La philosophie politique de Gabriel Bonnot de Mably Recensions
lundi 31 août 2015Par François Ternat, GRHis-Université de Rouen
A propos du livre de Peter Friedemann, Die Politische Philosophie des Gabriel Bonnot de Mably (1709-1785). Eine Studie zur Geschichte des republikanischen und des sozialen Freiheitsbegriffs, Berlin, LIT Verlag, Politische Theorie und Kultur, 350 p., 2014.
Voici un livre salutaire qui ouvre l’étude de l’histoire des idées politiques aux apports que constitue la pensée de Mably : l’esprit des Lumières s’enrichit du regard porté par un de ses représentants les plus brillants sur la « chose publique ». Cet ouvrage savant, riche et inspiré, nous invite à redécouvrir une pensée politique féconde et prolixe, susceptible de vivifier nos réflexions et de nourrir nos choix de citoyens sur le devenir de nos sociétés bien actuelles.
Certes, grand connaisseur et sans doute l'un des meilleurs spécialistes de Mably, Peter Friedemann n’en est pas à son premier essai pour sortir de l’ombre un écrivain essentiel du siècle des Lumières pourtant quelque peu oublié, du moins éclipsé par ses plus emblématiques consorts, Montesquieu, Diderot, Raynal, Rousseau…Florence Gauthier, Marc Belissa et au-delà le séminaire L'Esprit des Lumières et de la Révolution ont également beaucoup œuvré dans ce sens (1). Peter Friedemann a une longue familiarité – depuis quarante ans, le temps d’une carrière – avec ce philosophe politique, un des pères spirituels de la Révolution française, sinon son « véritable philosophe » selon le mot de Jules Isaac, comme l’avait rappelé Marc Deleplace dans une notice sur un précédent travail consacré à Mably. Après avoir en effet déjà publié, avec Hans Erich Bödecker, l’œuvre politique de Mably (Gabriel Bonnot de Mably : Politische Texte 1751-1783, Baden-Baden, Nomos, 2000 ; traduction française, Gabriel Bonnot de Mably. Textes politiques 1751-1783, Paris, L’Harmattan, 2008, dont on peut lire l'introduction sur Révolution Française.net), outils de travail très appréciés et de forte utilité, Peter Friedemann nous propose à présent, en une éclairante synthèse, le fruit de ses recherches antérieures, qui appelle à son tour et au plus tôt sa traduction en français pour les lecteurs francophones.
Cet ouvrage fait l’examen des connaissances actuelles sur l’étude de l’État de droit, démocratique et social, et des institutions politiques, afin de les renouveler et d’alimenter le débat plus que jamais d’actualité sur les systèmes de représentation du peuple et en définitive, l’exercice et le fonctionnement de la démocratie. L’auteur poursuit ici son travail de remise au jour de la pensée politique d’un représentant majeur des Lumières françaises, bien que non estimé à sa juste place au regard de l’influence qu’il exerça sur la société politique de son temps puis sur la Révolution. Son influence aura en effet beaucoup inspiré la « sphère de la diplomatie », la société des diplomates du second xviiie siècle, notamment autour des réflexions menées, parallèlement avec un autre grand constitutionnaliste, Emer de Vattel, autour de l’élaboration du « droit des gens », cette notion de droit international avant la lettre. Non spécialiste de Mably, c’est en tant qu’historien des relations internationales que je me penche, avec un intérêt croissant, sur l’œuvre de l’abbé philosophe de Grenoble dont on rencontre maintes fois l’empreinte dans les sources diplomatiques. Rappelons que ses idées politiques marquèrent aussi très fortement les révolutionnaires : dénonciateur du « despotisme légal », critique de tout système politique subordonnant le législatif à l’exécutif, pourfendeur de l’inégalité sociale et de la propriété privée, il préconisait à l’inverse égalité sociale et propriété commune, inspiré par le système égalitaire de Sparte, « modèle de frugalité et de vertu » à transposer au niveau politique. Autant de thèmes qui se sont bien sûr invités au cœur des débats politiques menés pendant la Révolution.
