Au cours de la première partie de la Révolution française (2), l’œuvre d’Etienne Polverel réintégra largement cette question du principe républicain de l’imposition.

En premier lieu, Polverel fut député des Etats de Navarre à l’Assemblée constituante. Au moment des Etats-Généraux, la députation des Etats de Navarre rédigea plusieurs adresses destinées à rappeler l’autonomie du royaume de Navarre vis-à-vis du Roi de France. Ces textes reprirent les thèses développées par Polverel dans son mémoire de 1783 au sujet de la féodalité, de la propriété et de la fonction sociale de l’imposition notamment. En tant que député à l’Assemblée constituante, Polverel entretint ensuite une correspondance suivie avec ses commettants, dans laquelle nous trouvons notamment une analyse de la Nuit du 4 août 1789 (3) : le député y posa clairement le problème que soulevait alors pour l’avènement de la propriété libre la possibilité du rachat des droits féodaux.

Parallèlement, Etienne Polverel fréquenta dès sa création la Société des Amis de la Constitution séante aux Jacobins (4). Il y prononça différents discours, dont nous retiendrons ici celui du 25 juin 1790, portant « sur l’aliénation et l’emploi des biens nationaux, et sur l’extinction de la dette publique » (5). Son auteur y développa ses idées pour assainir les finances de la France et régler la question de la dette par la vente d’une partie des biens nationaux. En outre, Etienne Polverel fréquenta la Société des Amis de la Constitution en même temps que Sonthonax, Julien Raimond et quelques autres abolitionnistes de l’époque.

En tant que citoyen de la section du Luxembourg à Paris, Polverel fut aussi l’un des membres fondateurs avec Jean-Nicolas Pache (6) de la Société patriotique du Luxembourg (7). Il y développa notamment ses idées concernant la définition des pouvoirs, ainsi que celle de l’avènement d’une république universelle. Enfin, Polverel fut l’auteur de quelques articles abolitionnistes et anticolonialistes, notamment dans le journal Tableau des révolutions du XVIIIe siècle.

Après le 4 avril 1792, lorsque l’Assemblée législative reconnut les droits politiques aux libres de couleur, Etienne Polverel fut alors pressenti avec L.-F. Sonthonax et Antoine Ailhaud pour assumer le rôle de commissaires civils dans la colonie de Saint-Domingue (8).

Sur place, après plusieurs mois de lutte acharnée pour faire triompher les principes révolutionnaires dans la colonie la plus riche de France, les commissaires civils parvinrent à faire surgir l’abolition de l’esclavage au cours du mois de juin 1793 (9). Nous connaissons de cet événement la proclamation de la liberté générale que publia Sonthonax le 29 août 1793 au Cap, mais qui ne concernait alors que le Nord de l’île (10). Nous nous arrêterons quant à nous sur le travail particulier mené dans ce cadre par E. Polverel dans l’Ouest et le Sud de la colonie. Pour mener à bien l’abolition de l’esclavage, celui-ci publia une série de proclamations entre les 27 août 1793 et 28 février 1794 (11), au sein desquelles la notion de république occupe une place centrale. Tout au long de ces textes, E. Polverel interrogea les concepts de propriété, de travail et de droit à l’existence : il s’agissait pour lui de rendre pérenne la liberté des nouveaux libres et nous reconnaissons dans cette réflexion l’inspiration de la philosophie du droit naturel moderne. Résumons ici comment Etienne Polverel envisagea alors le processus.

Dans un premier temps, le 27 août 1793, le commissaire civil décida de séquestrer au nom de la république l’ensemble des plantations coloniales de la partie Ouest de Saint-Domingue dont les propriétaires étaient absents, avaient fuit ou avaient été déclarés traîtres envers la république. Il s’agissait alors de répartir la propriété de ces terres et les revenus qu’elles généraient entre les guerriers qui se battaient pour l’avènement de la république à Saint-Domingue et les cultivateurs qui offraient leur force de travail pour les nourrir (12). Les guerriers et cultivateurs concernés par ces premières mesures étaient les premiers insurgés noirs ayant recouvré leur liberté pour avoir accepté de combattre avec la république ou de s’occuper de sa subsistance en retournant sur les plantations depuis le 21 juin 1793 (13). Le 27 août 1793, Etienne Polverel commençait donc déjà à réfléchir à la mise en œuvre d’un droit à l’existence pour tous à partir de propriétés communes, créées par la république. Entre le 31 octobre 1793 et le 28 février 1794, il élargit et précisa son système en publiant plusieurs règlements de culture reposant sur la communauté des biens. Le fonctionnement que nous décrivons ici fut valable à partir du 31 octobre 1793 pour l’ensemble des plantations des provinces Ouest et Sud de Saint-Domingue, y compris celles où les propriétaires colons étaient encore connus (14). Concrètement, les cultivateurs nouveaux libres s’engageaient sur des habitations pour la durée d’un cycle agricole, où ils étaient copropriétaires et travaillaient en association. Tous les postes d’encadrement étaient soumis à élection par l’assemblée des cultivateurs. Les produits générés par l’exploitation de ces terres étaient répartis selon trois portions égales.

