Marcus Rediker ne se présente pas comme un "universitaire", mais comme un "historien, écrivain, enseignant et militant". Outre son activité d’historien, de poète, d’écrivain, il est en effet engagé depuis nombre d’années dans différents mouvements sociaux et surtout dans une campagne internationale pour l’abolition de la peine de mort. Il écrit de lui-même "I am, by ancestry, Welsh, Scottish, Dutch, and Cherokee ; I am, by upbringing, a Southerner ; I am, by generation, of the New Left ; I am, by choice, a citizen of the world."

Ses principaux ouvrages sont dans l’ordre de parution :

- Between the Devil and the Deep Blue Sea : Merchant Seamen, Pirates, and the Anglo-American Maritime World, 1700-1750, Cambridge : Cambridge University Press, 1987.

- (Co-author with Peter Linebaugh), The Many-Headed Hydra : Sailors, Slaves, Commoners, and The Hidden History of the Revolutionary Atlantic, Boston : Beacon Press and London : Verso, 2000.

- Villains of All Nations : Atlantic Pirates in the Golden Age, Boston : Beacon Press, and London : Verso, 2004.

- The Slave Ship : A Human History, New York : Viking-Penguin, and London : John Murray, 2007. History from below

Les maîtres revendiqués de Rediker sont les historiens anglais Christopher Hill et Edward P. Thompson. Il faut rappeler rapidement la contribution de ces deux historiens à l’histoire sociale, politique et culturelle dans la deuxième moitié du XXe siècle pour placer les travaux de Rediker dans le cadre de l’History from below.

Christopher Hill est né en 1912, Edward Palmer Thompson en 1924. Les deux historiens étudient à Oxford et Cambridge. Ils entrent au Parti Communiste, et après la guerre, fondent le Groupe des Historiens du Parti Communiste (avec Eric Hobsbawm notamment). Comme beaucoup d’intellectuels communistes européens, ils quittent le PC en 1956 à la suite de l’écrasement de la révolution hongroise. Les deux hommes continuent néanmoins à se réclamer de la tradition marxiste d’écriture de l’histoire. Hill a surtout travaillé sur l’Angleterre du XVIIe siècle. Son grand ouvrage traduit en français, Le monde à l’envers. Les idées radicales pendant la Révolution anglaise (1972) est une magistrale exposition des théories et aux pratiques des Niveleurs. Il est longtemps et est toujours resté un des ouvrages majeurs sur cette question. Si une partie des ouvrages de Hill a un peu vieilli, notamment ceux qui tentent d’acclimater le concept de "révolution bourgeoise" dans l’Angleterre du XVIIe siècle, Hill s’oriente de plus en plus à la fin de son existence vers une approche plus multidimensionnelle des phénomènes idéologiques. Ses derniers livres, notamment The English Bible and the Seventeenth-Century Revolution (1992), et Liberty Against The Law : Some Seventeenth-Century Controversies (1996), sont beaucoup moins marqués par la théorie de la "révolution bourgeoise" et sont deux jalons fondamentaux, malheureusement non-traduits en français, de l’histoire de la première modernité en Angleterre.

Edward Palmer Thompson est surtout connu pour sa grande œuvre The Making of the English Working Class, publiée en 1963 et seulement traduite plus de 25 ans plus tard en France. L’ouvrage est toujours d’ailleurs indisponible en dehors des bibliothèques. La Formation de la classe ouvrière anglaise est l’un des plus grands livres d’histoire du XXe siècle. Thompson y analyse l’apparition de la classe ouvrière anglaise comme un phénomène total : politique, social, culturel, religieux. Il redonne une dignité et une rationalité aux luttes des artisans, des paysans, des marins, des radicaux qui se sont opposés à la dépossession massive des débuts de ce que les historiens appellent la "révolution industrielle". Il relie les pratiques et les théories politiques de ces militants et élabore le concept "d’économie morale de la foule" ou "d’économie morale populaire". Thompson est également l’auteur d’ouvrages très importants sur l’Angleterre du XVIIIe siècle, mais la presque totalité de ces livres sont scandaleusement absents des rayons des librairies françaises. Pour n’en citer que trois, Whigs and Hunters (1975), Customs in Common (1991) ou Witness against the Beast (1993) sont de très grands livres méconnus et non traduits…

Rediker revendique souvent sa filiation avec ses deux historiens et avec leurs démarches auxquelles on a accolé les expressions history from below ou people’s history ou encore labour history. Comme l’explique Rediker lui-même dans une interview donnée il y a quelques années, ces expressions sont pourtant nées dans des contextes historiques et historiographiques différents. La labour history est apparue au début du XXe siècle quand la montée du mouvement ouvrier a réussi à imposer l’histoire du travail comme un champ à part entière de l’histoire. On a commencé à considérer que l’histoire n’était pas seulement celle des puissants mais aussi celle des travailleurs qui avaient édifié les sociétés modernes. Par la suite, la labour history en Angleterre a eu tendance à se focaliser sur les couches instruites de la classe ouvrière, sur l’histoire des directions syndicales et politiques et à se détourner de l’histoire des classes populaires elles-mêmes, jusque dans les années 1970 où se produit un renouveau de l’histoire des travailleurs selon de nouvelles approches. L’expression people’s history utilisée en Angleterre par Morton ou aux États-Unis par Howard Zinn renvoie à l’idée d’une histoire opposée à celle des grands hommes et attachée à celle des travailleurs, des soldats, des dominés, etc.