Pourquoi traiter de la philosophie politique de Mably et de ses aspects actuels ? Pour faire face aux défis des sociétés industrielles modernes et aux agressions du capitalisme sur les hommes d’aujourd’hui, répond franchement l’auteur. Peter Friedemann évoque la vieille question de savoir si c’est le triomphe de la raison elle-même qui a pu constituer une menace pour les sociétés industrielles et modernes, ou, à l’inverse, si ces menaces n’ont pas plutôt pris corps là où précisément la raison n’a pas encore fait son chemin, là où son déficit est patent. Le ton et l’intention sont donnés, il s’agit bien d’évaluer la portée de l’argumentation de Mably dans le contexte d’aujourd’hui, dans son rapport au présent. La méthode choisie vise, à travers une mise en contexte de l’historiographie, à étudier les critères représentatifs, les schémas argumentatifs du républicanisme classique. Cette problématique de recherche, vue sous l’aspect actuel de l’acception philosophique et politique du mot de « république », comme l’annonce le sous-titre, « une étude des concepts républicains et sociaux de la liberté », se situe dans le champ de l’histoire des cultures politiques et s’inscrit dans le sillage de toute la recherche contemporaine autour de ces thèmes qui retiennent depuis quelque temps déjà l’attention des historiens des idées politiques : réflexion sur les institutions comme systèmes de pouvoir et de représentations, définitions des notions de république et de républicanisme, relation entre morale et politique, dans leur rapport avec les sociétés industrielles modernes. D’emblée, ce sont l’actualité et la vivacité de la pensée d’un auteur trop longtemps méconnu qu’il convient de mettre au jour, parce que cette pensée permet d’animer les débats politiques qui traversent nos sociétés contemporaines.
Peter Friedemann introduit son ouvrage par des considérations générales et des remarques sur l’état de la recherche dans le domaine de la philosophie politique des Lumières, pour cerner ensuite les problèmes de méthodologie de la recherche propres aux études mablyiennes. Faisant le point sur les plus récentes études, il expose les rétrospectives et les résultats des précédents colloques qui lui ont été consacrés. Peter Friedemann annonce clairement son intention directrice, sa posture de chercheur, suivre l’évolution d’un « républicanisme classique » à un « humanisme citoyen », vers la mise en œuvre toujours souhaitée de ce qu’on appellerait aujourd’hui une « citoyenneté participative ».
Le livre campe d’abord une biographie politique classique, non pas réduite en une sèche chronique mais brossant le portrait enlevé, et méconnu, d’un Mably dans ses œuvres et dans les mœurs de son temps. Il nous fait découvrir un personnage attachant, sociable et affable. Sensible aux détails de son parcours comme à son insertion dans la société, l’auteur nous restitue l’homme des Lumières, doué de grandes qualités urbaines, empreintes de civilités et d’humanisme. Abordant le temps de sa jeunesse, l’auteur fait état de la carence des sources locales et de la recherche sur ce point. En revanche, il nous dépeint ses relations, les réseaux dans lequel l’abbé était intégré, ses lieux de vie et de sociabilité, les salons qu’il fréquentait, ses contacts personnels, tous éléments propices à une possible mobilité sociale. Il n’oublie pas non plus de décrire ses conditions matérielles, comme ces terres qu’il put acheter et dont il tirait des revenus qui l’ont mis tôt à l’abri du besoin et des contingences. En bref, tous ses aspects de la sociabilité des Lumières qui donnent de la chair au récit et qu’avaient si bien étudiés naguère Robert Darnton ou Daniel Roche.
Peter Friedemann dresse ensuite la genèse et la chronologie des écrits et de l’œuvre du philosophe, toute consacrée finalement à la recherche des critères de légitimité politique et sociale du pouvoir politique, autour principalement des formes de représentation du peuple dont il établit une typologie. Reprenant dans l’ordre tous les titres français de l’œuvre de Mably, du Parallèle des Romains et des Français par rapport au gouvernement (1740-1741) aux Observations sur le gouvernement des lois des États-Unis d’Amérique (1784), l’auteur suit, de la façon la plus exhaustive et méthodique, l’évolution et l’élaboration d’une pensée politique, en nous en rappelant les clefs de lecture, grâce à sa grande connaissance des textes et à la parfaite maîtrise de son sujet. Cette vue globale et évolutive à la fois de l’œuvre de Mably conduit à appréhender son approche des formes de gouvernement, de son plaidoyer pour une forme de gouvernement mixte (Observations sur les Grecs, 1749, Observations sur les Romains, 1751), à la critique, très précoce, de la diplomatie et des relations internationales (Droit public de l’Europe fondé sur les traités, 1746), liée à une critique de la « société commerciale » (Des principes des négociations, 1757). La démarche de l’auteur nous conduit ensuite au principe de la séparation des pouvoirs, base institutionnelle fondamentale de toute constitution, et aux Droits de l’Homme, comme limitations nécessaires de tout pouvoir (Entretiens de Phocion sur l’introduction de la morale avec la politique, 1763).
