Robespierre, la fabrication d’un médiocre Recensions
dimanche 4 décembre 2016Par Anne-Marie Coustou, Professeur d'histoire-géographie
A propos de l'ouvrage de Jean-Clément Martin, Robespierre, la fabrication d’un monstre, Paris, Perrin, 2016, 400 p.
Paru après Robespierre, la fabrication d’un mythe, de Marc Belissa et Yannick Bosc (2013), l’ouvrage de Jean-Clément Martin au titre quasi identique ne propose pas, à la différence du premier, de revenir sur la construction des légendes noires ou dorées de l’Incorruptible. L’introduction qui s’ouvre sur l’épisode du pseudo-masque de Robespierre que l’auteur qualifie de « quasi-comique » nous en donne l’objet. L’on pourrait penser que l’aspect « quasi-comique » résiderait dans ce montage cousu de fil blanc censé révéler « la vraie tête » du révolutionnaire. Mais pour l’auteur, c’est la réaction des défenseurs de l’Incorruptible qui est risible car «… aujourd’hui comme hier, écrit-il, on peut débattre sans crainte de la violence de Marat, de la vénalité de Danton ou de la frivolité de la reine, alors que l’épiderme national demeure sensible dès qu’on l’évoque (Robespierre) » (p. 1 et 2). Cette « crainte du débat » ne semble pas très dissuasive au vu du nombre de biographies et articles dépréciatifs parus sur l’Incorruptible. Par contre, cette « crainte » s’avère révélatrice du propos de l’auteur dont l’objectif est de libérer la parole sur Robespierre et, en quelque sorte, de déverrouiller le débat à son sujet. Le propos du livre consiste donc « à expliquer pourquoi il est le seul dans ce cas » alors qu’il est, selon Martin, un révolutionnaire parmi tant d’autres, pas même franchement remarquable par ses prises de position, ni même le plus attaché aux principes ou le plus désintéressé.
A la sempiternelle question de Marc Bloch «… dites-nous quel fut Robespierre ? », Martin préfère substituer la suivante « Dites-nous pourquoi il a été considéré comme un homme différent de ses contemporains, doté d’une trajectoire unique, incomparable » (p. 10). Toute la problématique est ici posée : Robespierre n’est pas différent des autres révolutionnaires et il convient donc de le remettre à sa juste place. La démarche de l’auteur consistera à s’efforcer de banaliser l’Incorruptible en tant qu’acteur de la Révolution française, afin de nier la part d’originalité dans son rôle et dans ses idées. Quand Martin déclare «… il faut le considérer comme un « acteur » parmi tous les autres, tâtonnant, échouant, militant ordinaire ou porte-parole, tribun ou négociateur », nous ne pouvons qu’être d’accord sur ce postulat d’une évidente banalité, les tâtonnements et les échecs étant le lot commun de tout un chacun, personnages ordinaires ou révolutionnaires célèbres. Qui a jamais prétendu que Robespierre, en plus d’être incorruptible, était infaillible ? Reste à connaître la méthode adoptée par M. Martin pour mettre en lumière cette banalité.
Le jeu indéfini des comportements et des interactions
L’auteur nous révèle sa méthode dans les pages suivantes, en citant comme modèle pour sa démarche celui de l’historien Jacques Revel qui prend lui-même pour exemple le romancier Tolstoï, à savoir « une histoire qui s’intéresse au jeu indéfini des comportements et des interactions plus qu’aux grands principes abstraits et aux grands hommes » (p. 12). Dans la multitude d’interactions que comporte la vie d’un personnage public, comment sélectionner les moments, les personnages et l’objet de ces « interactions » sans effectuer un tri qui révèle le parti-pris de l’auteur ? En effet les idées des protagonistes évoluent au rythme du contexte qui change, en fonction de leur capacité d’adaptation, mais aussi de leur fidélité (ou non) à des principes, et ces éléments devraient logiquement être pris en compte. Les dérives sont d’autant plus à craindre que l'ouvrage ne comporte pas de notes de bas de page se référant aux sources. Est-ce à dire qu’il renonce, pour cette biographie de Robespierre, à faire œuvre d’historien ? Ces réserves sur la méthode étant posées, quelle image de Robespierre ressort de la lecture de cet ouvrage ? La sélection des « confrontations » et, encore plus peut-être, les omissions sont forcément révélatrices des sympathies de l’auteur. Elles mettent en lumière un Robespierre rarement à son avantage, pendant que, parallèlement, d’autres personnages sont valorisés. Prenons donc l’exemple de quelques-unes de ces « confrontations » pour comprendre comment cette image de personnage falot se construit.
Un révolutionnaire médiocre et suiviste
Martin décrit un Robespierre médiocre et suiviste dont la réputation serait surfaite et usurpée : « Comme il le faisait dans ses plaidoiries et ses discours, et comme il le fera ensuite, il reprend des idées émises par d’autres et les met en forme – ce que Manon Roland lui reprochera plus tard. » (p.102), omettant de préciser que Manon Roland a donné de Robespierre des portraits très élogieux avant qu’il ne commence à critiquer son mari devenu ministre de l’Intérieur. Robespierre n’a, semble-t-il, toujours pas changé de méthode dans la période où il préside avec ses collègues aux destinées de la France, puisque Martin nous le décrit ainsi au Comité de Salut public « Robespierre capte les propositions de ses collègues et les fait siennes » (p. 273). Au moment de la loi de Prairial (10 juin 1794), J.-C. Martin note que « Jusque-là, il a repris et synthétisé ce qui avait déjà été proposé, voire expérimenté » (p.280). Démontrer cette médiocrité de Robespierre semble en fin de compte l’axe central de l’ouvrage, puisque J.-C. Martin conclut avec ces mots « En dotant Robespierre et le jacobinisme d’une telle importance et d’une telle autonomie, les Thermidoriens incitent à confondre l’histoire de la Révolution avec l’action d’un homme, exaltent sa puissance, gomment ses défaillances et font oublier la médiocrité de son rôle effectif. » (p. 328). S’il est médiocre et suiviste, d’autres révolutionnaires, par contre, sont plus ardents et progressistes que lui. Analysons quelques exemples de comparaisons désavantageuses pour l’Incorruptible.
Un froid défenseur des esclaves noirs
Ainsi, à propos du problème de l’esclavage, si Martin fait ressortir que Robespierre n’était pas adhérent de la Société des Amis des Noirs (p. 115), alors que d’autres comme Grégoire, Brissot ou Pétion l’étaient, et qu’ils « déployaient une activité plus considérable que lui sur ce sujet », cela est intéressant et nul ne songerait à lui contester cette affirmation. Encore eut il été opportun de préciser que cette société militait pour l’abolition de la traite des Noirs, et non de l’esclavage, jugeant cette dernière insensée, et qu’elle envisageait de remplacer la traite par « l’élevage » des esclaves. Nous aurions également aimé lire sous sa plume des précisions sur la réaction dudit Brissot après l’insurrection des esclaves noirs à Saint-Domingue en 1791. En effet, lorsque les esclaves se révoltèrent, Brissot et ses amis Girondins les condamnèrent violemment et réclamèrent une répression exemplaire, ce qui ne fut pas le cas de Robespierre, et dans la foulée ils mirent la clé sous la porte de la Société des Amis des Noirs (1). Martin interprète les faits de la manière suivante : « Robespierre ne dira rien – alors que Brissot s’oppose au courant colonial de la droite de l’Assemblée et acquiert sa notoriété. » (p. 142) Il y revient plus loin : « En mars, Brissot avait pourtant réussi à faire accepter par l’Assemblée, contre toute la droite, l’égalité des droits entre libres de couleur et Blancs,… » (p. 161) En réalité, les propositions de Brissot d’accorder l’égalité des droits aux libres de couleur, qui aboutirent au décret du 4 avril 1792, étaient destinées à réarmer ces derniers pour activer la répression contre les esclaves insurgés. Mais l’application de ce décret échappa à cette manipulation et ouvrit un tout autre processus.