Rediker préfère utiliser l’expression history from below apparue en Angleterre, en France et aux États-Unis, et aussi appelée histoire d’en bas ou from the bottom up. L’expression d’History from below sous-entend une forme d’engagement militant, une forme de sympathie de l’historien pour les luttes populaires et une volonté, non seulement de les relater, mais aussi d’en faire vivre la mémoire et de les utiliser pour mieux se battre contre l’oppression dans le présent. Elle implique de voir dans les travailleurs des acteurs, plus ou moins conscients, des transformations sociales, politiques et culturelles. Elle consiste à insister sur le fait que les hommes font leur propre histoire. Cette histoire n’était pas celle qui était enseignée avant les années 70. C’est contre l’histoire vue d’en haut, l’histoire des hommes d’état et des élites sociales, l’histoire consensuelle que se développe l’history from below. Aux États-Unis, l’histoire vue d’en haut niait l’existence du conflit, de la révolte, de la révolution, vus comme non-américains. Elle niait l’existence des Noirs, des Indiens, etc. D’où une forte demande sociale d’une autre histoire à laquelle Rediker voulut répondre quand il commença ses recherches au début des années 70. Dans tous ses travaux et en particulier dans The Many-Headed Hydra, Rediker revendique cette filiation et tente de montrer la connexion entre les travaux de Hill et de Thompson et ses propres travaux sur la mer. Il tente aussi de les dépasser en choisissant une aire d’étude plus large que le cadre "national" dans lequel étaient finalement restés cantonnés Hill et Thompson. La deuxième grande influence revendiquée par Rediker est celle des écrivains marxistes noirs comme CLR James et Walter Rodney qui apportèrent selon lui une dimension mondiale et "internationaliste" à l’history from below. Linebaugh et Rediker souhaitaient que ces deux traditions communiquent par leur entremise dans leur ouvrage commun.

Atlantic History

Les travaux de Rediker font également partie de ce que l’on appelle depuis une vingtaine d’années l’Atlantic History. Il s’agit d’un champ de recherche de plus en plus important, notamment dans le monde anglo-saxon, un peu moins en France, bien que la situation soit en train de changer comme l’affirme Cécile Vidal dans un article récent ("La Nouvelle histoire atlantique en France ; ignorance, réticence et reconnaissance tardive" dans Nouveaux mondes, revue en ligne, 2008). L’idée centrale de l’Atlantic History est que les Amériques, l’Afrique et l’Europe composent une sorte de système régional du XVIe siècle jusqu’au XVIIIe siècle. Un espace géographique, économique, démographique, politique et culturel intégré dans lequel les processus sociaux et politiques possèdent une forme d’homogénéité malgré l’existence de différences dans les contextes locaux ou nationaux. L’Atlantique permet de poser les questions historiques de la construction capitaliste, de celle des empires, des identités, etc. sur une échelle nouvelle, posant ainsi de nouvelles questions abordant de nouvelles problématiques. L’échelle atlantique permet tout d’abord de renforcer la dimension comparative entre les régions de ce système, que ce soit au niveau des structures économiques, de la formation des États, des discours politiques ou des institutions, mas aussi de la construction des identités, des pratiques de classes, de genre, de "races", etc. Deuxièmement, l’échelle atlantique permet de traiter certains thèmes dans leur dimension spatiale : les migrations, les diasporas, le commerce, les circuits de financement, les circulations scientifiques, militaires et technologiques, les productions artistiques et les sensibilités, mais encore les questions de la conquête, de la colonisation, de l’impérialisme.

L’Atlantic History joue enfin un rôle crucial dans la construction d’une histoire "globale" ou "mondiale", dans la mesure où les résultats des recherches sur cette aire peuvent être comparés à ceux à d’autres aires comme le monde arabo-musulman, le Pacifique, etc.

On peut voir dans les travaux de Palmer et de Godechot dans les années 50 une des origines de l’Atlantic History. Le grand livre de Palmer The Age of Democratic Revolution (1959, 1964), est le premier ouvrage à synthétiser toute une production historiographique antérieure selon une approche faisant de l’Atlantique une aire globale de civilisation. Son approche des révolutions de la fin du XVIIIe siècle fait date et a permis de poser les bases d’une histoire comparative des mouvements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle et des processus sociaux sur une grande échelle.

Les recherches de ces vingt dernières années ont largement dépassé la problématique initiale de Palmer et de Godechot. Premièrement, la définition de l’aire atlantique s’est étendue. Alors que chez Palmer l’Atlantique avait tendance à se résumer à l’atlantique nord unissant l’Amérique du Nord et l’Europe, les travaux actuels l’étendent à l’Amérique du Sud et surtout à l’Afrique. Les dernières années ont été marquées par un accroissement sans précédent des travaux sur l’Afrique, les Antilles, le Brésil et l’Amérique latine à l’époque moderne. Les recherches sur l’esclavage ont conduit à une meilleure compréhension des régimes serviles en Afrique même, sujets très peu connus il y a encore peu de temps, de même que la grande diversité culturelle des peuples africains soumis à la traite.

