Par delà les Anciens et les Modernes : le républicanisme de Jules Barni Etudes
lundi 20 juin 2011Par Renaud Quillet, Université d'Amiens
Ce texte a été présenté lors de l'atelier Les héritages des républicanismes et la république comme utopie qui s'est tenu le 27 novembre 2010.
Né en 1818, mort en 1878, Jules Barni a été élève à l’Ecole normale supérieure et major de l’agrégation de philosophie en 1840(1). Engagé de manière pionnière dans la traduction en français et l’exégèse de l’œuvre de Kant, il se sent appelé par les événements de 1848 à entrer activement dans le combat républicain et à développer sa propre conception du républicanisme. Il appartient à une génération qui doit défendre la voie républicaine contre la critique libérale professée au nom de la thématique de la « Liberté des Modernes », inaugurée par Benjamin Constant. Il est aussi et par là même l’un des acteurs d’un moment où la pensée républicaine se distingue et s’autonomise clairement de la pensée libérale, et, au moins pour partie, du socialisme. Tout en poursuivant durant près de trente ans son œuvre d’instigateur par excellence de l’appropriation française du kantisme, il va développer une théorisation de la République qui se forge au feu de la réflexion philosophique, bien entendu, mais aussi de l’expérience militante et électorale en 1848 et 1849, de l’opposition et de l’exil à Genève sous l’Empire, de l’activisme internationaliste et du compagnonnage avec Garibaldi, et enfin dans la collaboration avec Gambetta et la pratique politique dans les cercles républicains et au conseil municipal d’Amiens ainsi qu’au Parlement dans les années 1870. Avec une belle continuité, il articule ainsi autour de l’idée républicaine anthropologie, morale publique et privée, instruction publique, conceptions et pratiques constitutionnelles, économiques et sociales.
Anthropologie et morale
Barni a mené une réflexion exigeante, s’efforçant d’articuler les notions de démocratie, de morale et de laïcité. Ouvertement républicain, il prend cependant ses distances avec Rousseau : la démocratie moderne, pour lui, ne peut accepter sans réserve la théorie du Contrat social, car elle doit se fonder sur le respect du droit individuel et laisser à chacun toute sa liberté. Il ne saurait y avoir d’aliénation de la liberté de l’individu au profit de la collectivité. Comme il réaffirme hautement la responsabilité éminente de l’individu, il en vient à conclure qu’il n’y a pas de véritable et solide démocratie sans la morale et les mœurs qu'elle exige (2). Maintenir et accroître en soi la dignité humaine, c'est tout à la fois le premier point de la morale et de la démocratie (3). Bien qu’il critique chez Kant son soutien à la peine de mort et son idée selon laquelle les sanctions pénales doivent avoir une dimension d'« expiation » (4), il voit en lui l'auteur d'une révolution copernicienne en philosophie qui fait de l'individu le responsable de son propre destin moral (5). Lui-même a plus d'affinités de caractère avec Fichte, qu’il voit en « héros moral », positif et généreux (6). Mais il critique durement le dernier Fichte, partisan d'un Etat au domaine restreint mais autoritaire. A la différence de celle en vigueur dans les années 1880, sa démopédie est fondée sur un individualisme moral indexé sur le droit naturel (7). En d’autres termes, il ne croit pas nécessaire de garder certains aspects de la morale judéo-chrétienne après avoir supprimé Dieu, mais fait le pari, hautement raisonnable pour lui, que la morale peut se déduire naturellement, précisément à la lumière de la Raison. L'originalité de sa philosophie est de mêler individualisme politique des Lumières françaises et individualisme moral « romantique » des Lumières allemandes. Il condamne le « holisme » de Rousseau et de Fichte et prône une éducation du « caractère » par l'éducation morale et politique du citoyen. Il ne nie donc pas l’identité collective mais est attentif à ce qu’elle demeure sous le contrôle de la raison. Il insiste sur le fait que les citoyens sont membres d'un corps organique, mais en même temps toujours des personnes autonomes et librement associées (8). Il périme ainsi l’opposition entre liberté des Anciens et liberté des Modernes, et ouvre la voie à un dépassement du dilemme entre deux conceptions du suffrage universel : l’une, relevant d’une sensibilité rousseauiste, révolutionnaire, puis quarante-huitarde, comme célébration de