Si nous poussons la comparaison entre Robespierre et la Gironde plus loin, voici le texte de l’article 17 de la nouvelle constitution proposé par Condorcet (et les Girondins) sur le droit de propriété : Le droit de propriété consiste en ce que tout homme est le maître de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie ». Rappelons que les esclaves étaient assimilés à des « biens ». Quant à Robespierre, il intervint le 24 avril 1793 pour critiquer la Déclaration arrêtée par l’Assemblée girondine deux jours plus tôt, qui était destinée à servir de préambule à la nouvelle constitution. Il contesta notamment une constitution qui «… favorise ceux qui veulent accroître indéfiniment leurs propriétés au détriment de la propriété des autres, dont la plus précieuse est la propriété de soi. ». C’est ainsi qu’il inspira la nouvelle Constitution, et notamment les articles sur la propriété. Voici le texte de son projet et notamment les articles III et IV que l’Incorruptible voulait faire ajouter à la Déclaration des Droits : « III – Il (le droit de propriété) ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. IV – Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral. » Toute possession qui attente à la liberté d’autrui est donc illicite. L’esclavage n’est-il pas l’exemple le plus achevé de « possession qui attente à la liberté d’autrui » ? Ce souci de limiter l’exercice de la propriété n’était pas nouveau chez lui. Il n’a cessé de dénoncer les abus de la propriété, notamment au sujet des spéculateurs qui affament le peuple.
Et si l’on voulait pousser la comparaison plus loin encore, il aurait fallu également préciser, ainsi que le fait Jacques Schaff (2) , que ce fut la Convention montagnarde, héritière, depuis Las Casas et l’école de Salamanque, d’un long courant anticolonialiste et favorable à la « philosophie du droit naturel », qui abolit enfin l’esclavage dans toutes les colonies le 16 pluviôse an II (4 février 1794), mettant les actes en accord avec les principes, et ce après les tergiversations de l’Assemblée législative puis des Girondins en la matière. Ces détails ne nous semblent pas anodins pour une compréhension correcte des idées des différents protagonistes.
Enfin, J.-C. Martin conteste aussi à Robespierre sa célèbre phrase « Périssent les colonies s’il devait vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre liberté ». Cette formule (p. 115), prononcée lors des débats des 12 et 13 mai 1791 autour des droits politiques à accorder ou non aux « libres de couleur » dans les colonies et contre l’usage du mot « esclave » dans un texte de loi, lui serait « prêtée » à tort. Elle aurait « sans doute » été prononcée par Dupont de Nemours avant d’être consacrée par Desmoulins. Rappelons que l’expression circule depuis que Jaucourt l’a employée dans l’article « Traite des nègres » de l’Encyclopédie. Par ailleurs il semble que les journaux de l’époque n’aient pas remarqué que Dupont de Nemours et Desmoulins aient prononcé cette formule avant Robespierre, puisque, lorsque la presse commente cette séance, c’est bien à lui qu’elle attribue ces paroles pour les lui reprocher. Ainsi Adrien Duquesnoy, rédacteur de l’Ami des Patriotes, mais aussi député à l’Assemblée constituante, est très sévère dans son journal envers Robespierre, qu’il trouve « exagéré ». Il écrit : «… je serais loin de dire avec Mr Robespierre : Périssent nos colonies ! Car je ne serais pas sans crainte qu’avec elles ne périssent nos richesses et les forces nécessaires pour maintenir notre liberté » (3). Mais cela n’empêche pas Martin d’insinuer que Robespierre ne s’est peut-être rallié à l’abolition de l’esclavage que par tactique, dans un calcul destiné à affaiblir l’Angleterre ! (p. 257)
Robespierre suiviste sur la question de la guerre
Dans le débat sur la guerre qui s’ouvre à l’automne 1791, J.-C. Martin voit encore Robespierre recycler les idées d’autres révolutionnaires. A propos de son opposition à la guerre, Martin se contente de résumer deux des arguments de Robespierre dans une formule elliptique puis de faire remarquer que ce sont les mêmes (arguments) « que Billaud-Varenne répète pendant l’automne et l’hiver 1791-92 » et conclut par la formule «… cela rappelle son aptitude à capter les idées qui lui semblent bonnes… » (p. 145), confortant à nouveau le jugement de suivisme émis par Manon Roland. En réalité, Robespierre ne se contente pas de reprendre les idées de Billaud-Varenne. Ce qui l’amène à comprendre que la guerre représente un grand danger pour la Révolution, ce sont des faits (comme la nomination de Narbonne, un belliciste notoire, au ministère de la guerre le 7 décembre) et des observations personnelles sur le trop grand consensus qui existe entre le roi, la cour, le ministère, La Fayette, et l’assemblée. Son premier argument est donc la défiance vis-à-vis de l’exécutif, mais, par la suite, il affine ses arguments qui sont nombreux et très bien développés, ainsi que les historiens Albert Michon et Marc Belissa l’ont démontré (4).
On pourrait multiplier à l’infini les exemples qui montrent que cette méthode « comparative » est certes séduisante au premier abord mais qu’à l’usage elle s’avère trop souvent partielle et partiale.
L’anti-républicanisme de Robespierre : un vieux refrain remis au goût du jour
A propos de l’idée républicaine, suivant la même méthode qui consiste à comparer les différents acteurs, J.-C. Martin oppose Condorcet, Robert ou Brissot, comme faisant partie d’un « courant républicain » qui « cherche à inventer de nouvelles relations politiques entre les hommes, en s’inspirant du modèle américain » à un Robespierre qui, très influencé par « la tradition philosophique française », resterait quant à lui très « antirépublicain » (p. 111) et « refuse toute installation d’une république » (p. 155). L’auteur recycle là un vieux discours idéologique, qui prend sa source chez les Thermidoriens, selon lequel Robespierre était républicain par opportunisme et voulait en fait être roi, discours qu’Edgar Quinet, en particulier, a popularisé par la suite (5).
Mais en quoi le fait de s’opposer au veto royal et de réclamer le suffrage universel comme le fait Robespierre – des positions qui pour Robert désignent le républicain – est-il antirépublicain ? Dans son rapport du 17 pluviôse an II, Robespierre résume ainsi sa conception du républicanisme : « l’essence de la république ou de la démocratie est l’égalité, il s’ensuit que l’amour de la patrie embrasse nécessairement l’amour de l’égalité ». On notera que Robespierre emploie indifféremment les termes « république » et « démocratie ». Quelques paragraphes avant cet extrait il précise que la démocratie est le synonyme de la république : « ces deux mots sont synonymes, malgré les abus du langage vulgaire ; car l’aristocratie n’est pas plus la république que la monarchie » (6). Il faisait bien-sûr allusion à l’aristocratie des riches prônée par les Girondins, notamment Brissot et Condorcet. C’est pourquoi on aurait aimé quelques précisions sur le républicanisme de Condorcet longtemps attaché au système censitaire et élitiste avant que ne tourne le vent en 1793. Mais, dès juillet 1792, quand le mouvement populaire, appuyé sur les sections de Paris et les fédérés de province, préparent l’insurrection du 10 août contre le roi, les Girondins renient même cette république élitiste et censitaire à laquelle certains d’entre eux aspiraient, pour soutenir la royauté et « l’ordre » contre ce qu’ils considèrent comme l’anarchie (7).