La dimension temporelle de l’Atlantique s’est également étendue. Le XVIIIe siècle et surtout l’ère des révolutions restent des moments clés, mais de plus en plus, les chercheurs travaillent sur l’Atlantique dans la première modernité. Les recherches sur les missions, sur les problèmes religieux, sur la formation des empires ont permis de fructueuses comparaisons et ouverts des perspectives nouvelles. Les identités européennes ne peuvent plus se comprendre en dehors du rapport et de la rencontre avec l’Autre, américain et africain. De l’autre côté du XVIIIe siècle, les travaux sur les révolutions d’Amérique latine et leurs rapports avec les révolutions américaine, haïtienne et française ont permis un renouvellement de l’histoire des rapports entre Europe et Amérique. Les libéralismes, les républicanismes dans l’aire atlantique ont été des objets d’études centraux. Enfin l’aire atlantique permet de dépasser les historiographies nationales et nationalistes au profit d’une approche plus globale. La contribution de Rediker (et de bien d’autres historiens d’ailleurs) à ce champ historiographique est de poser la question des classes populaires dans cette aire. Alors que Palmer et une grande partie des historiens travaillant sur les révolutions américaines et latines n’avaient travaillé que sur les élites nobles et bourgeoises, Rediker entend s’intéresser aux processus de construction des identités de classe et aux résistances collectives.

De Between the Devil… au Slave Ship. A Human History

C’est dans cette perspective qu’il a étudié le monde des marins, des pirates, en bref, le monde du radicalisme maritime dans son premier ouvrage de 1987 Between the Devil and the Deep Blue Sea : Merchant Seamen, Pirates, and the Anglo-American Maritime World, 1700-1750, (traduit en français sous le titre Les Forçats de la mer Editions Libertalia, 2010).

Rediker choisit l’Océan Atlantique comme aire de recherche. L’une des caractéristiques de ses travaux est justement qu’il refuse l’échelle "nationale" pour poser les problèmes de l’histoire politique, sociale et culturelle pour choisir une aire globale qui est celle des mers en général et de l’Atlantique en particulier. Dans une conférence récente, il critique d’ailleurs le "terracentrisme" d’une partie des historiens, "terracentrisme" qui est selon lui le fruit d’une approche marquée par la fiction de l’État nation contemporain. Toute histoire serait celle des États territoriaux en formation, alors que le capitalisme moderne se construit largement sur les mers et dans le réseau des grands ports du globe.

Il remarque dans ce premier ouvrage que bien que les marins, les pirates et les capitaines occupent une place éminente dans les cultures populaires actuelles, les historiens se sont remarquablement peu intéressés aux mondes maritimes dans une perspective sociale. Dans Between the Devil and the Deep Blue Sea, Rediker cherche donc à décrire le monde complexe de la mer au XVIIIe siècle. Il suit les marins le long des routes du commerce, dans les ports où une société particulière avec ses codes, ses valeurs, ses règlements particuliers se construit. Rediker se livre à une analyse socioculturelle "vue d’en bas" du milieu des marins et des pirates dans le monde anglo-saxon.

Comme Hill et Thompson, Rediker insiste sur l’expérience sociale qui est à la base de la construction des classes populaires. Les dimensions pratiques de cette expérience permettent de comprendre la réalité historique du processus de la formation du capital et de ce que Marx appelait le processus "d’accumulation primitive" qui en est à l’origine. Rediker voit dans le milieu des marins une expérience constitutive de la construction du prolétariat. Pour Rediker, les navires du XVIIIe siècle sont le creuset de la construction des rapports de classes à l’origine du capitalisme : la dépossession, le travail quasi mécanisé, l’aliénation, mais aussi tous les processus par lesquels une classe se construit dans la lutte contre l’oppression et la résistance à l’acculturation capitaliste.

Rediker présente tout d’abord dans le premier chapitre le milieu des marins comme une réalité cosmopolite vécue globalement à l’échelle de l’Atlantique, puis dans le chapitre 2 The Seaman as Collective Worker, il s’intéresse au processus par lequel le marin est "mis au travail", c’est-à-dire soumis à une discipline capitaliste par les capitaines, les armateurs, les marchands, etc. Le troisième chapitre The Seaman as Wage Laborer : The Search for Ready Money étudie le processus de prolétarisation des marins. Le quatrième chapitre The Seaman as Plain Dealer : Language and Culture at Sea est consacré à la dimension culturelle de l’identité de classe chez les gens de mer. Les deux derniers chapitres The Seaman as the Spirit of Rebellion : Authority, Violence and Labor Discipline et The Seaman as Pirate : Plunder and Social Banditry at Sea sont consacrés aux formes de résistance des gens de mer contre l’ordre capitaliste maritime.

Comme il l’écrit dans l’introduction de l’ouvrage : "In reconstructing the social and cultural life of the early eighteenth-century common seaman, I have sought both to tell a story and to write a history. I have also sought to inspire 'that generous indignation which ought to animate the reader against the sordid and vicious disposition of the world.' As we shall see in abundant, sometimes gruesome detail, the jolly tar did indeed live in a world fully possessed of a 'sordid and vicious' side. His creative survival in it is the subject of this book." Rediker conclut ainsi : "The tars' collectivism, as we have seen, took many forms. The hands, dispossessed and limp, that were assembled on board the ship slowly began to curl their fingers into a collective fist. The hand that turned the handspike in the windlass also downed it in a work stoppage. The hand that signed a wage contract drew up a mutinous Round Robin. The hand that mended white canvas sail emblazoned a black flag with the skull and crossbones. Seamen thus signaled in their actions a new dialectic whose power extended far beyond the world of maritime labor. As swelling numbers of men and women were reduced to the labor of their hands, they began to see the potential, even the necessity, of joining those hands in collective action and resistance."

