Le premier suit la Révolution de 1830 et accompagne la structuration politique du républicanisme et du socialisme. On assiste alors à la construction de la légende dorée pour faire pièce au flot des calomnies thermidoriennes. Sauver Robespierre, c’est sauver la possibilité d’une république. Avec la Révolution de 1848 et sous l’influence de Michelet, d’Edgar Quinet, puis d’Aulard les républicains se séparent du "pontife" et lui substituent d’autres figures tutélaires, en particulier celle de Danton. Dans les courants socialistes, les blanquistes développent un même discours négatif contre le "prêtre" responsable de l’exécution des hébertistes, censés être les vrais promoteurs d’une révolution populaire, les marxistes figeant pour leur part Robespierre dans la "révolution bourgeoise". Après l’avoir ainsi abandonné pendant la seconde moitié du XIXe siècle, la gauche, principal soutien de l’Incorruptible, le retrouve de nouveau dans les années 1930. Le deuxième moment Robespierre commence. L’histoire scientifique a contribué à changer la donne, en particulier les recherches de Mathiez et de ses élèves, Aulard lui-même tempérant en définitive son antirobespierrisme politique et militant des années 1880. L’impact de la révolution russe a été déterminant, générant d’autres lectures du passé, ou réactivant des interprétations oubliées, engendrant de nouvelles questions. À droite comme à gauche, mais sur des registres opposés — la peur du Rouge contre les promesses de la révolution —, Robespierre est alors revisité au nom d’un jacobinisme remis en perspective par le communisme. Le Front populaire associant les drapeaux rouge et bleu-blanc-rouge, l’Incorruptible est mobilisé lorsque la République est en péril face à la crise et à la montée de l’extrême droite. Il devient l’un des héros de la culture communiste et le jouet de la Guerre froide après guerre. Les années qui précèdent et suivent mai 68 marquent une autre étape au cours de laquelle le personnage se normalise. À l’époque, les élèves de troisième et de seconde passent une grande partie de l’année à étudier la Révolution française. Les énarques qui baptisent la promotion de 1970 du nom de Robespierre n’ont certainement pas le sentiment d’avoir choisi un psychopathe. Robespierre divise toujours politiquement mais il tend à échapper aux caricatures les plus grossières. Dans les années 1980, la vague antitotalitaire les réactive et met un terme à ce troisième moment Robespierre en condamnant le révolutionnaire au nom des droits de l’homme dont il est pourtant la figure emblématique pour ses contemporains. Il devient désormais banal de l’assimiler aux Khmers rouges voire à Hitler. Les porte-parole de l’idéologie dominante, néolibérale et conservatrice, relayés par une partie de la gauche socialiste, ne s’en privent pas. Ils diffusent une doxa efficace, adaptée au format simpliste des contraintes médiatiques qui n’a guère de contre-feu que dans des travaux savants jugés quant à eux peu médiatiques et d’autant plus inaudibles qu’ils sont souvent à rebours de "l’air du temps".

Depuis 2011, l’espace public bruisse du nom de l’Incorruptible, donnant le sentiment d’être face à l’ouverture d’un quatrième moment Robespierre. La vente aux enchères des manuscrits a montré la forte mobilisation d’une masse insoupçonnée de souscripteurs en faveur d’un homme pourtant décrit comme le paria de l’histoire de France. L’événement a surpris le monde médiatique qui avait enfermé l’Incorruptible dans le placard aux monstres politiques. Il a également étonné les historiens de la Révolution française qui ont souvent délaissé Robespierre pour d’autres chantiers. Le changement est sensible quand on compare cette présence à l’asthénie qui a caractérisé les deux décennies précédentes. Les élections présidentielles de 2012 ont en particulier été marquées par la revendication affichée de la figure de Robespierre par Jean-Luc Mélenchon, candidat du Front de gauche. Elle est réaffirmée au moment de la cérémonie du 220e anniversaire de la République, le 21 septembre 2012, devant le Panthéon : Robespierre, déclare-t-il, est "un exemple et une source d’inspiration". Comme à d’autres moments de l’histoire, Robespierre sort ainsi du passé pour être directement projeté sur la scène politique contemporaine dont il devient presque un interlocuteur. À la veille du premier tour, Franz-Olivier Giesberg, directeur de l’hebdomadaire Le Point, pronostique lui aussi — mais pour le pire — le retour de l’Incorruptible en dénonçant "les mauvais germes qui pourrissent l’ambiance dans un pays où ont toujours proliféré l’envie, cette passion eunuque, le ressentiment social et la haine de soi. Au secours, Robespierre revient (1) !" Alexis Corbière et Laurent Maffeïs, du Parti de gauche, prennent le contre-pied et publient Robespierre reviens ! (2), livre préfacé par Claude Mazauric, dont l’objectif est de fournir un vade-mecum aux citoyens contre l’antirobespierrisme ambiant. Le 30 janvier 2013, Alexis Corbière et Jean-Luc Mélenchon adressent une lettre aux présidents de France-Télévision et du Conseil supérieur de l’audiovisuel pour protester contre la "scandaleuse émission à prétention historique sur Robespierre et la Vendée" régulièrement rediffusée sur France 3. L’enjeu est politique : "Bien sûr, écrit Alexis Corbière sur son blog, il y a la bataille sociale pour le partage des richesses et l’égalité des droits. Le Front de gauche la mène avec ardeur. Mais, il ne faut jamais négliger les batailles culturelles qu’impose l’actualité (3)."

