Nous voudrions retracer ici un cheminement, encore inachevé, à travers cet épais maquis d’interprétations, dont un certain nombre contiennent assurément une part de vérité, en direction de la véritable signification des textes de l’abbé grenoblois. L’hypothèse est que la pensée de Mably, comme quelques autres dans cette période des dernières décennies de l’Ancien Régime et de la Révolution Française, se situe au carrefour entre les deux grandes traditions philosophico-politique du républicanisme, et de l’utopie, et que c’est la synthèse réalisée qui fait la spécificité de sa pensée. On a fait fausse route, semble-t-il, en voulant insister sur l’une de ces idéaux en négligeant l’autre. Ce faisant, Mably s’inscrirait plutôt dans une lignée, un courant de pensée minoritaire que l’on pourrait caractériser comme une version nouvelle des « Lumières radicales », pour reprendre la célèbre expression de Jonathan Israël (4) ; des Lumières radicales, qui à la différence des spinozistes étudiés par cet auteur, seraient avant tout radicaux sur le terrain social, celui de la lutte contre les inégalités de fortune et de positions. Les auteurs de ce courant, dont l’interlocuteur, et peut-être l’inspirateur le plus direct, est Jean-Jacques Rousseau, auraient en commun de puiser à plusieurs sources idéologiques afin trouver la meilleure méthode pour réaliser l’égalité entre les hommes, sur les terrains politique, économique et social. Cette prise de position permettrait ainsi d’expliquer pourquoi Mably apparait à bien des égards comme à la lisière des Lumières. Il est en effet, par son égalitarisme radical, forcément très éloigné des tenants de la liberté économique : l’apologie du commerce civilisateur, du luxe, ne peuvent pas lui convenir ; et sa grande sensibilité aux effets désastreux des injustices sociales l’amène aussi à se méfier des solutions par trop « élitistes » de ses contemporains, notamment de l’idée d’une monarchie éclairée. C’est donc aussi dans cette perspective, de ce fait, qu’il faut peut-être comprendre l’usage qu’il fait des concepts de l’école du droit naturel, référence incontournable pour tout réformateur de cette période, mais dont la place chez lui est plutôt réduite.

Ni tout à fait républicain, ni à proprement parler « socialiste utopique », mais bien loin d’être pour autant un « anti-Lumières », Mably pourrait donc être considéré, plus précisément, comme un des passeurs entre ce que la pensée des Lumières comporte de plus égalitaire, et les premières versions de la pensée socialiste.

I

Quel fut donc l’idéal politique et social de notre auteur ? De toute évidence, après une première période totalement reniée par la suite, où Mably écrit en faveur de la monarchie, il abandonne cette position, au même moment environ où il interrompt une carrière diplomatique pourtant bien engagée vers la fin des années 1740. Un certain nombre de commentateurs s’accordent pour faire de cette « démission », et de la rupture avec son protecteur le Cardinal de Tencin, le résultat d’un dégoût pour les usages politiques de son temps, et du constat de l’impossibilité de changer réellement le cours des choses en passant par les institutions. Dès lors, le ton de ses écrits change radicalement et de fait, Mably ne défendra plus jamais le principe monarchique en tant que tel.

Cependant, d’un écrit à l’autre, l’objectif peut sembler très différent. Selon l’adversaire, selon le pays concerné par sa réflexion, Mably défend tantôt la monarchie héréditaire (5), tantôt préconise de renforcer les pouvoirs de l’assemblée républicaine des représentants (6) ; il critique le luxe et la liberté du commerce dans la plupart de ses écrits, mais parfois on le voit en défendre le développement ; il encourage ici les réformateurs à aller de l’avant, tenant un discours révolutionnaire (7) et ailleurs, conseille la prudence. On connaît les raisons de ces variations : d’abord son « sens de l’opportunité » (8) dont parle Jean-Louis Lecercle, et que ce commentateur distingue de l’opportunisme, qui explique que les propositions varient, par exemple selon qu’il s’adresse à des membres de la noblesse polonaise, ou qu’il écrive un ouvrage sur la Pologne qui ne leur est pas destiné ; ensuite, la censure, qui permet de rendre compte de l’écart entre la modération de ses ouvrages publiés et la hardiesse des écrits demeurés dans les tiroirs (9) de son vivant ; enfin, l’alternance chez l’auteur lui-même de l’optimisme concernant les possibilités de régénération de l’Europe, et du pessimisme face à l’évolution négative de la situation dans différents pays européens qui retiennent son attention : la France bien sûr mais aussi la Pologne ou la Suède.