Son deuxième livre, co-écrit avec l’historien anglais Peter Linebaugh — lui aussi élève de Hill et Thompson — est The Many-Headed Hydra : Sailors, Slaves, Commoners, and The Hidden History of the Revolutionary Atlantic (Boston : Beacon Press and London : Verso, 2000). Il a été traduit en 2008 en français sous le titre L’Hydre aux mille têtes. L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire aux Éditions Amsterdam.

Dans cet ouvrage qui développe les thèmes déjà abordés dans Between the Devil and the Deep Blue Sea, Rediker et Linebaugh montrent que bien avant les révolutions des droits de l’homme de la fin du XVIIIe siècle, le monde des marins, des pirates, des travailleurs de la mer, des esclaves, etc. partageaient les idées révolutionnaires de liberté et d’égalité dans le monde atlantique. Le livre raconte l’histoire de ces hommes et de ces femmes face au processus de dépossession capitaliste. La "mondialisation" des XVIIe et XVIIIe siècles est en effet marquée par l’expansion du commerce transatlantique et de l’exploitation coloniale. Elle crée une première forme d’économie globalisée et surtout une vaste force de travail sans terre et sans patrie. Ces travailleurs de la mer dépassent les frontières des États, des peuples, des "races" dans le cadre d’une économie maritime atlantique de l’Angleterre à la Virginie, de l’Afrique aux Antilles. Rediker et Linebaugh s’appuient sur toute une série de sources directes et indirectes pour décrire l’expérience sociale de ce monde de la mer confronté à la construction capitaliste. Surtout, les auteurs insistent sur les formes extrêmement diverses de la résistance qui jalonnent l’histoire de l’Atlantique révolutionnaire. L’hydre aux mille têtes est la métaphore utilisée par les possédants pour décrire ce que Rediker appelle the motley crew c’est-à-dire l’équipage bigarré ou hétéroclite. L’hydre populaire — objet de toute la terreur des possédants — est discréditée, réprimée, mais elle nourrit toutes les révolutions de la période.

Selon Rediker et Linebaugh, du XVIIe au XVIIIe siècle ce "monstre" hante le monde atlantique. Deux figures reviennent en effet avec insistance sous la plume et le burin des architectes de la première mondialisation capitaliste, qu’ils soient princes, prélats, marchands ou planteurs : Hercule et l’Hydre aux mille têtes. Hercule symbolisait pour eux l’ordre, l’autorité et la souveraineté de leur pouvoir. L’Hydre, son antithèse monstrueuse, symbolisait le désordre et la sédition : les multitudes bigarrées et rebelles que formaient les hommes et les femmes dépossédés par les enclosures des communaux, les marins enrôlés de force à bord des bâtiments des marines marchande et militaire, les criminels déportés outre-mer, les réprouvés des sectes religieuses radicales, les insoumis et les déserteurs, les boucaniers et les pirates, les esclaves africains… La thèse avancée par Peter Linebaugh et Marcus Rediker dans L’Hydre aux mille têtes est que ce prolétariat atlantique formait une classe anonyme transnationale, hétéroclite et polyglotte, traversée par une exigence d’émancipation et de démocratie radicale, dont les menées, depuis les niveleurs et les bêcheux de la Première Révolution anglaise jusqu’aux Jacobins noirs haïtiens, provoquèrent l’inquiétude et la féroce répression des pouvoirs en place, et marquèrent profondément leur temps. Sous la plume de Linebaugh et Rediker, l’histoire "vue d’en bas" du capitalisme, de l’invention démocratique et des résistances populaires à l’époque de la première mondialisation change donc de perspective : l’Hydre devient la figure du mouvement et de la résistance des multitudes révolutionnaires auxquelles il s’agit, à travers des récits de vies et d’insurrections, de restituer la visibilité et l’importance dont l’histoire les a privées.

Cette histoire peut être illustrée par le récit d’une révolte qui eut lieu pendant l’hiver 1740-1741 à New York et racontée dans cet ouvrage. Dans une taverne, un groupe hétéroclite d’esclaves de travailleurs et de soldats comprenant des Irlandais, des Anglais, des Hispaniques, des Africains et des Indiens d’Amérique parlant gaélique, anglais, espagnol, français, hollandais, latin, et plusieurs langues africaines et indiennes décide de mettre le feu aux propriétés des riches. L’un des participants, David Johnson, déclara qu’il voulait détruire toutes les propriétés des Blancs. John Corry, un Irlandais et John Hughson, le propriétaire de la taverne, ont apparemment promis de faire de même. Dans les jours qui suivent le Fort George, la maison du gouverneur et l’armurerie impériale sont réduites en cendres, mais l’insurrection échoue et la répression s’abat : 21 personnes sont pendues, 77 déportées comme esclaves hors de la colonie. Les corps de deux des insurgés furent laissés pourrir sur les docks comme un avertissement envers tous les mutins potentiels. Un témoin remarqua que le corps d’un Irlandais devenait noir et ses cheveux crépus, tandis que celui d’un Noir devenait blanc. Le fait fut relevé comme un prodige significatif montrant que les insurgés ne formaient qu’un seul et même groupe de "bandits" sans couleur et sans attache.

