérons pas de pouvoir transporter dans le françois l’énergie de la langue greque ; Eschine, dans son plaidoyer contre Ctésiphon, dit aux Athéniens : « Nous sommes nés pour la paradoxologie »; tout le monde savoit que ce seul mot signifioit « pour transmettre par notre conduite aux races futures une histoire incroyable de paradoxes » ; mais il n’y a que le grec qui ait trouvé l’art d’atteindre à une brièveté si nerveuse & si forte. (Jaucourt, Encyclopédie, 1751-1772, article « Laconisme »)

Les adjectifs mélioratifs (animée, touchante, vigoureux et hardi, si nerveuse et si forte) marquent une forte valorisation ; une association entre langage et situation politique des locuteurs est posée dès la seconde phrase de l’article : dire ce style vigoureux et hardi ne sied plus à de misérables esclaves, c’est présupposer que le laconisme est le langage qui ne convient qu’à des hommes libres. Mais, plus précisément, Jaucourt fait du laconisme le langage du pouvoir : « Le partage de celui qui commande est de trancher en deux mots ». Le laconisme ainsi que l’accession du locuteur au pouvoir, qui en est la condition, apparaissent dans la dernière phrase de l’article comme un horizon, certes présenté comme utopique, mais probablement espéré par l’encyclopédiste pour les Français.

Le laconisme de la loi

Montesquieu, avant Jaucourt, avait signalé cette congruence entre exercice du pouvoir et style « concis » et « simple » :

Ceux qui ont un génie assez étendu pour pouvoir donner des lois à leur nation ou à une autre, doivent faire de certaines attentions sur la manière de les former. Le style en doit être concis. Les lois des Douze Tables sont un modèle de précision : les enfants les apprenaient par cœur. Les Novelles de Justinien sont si diffuses, qu’il fallut les abréger. Le style des lois doit être simple. L’expression directe s’entend toujours mieux que l’expression réfléchie. Il n’y a point de majesté dans les lois du bas empire ; on y fait parler les princes comme des rhéteurs. Quand le style des lois est enflé, on ne les regarde que comme un ouvrage d’ostentation. (Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748, XXVI, 16)

La déclaration des droits, les lois, les décrets, la constitution doivent être rédigées dans ce style sobre : il s’agit là d’une contrainte inhérente à la langue du droit (Steuckardt 2004). On ne s’étonnera pas que, chez les Lumières, le désir d’accéder à l’exercice du pouvoir aille de pair avec l’idéal d’un style laconique, ni que, lorsque les révolutionnaires accèdent à l’autorité, ils acquièrent, avec l’autorité, le style qui convient à l’autorité : le laconisme. Brigitte Schlieben-Lange relève dans cette perspective les prises de position de l’abbé Grégoire et de Saint-Just :

Il est temps que le style mensonger, que les formules serviles disparaissent, et que la langue ait partout ce caractère de véracité et de fierté laconique qui est l’apanage des républicains. (Grégoire, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, 16 prairial an II/4 juin 1794).

Ainsi les enfants sont rigoureusement formés au laconisme de langage : on doit leur interdire les jeux où ils déclament et les accoutumer à la vérité simple. (…) Les enfants seront élevés dans l’amour du silence et du laconisme et dans le mépris des rhéteurs. (Saint-Just, Institutions républicaines, 1793-1794, 1ère éd. 1800). Et Brigitte Schlieben-Lange de resituer ces déclarations dans la logique d’une hostilité de principe à l’éloquence, explicitée par Condorcet (cf. supra) et souligne la continuité entre le laconisme et le style d’analyse des idéologues :" Le style d’analyse est celui de la nouvelle ère, ce qui correspond à l’idéal scientifique des Idéologues (…). On entend encore un retentissement de l’idéal stylistique de la Terreur : le style laconique purgé toutefois de ses implications rousseauistes » (1996, p. 236).