Il semble malgré tout légitime, d’affirmer que l’idéal de Mably est resté, de la fin des années 1740 à sa mort, celui de la communauté des biens. Pour preuve, on peut avancer, avec Lecercle et quelques autres, l’expression fameuse de ses Doutes proposés aux Philosophes Économistes : « mon système de la communauté des biens et de l’égalité des conditions » (10), révélateur de la manière dont il place ces deux principes au centre de sa pensée et de ses objectifs. Même sans cela, à la lecture d’ouvrages qui ne peuvent être considérés comme des œuvres de circonstance ou de complaisance, soit parce qu’ils ne traitent pas d’une question d’actualité directe, soit parce que Mably ne les destinait pas à la publication, on peut constater que la communauté des biens et l’égalité qui en découle sont bien à ses yeux les moyens du plein épanouissement de la nature humaine.

La particularité de Mably sur ce point, toutefois, par rapport à d’autres penseurs partageant le même objectif fondamental, est que ce dernier ne fait quasiment nulle part l’objet d’une rêverie utopique. La seule occurrence de ce type de discours se situe dans Des droits et des devoirs du citoyen, texte de 1758 qui ne fut publié qu’après la mort de son auteur, en 1785, dans un passage célèbre où Milord Stanhope, défenseur dans tout le texte des droits de la Nation contre l’absolutisme et de la nécessité visionnaire de convoquer les États Généraux, se laisse aller à une confidence : « Jamais je ne lis dans les voyageurs la description de quelque île déserte dont le ciel est serein et les eaux salubres, qu’il ne me prenne envie d’aller y établir une République, où tous égaux, tous riches, tous pauvres, tous libres, tous frères, notre première loi serait de ne rien posséder en propre. » (11) Suit une description extrêmement brève, bien que précise, des principes de cette République : magasins publics centralisant le fruit du travail de tous, élection des représentants chargés de la distribution des biens et des travaux, ainsi que de la bonne tenue des mœurs entretenue par un système de gratifications non matérielles, distribuées aux plus méritants.

Il convient de noter, à la fois ce que cette description doit à la tradition utopique, et ce en quoi elle s’en démarque. Les principes organisateurs de la société idéale sont ceux de Thomas More ou, plus proche de Mably, ceux du Code de la Nature que Morelly a fait paraitre en 1755. Rappelons que ce Code de la Nature introduit une rupture dans l’histoire de l’utopie moderne, en substituant au roman la forme plus rigoureuse et systématique d’un code de lois idéal. Mably semble ici reprendre les principaux articles de sa législation.

A première vue, notre auteur parait accorder à cet idéal utopique une importance relative, en l’insérant dans un livre menant une démonstration toute autre, comme d’autres auteurs des Lumières ont pu le faire : Montesquieu dans les Lettres Persanes (parabole des Troglodytes) ou Voltaire dans Candide (l’Eldorado). Mais il faut noter cette nuance importante : à la différence de ceux là, Mably déplace, comme Morelly, et probablement influencé par lui, l’utopie du terrain du roman à celui de la théorie politique. Les deux protagonistes de son texte discutent les thèses utopiques, comme ils discutent d’autres idées politiques tout au long de leur dialogue.

Quelles conclusions ressortent de ce dialogue ? Essentiellement deux thèses : 1/ cette société sans propriété privée est la seule susceptible de mener l’humanité au bonheur ; 2/ Elle n’est pas réalisable dans le temps présent : « nous sommes parvenus à ce point énorme de corruption, que l’extrême sagesse doit paraitre l’extrême folie, et l’est en effet » (12), avoue Stanhope. Les conditions historiques ne sont pas réunies pour la réalisation d’un tel idéal.

Dès lors, il convient de réfléchir sur le statut exact de cette incise utopique. Il ne nous semble pas qu’il faille y voir un pur soupir nostalgique sans valeur théorique. Le fait que notre abbé ait éprouvé le besoin d’insérer ce passage au cœur de celui de ses livres dans lequel s’affirment avec le plus de netteté ses espoirs en un changement radical, montre sans doute la valeur « d’idéal régulateur » (si l’on peut se permettre cette expression kantienne) qu’il confère à ce modèle communautariste. Ce n’est pas parce que les temps ne sont pas venus (ou plutôt pas revenus, comme on va le voir) qu’il faut voir la République de Stanhope comme un rêve sans portée pratique. La communauté des biens parait plutôt être l’objectif vers lequel, chez Mably, toute réforme entreprise doit tendre, et l’aune à laquelle mesurer l’utilité de toute mesure politique, dans la perspective du bonheur de l’homme. C’est la première particularité de l’idéal politique de Mably : puisé dans les textes de la tradition inaugurée par More, il n’est pas à proprement parler utopique : il n’est, notamment, nulle part décrit dans ses moindres détails, comme un plan fait sur mesure à appliquer directement à la société humaine. Contrairement aux utopistes, Mably ne présente pas au lecteur un plan de législation parfaite, et dépourvu de toute réflexion sur les moyens de son application. Au contraire, l’idéal, présenté seulement dans ses grandes lignes, est comme l’horizon nécessaire de la pratique politique de notre auteur. Il est ce qui motive et oriente la réflexion politique « authentique », c’est-à-dire enracinée dans l’analyse du réel, non ce qui en tient lieu.