La première portion était consacrée aux frais de faisance-valoir de l’habitation, assumés en commun. Ces frais comprenaient l’acquisition et l’entretien de l’ensemble des outils de travail, ainsi que la nourriture, le logement et l’habillement de tous les cultivateurs, de leurs enfants et des vieillards. Avec cette première portion, le droit à l’existence de chacun des membres de l’habitation était déjà assuré. Une seconde portion était consacrée au règlement des impositions et dettes contractées par les anciens propriétaires privés grevant alors les finances de l’habitation, puis aux impôts et contributions annuelles de l’habitation à la république. La troisième portion était enfin répartie entre les cultivateurs en fonction du rôle qu’ils assumaient au sein de l’habitation, afin de rémunérer leur temps de travail. Nous nous intéresserons essentiellement dans le cadre de ce colloque à la question de la seconde portion.

Travaillant la genèse de ce nouveau système de propriété, nous avons été amené à étudier la question de l’imposition sous la commission Polverel et Sonthonax. Les 7 et 18 novembre 1792, la Commission intermédiaire de Saint-Domingue (15) prit deux arrêtés concernant la mise en place d’un impôt obligatoire dans la colonie sur le ¼ des revenus des propriétés de Saint-Domingue. Or, selon Polverel, ce projet avait déjà été émis par l’assemblée coloniale (16). Gérant alors chacun une province de la colonie, E. Polverel et L.F. Sonthonax reçurent différemment ces deux arrêtés : tandis que le premier en interdit l’application dans les provinces de l’Ouest et du Sud (17), le second les valida dans le Nord (18). Quelles furent les motivations d’Etienne Polverel ? Notre intervention portera essentiellement sur ce point.

A un moment particulièrement critique pour la situation financière de la colonie de Saint-Domingue (19), Polverel fit donc le choix de remplacer l’imposition obligatoire sur le ¼ des revenus des propriétés coloniales préconisée par la commission intermédiaire par un système de contributions volontaires des propriétaires en passant par l’institution des communes (20). Cette pratique ne constituait pas en 1792 un système nouveau pour Polverel. Son mémoire de 1783 dans lequel il prit notamment fait et cause pour la défense d’une imposition librement décidée par les habitants de la Navarre dans le cadre de leurs Etats Généraux annuels (21), mais aussi les actes de la députation de Navarre aux Etats Généraux du royaume de France en 1789 (22) ont très certainement contribué à l’élaboration du projet social que Polverel développa à Saint-Domingue dans les années 1793-1794.

Dans la perspective d’une histoire de l’abolition de l’esclavage en révolution, il nous faudra aussi nous arrêter sur l’argumentaire mis en place par Polverel pour remplacer l’impôt obligatoire par une contribution volontaire des propriétaires à Saint-Domingue (23) : la proclamation qu’il y publia le 1er février 1793 au sujet de l’effort de guerre est ici particulièrement limpide (24). Le commissaire civil y précisait en effet que la contribution volontaire des propriétaire était mise en place afin de financer la guerre contre les esclaves insurgés ; qu’il désignait alors sous le terme de « brigands », en référence à leur pratique de révolte anticoloniale par la destruction systématique des propriétés sur lesquelles ils avaient été exploités. Nous devrons nous interroger sur le choix de ce vocable « brigand », mais aussi sur la nécessité de cette guerre contre les esclaves insurgés, dans le cadre d’une révolution qui déboucha pourtant en 1793-1794 sur l’avènement de la liberté générale.