La convergence d’une conjoncture épistémologique, esthétique, et politique a donc pu favoriser la promotion du laconisme avant et surtout pendant la Révolution. Faut-il réduire pour autant le métadiscours des révolutionnaires à une injonction au laconisme ? Je voudrais à présent moduler quelque peu ce point de vue.

II - Un anti-laconisme ?

La tradition oratoire

Remarquons d’abord qu’il ne faut pas faire de la condamnation de la rhétorique et de l’éloquence par Locke une doxa dominant toute la pensée et toute l’activité métalinguistique du XVIIIe siècle. Un secteur important de cette activité est le travail sur la synonymie. On pourrait, il est vrai, voir une parenté dans la lutte contre l’abus des mots et l’entreprise des synonymistes ; cependant, les synonymistes se placent dans un cadre d’énonciation bien différent : alors que Locke parle du texte philosophique, l’auteur des Synonymes français vise la conversation : « dans tous les temps, dans toutes les occasions, il est doux de parler », écrit Girard dans la Préface de son recueil (1736, p. IV). Il n’y a pas, de sa part, d’ostracisme de l’éloquence ; au contraire : l’utilisation des synonymes est présentée comme un moyen de parvenir à ce qu’il appelle l’éloquent :

Tout a fait éloignée du verbiage, elle (la qualité qui consiste à parler avec justesse) aprend à dire les choses : ennemie de l’abus des termes, elle rend le langage intelligible : judicieuse dans l’emploi des mots, elle met du fin et même de l’éloquent dans l’expression. (Girard, Synonymes français, Préface, 1736, p. IX).

La rhétorique a fait depuis longtemps de la « distinction » une de ses figures : c’est ce que Quintilien appelle la disjunctio, et que la rhétorique du XVIIIe nomme correction ou épanorthose. La simple antithèse peut d’ailleurs suffire à exploiter la distinction synonymique. Il n’y a pas dans l’esprit de Girard antagonisme entre la volonté de parler avec précision et celle d’être éloquent, entre idéal de justesse et tradition oratoire. Mais allons plus loin : même l’éloquence abondante trouve ses défenseurs au XVIIIe siècle. Revenons d’abord sur une remarque que l’on trouve dans l’article de Sylvain Auroux sur les synonymistes : "La synonymie d’interprétation est proscrite dès le milieu du 17e siècle, malgré la résistance de Vaugelas, et au 18e siècle elle est purement et simplement identifiée au pléonasme" (Sylvain Auroux,1984, p. 95)

Sylvain Auroux appelle synonymie d’interprétation la figure d’accumulation des synonymes, figure caractéristique d’une rhétorique de l’abondance. Lorsqu’il écrit que la synonymie d’interprétation est « purement et simplement identifiée au pléonasme », on comprend « pléonasme » dans son sens moderne, péjoratif. Or, au XVIIIe siècle, et en particulier chez Beauzée, cité pourtant en note par Auroux, le pléonasme est une figure tout à fait louable . Il ne serait donc pas exact de considérer que la « synonymie d’interprétation », c’est-à-dire en définitive la copia verborum soit condamnée par les Lumières. Les articles de l’Encyclopédie méthodique consacrés au pléonasme et à la métabole par Beauzée, mais aussi à l’abondance et à l’amplification par Marmontel, loin de prononcer une condamnation à son encontre, en expliquent la mise en œuvre et en recommandent l’emploi.

Des philosophes contre « l’austérité sèche et rebutante ».

On objectera peut-être que ces rhétoriciens maintiennent des catégories classiques, un peu déphasées par rapport à leur époque. Répondons que l’on trouve aussi chez les hommes emblématiques de la modernité des Lumières une revendication de l’abondance et des réticences à l’égard du style laconique. Ainsi Diderot développe-t-il une esthétique de l’enthousiasme, ouverte au débordement verbal :

On ne le lira pas pour apprendre à penser ; mais jour & nuit on l’aura dans les mains pour en apprendre à bien dire. Tel sera son sort, tandis que tant d’ouvrages qui ne seront appuyés que sur un froid bon sens & sur une pesante raison, seront peut-être fort estimés, mais peu lûs, & tomberont enfin dans l’oubli, lorsqu’un homme doüé d’un beau génie & d’une grande éloquence les aura dépouillés, & qu’il aura reproduit aux yeux des hommes des vérités, auparavant d’une austérité seche & rebutante, sous un vêtement plus noble, plus élégant, plus riche & plus séduisant. (Diderot, Encyclopédie, 1751-1772, article « Encyclopédie »).