l’unité sociale, de l’unanimisme républicain, comme acte d’adhésion à la collectivité, comme « suffrage-communion » ; l’autre, selon une optique libérale, comme acte précis de souveraineté, exercice du pluralisme, arbitrage entre des points de vue opposés (9). Ainsi sont chez lui résolues les apories par lesquelles certains auteurs caractérisent la pensée républicaine du XIXème siècle (10). Contrairement à Fichte, il juge nécessaire que l'Etat garantisse les droits et les contrats, y compris privés, dans les limites du droit naturel (11), c’est-à-dire de la sphère de l’intérêt commun, bornée par la liberté de chacun. De sa philosophie et de sa morale, Barni a logiquement déduit une position à l’égard de la métaphysique et de la question laïque. Selon lui, l'obligation morale et la liberté morale sont des vérités de fait établies par simple examen de conscience. La morale est donc indépendante de toute métaphysique(12). Par avance, il récuse les conceptions de Buisson, pour qui la morale dérive d’un Dieu qui est une « catégorie de l’idéal » (13), comme celles de Durkheim, pour qui les croyances religieuses et la morale sont les cristallisations de sentiments nés de la vie en société (14). Faut-il donc en faire un précurseur de l’existentialisme athée ? Oui, si l’on retient le refus de fonder la morale sur un quelconque déisme aussi bien que sur les conventions et les traditions sociales – « la morale de nos pères » de la Lettre aux instituteurs de Jules Ferry. Non, si l’on songe qu’il est convaincu que le simple exercice de la raison produit naturellement cette morale. C’est donc sans surprise excessive que l’on constate qu’il est pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Il a sans doute été l’un des premiers à employer le terme de « libre pensée »(15), étant de fait laïque et anticlérical (16). En 1850, il s'élève ainsi contre une liberté d'enseignement qui se réduit « pour les élèves, au droit d'aller à la messe, et, pour les professeurs, à l'obligation de respecter l'orthodoxie catholique. »(17) A la même époque, il déclare : « … le rationalisme est mon unique religion. »(18) A la fin de sa vie encore, il opposera l'esprit religieux « infiniment respectable » à l'esprit clérical « qui en est la contrefaçon »(19). Ramené à sa stricte définition, son anticléricalisme reste néanmoins constant.
Pour une instruction publique
Barni prend rang parmi les principaux précurseurs de la grande vague « démopédique » des années 1880-1900, pour en avoir ressenti le besoin dès 1848 (20) : l’un des tout premiers, il extrait, comme conséquence nécessaire de sa réflexion philosophique et de l’évolution de la pensée et de la conscience universelles, la généralisation d’une instruction publique commune à tous, entée sur une morale pleinement démocratique, tout à la fois socle et moteur indispensable de la République. Sa réflexion philosophique et politique, déjà dense sur ce point en 1848, s’est ensuite grossie des enseignements de son exil genevois. Aussi, vers la fin du Second Empire, se déclare-t-il pour la liberté d'enseignement, mais sous la surveillance de l’Etat. De même souhaite-t-il des écoles pour adultes (21). Il se prononce d’autre part pour la gratuité de l'enseignement secondaire pour les élèves qui sont capables de le suivre. En revanche, il remet fondamentalement en cause le lycée à la mode napoléonienne : il est hostile aux internats, même dans l’enseignement secondaire, car il considère que l'Etat n'est apte qu'à l'instruction, et non au reste de l'éducation, qui doit revenir aux familles (22). Soucieux de diffuser aussi largement que possible l’accès au savoir et à la culture, il est aussi favorable à une instruction complémentaire des conscrits durant leur service militaire (23). Dans ses dernières années, alors que sa santé le trahit de plus en plus, il n’en manifeste pas moins une activité remarquable, déposant le 23 mars 1877 une proposition de loi réorganisant globalement l’enseignement primaire dans un sens laïque (24). Après sa mort, son influence se fera encore sentir dans les réformes scolaires et universitaires que son ami Goblet conduira comme ministre de l’Instruction publique en 1885-1886. Il n’avait cessé de lier instruction et moralisation du peuple, affirmant que « la première base de tout édifice républicain, c’est l’instruction du peuple » (25), et, symétriquement, que « la république doit être l’institutrice du peuple » (26).