Un révolutionnaire coupé du peuple et sans prise sur le cours de la Révolution
J.-C. Martin perpétue la tradition qui veut que Robespierre ait été coupé du peuple et de ce fait sans prise sur les événements, sans influence sur le cours de la Révolution. C’est ainsi qu’il affirme que l’historiographie « le voit plutôt comme un révolutionnaire en chambre condamné pour avoir perdu tout contact avec la réalité » (p. 294). A défaut de préciser à quel courant historiographique il se réfère, l’auteur nous révèle qu’il se reconnaît dans ce courant. Ainsi, à propos de la préparation de la journée du 10 août 1792, lit-on sous sa plume que « l’insurrection se prépare, portée par Marat, par Billaud-Varenne, par Danton, et encore par le brasseur Santerre… » (p. 164), mais que « Robespierre suit plus qu’il ne précède », qu’il « n’a repris la proposition radicale de Danton et de Billaud-Varenne contre le roi et l’Assemblée qu’avec une ou deux semaines de retard » (p. 166), soit le 29 juillet, et qu’à ce moment-là « la dénonciation est aisée et les faits lui donnent facilement raison ». On lit encore que « l’insurrection éclate sans que Robespierre y prenne part » (p. 165), que celui-ci se contente de la « légitimer dans le dernier numéro de son journal qui paraît le 20 août » (p. 166), soit avec dix jours de retard ! Un peu plus loin, l’auteur affirme que « Danton a été présent lors du 10 août » et qu’il y aurait eu un « partage des tâches » : « Robespierre a légitimé l’insurrection (mais après coup seulement, ndlr), que Marat a soutenue et que Danton continue d’organiser » (p. 168). Enfin, parce que Robespierre « endosse la responsabilité de toute la révolution », J.-C. Martin en conclut qu’il « reste dans les marges » mais « plus que sa place effective dans le processus révolutionnaire, c’est bien son image qui est ainsi, de nouveau, confirmée. » (p. 181-182). Toute la suite de l’ouvrage conforte cette analyse d’un personnage qui soigne son image mais reste en marge des événements.
A l’encontre de ces affirmations, citons Albert Mathiez. Celui-ci note qu’en 1792, Robespierre a influencé clairement par ses discours la ligne politique et le programme que s’est donné le mouvement populaire (9). Ainsi, par exemple, dès le 11 juillet, lorsque la patrie fut déclarée en danger par l’assemblée, il s’écria le soir même aux Jacobins « En vain, nous faisons de bonnes lois, si le pouvoir exécutif ne les fait pas exécuter, s’il les entrave par des vétos perfides, si les administrateurs anonymes conspirent avec la Cour pour tuer la Constitution par la Constitution… dans des circonstances aussi critiques, les moyens ordinaires ne suffisent pas. Français, sauvez-vous ! » De même, c’est lui qui, dès le 18 juillet, rédigea la pétition réclamant la déchéance du roi que les fédérés présentèrent à l’Assemblée. Enfin, c’est son discours du 29 juillet aux Jacobins qui fixa le programme qu’adoptèrent les fédérés et les sectionnaires qui montèrent à l’assaut des Tuileries le 10 août. Selon Mathiez, « C’est ce puissant discours de Robespierre qui donna aux futurs insurgés le programme qu’ils cherchaient ». Rappelons qu’il s’agissait d’un programme en trois points : la déchéance du roi, l’élection d’une convention (car Robespierre ne faisait pas plus confiance à l’Assemblée législative, trop compromise, qu’au roi) et le suffrage universel (car il soutenait depuis longtemps la suppression de la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs). Rappelons également que « l’état-major » de l’insurrection se réunissait chez les Duplay, dans le logement de son ami Anthoine et que plusieurs amis de Robespierre en faisaient partie, notamment Simon de Strasbourg et Lazowski. D’ailleurs, les Girondins Isnard et Brissot ne s’y trompèrent pas, puisqu’ils menacèrent de dénoncer Anthoine et Robespierre devant l’Assemblée pour les faire envoyer devant la Haute Cour. Martin constate que Robespierre est ensuite « délégué par sa section à la Commune insurrectionnelle » sans se poser la question de savoir si les membres de sa section l’auraient élu à cette responsabilité s’ils n’avaient eu pleinement confiance en lui et s’il n’avait participé en rien aux événements. Quant au rôle de Danton dans l’insurrection, Mathiez a démontré, documents à l’appui, que « la légende a été créée par Danton lui-même qui s’attribuera, au tribunal révolutionnaire, pour sauver sa tête, un rôle qu’il n’a pas joué » et que ce rôle a été « élargi » plus tard par Alphonse Aulard (10). Notons également que Pétion, loin d’avoir « appuyé » les sectionnaires qui préparaient l’assaut des Tuileries, comme le prétend Martin, a tenté par tous les moyens, en tant que maire de Paris, de faire annuler ou échouer l’insurrection, et qu’il y est parvenu par trois fois, avant le 10 août, ainsi que le démontre Mathiez (11).
Un révolutionnaire qui ruine les tactiques nécessaires à la vie démocratique
J.-C. Martin cite très peu de jugements portés sur l’Incorruptible par ses contemporains. En plus de celui de Manon Roland cité plus haut, notons le suivant : « Ce petit homme à la folle vanité » (p. 99). Ce « reproche » (sic) que lui adresse Charles de Lameth est repris à son compte par Martin pour illustrer son propos selon lequel «… en invoquant les grands principes, il ruine les tactiques nécessaires à la vie démocratique ». Rappelons que Robespierre revendique toujours l’égalité des droits, et notamment le suffrage universel. Ainsi, pour Martin, son combat pour la démocratie apparaît quelque peu facile et démagogique : « Il a beau jeu de mettre en lumière l’insuffisance des arguments de ses adversaires, notamment à propos de l’extension du droit de vote, quand la majorité de l’Assemblée cherche simplement les compromis nécessaires pour stabiliser au plus vite les institutions. » (p. 100) Or, c’est justement pour éviter de « stabiliser les institutions » dans un sens contraire à la Déclaration des droits – c’est-à-dire à la clé de voûte des institutions – que Robespierre « ruine les tactiques nécessaires à la vie démocratique ».
Un révolutionnaire à la doctrine inconsistante qui manie l’ambiguïté et fait le tri dans les principes
Pour J.-C. Martin, Robespierre a une conception sélective du droit naturel. Il est assez curieux de lire sous sa plume que ce que Robespierre « retient des théories du droit naturel est un choix tout à fait personnel, ne remettant en cause, par exemple, ni la propriété individuelle ni la liberté du commerce. » (p. 101). Ce qui est ici « tout à fait personnel », c’est l’interprétation de l’auteur, car les « théories du droit naturel » (on suppose qu’il se réfère à Locke ?) ne remettent pas en cause la propriété individuelle et la liberté du commerce. En revanche, comme le rappelle régulièrement Robespierre, ces « théories » limitent la liberté du propriétaire et celle du commerçant : on ne peut pas posséder et commercer au détriment des droits d’autrui dont le principal est le droit à l’existence. C’est pourquoi Robespierre milite pour poser des limites constitutionnelles à l’exercice de la propriété privée, afin d’en éviter les abus, et refuse de laisser le marché fixer le prix de ce qui permet aux êtres humains de vivre. Le rôle du législateur consiste ainsi à garantir à tous un droit égal à la liberté et à constituer les conditions politiques de cette garantie. La communauté (la république) est constituée sur cette idée de la liberté (12). J.-C. Martin choisit de l’ignorer puisque, selon lui, la pensée de Robespierre est quelque peu invertébrée : « La reconnaissance politique qu’il reçoit ainsi par défaut, serait-on tenté de dire, témoignerait-elle alors d’une doctrine inconsistante ? » (p. 128). A cette question, il trouve une réponse de manière récurrente : il n’a pas « proposé une ligne politique claire » (p. 129), il « ne propose pas de programme précis » (p. 134), «… Robespierre n’a pas proposé un programme… » (p. 255).