Il applique lui-même ces préceptes : Françoise Berlan relève dans Le Neveu de Rameau de « vastes ensembles accumulatifs jouant sur la synonymie » (1999, p. 58). Quant à Rousseau, la langue primitive dont il rêve présente les caractères du style abondant :

Cette langue aurait beaucoup de synonymes pour exprimer le même être par différents rapports ; elle aurait peu d’adverbes et de mots abstraits pour exprimer ces mêmes rapports. Elle aurait beaucoup d’augmentatifs, de diminutifs, de mots composés, de particules explétives pour donner de la cadence aux périodes et de la rondeur aux phrases ; elle aurait beaucoup d’irrégularités et d’anomalies, elle négligerait l’analogie grammaticale pour s’attacher à l’euphonie, à l’harmonie et à la beauté des sons. (Rousseau, Essai sur l’origine des langues, « Rapport des langues aux gouvernements », 1781, chapitre IV)

« Beaucoup de synonymes », « beaucoup d’irrégularités et d’anomalies », recherche de « l’euphonie », de « l’harmonie », de la beauté des sons », la langue indomptée qu’il imagine ressemble beaucoup au style que Cicéron nommait asianisme. Du style laconique, Rousseau donne une interprétation politique très éclairante :

Dans les anciens temps, où la persuasion tenait lieu de force publique, l’éloquence était nécessaire. À quoi servirait-elle aujourd’hui que la force publique supplée à la persuasion ? L’on a besoin ni d’art ni de figure pour dire tel est mon bon plaisir. (op. cit., chapitre XX).

Si pour Jaucourt, le laconisme apparaissait comme l’apanage des hommes libres, Rousseau le présente plutôt ici comme celui des puissants ; ce très laconique tel est mon bon plaisir est l’ancienne devise des rois de France. Dans cette perspective, l’éloquence apparaît comme un vecteur de liberté, et Rousseau regrette son inutilité sous la monarchie absolue.

Plaidoyers pour l’éloquence

Se présentant en héritier de Rousseau, dont il reprend la devise Vitam impendere vero, Marat revendique une « éloquence du cœur » (L’Ami du peuple, n° 523, 19 juillet 1791, p. 5). Dans une scène probablement imaginée par lui, il raconte une entrevue qu’il aurait eue avec Robespierre. Comme celui-ci aurait déploré les excès verbaux de L’Ami du peuple, il lui adresse la réponse suivante :

Apprenez, lui répondis-je à l’instant, que l’influence qu’a eue ma feuille sur la révolution, ne tenait point, comme vous le croyez, à ces discussions serrées où je développais méthodiquement les vices des funestes décrets préparés par les comités de l’assemblée constituante, mais à l’affreux scandale qu’elle répandait dans le public lorsque je déchirais sans ménagement le voile qui couvrait les éternels complots tramés contre la liberté publique par les ennemis de la patrie conjurés avec le monarque, le législateur et les principaux dépositaires de l’autorité ; mais à l’audace avec laquelle je foulais aux pieds tout préjugé destructeur ; mais à l’effusion de mon âme, aux élans de mon cœur ; à mes réclamations contre l’oppression; à mes sorties impétueuses contre les oppresseurs ; à mes douloureux accents ; à mes cris d’indignation, de fureur et de désespoir contre les scélérats qui abusaient de la confiance et de la puissance du peuple pour le tromper, le dépouiller, le charger de chaînes et le précipiter dans l’abîme. Apprenez que jamais il ne sortit du sénat un décret attentatoire à la liberté et que jamais fonctionnaire public ne se permit un attentat contre les faibles et les infortunés, sans que je ne m’empresse de soulever le peuple contre ces indignes prévaricateurs. Les cris d’alarme et de fureur que vous prenez pour des paroles en l’air étaient la plus naïve expression dont mon coeur était agité. (Marat, L’Ami du peuple, n° 648, 3 mai 1792, p. 7-8).