Plus intéressant pour nous encore, Polverel justifia dans cette proclamation sa position quant au mode d’imposition des propriétés : tandis que l’impôt systématique et obligatoire prévu par la commission intermédiaire allait selon lui risquer de provoquer, voire creuser l’endettement déjà grand de nombreux propriétaires de la colonie, E. Polverel entendait laisser le choix à ces derniers dans leur participation au financement de la guerre. Nous verrons pourquoi, la guerre contre les insurgés ne pouvait alors être financée que par les producteurs de Saint-Domingue, c’est-à-dire les propriétaires, qu’ils soient colons ou libres de couleur d’ailleurs. En ce début 1793, il s’agissait donc pour Polverel de sauver un maximum d’unités de production, à la fois en faisant la guerre aux brigands destructeurs et en endettant le moins possible les propriétaires. Cependant, de telles mises en œuvre pouvaient paraître risquées, dans la mesure où certains propriétaires pourraient alors choisir de financer largement la guerre contre les esclaves par simple posture colonialiste.

Les choix que fit alors le commissaire civil pour la mise en œuvre concrète de cette contribution volontaire des propriétaires nous semblent ici important à envisager. En effet, toujours dans cette même proclamation datée du 1er février 1793, E. Polverel ordonnait aux municipalités qui ne l’avaient pas encore fait d’ouvrir les registres de contributions, les officiers municipaux étant rendus responsables de cette application. Ainsi, Polverel offrait un cadre institutionnel précis à la mise en œuvre de ces contributions volontaires : celui de la commune, première entité de la république.

Mais une question reste ici entière : pourquoi cette guerre contre les esclaves insurgés « brigands », dans le cadre d’une révolution qui débouche sur l’abolition, l’avènement de la liberté générale ? Plusieurs hypothèses de travail seront développées à ce sujet durant notre intervention : nous tenterons de comprendre ce qui se joua en ces mois de novembre 1792-février 1793 dans la politique polverélienne de la liberté et surtout de la garantie du droit à l’existence par la mise en œuvre de la propriété commune. Nous pouvons cependant dès maintenant en dresser les contours.

Le contexte dans lequel Etienne Polverel mit en place cet impôt par contribution volontaire des propriétaires se situe dans le cadre d’une guerre élargie contre les insurgés noirs, notamment dans la région des Platons (Sud). D’une part, à ce stade, la lutte des esclaves était en fait déjà largement manipulée par la puissance espagnole, selon des vues colonialistes, contre lesquelles Polverel s’est d’ailleurs ensuite battu dans le cadre de la mise en œuvre concrète de l’abolition. D’autre part, dans cette même région, Polverel assista à plusieurs tentatives de la part de propriétaires blancs pour mettre en place des milices privées chargées de réprimer les esclaves insurgés. Le commissaire civil les interdit, pour les remplacer systématiquement par le service obligatoire au sein des gardes nationales des citoyens actifs inscrits dans les municipalités et les encadrer ainsi par les autorités républicaines (25) ; seules habilitées à décider des plans d’action à mener, comme de la façon d’employer les fonds financiers d’ailleurs !

Nous tenterons enfin de faire le lien entre les décisions prises par Etienne Polverel dans le courant des mois de novembre 1792-février 1793 et les dispositions qu’il mit ensuite en place dans ses règlements d’août 1793-février 1794 au sujet de l’imposition des unités de production. Nous l’avons noté au début de ce résumé, dans ses proclamations des 27 août et 31 octobre 1793, Polverel prévoyait donc le partage des revenus des habitations en trois tiers, dont l’un était provisoirement consacré à l’ancien propriétaire privé pour lui permettre de rembourser ses dettes (26). Le 1er février 1793, Polverel avait-il déjà en tête ce plan de la communauté des biens accompagnant la liberté générale ? En préférant des contributions volontaires passant par les communes à un impôt obligatoire, Polverel ne préparait-il pas déjà l’assainissement des structures de production pour le moment où elles iraient aux mains des nouveaux libres ?

Nous tenterons de répondre à tous ces questionnements à travers cette intervention qui s’intègre dans le cadre d’une thèse portant sur l’œuvre politique d’Etienne Polverel et son attachement au lien entre liberté et égalité. Celui-ci semble en effet avoir trouvé dans sa définition de la république des réponses nécessaires à l’organisation de nouveaux rapports sociaux à Saint-Domingue au lendemain de l’abolition, pour l’avènement de la liberté générale dans le cadre du droit naturel moderne.

Paris, le 16 avril 2008

Notes

(1) BNF, 4 FM 34766, Mémoire à consulter et consultation sur le franc-alleu du Royaume de Navarre, délibéré à Paris le 28 décembre 1783, Polverel. Ce document est également consultable aux Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques.