C’est dans cette perspective que l’on peut peut-être mieux comprendre la deuxième caractéristique de l’idéal politique de Mably, à savoir son lien récurrent avec le modèle spartiate et l’idéal républicain antique. Cette référence n’est certes pas absente des modèles utopiques « purs » : chez Morelly, par exemple, l’institution politique suprême chargée de gérer les affaires communes s’appelle le Sénat ; et les échelons intermédiaires s’appellent respectivement tribus et cités, conformément aux usages grecs. Mais chez nos utopistes, la référence demeure un hommage, à la rigueur une source d’inspiration purement formelle pour les institutions, et n’est pas, comme chez Mably, propre à nourrir une méditation historico-politique approfondie sur les lois d’évolution des sociétés politiques, et sur les moyens de prévenir leur corruption. De ce point de vue, l’abbé grenoblois est plus proche du Machiavel des Discours sur la première décade de Tite-Live, comme l’ont souligné les commentateurs, que du Code de la Nature.

C’est pour ces raisons que nous ne sommes pas convaincus qu’il y ait grande pertinence à développer, comme Jean-Fabien Spitz, l’idée selon laquelle la communauté des biens serait prônée par Mably non pas à titre d’idéal en tant que tel (interdisant selon l’auteur de parler à son propos de « communisme avant la lettre »), mais seulement de manière purement instrumentale, afin de réaliser son véritable idéal, lui de nature purement républicaine, un idéal de liberté civique qui seule permet « à tous de mener une existence authentiquement humaine. »(13) Bien que la place manque ici pour en faire la démonstration, il parait difficile de délier chez Mably liberté et égalité, ou d’accorder à l’une la préséance sur l’autre, les deux concepts chez lui se définissant l’un par l’autre et se conditionnant réciproquement. On peut ajouter au surplus que l’idéal de liberté et de bonheur civiques, en tant que liés à la participation de chacun à la vie publique de manière égalitaire, est lui aussi partagé par la plupart des utopistes avant la Révolution Française. C’est pourquoi il est probablement plus juste de voir en Mably, sur cette base, un des représentants d’une « aile gauche » du républicanisme, en France assurément et probablement ailleurs en Europe, qui interprète l’héritage des Anciens dans le sens d’un égalitarisme radical. Nous disons « aile gauche du républicanisme », mais on pourrait tout aussi bien dire « utopisme pragmatique », sans que cela ne change rien sur le fond. Quoi qu’il en soit, inséparablement républicain et « communautariste » (14), Mably est très éloigné, sur le terrain des idées sociales, d’autres républicains qui défendent une certaine vision du pouvoir et des droits politiques du peuple, sans la lier à un programme économique de nivellement des conditions. Au contraire, les étapes de ce programme font l’objet d’une minutieuse élaboration chez Mably.

II

L’essentiel de l’œuvre de notre auteur, est en effet consacrée à la recherche des moyens les mieux adaptés, selon les lieux et les circonstances, pour s’approcher de cet idéal que nous venons de définir. Cette caractéristique rapproche, soit dit en passant, Mably d’un auteur de la génération suivante et qui lui doit beaucoup, de son propre aveu : il s’agit de Gracchus Babeuf.

On distinguera deux sortes de moyens : l’arsenal théorique, et les mesures politiques. Il s’agit pour Mably, d’une part, d’étayer l’idéal politique en l’enracinant dans une théorie solide de la nature de l’homme et des sociétés, d’autre part, de proposer des mesures qui permettent, en partant de l’ordre existant, de faire progresser ces sociétés vers le bonheur commun. Nous traiterons ici essentiellement de l’aspect théorique. Mably s’appuie fondamentalement sur une anthropologie qui fait une large place à l’étude des passions humaines, qui sont à la base de la sociabilité. Mais on le voit également dans certains ouvrages, souvent polémiques, avoir recours au vocabulaire du droit naturel. Il semble que cet usage chez Mably devient, à partir d’un certain stade de maturité de sa pensée, un usage de circonstance. Il s’agit alors pour lui de se servir des mots de la tribu, que l’on retrouve sous toutes les plumes philosophiques à l’époque, ou presque, pour critiquer la démarche de ses adversaires. Il faut comprendre cependant les raisons de cet abandon progressif. On doit notamment rendre compte des raisons pour lesquelles, pour reprendre le constat fait par Jean-Fabien Spitz, le langage de l’humanisme civique peu à peu concurrence, au lieu de compléter comme chez d’autres auteurs, le langage juridique des droits naturels de l’homme.