Nous voici à la pointe extrême du style abondant, du côté de l’éloquence de Démosthène, dont Marmontel écrivait : « C’est là, dans son plus haut degré, le sublime de l’éloquence : étonner, enlever, transporter l’âme des auditeurs, les ébranler, les terrasser, ou par des coups imprévus et soudains, ou par la force et la rapidité d’une impulsion qui va croissant, jusqu’à cette impétuosité à laquelle rien ne résiste » (Encyclopédie méthodique, 1782, article « Sublime »). Le métadiscours de Marat s’inscrit en continuité avec les développements des encyclopédistes sur l’abondance, le sublime, l’éloquence.

Il est frappant de trouver chez Saint-Just, qui, dans ses Institutions républicaines, préconisait l’enseignement du laconisme, une défense de l’éloquence assez proche des propos de Rousseau. C’est dans son discours du 9 Thermidor an II que l’on pourra lire cette apologie. Rappelons ce qu’il advient à la Convention pendant cet événement fatal. Saint-Just reste un ferme appui de Robespierre, alors que ce dernier vient à la Convention, le 8 thermidor an II (26 juillet 1794), pour demander « la punition des traîtres », au titre d’un complot des futurs « réacteurs », Tallien en première ligne, et de membres de l’Assemblée, y compris au sein des Comités. De fait, le lendemain, Saint-Just n’arrive pas à prononcer son discours destiné à appuyer Robespierre : à peine en a-t-il lu les premières lignes que Tallien l’interrompt en s’écriant ; « Que le rideau soit déchiré ! ». Alors la tribune de la Convention est principalement occupée par les Montagnards. Collot d’Herbois donne le ton le 9 thermidor en s’exclamant, « Non, jamais le peuple français n’aura de tyran », suivi de Barère, le 10 thermidor, qui prononce un « rapport relatif aux détails de la conspiration de Robespierre et de ses complices ». Ces montagnards veulent refermer au plus vite la crise, quitte à en finir avec Robespierre et ses « complices », pour éviter toute amplification de la répression contre les patriotes prononcés. Pendant toute la séance, qui le conduira à la mort, Saint-Just reste à la tribune, bras croisés, silencieux. Or, qu’aurait-il dit dans le discours qu’il n’a jamais pu prononcer ? Voici une partie texte qu’il avait préparé :

On le (Robespierre) constitue en tyran de l’opinion : il faut que je m’explique là-dessus et que je porte la flamme sur un sophisme qui tendrait à faire proscrire le mérite. Et quel droit exclusif avez-vous sur l’opinion, vous qui trouvez un crime dans l’art de toucher les âmes ? Trouvez-vous mauvais que l’on soit sensible ? Êtes-vous donc de la cour de Philippe, vous qui faites la guerre à l’éloquence ? Un tyran de l’opinion ? Qui vous empêche de disputer l’estime de la patrie, vous qui trouvez mauvais qu’on la captive ? Il n’est point de despote au monde, si ce n’est Richelieu, qui se soit offensé de la célébrité d’un écrivain. Est-il un triomphe plus désintéressé ? Caton aurait chassé de Rome le mauvais citoyen qui eût appelé l’éloquence, dans la tribune aux harangues, le tyran de l’opinion. (…) Le droit d’intéresser l’opinion est un droit naturel, imprescriptible, inaliénable, et je ne vois d’usurpateur que parmi ceux qui tendraient à opprimer ce droit. Avez-vous vu des orateurs sous le sceptre des rois ? Non. Le silence règne autour des trônes ; ce n’est que chez les peuples libres qu’on a souffert le droit de persuader ses semblables : n’est-ce point une arène ouverte à tous les citoyens ? Que tout le monde se dispute la gloire de se perfectionner dans l’art de bien dire, et vous verrez rouler un torrent de lumières qui sera le garant de notre liberté, pourvu que l’orgueil soit banni de notre République. (Saint-Just, Discours du 9 Thermidor, an II/27 juillet 1794)