Il est donc logique que, dans le chapitre intitulé « Entre principes et tactique » (p. 112), où Martin étudie les « rapports que Robespierre entretient avec le jeu politique, avec ce qu’il comporte de négociations, voire de compromis », il conclut à l’ambiguïté. De même qu’il affirme qu’au printemps 1793, « il suit une ligne politique tortueuse » (p. 192) et cela « lui évite, là encore, d’afficher une position claire » (p. 204). C’est ainsi que l’auteur « peine à suivre les modifications de ses jugements » et qu’il prend pour exemple de ces fluctuations les jugements que le conventionnel porte sur le général Dumouriez : « Il avait commencé par vanter les succès de Dumouriez ; il fait pourtant rapidement marche arrière, avant de l’accuser de traîtrise et de le rendre responsable des défaites… » (p. 193) avant de conclure « tous les coups sont-ils permis dans les polémiques ? ».
Présentée ainsi hors contexte, la volte-face de Robespierre paraît évidemment surprenante, mais elle aurait peut-être été mieux comprise si J.-C. Martin avait entretenu le lecteur sur les changements intervenus dans la manière de Dumouriez de mener la guerre. Robespierre félicite certes le général pour ses succès dans la guerre défensive, notamment à Valmy et à Jemmapes, mais il désapprouve par contre son choix de lancer ses troupes dans la guerre de conquête en Belgique et aux Provinces-Unies, position qu’il dénonce dès les premiers jours car cette guerre risque de se faire contre les patriotes belges et hollandais qu’elle va dresser contre la France révolutionnaire. C’est au nom du principe de la fraternité entre les peuples que Robespierre soutient cette position de manière très claire dès le printemps 1792, avant même la déclaration de guerre, et c’est aussi la raison pour laquelle il se méfie de Dumouriez, un aventurier vénal dont la fidélité à la Révolution était plus liée à son ambition qu’à son attachement aux principes (13). Mais J.-C. Martin semble ignorer ces nuances entre guerre de conquête et guerre défensive puisqu’il affirme que Robespierre « ne semble pas avoir d’à priori contre la guerre de conquête, ce qui annonce la détermination à lutter contre l’Angleterre qu’il affichera encore en 1794. » (p. 156).
C’est aussi cette prétendue souplesse vis-à-vis des principes qui amène Martin à qualifier de « recul » le fait que Robespierre, après avoir combattu certains aspects de la constitution de 1791 qu’il juge contraires aux principes du droit naturel, comme le suffrage censitaire par exemple, a ensuite défendu cette même constitution dans le journal qu’il a créé le 19 mai 1792, intitulé « Le défenseur de la Constitution » (p. 159). L’auteur ne peut ignorer pourtant que Robespierre s’est expliqué de manière très claire à ce sujet, arguant que, tout imparfaite qu’elle fût, cette constitution représentait cependant une avancée considérable, un socle à partir duquel il fallait mener le combat pour la perfectionner.
Comme il ne reconnaît pas les raisons philosophiques qui guident la conduite de Robespierre, l’auteur conclut à une incohérence dans sa pensée et son action : « La reconnaissance politique qu’il reçoit ainsi par défaut, serait-on tenté de dire, témoignerait-elle alors d’une doctrine inconsistante ? » (p. 128). A cette question, il trouve une réponse de manière récurrente : il n’a pas « proposé une ligne politique claire » (p. 129), il « ne propose pas de programme précis » (p. 134), il « s’interdit de mener une politique lisible » (p. 240), «… Robespierre n’a pas proposé un programme… » (p. 255). Et, en conclusion de l’ouvrage, Martin déclare qu’il n’a pas « voulu magnifier sa doctrine politique et sa vision historique, n’ayant pu établir un corps de pensée structuré sur des principes originaux et cohérents. » (p. 344). Nous laisserons à l’auteur la responsabilité d’un tel jugement.
Un révolutionnaire qui s’inscrit dans un courant « archaïque »
L’auteur mobilise évidemment cet autre lieu commun selon lequel Robespierre serait fondamentalement passéiste, ce qui annihilerait toute la dimension apparemment « moderne » de ses positions politiques. A propos du combat qu’il mène pour l’extension du droit de vote aux citoyens passifs, Martin affirme ainsi (p. 101) que «… la « modernité » des revendications démocratiques qu’il défend bute alors sur des sentiments qu’il faut bien qualifier d’« archaïques », puisqu’ancrés dans un horizon communautaire, nostalgique d’un âge d’or. » Cette « nostalgie d’un âge d’or » auquel il faudrait retourner n’est pas chez Robespierre. On la retrouvera en revanche dans les écrits de ceux qui depuis deux siècles se recopient pour donner corps à cette idée (14).
L’affrontement avec les Girondins : une querelle d’ego
Dans le chapitre sur la guerre, JC Martin reprend à son compte une expression d’Hervé Leuwers (Robespierre, Fayard, 2014, p. 204 et 205) concernant le combat idéologique qui oppose Robespierre aux brissotins au sujet de la guerre durant l’hiver 1791-92 et au printemps 1792. Selon Martin, ce combat se réduirait en fin de compte à une « querelle des ego » : « C’est plus sûrement la marque que la querelle des ego (Hervé Leuwers) est bel et bien enclenchée et qu’elle ne se finira qu’avec la victoire d’un des protagonistes. » (p 147). En réalité, la formulation d’Hervé Leuwers sur cette question est nettement plus nuancée, puisque, selon lui, la virulence des échanges s’explique "d'abord dans l'enjeu du débat qui, pour Robespierre, est la paix, la liberté et l'issue de la Révolution". Et, même s’il affirme qu'il ne faut pas d'emblée écarter "ces témoignages qui supposent une querelle d'ego", il en conclut que "dans le duel, c'est aussi l'autorité morale de ces deux premiers rôles qui est en jeu". Est-il besoin de préciser que l’ego est un concept qui relève de la psychologie, et réduire un affrontement historique entre deux conceptions de la société à une « querelle des ego » est une interprétation qui sacrifie à un certain courant historique ambiant, même si JC Martin s’en défend. Il qualifie les altercations verbales entre les Girondins et Robespierre de « vanités opposées, d’orgueils rivaux » (p 157), ignorant les divergences idéologiques fondamentales qui les opposent. Cette analyse, basée sur une approche psychologisante, occulte les enjeux politiques du moment sur le sens qu’il faut donner à la guerre, une fois que celle-ci est déclarée, le processus devenant alors irréversible. Cette interprétation détachée des enjeux politiques ignore les motivations financières, économiques et politiques des Girondins, motivations que les historiens Georges Michon et Marc Belissa (16) a pourtant parfaitement mises en lumière.