L’internationalisme républicain (27)
Refusant de s’accommoder de l’Empire, Barni va être, en 1867, la cheville ouvrière du Congrès international pour la Paix de Genève qui va entraîner la création d’une Ligue pour la Paix et la Liberté. Par ses écrits (28), il a contribué à remettre en cause la légende bonapartiste chez les républicains (29). Dès lors, il est personnellement disposé à s’associer à une véritable entreprise internationaliste, mêlant des patriotes et des démocrates de nationalités diverses, hors de toute hégémonie française. Ainsi le Congrès de Genève et ses suites, et, dans leur cadre, la démarche de Barni, constituent-ils une rupture quasi historique avec l’héritage napoléonien (30) et avec les utopies romantiques, quarante-huitardes et hugoliennes qui supposaient en tout cas l’instauration d’une Europe – sinon d’une humanité – marquée par la suprématie de la France. S’il n’a pas été véritablement à l’initiative de cette entreprise internationale, son rôle dans l’organisation de celle-ci est essentiel, tant comme idéologue que d’un point de vue technique et matériel, du fait de son implantation vieille de plusieurs années à Genève et de son important réseau de relations parmi les hommes politiques et les intellectuels français, qui tend désormais à se ramifier dans une partie de l’Europe. Le Congrès international pour la Paix se réunit effectivement à Genève en présence de plus de 10.000 participants (31). Barni y occupe une place de choix, ouvrant la première séance aux côtés de Garibaldi. Il s’inscrit pleinement dans une démarche qui lie intrinsèquement combat pour la liberté politique des peuples et lutte pour la paix universelle. Le Congrès affirme l’ambition de préparer des « Etats-Unis d’Europe » (32), soit une confédération européenne assurant la liberté de chaque peuple et la paix entre tous, conformément aux idées exprimées quelques décennies plutôt par Kant (33). A cette fin est créée la Ligue pour la Paix et la Liberté (34), dans laquelle Barni joue un rôle clé jusqu’en 1870 comme vice-président, en ouvrant les congrès annuels de Berne, de Lausanne et de Bâle (35). La Ligue, et les Etats-Unis qui doivent lui succéder, ont vocation à garantir la paix et l’intégrité des Etats du continent européen. Pour le reste, leur rôle ne peut-être tout au plus qu’indicatif ou moralement incitatif. Conformément à la pensée kantienne (36), donc à la pleine satisfaction de Barni, toute idée de croisade internationale (37) contre tel Etat ou groupe d’Etats, fût-ce en fait ou en théorie pour y introduire la liberté et la démocratie, est clairement récusée. Nulle instance, nulle puissance, ne saurait être autorisée à porter atteinte à la souveraineté intérieure d’un Etat. Barni précise en outre, à la même époque, que le principe des nationalités peut justifier le soulèvement d'un peuple contre un Etat pour obtenir son indépendance, mais ne peut justifier l'annexion ou le démantèlement par la force d'un Etat et qu’il en est de même du principe des frontières naturelles (38). Le 24 juillet 1870, il ouvre le congrès extraordinaire de la Ligue convoqué, à l’annonce de la guerre entre la France et l’Allemagne, à Bâle, près de la frontière franco-allemande (39). Cependant, après la déchéance de l’Empire, si Barni souhaite la paix, c’est sous condition que soit évacué le territoire français (40). En septembre, il démissionne des instances de la Ligue et rejoint Amiens. Il ne saurait, dans son optique, être question de bâtir une sorte de Léviathan universel, fût-il paré aux couleurs de la démocratie et des droits de l’Homme. La République universelle doit donc être entendue, non comme la perspective d’un Etat et d’une nation étendus aux dimensions du genre humain, mais comme un mode républicain d’organisation et de gestion des relations internationales ; et les Etats-Unis d’Europe, comme le garant de la paix du continent et de la souveraineté de chacune de ses nations. Barni s’efforce donc de concilier internationalisme et patriotisme. Il se prononce contre une armée de métier aussi bien que contre un service militaire long, et propose une armée à la suisse, de soldats-citoyens, d’après lui conforme au vœu de Diderot (41).
Des institutions républicaines
Sa réflexion sur les institutions républicaines présente l’intérêt de combiner étroitement théorie philosophique, doctrine juridique et description concrète de l’organisation et des règles de fonctionnement du régime qu’il appelle de ses vœux.