À droite, Jean-François Copé, président de l’UMP, multiplie les allusions à Robespierre présenté comme un épouvantail (la politique fiscale du gouvernement Ayrault consisterait à revenir "aux temps de Robespierre") et mis au même niveau d’indignité que des collaborateurs fusillés à la Libération : "Faire l’éloge de Robespierre, cela n’a rien à envier à ce que faisait Jean-Marie Le Pen avec Brasillach (4)." L’affaire Cahuzac (avril 2013), du nom du ministre du Budget, engagé dans la lutte contre la fraude fiscale qui, acculé par la justice, révèle être lui-même un fraudeur, donne une nouvelle occasion aux chroniqueurs et aux politiques d’agiter le spectre de Robespierre. Au lendemain de la démission du ministre qui n’a pas encore avoué, Guillaume Peltier, vice-président de l’UMP, stigmatise Médiapart qui a révélé le scandale et vole à la rescousse du ministre socialiste : "la pression médiatique des petits Robespierre de la justice que sont M. Plenel et ce site d’informations d’extrême gauche Médiapart ont aujourd’hui plus d’importance que la justice (5)." Robespierre ou la dénonciation. De fait, l’Incorruptible (d’où son surnom) a systématiquement dénoncé la prévarication, c’est-à-dire le fait que des élus, ou des personnes en charge d’une fonction publique manquent à leurs obligations. Les représentants du peuple doivent faire preuve de vertu politique — qui se distingue de la morale privée — et donc ne pas confondre leur intérêt particulier avec l’intérêt général. Le contrôle de ses représentants par le souverain, rappelle-t-il régulièrement, est la base de la démocratie et celui du pouvoir exécutif l’une des raisons d’être du Gouvernement révolutionnaire ("la Terreur"). L’affaire Cahuzac engendre des mesures d’urgence prises par le pouvoir qui visent à la "moralisation" du monde politique et à la "transparence". Anna Cabana (Le Point, BFM-TV) réagit à la publication du patrimoine des ministres et vitupère : "on n’entend qu’eux, ces jours-ci, les grands moralisateurs, les chantres de l’épuration, les nouveaux Robespierre, voire les néo-Khmers rouges (6)." Alain Finkielkraut sur Europe 1 puise lui aussi dans les fondamentaux : "on va élargir une sorte de suspicion comme si nous revenions à la Terreur, à la Révolution dans son aspect le plus noir". Patrick Devedjian, président UMP du conseil général des Hauts-de-Seine, brandit la même référence : "Pour faire oublier Cahuzac, Hollande lance la loi des suspects. La liberté de ce pays est une peau de chagrin. On sait comment ça se termine." Nadine Morano (UMP) boucle la démonstration : "La transparence à tous crins, cela s’appelle le totalitarisme (7)." Robespierre, la Terreur et le totalitarisme s’inscrivent dans le même champ lexical de cette communication politique. Deux articles du journaliste Antoine Bourguilleau parus sur Slate.fr en mai 2013 rendent compte de ce vocabulaire et des références à la Terreur qui "sont omniprésents dans l’actualité politique française"(8), et de l’exhumation de Robespierre : "Qu’il s’agisse de parler de fiscalité ou de transparence, l’Incorruptible, repoussoir ou modèle, est souvent cité dans le débat politique français. Le plus souvent n’importe comment (9)."