Un chef de clan qui « règle ses comptes » et justifie les « coups d’État »
C’est ainsi que, tout naturellement, en ignorant les enjeux politiques qui se jouent derrière l’affrontement entre Girondins et Montagnards, l’auteur en arrive à la conclusion qu’à partir de septembre 1792, Robespierre devient un « chef de clan » (p. 172). C’est également lui qui « donne le ton » pour la lutte des factions après la mort du roi car « La convention sort divisée plus que jamais de cette exécution qui a bien établi une frontière de sang infranchissable entre partisans et opposants de la Révolution, mais aussi, plus subtilement, entre les factions révolutionnaires entre elles. Et Robespierre a donné le ton. » (p. 187)
Est-ce aussi l’ignorance des enjeux politiques qui fait déraper le vocabulaire utilisé par l’auteur qui qualifie de « coup d’État » (p. 208, puis p. 213) l’action du peuple de Paris lorsqu’il destitue les députés girondins infidèles, le 2 juin 1793 ? Cela semble probable puisqu’à la page suivante Martin parle des « départements demeurés loyalistes » à propos des départements où les Girondins sont puissants et organisent la lutte fédéraliste contre Paris. Or un coup d’État, au sens propre, est une prise du pouvoir illégale par une personne ou un groupe qui exerce des fonctions à l’intérieur de l’appareil étatique. L’action du peuple de Paris le 2 juin n’avait pas pour fonction de prendre le pouvoir, mais bien de destituer de leur fonction des représentants indignes qui avaient trahi le peuple, afin d’obliger la convention à remplir sa mission au service du peuple, conformément aux principes de la démocratie et du droit naturel. C’est probablement cette ignorance des principes du droit naturel qui amène l’auteur à présenter de manière étrange les propositions que fait Robespierre le 10 mai 1793 sur la future constitution (p. 203). Celui-ci prononce un long discours dans lequel il pose les bases d’un fonctionnement démocratique de la vie politique en proposant quelques règles de bon sens permettant le contrôle des élus par le peuple, contrôle permanent que J.-C. Martin interprète de la manière suivante : «… son idéal d’une démocratie quasi directe le conduit à surveiller de façon obsessionnelle les fonctionnaires (entendez les élus) ». Et à propos de la révocabilité des élus par leurs mandataires, Martin écrit que Robespierre « propose que le peuple puisse révoquer ses mandants quand bon lui semble ! » (p. 203), le point d’exclamation étant destiné à mettre en relief l’incongruité de la proposition. En réalité, Robespierre ne propose bien évidemment pas que le peuple puisse révoquer ses élus à tort et à travers selon sa fantaisie, mais seulement lorsque ceux-ci trahissent ses intérêts vitaux. Est-ce le même choix délibéré d’ignorer les enjeux politiques qui amène l’auteur à qualifier les conflits politiques dans lesquels Robespierre intervient en 1793 de « querelles » ou de « règlements de compte » qui seraient « le lot quotidien de sa vie » ? (p. 230). C’est ainsi que Martin explique que ceux-ci « témoignent de combats autrement plus importants et aussi plus confus, car les clivages ne sont pas clairement politiques ou idéologiques mais combinent toutes les dimensions possibles que les rivalités peuvent emprunter. » Le terme de « règlements de comptes » est à nouveau utilisé à propos des différentes ruptures antérieures à Thermidor (p. 307). C’est d’ailleurs cette même interprétation des « rivalités » entre « clans » qui amène l’auteur à qualifier de « coup d’État » l’arrestation des chefs cordeliers en mars 1794 (p. 261).
Quant à ses prises de position au Comité de Salut public, Martin les interprète ainsi : Robespierre « s’interdit de mener une politique lisible » et il « laisse à penser qu’il cherche à s’approprier le pouvoir. » (p. 240). Cette même idée est développée plus loin : « sa position repose sur un équilibre fragile entre concurrences politiciennes, encadrement des émotions et administration d’un pays en guerre » et cette position « laisse planer des doutes sur ses buts » (p. 241). De même lorsque Robespierre, dans son discours-testament du 26 juillet-8 Thermidor, attaque Cambon pour sa révision des rentes viagères qui abaisse fortement le revenu des petites gens sans toucher à celui des riches rentiers, Martin refuse de voir dans son intervention la défense des intérêts des pauvres, affirmant qu’il « vise… la possibilité de régler un contentieux ancien avec Cambon », mais également qu’il agit, une fois encore, dans un intérêt tactique pour « retrouver une majorité » (p. 297-298).
Cette interprétation des positions de Robespierre entre effectivement dans la logique des choses si l’Incorruptible est devenu un « chef de clan » ainsi que le suppose Martin.
Un révolutionnaire qui justifie les massacres
La propension de Robespierre à justifier les massacres commis par le peuple avait déjà été évoquée à propos des violences liées à la prise de la Bastille (p. 82). On les retrouve sous forme d’interrogations à propos des massacres de Septembre 1792. Après avoir cité à nouveau Manon Roland qui accuse Robespierre de les avoir « permis » par la radicalité de ses propos et après avoir affirmé que Robespierre les « justifie », l’auteur s’interroge : « La marche de la Révolution impose-t-elle de ne pas s’intéresser à la trivialité des actes qui la favorisent ? Est-ce la définition restrictive du « peuple » qui interdit toute compassion avec les « traîtres » ? Le silence sur les exactions commises et le refus de dénoncer ces actes barbares et de les considérer comme un acte de justice est un choix dont la portée ne peut être éludée. » (p. 171-172.) Ainsi, Martin interprète la célèbre formule de Robespierre « Citoyens ! Vouliez vous la Révolution sans la révolution ? » comme une justification des massacres commis par le peuple destinée à « figer les positions » à ce sujet. D’ailleurs l’auteur assimile les massacres d’août (donc les violences consécutives aux tirs des gardes suisses contre les insurgés des Tuileries le 10 août) à ceux de septembre. Il déplore donc que, par sa faute, le débat sur ces massacres n’ait pas été ouvert et affirme que « le jugement à porter sur ces tueries demeure en suspens », car, selon lui, « la naissance de la république demeure associée à cette tragédie » (p. 181). Nous retrouvons là sans surprise les thèses de Furet sur le « dérapage » de la Révolution à partir de septembre 1792, et même d’août pour Martin, dérapage porteur de violences dont il convient de faire le procès à la Révolution. En réalité, Robespierre ne « justifie » pas les massacres, il les déplore comme tous les hommes politiques contemporains, mais il refuse les manœuvres qui consistent, en prenant prétexte des violences ponctuelles commises par certains groupes, à justifier la nécessité de la répression contre les sans-culottes et le recours à des décrets limitant la liberté du peuple, ce qui équivaudrait à une contre-révolution. A propos des massacres, saluons la parution d’un ouvrage qui va à l’encontre des idées reçues, celui de Micah Alpaugh (17) qui montre que la violence, dans les manifestations politiques du peuple de Paris, a été beaucoup plus l’exception que la règle et que le peuple a toujours privilégié les méthodes pacifiques d’intervention dans la vie politique chaque fois que cela était possible. Ouvrage salutaire qui vient mettre en porte-à-faux tous les tenants de la violence du peuple déchaîné.
Grande mutation et abandon des principes
Cependant, pour J.-C. Martin, « c’est manifestement cette expérience qui, non seulement modifie les sensibilités des contemporains, mais change aussi les positions de Robespierre. » (p. 170) C’est ainsi qu’il interprète la prise de position de Robespierre en faveur de la mort du roi de manière étrange « au nom d’une nécessité quasi-eugénique visant à débarrasser la terre d’un monstre » (p. 114), comme un « changement de logique » (p. 188) et, en quelque sorte comme une « mutation » par rapport au principe qu’il a toujours défendu du refus de la peine de mort. En effet, l’auteur s’interroge : « Pense-t-il encore que l’exécution capitale ne doit pas figurer dans le code pénal, donc que sa position en janvier 1793 n’a été que ponctuelle, liée à la circonstance exceptionnelle du procès de Louis XVI ? Rien n’est moins sûr. » (p. 189). Et l’auteur d’énumérer toute une série d’exemples où, à partir du printemps 1793, Robespierre se prononce pour la peine de mort dans les cas d’attentat contre « la sûreté générale de l’État ».