Pour lui, la démocratie n’est pas une notion aussi généreuse que vague. Elle doit être, selon ses propres termes, que n’effraie pas l’apparente tautologie, une « libre démocratie », qui doit être organisée pour ne dégénérer ni en démagogie, ni en ochlocratie (tyrannie de la foule), ni en césarisme (42). La volonté générale (qui est en général la volonté de la majorité) n'est légitime que si elle respecte les droits de l'individu (43). Il juge à ce propos que l'instruction obligatoire est un corollaire indispensable du suffrage universel (44). La vraie démocratie n'est pas celle où chacun peut devenir le maître de tous les autres, mais où tous sont leurs propres maîtres (45). Il s’emploie à concilier l’essentiel de la théorie rousseauiste de la volonté générale avec la garantie effective des libertés de tous et de chacun. En cherchant à périmer l’opposition entre liberté des Anciens et liberté des Modernes, souveraineté du corps civique et individualisme libéral, il tend à réaliser la synthèse des acquis des Lumières et de la Révolution, et propose une issue aux soubresauts et aux dilemmes du XIXème siècle. A bien des égards, il articule une réponse cohérente à des questions qui agiteront encore fortement le XXème siècle : celles posées par le rôle des masses, la place de la raison dans l’exercice de la délibération, leur affinité et leur compatibilité avec un pouvoir populaire et respectueux des personnes.
Dans cette optique, Barni est certes favorable au développement des associations, qu'il voit comme de nouveaux corps intermédiaires démocratiques (46). Toutefois, il place au sommet de sa construction politique la puissance publique, par opposition aux individus et à leurs associations (47). Dans une République authentique, l’Etat n’est donc ni voué à dépérir, ni dressé face à la société, mais articulé au peuple souverain, transfiguration de celui-ci quand il s’élève au niveau de l’intérêt général, de la chose publique. De manière classique pour son époque, il n'est pas favorable aux droits de vote et d'éligibilité des femmes. Pourtant, s’il déclare qu’il ne souhaite pas que les femmes se mêlent aux affaires publiques, il juge important qu'elles s'en mêlent (48). Il n’y a pas là jeu gratuit sur les mots. Il juge les femmes peu faites pour l’exercice de l’acte électoral et des fonctions électives. En revanche, il croit que, convenablement éclairée, et notamment admise aux bienfaits de l’instruction, la femme peut jouer un rôle précieux dans l’éducation du futur citoyen, dans le dialogue avec l’homme à l’égard des affaires publiques et dans l’animation de certaines institutions sociales. Conformément à ces vues, il défend d'ailleurs une stricte égalité civile entre l’homme et la femme (49). Dans la perspective qui est la sienne, l'Etat n'a pas à faire régner une quelconque justice absolue, mais à assurer le respect du droit, c'est-à-dire l'accord de la liberté de chacun avec celle de tous (50). C’est d’ailleurs en raison de cette conception qu’il se fait du droit public, que, dans l’ordre judiciaire, il souhaite que le verdict appartienne à un jury de citoyens tirés au sort et non aux magistrats (51). Pour la même raison, il est plutôt pour l'élection des magistrats, avec des garanties de capacité (52), et contre la peine de mort (53). Sa conception de l’Etat et de son rôle conditionne également la place qu’il accorde aux communes. Pour lui, « … la commune est l'image abrégée de l'Etat, … l'Etat est l'image agrandie de la commune. … Chaque commune … est comme une petite république dans la grande. » (54) Il est donc pour une certaine décentralisation (55). Elle concourt à faire accéder chaque citoyen aux responsabilités personnelles (56). Mais il est très clairement opposé au despotisme des pouvoirs locaux et affirme tout aussi nettement la supériorité de l'intérêt général sur toute autre considération, supériorité qui ne peut être garantie que par l'Etat national (57).