Comme le remarquent Rediker et Linebaugh, cette révolte polyglotte et bigarrée est problématique du point de vue historiographique : elle ne correspond ni aux catégories de la "révolte servile", ni à celle de "l’émeute urbaine", ni à celle de la "mutinerie militaire". Elle est tout cela à la fois : des Européens "blancs" déclarant qu’ils voulaient détruire les propriétés des "Blancs" (c’est-à-dire des riches), des esclaves qui ne se révoltent pas en tant qu’esclaves, etc. mais plutôt une insurrection qui unit des "rouges", des "blancs" et des "noirs" de différentes nations, de langues différentes et de statuts différents ("libres", "serviteurs" et "esclaves"). Les deux auteurs y voient un mouvement emblématique de l’histoire générale du prolétariat urbain dans l’aire atlantique, un prolétariat qui a subi la violence des potences et des chaînes en son temps, et qui continue à subir une "violence de l’abstraction" par son absence dans l’historiographie. En effet, les concepts de "race", de "nationalité" abondamment employés dans l’historiographie ont obscurci la compréhension des mouvements populaires dans le monde atlantique en les isolant selon des critères a priori. Pour restituer leur complexité à ces mouvements, il faut revenir aux conditions matérielles d’organisation du travail dans les circuits transatlantiques des échanges et étudier comment les travailleurs ont su transformer des conditions matérielles en formes de résistance anticapitaliste collectives. Rediker et Linebaugh cherchent donc à étudier les connexions au sein du monde des travailleurs maritimes, connections ignorées par l’historiographie. Il s’agit de re-member ces mouvements, c’est-à-dire de restituer leur dimension collective.

Le mythe de l’Hydre est d’ailleurs ironiquement une histoire de "dé-membrement". Le deuxième travail d’Hercule, on s’en souvient, consiste à se débarrasser d’un monstre dont les têtes repoussent doublement à chaque fois qu’on en coupe une. Ce n’est qu’en cautérisant les blessures de l’hydre au fur et à mesure qu’il coupait les têtes qu’Hercule réussit à la tuer définitivement. Dans le monde moderne, les références au mythe de l’hydre sont, on vient de la dire, souvent associées à la répression des mouvements populaires, des révoltes d’esclaves ou à la conquête coloniale. L’Hydre est le symbole du désordre politique, social ou religieux. La figure d’Hercule est alors (cela change à la fin du XVIIIe siècle avec la figure du Peuple-Hercule pendant la Révolution française) souvent associée à l’ordre, au pouvoir, aux puissants (cf. le roi comme Hercule Gaulois en France).

Des Antilles aux colonies anglaises d’Amérique du Nord, de l’Angleterre à l’Irlande, du début à la fin du XVIIIe siècle, Rediker et Linebaugh nous emmènent dans l’histoire des insurrections et de leur répression, restituant ainsi une dimension essentielle de l’Histoire Atlantique… sa dimension révolutionnaire. Ils concluent en affirmant que ces mouvements de résistance sont un aspect essentiel d’un large cycle de rébellion au XVIIIe siècle dans lequel les connections et les continuités sont décisives. Il n’y a pas seulement un ensemble décousu de mouvements isolés, mais bien une unité sociale et idéologique fondamentale dans ces mouvements.

Le premier thème qui les unit est celui de la lutte contre le confinement — sur les navires, dans les prisons — pour l’autonomie et la liberté des individus. L’expérience révolutionnaire des travailleurs du monde atlantique circule et contribue à nourrir des formes homogènes de résistance : les révoltes urbaines, serviles, les grèves, les émeutes, les mutineries maritimes ou dans les prisons partagent des formes communes. Rediker insiste sur le fait que la circulation de cette expérience se fait largement selon un schéma ouest-est. Ce sont les mouvements de résistance aux Antilles, en Amérique, sur les navires qui contribuent à "informer" les mouvements en Europe (dans les villes portuaires évidemment) et qui contribuent à leur donner leur caractère "hétéroclite".

Dans un article de 1990, Rediker et Linebaugh concluent de la manière suivante : "What consciousness pertained to this motley proletariat ? We do not have a complete or definite answer to this question, although it is important that some points be raised despite the fact that we have in this segment of our longer study only concerned ourselves with slaves and maritime wage-workers. First, we need to emphasize that consciousness arose from experience. The struggle against confinement led to a consciousness of freedom, which was in turn transformed into the revolutionary discussion of human rights. The experience of cooperation on plantation, ship, and waterfront led to a consciousness of interdependenee and produced new means of communication in language, music, and sign. Second, the various workers we have considered here brought with them the traditions of their own histories, which were preserved and amplified within the Atlantic world of the eighteenth century. Thus, pan-Africanism originated in Africa, not on the slavers, and became a potent Atlantic force by the 1780s. The antinomian and anti-authoritarian traditions of self-governrnent, a heritage of the English Revolution of the 1640s, was preserved and expanded in North America. Finally, a third point arises from our investigation. At its most dynamic the eighteenth-century proletariat was often ahead of any fixed consciousness. The changes of geography, language, climate, and relations of family and production were so volatile and sudden that consciousness had to be characterized by a celerity of thought that may be difficult to comprehend to those whose experience has been steadier."