En premier lieu, il convient d’abord de préciser que Robespierre ne parle pas d’attentats contre la « sûreté de l’Etat ». Il justifie la peine de mort dans les cas de complots contre-révolutionnaires, donc des attentats contre la liberté du peuple, ce qui est fort différent de l’acception actuelle du terme de « sûreté de l’Etat ». Le 3 décembre 1792, après avoir déploré que l’Assemblée constituante a refusé sa proposition d’abolir la peine de mort, il confirme ses convictions et explique ainsi l’exception qu’il fait pour le roi : « Pour moi, j’abhorre la peine de mort prodiguée par vos lois, et je n’ai pour Louis ni amour ni haine : je ne hais que ses forfaits. J’ai demandé l’abolition de la peine de mort à l’assemblée que vous nommez encore constituante, et ce n’est pas ma faute si les premiers principes de la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques. Mais si vous ne vous avisâtes jamais de les réclamer en faveur de tant de malheureux, dont les délits sont moins les leurs que ceux du gouvernement, par quelle fatalité vous en souvenez-vous seulement pour plaider la cause du plus grand de tous les criminels ? Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul qui peut la légitimer ? Oui, la peine de mort en général est un crime, et par cette raison seule que, d’après les principes indestructibles de la nature, elle ne peut être justifiée que dans les cas où elle est nécessaire à la sûreté des individus ou du corps social….Un roi détrôné au sein d’une révolution…, un roi dont le nom seul attire le fléau de la guerre sur la nation agitée ; ni la prison ni l’exil ne peut rendre son existence indifférente au bonheur public ; et cette cruelle exception aux lois ordinaires… ne peut être imputée qu’à la nature de ses crimes (18). »
Ensuite, pour apprécier correctement ce présumé « changement de logique », il convient de rappeler le contexte qui amena l’Incorruptible à prendre de telles positions, apparemment contradictoires avec celles défendues auparavant. Rappelons qu’en mars 1793 la France dut faire face à de multiples dangers : la débâcle des armées françaises suite à la guerre de conquête impulsée par les Girondins, la menace d’invasion imminente du territoire de la République par les armées coalisées de tous les monarques européens, le soulèvement de la Vendée contre la République et la guerre civile fédéraliste allumée dans les départements par la Gironde. Face à cette situation de grand péril, les vrais défenseurs du peuple avaient-ils un autre choix pour sauver les acquis de la Révolution que d’adopter des mesures exceptionnelles ? Les principes indispensables en temps de paix pouvaient-ils s’appliquer intégralement ? Les changements relevés chez Robespierre à propos de la peine de mort ne peuvent s’appréhender qu’en tenant compte de cette situation nouvelle. En d’autres termes, ce n’est pas Robespierre qui a changé, c’est le contexte.
Comme il ne tient pas compte de ce contexte nouveau, J.-C. Martin en déduit logiquement que « la position que Robespierre adopte dorénavant sur la peine de mort semble répondre à cette mutation. Accepter de payer le prix du sang permet de s’appuyer sur la force vive des sans-culottes… » (p. 190). Cette « mutation » l’amènerait à se lier avec des sectionnaires plus ou moins fréquentables. Reprenant à son compte une idée d’Haïm Burstin, Martin affirme qu’« Indéniablement, Robespierre est dorénavant lié à cette nouvelle génération politique forgée à la cruauté des événements » (p. 191). Et l’auteur cite l’exemple de Lazowski, le héros du 10 août et des sans-culottes du faubourg Saint-Marcel, accusé par les Girondins d’avoir participé aux massacres de septembre en laissant massacrer des prisonniers dont il avait la charge. En réalité, le procès qui lui fut intenté ne parvint pas à établir sa responsabilité dans l’affaire, pas même sa présence sur les lieux ce jour-là. (19)
L’Incorruptible corrompu ?
J.-C. Martin suggère d’ailleurs que cet « abandon des principes » ne concernerait pas seulement la question de la peine de mort. Même sa probité légendaire serait également sujette à caution. Lorsque le Journal Les Révolutions de Paris accuse Robespierre d’être « un traître fréquentant la maison de la princesse de Lamballe, où il aurait trouvé l’argent pour lancer son propre journal » (le Défenseur de la Constitution), Martin estime que « la question reste posée, personne n’ayant, semble-t-il, expliqué comment Robespierre a pu ainsi abandonner un poste de magistrat pour une situation de folliculaire, soumis à une opinion et à un éditeur,… » (p. 159). Rappelons, pour éclaircir ce prétendu mystère, que, d’une part, le Défenseur de la Constitution » était financé par souscription, et que, d’autre part, le train de vie de Robespierre était très sobre car il considérait le luxe et le confort comme très accessoires. Plus loin, l’auteur insinue également qu’un mystère entourerait l’installation en 1793 de l’imprimeur Nicolas qui édite les journaux de Robespierre. Ce serait Lazowski, décrit plus haut comme un personnage trouble, qui aurait donné la main à cette installation (p. 181). Toutes ces insinuations tendent à jeter le trouble sur l’intégrité du personnage.
Un réflexe d’intolérance ou une exigence démocratique ?
Le fantasme de l’Incorruptible d’une communauté fusionnelle de citoyens vertueux, allié à son intransigeance dans la défense des droits du peuple, induirait chez lui une sorte de réflexe d’intolérance : « Pour établir une société peuplée de citoyens « incorruptibles » et vertueux, il se trouve déchiré entre deux attitudes : fonder la cité avec tous les hommes de bonne volonté et en exclure ceux qui n’en sont pas dignes. L’exigence est aussi louable que redoutable ; trois ans plus tard, il n’arrivera pas à résoudre la contradiction nichée au cœur de l’exigence. » (p. 100) Nous retrouvons cette idée-maîtresse de l’exclusion et du tri au final de la biographie de Martin lorsqu’il écrit : « Robespierre se sépare de ses collègues lorsqu’il jette les bases d’une utopie républicaine, fondée sur l’amour et la vertu, critères retenus pour trier entre bons citoyens, aristocrates et faux révolutionnaires. » (p. 333). Robespierre considérerait la Révolution comme un « instrument de la rédemption de l’homme » (p. 333) et cela ferait craindre (aux conventionnels) que cela ne soit l’occasion d’établir un Etat débarrassé des impurs et des corrompus ». (p. 334). Ce réflexe d’intransigeance et d’intolérance, cette volonté de rédemption de l’homme, dénoterait chez lui un « mysticisme plus ou moins jansénisant, loin du christianisme progressiste repérable chez nombre de prêtres patriotes » (p. 339). Et ce « mysticisme jansénisant » trouverait ses origines dans la tradition psycho-sociale familiale puisque l’auteur émet l’hypothèse, qu’il présente comme plausible, selon laquelle cette tendance morbide s’expliquerait par l’influence des « courants religieux de sa région natale, où les « béguinages », ces associations pieuses de laïcs, rassemblaient des petites communautés de croyants engagés dans des dévotions sacrificielles ». De ce fait, « Toutes les accusations plus ou moins perfides portées contre Robespierre-prêtre, comme le calcul de Vadier le ridiculisant devant la Convention en évoquant l’arrestation de Catherine Théot, trouveraient alors leur sens.… L’héritage familial et local a pu jouer. » (p. 339).
Notons d’abord que J.-C. Martin ne cite aucune source à l’appui de ces assertions sur les liens entre la famille Robespierre et les béguinages. Mais, ce qui nous paraît plus grave, il semble bien que c’est la confusion que fait l’auteur sur la notion de « vertu » qui l’amène à ces dérives dans l’interprétation de l’idéologie de son héros. Les notions de « rédemption de l’homme » et de « jansénisme » renvoient à des concepts religieux, alors que pour Robespierre, ce mot a le même sens que pour Montesquieu, c’est-à-dire que ce qu’il appelle « la vertu dans la république est l’amour de la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité. Ce n’est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c’est la vertu politique (20). » En réalité, lorsque Robespierre dénonce la corruption, il ne désigne pas le peuple, mais ses représentants. Pour Robespierre, un peuple qui a conquis sa liberté est naturellement vertueux au sens politique du terme, c’est-à-dire qu’il défend une politique qui donne à chacun un droit égal à la liberté. En revanche ses représentants ont tendance à ne pas faire preuve de cette vertu et à se montrer corruptibles, à préférer leur intérêt particulier à l’intérêt général (21). Robespierre, semble-t-il, n’a jamais parlé « d’exclure de la société tous les hommes qui n’en sont pas dignes ». On chercherait en vain une telle affirmation chez lui, même s’il a été amené à combattre la corruption et la traîtrise, ce qui est bien le moins que l’on puisse attendre d’un représentant du peuple. Mais pour l’auteur : « Lorsqu’il renforce les réflexes intransigeants de tous ceux qui rêvent de constituer une communauté, il remet en cause la notion même du politique, au sens moderne du terme… » (p. 100 et 101). La proposition est obscure. Doit-on comprendre que « la notion même du politique, au sens moderne du terme » consisterait à ne pas remettre en cause la corruption et à ne pas rechercher la vertu politique chez les représentants du peuple ?