Saint-Just aurait défendu l’éloquence de Robespierre. Ce champion du laconisme, aurait présenté un véhément plaidoyer en faveur l’éloquence ; il aurait défendu « le droit d’intéresser l’opinion », « le droit de persuader », « l’art de bien dire », « garant de la liberté » ; il aurait dénoncé, dans les adversaires de l’éloquence, des tenants du despotisme : « le silence règne autour des trônes ».

III- Deux modèles discursifs pour deux situations de parole

Le métadiscours laconiste apparaît en définitive chez Saint-Just, de même que chez Grégoire ou Condorcet, comme l’expression d’une situation de pouvoir ; mais le style laconique n’est bon que pour celui qui est effectivement en position d’autorité ; dès l’instant où l’autorité est perdue, le laconisme n’est plus de mise : c’est alors l’éloquence, que Saint-Just préfère nommer art de bien dire, qui devient recommandable.

La distribution des styles

Pour les Lumières, qui n’étaient pas en position d’autorité, le laconisme n’a pu être qu’un horizon séduisant, mais, quelque nécessaire que fût le contrôle sémiotique recommandé par Locke, l’éloquence restait l’indispensable instrument d’une critique de la monarchie absolue. Aussi, les encyclopédistes ont-ils cherché à dépasser un simple antagonisme entre l’éloquence abondante et le laconisme. Marmontel propose ainsi une répartition selon les genres : au genre philosophique le laconisme, aux genres poétiques et oratoires l’abondance. Le premier exige l’exacte « propriété » des termes, les seconds « ont plus de latitude et la justesse leur suffit » ; pour le poète et l’orateur, le laconisme peut être un travers :

Le poète et l’orateur qui ferait gloire de préférer une expression laconique mais faible froide et sans couleur, à une expression moins serrée mais revêtue d’éclat, ou de force, ou de grâce, ne serait pas seulement économe, il serait avare et se priverait du nécessaire en s’abstenant du superflu. (Marmontel, Encyclopédie méthodique, 1782, article « Style »).

L’art oratoire pour former des citoyens

Les révolutionnaires, lorsqu’ils étaient en position de rédiger des lois, ont eu à mettre en pratique le style laconique ; mais, malgré leurs doléances contre la rhétorique, véritable poncif chez les locuteurs de l’époque, ils n’ont sans doute pas méprisé le style abondant autant qu’ils l’affectaient. Dès les débuts de son Journal de la langue française, Urbain Domergue attribue à la « langue exacte » et à la « langue ornée » une égale utilité :

La langue exacte est d’une utilité reconnue par tout le monde, sans exception. Ces grands écrivains, qui embellissent la raison des charmes de l’éloquence et de la poésie, en font aimer et en étendent l’empire. La langue ornée va devenir très utile à toutes les institutions publiques, à tous les jeunes gens que le nouvel ordre des choses destine à porter la parole dans les assemblées civiques, à toutes les personnes de l’un et de l’autre sexe qui voudront être initiées dans l’art d’écrire. (Domergue, Journal de la langue française, n° 4, 22 janvier 1791, p. 134-135).