Dans son troisième livre Villains of All Nations traduit en français sous le titre Pirates de tous les pays, Rediker développe le thème de la piraterie — déjà esquissé dans ses deux ouvrages précédents — et en particulier de son "âge d’or" : les années 1680-1720. Christopher Hill avait déjà, en son temps (dans Liberty against the Law), mis en exergue les liens et les continuités entre l’expérience des mouvements radicaux dans la Révolution anglaise et les premiers pirates, Rediker va plus loin et voit dans l’expérience de la piraterie une forme de résistance à la construction capitaliste dans le monde atlantique. Partant de la popularité déjà ancienne de la figure du pirate dans les cultures populaires actuelles, Rediker cherche à mettre en évidence les réalités sociales, politiques et culturelles du monde de la piraterie par rapport aux mythes hollywoodiens qui les entourent.

Exemplaires du motley crew décrit dans son ouvrage précédent, les pirates sont issus de toutes les nations, de tous les peuples, de toutes les "races". Ils attaquent le commerce sans respect pour la propriété ou les allégeances nationales ou dynastiques et construisent des sociétés alternatives fondées sur des prémisses politiques démocratiques. La fascination pour les pirates découle non seulement du caractère dramatique et spectaculaire de leurs vies, mais aussi parce qu’ils représentent un espace de liberté dans le monde atlantique de leur époque. Marcus Rediker s’intéresse en particulier à la période des années 1710-1720 dans lequel le drapeau noir, le Jolly Roger, flotte sur les mers et où des figures comme Edward Teach, plus connu sous son nom de Barbe Noire terrorisent les possédants, les planteurs, les marchands.

Pour Rediker, la piraterie émerge comme forme de réaction au processus de dépossession et comme forme de résistance à la "discipline du travail" capitaliste. Les marins fuient les conditions de travail sur les navires marchands ou militaires et construisent des rapports de classe opposés à ceux qu’ils ont fuis. Certains pirates construisent des sociétés maritimes démocratiques élisant leurs officiers, divisant le butin de manière équitable et maintenant une forme alternative d’ordre social sur les ponts des navires. Cette approche sociale et culturelle du phénomène de la piraterie dépasse de loin les lieux communs hollywoodiens. Les pirates s’opposaient aux conventions admises en matière de classe, de genre, de race ou de nation et s’affirmaient comme un défi démocratique aux sociétés de l’Ancien Régime, d’où la frénésie répressive des puissants qui n’ont de cesse de les exterminer afin de poser les bases de la mondialisation commerciale du XVIIIe siècle.

Rediker voit les pirates comme une fraction du grand "prolétariat maritime" atlantique. Ils ont développé une organisation et une conscience sociales complexes et des relations antagonistes vis-à-vis des puissances établies de l’Atlantique du début du XVIIIe siècle sur la base de valeurs et de convictions qui étaient celles des marins en général. De ce point de vue, il n’y a pas de césure sociale ou politique entre les pirates et les marins en général. Les marins sont des fondamentalement des ouvriers sans terre, forcés à chercher du travail pour de maigres payes, et puis, une fois en mer, contraints de subir la discipline brutale imposée par des négociants et des capitaines de bateau, dont le seul but était la quête de l’accumulation du capital. Les pirates sont alors apparus comme un obstacle important à la construction d’un système capitaliste international. Les autorités ont conclu qu’ils devaient être exterminés et, en effet, bon nombre d’entre eux l’ont été, dans une série de batailles navales et de pendaisons en masse.

Rediker s’intéresse en particulier à la manière dont les pirates organisaient leurs navires, manière très différente de celles qui étaient alors courantes dans la marine et dans les industries de navigation, toutes deux particulièrement brutales : les pirates limitaient la discipline, élisaient leurs officiers et prenaient toutes les décisions par vote collectif de l’équipage entier. Il s’est alors rendu compte que ce n’était pas seulement la menace contre la propriété qui a alimenté les craintes des capitalistes. C’était également la puissance d’un exemple alternatif : les voies subversives par lesquelles les pirates ont montré à tous les marins, autour du monde, qu’un bateau pouvait fonctionner différemment, plus démocratiquement, avec plus d’humanité. Rediker a dû se défaire des préjugés des historiens et même des historiens marxistes envers un groupe stigmatisé comme relevant non du monde des travailleurs, mais de celui de crime. Ainsi, beaucoup d’historiens et de théoriciens de la classe ouvrière avaient eu peu à dire au sujet des marins ou des pirates. C’est comme si ces deux groupes étaient "mis à l’index", comme un certain "autre" étrange qui a attiré l’attention on ne sait trop comment. Étant donné que les marins ont relativement tardé pour s’organiser en syndicats, et qu’ils n’étaient pas considérés comme des ouvriers respectables (ils étaient trop frustres selon certains), ils ont été négligés. Seuls les anarcho-syndicalistes et leurs historiens ont toujours prêté plus d’attention aux marins, en grande partie parce qu’ils avaient eux-mêmes des effectifs importants au sein de ce prolétariat maritime.