« Accéder au pouvoir » pour « purger la société »
A propos de la journée du 10 août, dans laquelle Robespierre est pourtant supposé n’avoir joué aucun rôle, et des massacres de septembre, qu’il est censé avoir favorisés par la radicalité de ses propos, Martin tire la conclusion suivante : « Cette série de coups de force est-elle le prix à payer pour accéder au pouvoir et purger la Révolution de ses membres égoïstes et corrompus ? Sans doute » (p. 172). L’image du doctrinaire utopiste aspirant au pouvoir pour y installer un régime totalitaire se dessine. Ce thème de la « dérive totalitaire » de la Révolution en général, et de Robespierre en particulier, se précise dans le chapitre intitulé « L’idole abattue ». Dans ce chapitre, l’auteur développe des thèses très ambiguës. Le ton est donné dès l’introduction : « Après le 5 avril, tous les Conventionnels peuvent légitimement craindre de connaître le même sort » (que Danton) (p. 269). « Or, non seulement Robespierre a joué un rôle de premier plan dans cette opération, mais il semble bien vouloir continuer de mettre l’Assemblée au pas » (p. 269). Même s’il reconnaît, ainsi que l’historiographie en a maintenant fait la démonstration, que cette légende d’un Robespierre sanguinaire, obsédé par le pouvoir et désireux d’éliminer tous ses adversaires, a été forgée par ses ennemis, les Thermidoriens, dès avant sa mort, et qu’elle a été divulguée dans l’opinion pour le discréditer, l’auteur ne s’interdit pas pour autant de glisser quelques insinuations tendant à faire penser que cette volonté de s’emparer du pouvoir qui lui est prêtée ne serait pas totalement dénuée de fondement. Ainsi, à propos de la fête de l’Être suprême, affirme-t-il que les députés « craignent que Robespierre ne se transforme en grand prêtre ou en grand inquisiteur, disposant d’un pouvoir sans limites sur l’opinion et de troupes à sa solde » (p. 275) car le cérémonial a « isolé radicalement les spectateurs et figurants des pontifes, et pire, du pontife unique ». Martin se pose donc la question de savoir si Robespierre « était conscient de ce qu’il a organisé autour de sa personne » (p. 277), faisant ainsi une allusion tacite au culte de la personnalité développé dans les régimes totalitaires.
On sait pourtant que ce fantasme du « grand pontife » a été créé de toutes pièces par les Thermidoriens, qui n’ont rien négligé pour accréditer cette idée. Ces craintes supposées des députés ne sont donc que des fantasmes, très utiles pour instiller la crainte dans l’esprit des conventionnels hésitants et pour discréditer Robespierre dans l’opinion. De même, nous savons maintenant que les Thermidoriens (Fouché ?) faisaient circuler des listes de suspects à éliminer, listes qu’ils attribuaient à Robespierre, afin de répandre la crainte chez les députés et les rallier à leur coup de force. Mais l’auteur semble l’ignorer puisqu’il écrit : « Dumas, le président du Tribunal révolutionnaire, semble le soutenir dans l’épuration des patriotes, c’est-à-dire dans la reprise en main des Jacobins et la consolidation de son pouvoir. Sans doute, car les rumeurs courent, poussant les députés qui se sentent menacés à changer de domicile tous les jours. Le risque est-il surestimé ? Ce n’est pas certain » (p. 295). Ces intentions équivoques sont par ailleurs confirmées dans les extraits suivants : « En considérant la crise du moment comme la répétition des luttes factionnelles, sans imaginer un recours aux institutions qui pourraient clore les luttes positivement (?), il n’envisage pas d’autre solution que le coup de force. En définitive, il ne laisse guère le choix à ses adversaires, poussés à agir les premiers, puisqu’ils peuvent craindre que la « panthéonisation » de Bara et de Viala, avec l’appui des élèves de l’Ecole de Mars, ne débouche le 28 juillet-10 Thermidor sur une prise de pouvoir définitive du « tyran » (p. 294). Cette idée est reprise au final de l’ouvrage dans la phrase suivante : «… d’autant qu’il accapare les pouvoirs, qu’il s’entoure d’hommes sûrs disposant de la force armée et qu’il inaugure un nouveau culte. » (p. 334).
En ce qui concerne les prétendues « troupes à sa solde » dont disposerait l’Incorruptible, il s’agit de l’Ecole de Mars, créée par décision du Comité de Salut public du 13 Prairial An II (1er juin 1794) afin de fournir à l’armée les officiers dont elle a besoin depuis la défection, la trahison ou la destitution des généraux aristocrates. J.-C. Martin en fait l’interprétation suivante : « Alors qu’il n’y a pas d’autres forces armées présentes à Paris, les Conventionnels peuvent redouter légitimement qu’il ne s’agisse de la garde prétorienne du Comité de Salut public, voire de Robespierre… » (p. 276). C’est évidemment la thèse que défendront les Thermidoriens pour justifier l’élimination de Robespierre. C’est aussi la thèse suggérée par Olivier Coquard dans son article sur l’Ecole de Mars (21) paru dans le magasine Historia de novembre 1015. Par contre, ce n’est pas l’avis d’Arthur Chuquet, spécialiste d’histoire militaire et auteur notamment d’un livre sur l’Ecole de Mars (22), qui n’est pourtant pas un partisan de Robespierre, loin s’en faut. Sur ce point également, l’historiographie a fait un sort à cette légende.
Une mort infâme ?
Dans le chapitre intitulé « La mort infâme », après avoir décrit les tortures infligées aux suppliciés de Thermidor au pied de l’échafaud, J.-C. Martin écrit que « Robespierre et ses « complices » sont morts ignominieusement », sans préciser de quel côté se situe l’ignominie… Selon lui, seul Saint-Just ferait exception en restant stoïque devant la mort, alors que le stoïcisme des blessés qui endurent des tortures depuis dix-sept heures sans un mot et sans un gémissement n’est même pas mentionné. Les comparant au roi et à la reine, jugés « dignes » devant la mort, et aux Girondins, supposés avoir chanté la Marseillaise en montant à l’échafaud (sans émettre le moindre doute sur la véracité de ces faits), l’auteur évoque les victimes de Thermidor, blessées ou agonisantes, pour décréter que leur mort fut « infâme ». On comprend mal le but recherché en faisant cette comparaison : l’auteur trouve-t-il personnellement cette mort infâme, ou bien veut-il faire comprendre que les Thermidoriens ont cherché à la rendre telle ? Le paragraphe est ambigu. On notera l’omission curieuse du sacrifice de Lebas et d’Augustin qui choisissent délibérément d’accompagner Robespierre dans la mort par conviction alors que la Convention n’avait pas décrété leur arrestation. Leur mort ne pourrait-elle pas être qualifiée d’héroïque ? Le choix des mots, ou leur omission, est ici révélateur.
Le type de révolution dont les Thermidoriens ne veulent plus
Selon J.-C. Martin, Robespierre incarne, à titre posthume, « le type précis de révolution dont les Thermidoriens ne veulent plus et qu’ils vont faire passer pour toute la Révolution, créant ainsi une confusion durable » (p. 309). On aura compris que ce type de révolution, c’est la Terreur. Effectivement, les Thermidoriens que sont Fouché, Tallien, Barras, Fréron, tous anciens « terroristes » à qui Robespierre reprochait leurs outrances, l’ont chargé de leurs crimes et en ont fait une victime propitiatoire pour faire oublier les leurs. Mais, si nous suivons bien l’auteur, à côté de « ce type précis de révolution » (la Terreur) qu’incarnerait Robespierre, il en existerait une autre, pacifique et non-violente, celle d’avant 1793, et l’on aurait tort d’assimiler toute la Révolution à cette courte période de la Terreur (de faire la « confusion »). Cette division de la Révolution en deux périodes opposées, l’une pacifique et l’autre violente, se retrouve à la fin de l’ouvrage : « En le comprenant comme un Prométhée foudroyé par son ambition cosmique, on évite de penser qu’il a prosaïquement participé au courant collectif qui a porté la Révolution de 1789 avant d’être incapable de contrôler celle de 1792-94 » (p. 340). Nous reconnaissons là les thèses de Furet selon lesquelles la Révolution aurait « dérapé » à partir de 1792, et c’est cette ambiguïté qui parcourt le livre d’un bout à l’autre, à travers les supposées « mutations » de la pensée de Robespierre et ses prétendues velléités d’éliminer tous les opposants et tous les citoyens non vertueux, mais aussi avec les violences populaires dont il conviendrait de faire enfin le procès à la Révolution.