Et le « grammairien sans-culotte » entreprend d’enseigner à ses lecteurs les rudiments de l’art oratoire. Le programme éducatif que publie en 1791 La Harpe (alors favorable à la Révolution) préconise un apprentissage des circonstances qui conviennent à l’un ou à l’autre modèle discursif :

Je veux qu’on leur apprenne quand il convient de s’étendre et quand il faut se resserrer ; quand l’abondance est nécessaire pour obtenir un effet par l’accumulation progressive des moyens développés ; quand il faut réunir toute sa force dans un seul moyen pour produire une impulsion rapide, ou porter à l’adversaire une atteinte renversante. (La Harpe, Mercure de France, janvier 1791)

Certes, l’unique traité de rhétorique complet publié pendant la période révolutionnaire, l’Essai sur l’art oratoire de Joseph Droz (1799), destiné aux élèves des écoles centrales, « n’a rencontré aucun écho, (parce qu’il n’avait pas de place assignée dans l’organisation des enseignements, et bien évidemment parce que Napoléon va vite écarter ce que Droz représente et propose, les conditions d’exercice d’une parole démocratique » (Sermain 2002, p. 259) ; mais il peut apparaître comme l’aboutissement d’une certaine conception de l’éloquence, qui existait aussi bien chez les Lumières que chez les révolutionnaires : comme avant lui Domergue, Droz proclame, l’« utilité de (l’art oratoire) dans un état libre » (1799, Avant-propos). Pour lui, ces ornements, qui font l’abondance du style, sont « essentiels » :

Les beautés (du style), lorsque nous les avons, ne sont telles, que parce qu’elles mettent les pensées dans le jour qui leur convient. Si vous croyez que celles-ci peuvent s’en passer, prenez un fragment d’un grand écrivain : vous verrez d’abord qu’en le mutilant, on peut supprimer les développements qu’il présente, et le réduire ainsi à une proposition plus ou moins vague. Mais ces développements qui ne sont point surabondants, ces traits qui rendent une proposition frappante de vérité, on les emploîra toutes les fois qu’on ne sera pas au-dessous du sujet qu’on traite : pour ne pas en user, puisqu’ils sont essentiels, il faut n’être pas en état de les faire. (Droz, Essai sur l’art oratoire, chapitre VII, p. 64-65).

L’apprentissage de ces « beautés » du style, des « développements » qui permettent d’amplifier un discours, est dès lors présenté comme nécessaire à la formation du futur citoyen.



Affirmer donc une absolue suprématie du métadiscours laconiste conduirait à enfermer les révolutionnaires dans une trop forte contradiction entre théorie et pratique. Les textes que l’on vient de lire laissent entrevoir qu’un autre métadiscours existe pendant la Révolution. Ce métadiscours peut s’appuyer sur la réflexion linguistique des encyclopédistes, qui, plutôt qu’une dichotomie manichéenne entre laconisme et abondance, a dessiné une distribution des styles en fonction des genres : le discours laconique convient aux philosophes et aux législateurs, mais l’abondance sied aux poètes et aux orateurs.

Si le métadiscours des Lumières affiche parfois une prédilection pour le style serré, c’est que le discours philosophique y est un modèle, et le discours législatif une aspiration. Le laconisme s’impose aux révolutionnaires dans la rédaction de décrets et de lois, parce que c’est, en somme, la loi du genre ; mais l’exercice du pouvoir exécutif et législatif n’est qu’une des facettes du discours politique. L’abondance demeure une ressource essentielle de l’éloquence parlementaire et de la toute nouvelle éloquence journalistique : en dépit de la méfiance qu’inspirait un modèle de parole associé à l’Ancien Régime (Douay et Sermain 2002, p. 4-5), des hommes de l’art, comme Domergue et Droz, mais aussi des acteurs politiques, comme Marat et Saint-Just, ont osé dire que l’éloquence peut servir la liberté.

N.B. Agnès Steuckardt, maître de conférences en linguistique, est également l'auteure d'un article disponible sur le Web qui porte sur la façon dont le traitement autonymique du langage opère comme technique de réfutation du "langage perfide" de l'adversaire dans la presse révolutionnaire, en particulier L'Ami du peuple et le Père Duchesne (Note de l'éditeur).

Références bibliographiques

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Agnès Steuckardt, "Laconisme et abondance : deux modèles pour le discours révolutionnaire", Révolution Française.net, Etudes, mis en ligne le 7 septembre 2006. http://revolution-francaise.net/2006/09/07/70-laconisme-et-abondance-deux-modeles-pour-le-discours-revolutionnaire