Dans son dernier ouvrage, The Slave Ship. A Human History, Rediker nous offre une histoire de la traite des Noirs au XVIIIe siècle dans laquelle ce ne sont pas tant les chiffres, les analyses de l’impact démographique ou des conséquences économiques de la déportation des esclaves qui importent, mais plutôt les éléments d’une étude sociale et culturelle de la traite vue au niveau du pont du navire négrier. Le but de Rediker est d’étudier le navire négrier en tant que phénomène socioculturel global, non seulement du point de vue des esclaves, mais aussi des marins, des capitaines, des forces du capital engagés dans la traite, etc. Il y décrit les rapports individuels, sociaux, la construction des identités de "race", de genre, mais aussi les modes de survie, de collaboration entre esclaves, entre marins et parfois, entre marins et esclaves. Sans chercher à accumuler les descriptions atroces, Rediker redonne à la traite sa dimension mortifère et proprement "terrorisante". Il montre comment la violence et la terreur exercées contre les captifs, mais aussi à l’égard des matelots font partie du système de domination et d’accumulation primitive capitalistes en construction.

Le sous-titre de l’ouvrage est éclairant : A Human History. Il s’agit de remettre en cause la "violence de l’abstraction" trop souvent présente dans les études sur la traite et l’esclavage.

Pendant plus de trois siècles, les navires négriers ont transporté des millions de personnes des côtes de l’Afrique à l’Amérique en traversant l’Atlantique. Or étrangement, si l’on connaît bien maintenant le commerce négrier proprement dit et le système de la plantation, peu d’ouvrages ont été consacrés aux bateaux et aux marins qui ont travaillé sur ces navires. Dans The Slave Ship, Rediker comble ce manque en faisant l’histoire des navires négriers et des drames qu’ils ont abrités. Il reconstruit patiemment et en détail les vies, les morts, les peurs des esclaves, mais aussi des capitaines, des matelots, etc. Le navire négrier est une prison flottante qui doit non seulement transporter des captifs d’un lieu à un autre, mais qui doit aussi les "acculturer" si l’on peut dire à l’exploitation capitaliste et servile. Il s’agit de terroriser les esclaves pour les briser et permettre leur transformation ultérieure en travailleurs. Tous les moyens sont bons et même les requins sont embrigadés par les négriers…

À l’intérieur du microcosme qu’est le navire négrier, les esclaves ne sont pas les seuls captifs, les marins et même les capitaines sont à leur façon les prisonniers d’un système économique qui les opposent les uns aux autres. Mais l’histoire du négrier n’est pas seulement une histoire de violence et de terreur, c’est aussi une histoire de résistance et de combat collectif donnant naissance à une nouvelle culture, celle des esclaves d’Amérique.

Rediker raconte que ce livre a été particulièrement pénible à écrire pour lui, malgré sa fréquentation ancienne des sources historiques maritimes avec leur lot de drames humains de violences, des pendaisons, etc., car sur le navire négrier, la violence et la terreur sont le lot permanent de centaines d’individus. La terreur est le principe fondamental sur lequel repose l’existence même du navire négrier.

Rediker explique qu’il a conçu le projet de son livre en travaillant avec les militants contre la peine de mort aux USA et notamment ceux qui se battent pour la libération de Mumia Abu Jamal, condamné depuis 26 ans à la peine de mort. Rediker raconte que la death row lui est apparue comme un élément d’un système de terreur moderne relié à la question de la race, système qui avait son origine sur les navires négriers. Mais il fallait également relier ce système de terreur à la construction du système de profit capitaliste, car l’esclavage apparaît souvent comme précapitaliste alors qu’il est un de ses éléments fondateurs. Les esclaves étaient extraits d’un système de production pour être plongés dans un autre système tourné vers le marché et fondé sur la violence. Le trafic négrier était donc emblématique d’un processus plus large qui englobait ce qui arrivait aux autres travailleurs, dit libres.

Dans son livre, Rediker décrit comment les objets et les gens sont progressivement transformés pour se conformer au processus de production capitaliste. Le bateau, une prouesse technologique et même esthétique de l’époque, devient une sorte d’usine quand il se rend en Afrique, puis une prison en arrivant en Afrique. Le navire négrier est aussi un navire armé. Les rôles des différentes personnes engagées dans la traite se transforment également dans ce processus : les marins qui sont les opprimés dans la première phase du voyage deviennent les oppresseurs dans la seconde partie. Les esclaves sont littéralement "produits" pour devenir une force de travail au service de l’économie mondialisée du temps.

Le bateau lui-même se transforme progressivement. Il faut l’adapter à son rôle de prison. On ne construit pas les cales à l’avance, elles sont bâties pour remplir leur rôle de prison. Ainsi, on y construit une barricade sur le pont arrière et au centre du navire qui sert d’abris en cas de révolte des esclaves. Une fois les esclaves livrés, cette structure était démontée de manière à ce que rien ne distingue le négrier d’un autre navire à l’arrivée.