Dans Des droits et des devoirs du citoyen, Mably est encore très proche de la théorie de Locke. Celle-ci est républicaine, au sens défini par Philip Pettit (15), dans la mesure où elle défend une conception de la liberté politique comme non-domination. Mais elle constitue également un moment essentiel du jusnaturalisme moderne : Locke allègue notamment que la loi de nature, rendant les hommes tous égaux, leur confère par là même des droits, au premier rang desquels le droit de propriété, ainsi que celui de participer à l’élaboration d’une législation civile.

En 1758, le républicanisme de Mably est très modéré sur le plan de l’égalité politique, et surtout sociale : ainsi, il s’oppose à l’idée d’une démocratie directe, qu’il estime dangereuse et peu adaptée aux conditions des états modernes. Il considère que les lois somptuaires, contre le luxe, et les lois agraires de même « ne conviennent plus aux mœurs publiques et privées » (16). L’aspect « radical » ou révolutionnaire de son texte est inspiré de sa lecture de Locke : il défend l’idée d’un droit à l’insurrection, qui sera revendiqué par ses héritiers de 1789. On mesure toute la distance qui sépare ce premier républicanisme de Mably, adossé à la théorie du droit naturel, de celui qu’il va développer par la suite : près de vingt ans plus tard, dans son De la législation (1776), notamment, l’auteur nie que le droit de propriété soit un droit naturel. Plutôt que sur les droits, il insiste sur les qualités naturelles de l’homme, l’amour propre au premier chef, mais non pas cependant comme une passion qui nous opposerait aux autres. L’amour propre nous conduit à la conscience de la dépendance dans laquelle nous sommes vis-à-vis d’autrui. Il est secondé dans ce sens par des qualités naturelles plus directement sociales telles que la pitié, la reconnaissance, le besoin d’aimer, l’émulation, etc. Mably passe ainsi, pour expliquer l’origine de la vie sociale, du modèle juridique à un autre modèle, en vogue chez certains penseurs du 18è siècle, notamment ceux de l’économie politique classique (Mandeville, A. Smith), mais aussi chez Morelly : le modèle mécanique, d’inspiration newtonienne, des passions humaines qui poussent spontanément les individus les uns vers les autres. Ce faisant, il décentre son propos de la question de l’individu et de ses droits, que l’on trouve chez Locke, mais également chez un auteur comme Hobbes, vers celles du lien entre nature humaine et vie sociale, et des conditions de possibilité du bonheur commun. La distinction entre état de nature et état civil est toujours là mais elle n’a plus une fonction aussi centrale : alors que dans le texte de 1758, elle permettait de mettre en lumière le droit de tous les membres du corps social qui contractent, à être de ce fait même législateurs, ici, elle ne constitue plus un fossé fondamental. La véritable rupture s’est déplacée au sein même de l’état civil, vers le moment de l’instauration de la funeste propriété privée, et de l’inégalité. Mably emploie encore dans ces années 1770 le vocabulaire du droit naturel, mais souvent dans l’objectif polémique de retourner contre l’adversaire son propre vocabulaire, comme dans les Doutes proposés aux philosophes économistes (17), où il s’attaque aux physiocrates.

Le glissement théorique et politique est également attesté par la présence dans le programme de Mably à partir du milieu des années 1760 de mesures rejetées en 1758, mesures susceptibles d’assurer la transition vers la disparition de la propriété. Il s’agit des lois agraires et somptuaires, qui bannissent le luxe et la grande propriété foncière. Depuis les Entretiens de Phocion (18) de 1763, jusqu’aux derniers écrits, Mably les prônera de façon récurrente.