Le second axe dans cette pensée féconde réside dans la critique des divers types de système de démocratie représentative, critique qui est bien au cœur de la réflexion mablyienne. Ainsi le philosophe passe-t-il de la légitimité des constitutions du point de vue historique (Observations sur l’histoire de France, 1765), au cheminement des principes, fondamentaux, de la séparation des pouvoirs, fédératifs et sociaux (Observations sur l’histoire de la Grèce, ou des Causes de la prospérité et des malheurs des Grecs, 1766), et jusqu’à la critique de l’école des physiocrates (Doutes proposées aux Philosophes économistes sur l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1768).
Puis Mably consacre la dernière période de sa vie à ce qui constitue sans doute sa grande originalité, ses réflexions sur l’inégalité sociale et ses conséquences. Il affirme en effet le postulat de l’égalité (De l’étude de l’histoire à monseigneur le prince de Parme, 1775) et de la justice sociales comme fondements de la constitution (De la législation, ou Principes des lois, 1776), et définit la nécessité de ce qu’il appelle une éthique sociale comme garante pour une « sûreté » durable de la société (De la manière d’écrire l’histoire, 1783, Principes de morale, 1784). Ses réflexions théoriques de Mably à la fin de sa vie accompagnent aussi, simultanément, son expérience de « praticien constitutionnel », avec des œuvres telles que Du gouvernement et des lois de la Pologne (1771) et Observations sur le gouvernement des lois des États-Unis d’Amérique (1784).
Non réduit à une seule analyse formelle des textes, Peter Friedemann nous propose ensuite une analyse – et tout autant ses limites – du discours de Mably du point de vue de l’histoire des idées politiques pour présenter les idéaux, les arguments, les principes, les critères de la légitimité du pouvoir politique qui viennent structurer sa pensée et qui permettent de mieux comprendre, à travers elle, la raison et les raisonnements politiques du XVIIIe siècle. Il situe les problèmes de sûreté et de la légitimité d’une constitution énoncés par Mably dans la « longue durée ». Mably est ainsi replacé dans l’échelle de valeur établie selon les canons bien connus et admis de cette histoire, de l'humanisme civique de Machiavel à l’État-Leviathan de Hobbes, garant de la sûreté publique, jusqu’à Locke, père spirituel des Lumières, qui a posé les fondements juridiques de toute constitution, et à Rousseau, qui partage avec lui le postulat de l’égalité. Friedemann focalise cependant un instant son attention pour nous exposer, avec toute la rigueur de sa démonstration, ce qui différencie Mably de Montesquieu comme de Rousseau. Le concept de constitution selon Mably se situe finalement entre le dogme de la représentation de Montesquieu, dont Mably n’est pas un adepte rigoureux, et le concept de la volonté générale de Rousseau, n’étant pas non plus un théoricien de la « démocratie directe » telle que Jean-Jacques est supposé l'avoir défendue. C’est entre ces différents choix qu’il doit exister une alternative, que Mably expose.
Enfin, renouant tous les fils de sa démonstration, l’auteur nous propose sa lecture en présentant les aspects porteurs d’avenir, prospectifs, de la philosophie politique de Mably. Élargissant l’horizon historique, Peter Friedemann ouvre les perspectives, amples, que Mably a apportées au constitutionnalisme moderne et à la science politique, et offre l’appréciation par l’historiographie de son paradigme en rappelant l’essentiel de ses maximes.