Trivialité de la politique et réconciliation nationale
L’auteur résume ensuite les différentes étapes de la construction de la légende noire de Robespierre par les Thermidoriens et les post-Thermidoriens, processus qui est maintenant bien connu depuis la publication du livre de Marc Belissa et Yannick Bosc. Cependant, on notera la manière curieuse de présenter la réhabilitation de l’Incorruptible par Babeuf : « Il ne fallut pas plus d’une année pour que les militants plus ou moins proches de l’hébertisme, comme Babeuf, qui avaient souffert de la « dictature » de Robespierre comprennent qu’il fallait passer outre et s’inspirer de quelques principes ou postures « robespierristes ». Le « monstre » de la Révolution allait en devenir le « géant ». (p. 328) Cette mutation du « monstre » en « géant » agace visiblement J.-C. Martin qui présente ainsi son rôle durant la Révolution : « Les choses ont été plus triviales. Il n’y eut ni énigme, ni transcendance, ni abomination démoniaque ; simplement des jeux politiciens et des urgences politiques, des rivalités d’hommes et les contraintes d’un Etat en guerre ; il y eut surtout l’alternance ordinaire des moments de puissance et de faiblesse qui scandent la vie des grands acteurs de l’Histoire. » (p. 346). C’est cette idée de la « trivialité » des combats de la Révolution que l’auteur veut avant tout faire passer dans son livre, pour mettre fin au mythe de la Révolution fondatrice des idéaux républicains. Une démarche qui occulte les affrontements idéologiques, mais qui n’est guère originale dans le contexte actuel… « Parce qu’il est impossible de s’affranchir de la légende entretenue par la gauche et la droite autour de 1789, considérée comme la matrice de la politique nationale structurant les idéologies et les valeurs, la Terreur est interminable, tout comme l’est la guerre de Vendée… Tant que les procédures fantasmatiques dans lesquelles elles s’enracinent ne seront pas admises comme telles par l’opinion, il n’y aura pas de réconciliation nationale. Le deuil de ces fantasmes passe par celui de la Révolution héroïque ou désastreuse,… enfin et surtout par la prise en considération de la trivialité de la politique telle qu’elle s’est déroulée pendant l’époque révolutionnaire. » (p. 343). Cette interprétation de l’affrontement révolutionnaire comme un épisode « trivial » autour de rivalités politiciennes vise donc à réduire à néant les « procédures fantasmatiques » aux yeux de « l’opinion », pour faciliter la « réconciliation nationale », la fin de l’affrontement entre la droite et la gauche, en d’autres termes la fin de la politique grâce à la pensée unique. Les biographies en disent parfois plus long sur les idées de leur auteur que sur celles du personnage qu’elles sont censées étudier…
Au total, cette biographie, qui se présente comme un cheminement pas à pas dans la vie de Robespierre accompagnée d’une confrontation sélective et étriquée avec d’autres personnages ayant vécu les mêmes événements, offre des analyses parfois intéressantes mais difficilement compréhensibles pour le lecteur, en particulier pour le lecteur non averti, dans la mesure où le récit donne à voir un parcours dépourvu de toute logique intrinsèque et qui s’insère dans une histoire dont la trame n’est pas présentée, si ce n’est de manière anecdotique dans certains passages. Aucun fil conducteur ne permet donc d’appréhender le raisonnement politique de l’Incorruptible puisque ces prises de position sont présentées la plupart du temps comme relevant de tactiques politiciennes fluctuantes. On a du mal à comprendre à quel type de lecteur cet ouvrage s’adresse. Il apparaît comme trop touffu pour un lecteur néophyte qui se perdrait dans les méandres du cheminement en apparence incohérent de Robespierre sans connaître les idées maîtresses de sa pensée ni le contexte global qui a déterminé ses prises de position, puisque seul le micro-contexte du moment est parfois évoqué. Mais il semble d’un intérêt limité pour les historiens qui connaissent déjà ce contexte et qui n’y trouvent aucun élément nouveau susceptible d’enrichir la personnalité du révolutionnaire, d’autant plus que l’absence de notes montre clairement que l’auteur a renoncé à faire œuvre d’historien. Le seul auditoire visé par Martin semble en réalité être celui des « fanatiques » supposés de Robespierre qu’il présume ignorants des hésitations, des erreurs et des faiblesses de l’Incorruptible, et qu’il prétend déniaiser. D’où l’impression dominante qui ressort de cette biographie d’un Robespierre plutôt falot, suiviste et indécis, cultivant les « postures », privilégiant la tactique aux principes, mais préoccupé avant tout par son accession au pouvoir afin d’instaurer un régime d’intolérance pour purger la société de ses éléments impurs.
Notes :
(1) Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme, le combat de la Société des Citoyens de Couleur, 1789-1791, Paris, Editions du CNRS, 2007.
(2) Jacques Schaff, « Muséographie et idéologie. La Traite négrière, la Révolution de Saint-domingue au Musée d’Aquitaine et l’exposition « Haïti » du Grand Palais », Révolution Française.net, Février 2015.
(3) Jean-Daniel Piquet, Annales historiques de la Révolution française, n° 371, janvier-mars 2013, p. 189.
(4) Marc Belissa et Yannick Bosc, Robespierre, la fabrication d’un mythe, Ellipses, Paris, 2013.
(7) Yannick Bosc, « Robespierre et l’amour des lois », Jus politicum, n° 10, mars 2014.
(8) Albert Mathiez, Le dix août, Paris, Hachette 1931, p. 55.
(9) Albert Michon, Robespierre et la guerre révolutionnaire (1791-1792), Paris, librairie des sciences politiques et sociales, 1937 ; Marc Belissa, Fraternité Universelle et Intérêt national, 1713-1795. Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1997. Pour un résumé des arguments de Robespierre contre la guerre, voir Anne-Marie Coustou-Miralles, « Robespierre et la question de la guerre », Révolution Française.net, Septembre 2016.
(10) Albert Mathiez, op.cit., p. 59, 64 et 65.
(11) Ibid., p. 86 à 88.
(12) Ibid, p. 62, 67 et 70.
(13) Yannick Bosc, art. cit.
(14) Albert Soboul, Dictionnaire historique de la Révolution française, article « Dumouriez », Paris, PUF, 2006.
(15) Pour l’analyse de l’historiographie sur Robespierre, voir Marc Belissa et Yannick Bosc, Robespierre, la fabrication d’un mythe, op.cit.
(16) Michon Georges, op. cit. Marc Belissa, op. cit.
(17) Micah Alpough, Non-Violence and the French Revolution. Political Demonstrations in Paris, 1787-1795, New York, Cambridge University Press, 2014.
(18) Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, SER, 1958, t IX, p. 129-130.
(19) Albert Soboul, op. cit., article « Lazowzki ».
(20) Montesquieu, De l’esprit des lois, avertissement au lecteur.
(21) Sur le rapport entre vertu publique et démocratie, voir Yannick Bosc, art. cit.
(22) Olivier Coquard, « Aux ordres de Robespierre et de la République », Historia, novembre 2015.
(23) Arthur Chuquet, L’Ecole de Mars, Paris, Plon, 1899.