On constate que la crise économique profonde que nous traversons, au niveau de celle qui a touché le monde capitaliste à partir de 1929, associée à la défiance vis-à-vis du fonctionnement des institutions et à la montée de l’extrême droite, semble comme dans les années 1930 réactiver la figure de l’Incorruptible et plus largement les échos de la Révolution française. "Sommes-nous en 1789 ?" titre le numéro du Point du 18 avril 2013, avec en sous-titre : "comment naissent les révolutions". Depuis quelques années ce type d’accroche journalistique est devenu récurrent et accompagne le concours en détestation de Robespierre promu par l’histoire-spectacle et les "historiens de garde" (10), l’une des manifestations médiatiques de la progression des idées réactionnaires. Certains de ceux qui les combattent voient dans l’Incorruptible un repère et parfois une ressource, à un moment où les rares valeurs républicaines qui subsistent se délitent. Les principes incarnés par le conventionnel paraissent redevenir un recours possible, alors que les idéologies traditionnelles de la gauche se sont effondrées. En dépit de sa sympathie pour ce que représente Robespierre, le socialisme puis le communisme l’ont enfermé — avec la Révolution française — dans la construction déterministe de la révolution bourgeoise. Cette tradition critique du capitalisme, hégémonique au XXe siècle, a pour cette raison systématiquement minoré ou occulté la modernité d’autres conceptions critiques portées par la seconde moitié du XVIIIe siècle. Celle dont Robespierre est l’un des porte-parole dénonce l’économie politique tyrannique — l’idéologie naissante du marché selon les catégories du XVIIIe siècle — en se fondant sur le principe du droit naturel à l’existence. Robespierre l’a en partage avec des philosophes comme Mably, mais également avec le mouvement populaire. Tous, au nom du progrès, ont été qualifiés de passéistes, ou au mieux d’utopistes, et donc disqualifiés pour penser les contradictions et aujourd’hui les impasses de nos sociétés organisées sur le productivisme. Affirmer que les biens qui permettent de vivre constituent une propriété sociale commune qui ne peut être abandonnée à la violence du marché est-il de nos jours si archaïque ? Cette idée du bien commun, cette res publica — la chose publique — n’aurait-elle pas quelque vertu critique dans la république actuelle ? Le principe selon lequel il n’y a pas société mais état de guerre lorsqu’existe la pauvreté peut-il nous apprendre quelque chose ? La frugalité est-elle réactionnaire lorsque l’on constate notre monde perclus par le consumérisme ? Robespierre, et au-delà la Révolution française, engage à réexaminer les idées politiques républicaines et la tradition des droits de l’homme dont nous sommes censés être les héritiers mais dont nous avons perdu, au cours d’un trajet de deux siècles, une grande partie du sens et dès lors les vertus subversives qu’elles possédaient à l’origine.

Lire également le dossier de presse de l'ouvrage, avec la table des matières et un extrait de l'introduction.

Notes :

(1) Franz-Olivier Giesberg, "Au secours, Robespierre revient ! ", Le Point.fr, 12 avril 2012, en ligne.

(2) Alexis Corbière et Laurent Maffeïs, Robespierre reviens ! , Éditions Bruno Leprince, 2012.

(3) Voir le blog d'Alexis Corbière, 30 janvier 2013, en ligne.

(4) Antoine Bourguilleau, "Robespierre, un moralisateur incompris ", Slate.fr, 5 mai 2013, en ligne.

(5) "Les réactions politiques à la démission de Jérôme Cahuzac ", Le Point.fr, 23 mars 2013, en ligne.

(6) Anna Cabana, "Les grands moralisateurs ces néo-kmers rouges !", Le Point.fr, 10 avril 2013, en ligne.

(7) Raphaël Badache, "Transparence et patrimoine : les 10 déclarations les plus absurdes ", Les Inrocks, 16 avril 2013, en ligne.

(8) Antoine Bourguilleau, "La chasse aux terroristes (de 1793) ", Slate.fr, 4 mai 2013, en ligne.

(9) Antoine Bourguilleau, "Robespierre, un moralisateur incompris ", art. cit.

(10) William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, Nicolas Offenstadt, Les Historiens de garde. De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, Éditions Inculte, 2013.