Ainsi de la « Constitution mixte » et son élargissement, du concept de « bien public » comme processus politique et social, du dilemme que pose le concept de participation politique, de la critique d’une « société commerciale » et de la nécessité des indispensables droits de l’homme. Mably a aussi posé la question de savoir si la propriété privée, et son corollaire, l’inégalité sociale, devaient agir comme les prémisses de la croissance économique ? Non, réfute-t-il, ce ne sont ni des « lois naturelles », ni le moteur du développement. « Tout le monde peut être l’artisan de son bonheur », nous dit le philosophe, et la légitimité d’une constitution stable ne repose pas sur les seules valeurs matérielles. Il tord également le cou au « despotisme légal » des physiocrates, comme au despotisme chinois (ce que ses admirateurs européens au XVIIIe siècle appelaient le « gouvernement éclairé de la Chine ») qui ne peut pas être un modèle raisonnable pour un ordre économique et social européen. Autre avertissement visionnaire, la dénonciation d’un système de gouvernement plébiscitaire basé sur une volonté politique du « peuple », fictivement identique à l’intérêt général, autoproclamé garant de la « sûreté » et de la protection du citoyen, qui repose en réalité sur une conception fausse, un leurre, une mascarade du « bien public » prévient-il encore, comme s’il pressentait les dictatures des futurs Bonaparte. La séparation des pouvoirs est la condition sine qua non, la présupposition de tout ordre légitime. Le contrôle de l’exécutif par le législatif, la prééminence de ce dernier sur le premier pour mieux le limiter et s’en prémunir, sont le fondement même de tout « bon gouvernement ». Les pouvoirs intermédiaires sont le rempart, les garde-fous nécessaires contre les excès de tout autre pouvoir. Liberté et égalité sont les principes intangibles du point de vue social. Le principe représentatif d’un pouvoir constitutionnel contient ses limites dans la difficulté même à représenter équitablement, du point de vue social, le peuple. Enfin, l’action de la diplomatie dans le processus de l’instauration et de la sauvegarde de la paix doit être mue par la morale et les relations entre les nations commandées par le « bonheur des peuples », fustigeant intrigues, secrets et autres « outils du mensonge », bons à reléguer au rang des accessoires d’un obscur passé.
Peter Friedemann envisage la force du postulat de l’égalité par Mably comme préfigurant la résistance au capitalisme, dans la perspective historique des Droits de l’Homme et d’un républicanisme éthique et social. Il nous rappelle que pour Mably, la démocratie, pour vivre réellement, doit reposer sur la coexistence entre liberté républicaine et liberté sociale. On apprécie là toute l’ampleur du regard visionnaire, prophétique, actuel de Mably, précurseur du socialisme et capable de préfigurer les tendances du xixe siècle, et au-delà, les processus politiques contemporains comme les grandes questions, toujours ouvertes, posées aux citoyens.
Si Mably a trop longtemps perdu de son importance dans la recherche historique sur la Révolution, l’ouvrage de Peter Friedemann contribue puissamment à réhabiliter ses apports politiques et philosophiques, et donne enfin, avec rigueur et clarté, toute sa mesure à une pensée politique porteuse d’avenir et d’espoir. Cet impressionnant travail, de haute tenue scientifique, est servi par une écriture rigoureuse, qui certes ne s’encombre pas de formules romanesques. Les termes techniques, mélangeant gallicismes ou latinismes et terminologie allemande plus pure, contraintes de la traduction obligent, l’auteur voulant au mieux restituer le texte français, la rendent parfois difficile. Surtout, inhérence sans doute à une écriture de l’histoire des idées politiques, parce qu’elle est volontiers conceptuelle, c’est l’emploi de constructions et de termes très contemporains (les mots en « isme ») qui en rend la lecture quelques fois aride. Mais peut-être est-ce un mal nécessaire, puisque c’est toute la modernité de la pensée de Mably que Peter Friedemann parvient à nous restituer. Et c’est parce qu’il a démontré avec brio toute l’actualité de cet auteur essentiel que nous devons remercier Peter Friedemann de sans cesse le mettre à l'honneur.
(1) Voir en particulier Florence Gauthier (dir.), Colloque Mably. La politique comme science morale, 2 vol., Bari, Palomar, 1995 et 1997 ; Marc Belissa a édité et introduit deux ouvrages de Mably : Les Principes des négociations pour servir de préface au Droit Public de l’Europe (1757), Paris, Kimé, 2001 et Du Gouvernement et des Loix de la Pologne, suivi de De la situation politique de la Pologne en 1776 et Le Banquet des politiques, Paris, Kimé, 2008.