On risquera l’hypothèse suivante pour expliquer cette évolution qui éloigne Mably du jusnaturalisme : Spitz a déjà montré comment le paradigme juridico-philosophique, en mettant l’accent sur l’homme civil plus que sur le citoyen politique, en concevant l’homme en premier lieu comme un propriétaire (de droits et de biens individuels), et en faisant de la garantie de ces droits dans la paix civile l’objectif de toute association politique, était pour le moins en tension avec le langage de la vertu républicaine. On peut ajouter qu’il entre en conflit de façon encore plus frontale avec l’idéal de communauté des biens. Voilà notamment ce qui permettrait d’expliquer l’écart sur ce point entre Rousseau et notre abbé, pourtant tous deux républicains. Jean-Jacques, dont l’idéal politique est celui d’une république de petits propriétaires, certes tous égaux, peut sans dommage prendre appui sur l’anthropologie jusnaturaliste, qui considère l’homme comme un sujet fondamentalement rationnel pourvu de droits (malgré la réticence connue de Rousseau envers le concept, ou plutôt le syntagme de droit naturel). En l’homme rousseauiste demeure toujours quelque chose de l’indépendance naturelle. Rappelons combien l’amour de soi l’éloigne d’abord de ses semblables, et combien c’est sa raison qui le ramène vers eux à travers la citoyenneté. Mably, lui, malgré d’incontestables flottements terminologiques et théoriques, est amené par son idéal communautaire et égalitaire à développer une anthropologie des passions, qui fait apparaitre l’homme comme un être qui par ses besoins, comme par ses affects les plus profonds, est lié à ses semblables indissolublement (19).

Conclusion

Le cas de Mably, par les tensions et les évolutions internes de sa pensée, parait donc, pour toutes les raisons évoquées, écorner l’idée trop hâtive d’une tradition républicaine univoque. S’est dessinée au cours de l’exposé, l’esquisse d’un groupe, majoritaires, de républicains attachés à la défense de l’individu, à l’idée de contrat social, et appuyés sur une anthropologie des droits de l’homme que la société doit défendre ; il semble que face à ce groupe, on peut identifier un courant minoritaire, défendant une anthropologie des passions sociales et pour lequel, fondamentalement, les hommes ont des besoins que la société doit combler. Mably appartient évidemment au second de ces groupes. Ces deux groupes n’ont pas, de toute évidence, la même conception de la République, même si à cette époque, les positions ne sont pas toujours tranchées, et qu’elles n’ont pas encore subi l’épreuve du feu révolutionnaire. Il apparait, cependant, que l’on peut y voir les prémisses théoriques de la bataille, qui deviendra par la suite bien concrète, entre République libérale et République sociale.

NOTES

(1) Cf. Giuliano Procacci, « L’Abate Mably nell’Illuminismo », Revista storica italiana 63 (1951), pp. 216-244.

(2) Cf. Aldo Maffey, Il pensiero politico del Mably, Turin, 1968.

(3) Cf. J.K. Wright, A Classical republican in Eighteen Century France : The Political Thought of Mably, Stanford University Press, 1997.

(4) J. Israël, Les Lumières Radicales : la philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), éditions Amsterdam, Paris, 2005.

(5)Du gouvernement et des lois de la Pologne, in Œuvres Complètes, tome VIII, Charles Desbrières, Paris, 1794.

(6) Observations sur le gouvernement et les lois des États-Unis d’Amérique, op. cit.

(7) Des droits et des devoirs du citoyen, Librairie Marcel Didier, Paris, 1972.

(8) Jean- Louis Lecercle, « Utopie et réalisme politique chez Mably », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 26 (1963), p. 1050.

(9)Des droits et des devoirs du citoyen, op. cit., et Observations sur l’histoire de France, in Œuvres Complètes, op.cit., tomes I-III.

(10) Cité par Lecercle, art. cit., p. 1052. Nous soulignons.

(11) Des droits et des devoirs du citoyen, op. cit., p. 111.

(12) Des droits et des devoirs du citoyen, op. cit., p. 113.

(13) Jean- Fabien Spitz, « Droit et vertu chez Mably », Corpus 14-15 (1990), p. 85.

(14) Nous utilisons ce terme dans le sens de « partisan de la communauté des biens ». Le terme de « communisme » n’apparaitra pour la première fois que pendant la Révolution Française.

(15) Cf. Philip Pettit, Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, Gallimard, Paris, 2004.

(16)Des droits et des devoirs du citoyen, lettre quatrième, ed Lecercle pp. 107-108.

(17) Doutes proposés…, in Œuvres complètes, op. cit., Tome XI.

(18) Entretiens de Phocion, in Œuvres complètes, op. cit., Tome X.

(19) Précisons le caractère d’ébauche de cette intervention, qui constitue un programme de travail plus qu’une mise au point définitive.


Stéphanie Roza, "Mably : jusnaturalisme, républicanisme, utopie", Révolution Française.net, Septembre 2011. http://revolution-francaise.net/2011/09/06/447-mably-jusnaturalisme-republicanisme-utopie