Les trois groupes concernés : les marins, les officiers et les esclaves ne sont pas "fixes", ils évoluent et leurs rôles sont éminemment contradictoires. Pour la plupart des marins servant sur les négriers, l’engagement n’était pas une vocation. Beaucoup de ces marins étaient eux-mêmes "prisonniers" de leurs dettes ou plus simplement prisonniers enfermés dans une prison portuaire. Le "choix" était donc entre la prison et le négrier. Les capitaines et les armateurs recrutaient largement dans les prisons et avaient des stratégies complexes d’endettement pour pousser les marins, pour la plupart peu désireux de prendre le risque d’une traversée négrière, à s’engager. Certains d’entre eux étaient ni plus ni moins "vendus" aux capitaines pour l’expiration d’une dette. Mais le recruteur le plus efficace était la faim. Les marins travaillant sur les négriers étaient les plus misérables des travailleurs de l’époque. D’autres marins voyaient plutôt l’engagement négrier comme une opportunité d’ascension sociale spectaculaire, dans la mesure où la mortalité des capitaines et de leurs adjoints était plus importante que sur les autres navires. Avec un peu de chance, un matelot qualifié pouvait devenir plus facilement quartier-maître sur un négrier que sur un autre vaisseau. Enfin, il ne faut pas négliger le fait que certaines personnalités étaient attirées par le pouvoir sans limites qu’ils pouvaient acquérir sur les captifs et surtout sur les femmes. Un des arguments de recrutement était que les matelots pouvaient choisir n’importe quelle captive pour leur désir sexuel…

La vie sur les navires était particulièrement difficile pour les matelots. Les capitaines avaient pour consigne de s’imposer à eux par la violence et la terreur. Mais dès qu’on arrivait sur les côtes africaines, la situation changeait, le capitaine et les matelots découvraient qu’ils avaient quelque chose en commun : la peur des esclaves. Le bateau devenait un lieu où des centaines de captifs n’attendaient qu’une occasion pour tuer tous les blancs. Alors que les antagonismes de classe entre marins et capitaines dominaient pendant la première partie du voyage, les antagonismes de "race" prenaient le dessus pendant le passage de l’Afrique en Amérique. Mais alors que les côtes américaines approchaient, les capitaines redevenaient brutaux avec les marins, car le besoin d’un équipage important n’était plus aussi fort. Certains capitaines tentaient même de pousser les marins à bout en espérant qu’ils désertent à la première halte pour économiser les payes.

Surtout, l’équipage se réduisait à cause de la très forte mortalité due aux maladies. On sait depuis longtemps que la mortalité des marins était souvent supérieure à celle des esclaves, près de 20 %. Dans certains cas, l’équipage mourrait en presque totalité. S’ils arrivaient à destination, les marins malades tombaient dans la mendicité.

L’une des forces du livre de Rediker est qu’il met en valeur les formes de résistance des esclaves qui n’étaient rien moins qu’une masse passive. Il montre que tous les capitaines avaient conscience que les captifs feraient tout pour se libérer. Même enchaînés, fouettés, torturés, les esclaves ne perdaient jamais l’espoir de se révolter. Comme l’écrit Rediker, le négrier était une "zone de guerre dans laquelle les captifs se battaient constamment pour leur liberté". Les recherches actuelles montrent que les révoltes étaient beaucoup plus fréquentes qu’on l’avait supposé jusque-là. Au moins un navire sur dix a connu une forme ou une autre de révolte aboutissant à des décès, mais celles qui avortèrent étaient sans doute beaucoup plus nombreuses. La capacité des Africains de diverses origines à communiquer à bord du négrier a été également réévaluée. Rediker montre que les enfants, les femmes jouaient le rôle de messagers entre les esclaves. Les chants étaient également des moyens de communiquer d’un bout à l’autre du navire. Ces formes de communication favorisaient l’émergence d’une culture commune qui s’épanouissait par la suite dans les plantations.

Les résistances et les révoltes augmentaient les coûts de la traite, les investissements nécessaires et rendaient le trafic moins profitable, elles ont sans doute contribué à limiter la déportation de centaines de milliers de personnes.

L’un des objectifs revendiqués de Rediker, au-delà de son travail d’historien, est de rendre le trafic négrier concret, de le voir comme une histoire "humaine" d’où le sous-titre de son livre, pour lutter contre "la violence de l’abstraction" dans la manière d’écrire l’histoire. Pour Rediker, la "violence de l’abstraction" est une manière de rendre l’insupportable supportable, une manière de banaliser l’oppression. Certes, tel n’est pas forcément l’objectif des historiens qui envisagent la traite négrière selon une approche statistique ou économique, mais c’est bien à ce résultat-là que l’on aboutit. Rediker s’inspire du travail des militants abolitionnistes de la peine de mort qui ont établi aux États-Unis des liens entre le navire négrier et les cellules dans les death rows. Pour Rediker, l’histoire de la traite et de l’esclavage est une histoire dont nos sociétés sont imprégnées, parfois sans le savoir. Le système esclavagiste dans le Nouveau Monde a engendré une formidable accumulation de richesses qui a nécessité la construction d’une idéologie raciste pour justifier la mise au travail forcé de millions d’individus. Le racisme contemporain a ses racines dans le système esclavagiste, d’où la nécessité pour Rediker d’en dénoncer les origines et les persistances puisque l’esclavage n’a pas disparu de la planète.