(2) De la convocation des Etats-Généraux à la Révolution du 10 août 1792, plus précisément pour E. Polverel à son départ pour Saint-Domingue décidé suite à la promulgation par la Législative du décret du 4 avril 1792 accordant notamment les droits politiques aux libres de couleur.

(3) Ces documents sont consultables aux ADPA, dans le fonds C1601. Il faut aussi signaler à la BNF : 8-LK2-1161, Tableau de la Constitution du Royaume de Navarre, et de ses rapports avec la France ; imprimé par ordre des Etats-Généraux de Navarre, Avec un Discours préliminaire & des notes, par M. DE POLVEREL, Avocat au Parlement, Syndic Député du Royaume de Navarre, 1789.

(4) Il fut notamment membre de son comité de correspondance.

(5) BNF, 8 LB 40 545, Opinion de M. de Polverel, sur l’aliénation et l’emploi des biens nationaux, et sur l’extinction de la dette publique. Lue à l’Assemblée de la Société des Amis de la Constitution, le Vendredi 25 juin 1790. A Paris, chez Baudouin, Imprimeur de l’ASSEMBLÉE NATIONALE, rue du Foin Saint-Jacques, n°31.

(6) Jean-Nicolas Pache fut Ministre de la Guerre entre les mois d’octobre 1792 et de février 1793.

(7) La Société patriotique du Luxembourg fut créée le 13 janvier 1792. Raymonde Monnier a publié une première étude au sujet de cette société dans son ouvrage : L’espace public démocratique : essai sur l’opinion publique à Paris de la Révolution au Directoire, Paris, éditions Kimé, 1994. Par ailleurs, une grande partie des papiers de ladite société est conservée au département des manuscrits occidentaux de la BNF, sous la cote ms, naf, 2684.

(8) AN, D XXV 4, Loi du 4 avril 1792 copie.

(9) Voir notamment AN, D XXV 40, registre 400, proclamation publiée par E. Polverel et L.F. Sonthonax le 21 juin 1793 au Cap.

(10) AN, D XXV 40, registre 400, proclamation publiée par L.F. Sonthonax le 29 août 1793 au Cap.

(11) La plupart de ces proclamations se trouvent dans AN, D XXV 39, registre 397, Registre d’ordres et de décisions des commissaires civils.

(12) AN, D XXV 39, registre 397, proclamation publiée par E. Polverel le 27 août 1793 au Port-au-Prince, portant sur le partage des revenus des habitations séquestrées par la République entre les guerriers et les cultivateurs.

(13) AN, D XXV 40, registre 400, Ibid.

(14) AN, D XXV 39, registre 397, règlement de culture publié par E. Polverel le 31 octobre 1793 aux Cayes.

(15) Cette instance fut mise en place par les commissaires civils à leur arrivée au Cap en septembre 1792 pour remplacer les assemblées coloniales de la première période révolutionnaire à Saint-Domingue.

(16) Ces deux arrêtés sont notamment mentionnés par Etienne Polverel dans AN, D XXV 39, registre 396, Proclamation publiée par E. Polverel le 12 décembre 1792 au Port-au-Prince.

(17) AN, D XXV 39, registre 396, Ibid.

(18) Ceci est notamment mentionné par L.F. Sonthonax lui-même dans l’une de ses lettres au Ministre de la Marine et des Colonies : AN, D XXV 41, registre 406, Lettre de L.F. Sonthonax au Ministre de la Marine et des Colonies rédigée au Cap le 19 novembre 1792.

(19) Nous en détaillerons certains aspects dans le cadre de notre intervention.

(20) Voir notamment AN, D XXV 39, registre 396, proclamations publiées par Etienne Polverel les 12 janvier et 1er février 1793 aux Cayes.

(21) BNF, 4 FM 34766, Ibid.

(22) BNF, 8-LK2-1161, Ibid.

(23) Pour des questions de place, nous ne donnons ici aucune citation des sources ; la plus grande place leur sera par contre laissée dans le cadre de notre intervention.

(24) AN, D XXV 39, registre 396, Proclamation publiée par E. Polverel le 1er février 1793 aux Cayes.

(25) Voir notamment AN, D XXV 39, registre 396, Décision prise par Etienne Polverel le 26 décembre 1792 contre les milices des « habitants » et « propriétaires » des Cayes et de Torbeck (province du Sud de Saint-Domingue).

(26) Voir AN, D XXV 39, registre 397, Ibid. Le détail technique de cette répartition et de la durée de ce provisoire sera présenté lors de notre intervention.