De manière attendue, il distingue trois pouvoirs, qui sont pour lui constitutifs de l'Etat (58). Récusant cependant une séparation dogmatique des pouvoirs, il juge que les pouvoirs exécutif et législatif doivent être distincts, mais travailler de concert (59). Il va même jusqu’à admettre une certaine interpénétration entre eux (60). Cette coopération, et même cette interpénétration, étaient déjà admises, jusqu’à un certain point, par Montesquieu, même si le fait a été largement oublié, bien que remis en lumière près d’un siècle après Barni par Althusser (61). Le pouvoir législatif est néanmoins prééminent, car il fixe les règles que doivent appliquer l’exécutif et le judiciaire (62). La souveraineté s’exprimant et s’exerçant essentiellement par la loi, il n’y a qu’un seul véritable pouvoir, le pouvoir législatif. Pour le reste, il est plus juste de parler de fonctions que de pouvoirs. Barni a d’autre part des vues assez précises sur l’agencement du pouvoir législatif. Il veut une assemblée législative assez nombreuse, pour que toutes les opinions et fractions significatives y aient place et pour éviter le risque de l'oligarchie (63). Et pour concilier continuité de l’action gouvernementale et impulsion régulière de la volonté du peuple souverain sur ses représentants, il propose que cette assemblée soit élue pour un mandat de 2 ans renouvelable (64), qui assure l’équilibre entre contrôle fréquent du suffrage universel et action politique durable des hommes publics. Curieusement, alors qu’il se montre si pratique et si précis, il ne tranche pas entre bi et monocamérisme (65). Toutefois, ses conceptions inclinent implicitement mais nettement en faveur du monocamérisme. Ses vues sur le pouvoir législatif s’inscrivent assez largement dans ce que certains auteurs appellent l’« idéologie française du pouvoir simple », qui recouvre la négation du pouvoir exécutif comme pouvoir distinct. Toutefois, il ne semble pas que Barni ait ignoré la nécessité d’un exécutif réellement opérationnel. Aussi bien, tout en soutenant qu’il n’existe de pouvoir que législatif, il ne fait pas véritablement de l’assemblée législative une puissance souveraine : celle-ci exerce plutôt la fonction législative, face à la fonction exécutive, dans le cadre général du pouvoir législatif, qui, en dernière analyse, n’appartient qu’au peuple. En regard de l’assemblée législative, l’exécutif traduit les lois en actions. Cela justifie bien, aux yeux de Barni, qu’il soit subordonné au pouvoir législatif (66). Barni est hostile à l'élection d’un président au suffrage universel direct, car elle expose au pouvoir personnel et à un face-à-face avec le pouvoir législatif, confrontation qui risque d'être dominée par l'exécutif, exercé par un homme élu au suffrage direct (67). Il y a là l’analyse peu surprenante d’un républicain marqué par l’expérience de la Seconde République. Quant à un exécutif collégial élu au suffrage direct, il expose à un conflit sans issue avec le pouvoir législatif en cas de désaccord (68). Barni suggère donc, à l’exemple suisse, que le conseil exécutif soit élu par le conseil législatif pour la même durée que lui (69). En outre, soupape institutionnelle qui conjure pour une part un éventuel blocage politique, il est prévu que le conseil exécutif puisse être renvoyé par l’assemblée législative en cas de forfaiture (70). L’insistance avec laquelle Barni prône la coopération et l’interpénétration entre l’exécutif et le législatif esquisse ce que l’on dénommera au XXème siècle un contrat de législature.
En 1874, sollicité par Gambetta, il rédige un opuscule, L’Appel au peuple, massivement diffusé, qui, à l’appel au peuple bonapartiste, plébiscitaire, oppose l’appel au peuple républicain, qui consiste en « des élections nationales faites par le suffrage universel en toute liberté et assez fréquentes pour que les assemblées élues soient toujours en harmonie avec l’état de l’opinion publique, voilà donc, en définitive, la vraie forme de l’appel au peuple. Celle-là est indispensable et elle peut dispenser de toute autre. »(71)
Barni enfin, comme Gambetta, appelle très tôt de ses vœux l’organisation de la vie politique autour de deux grands partis, l’un conservateur, l’autre progressiste, concurrents mais adhérant tous deux à la République comme mode de gouvernement (72) : « … et la France, après tant d’orages, aura enfin trouvé le port ! »(73)
Barni et la question sociale
Témoignant en 1848 de son intérêt pour la question sociale, Barni, pendant la campagne électorale dans la Somme en vue de la désignation de la Constituante, se voit ainsi taxé par certains de communisme (74), ce qu’il récuse hautement, et ce qui est, de fait, pour le moins inexact. S’il ne se satisfait nullement du libéralisme classique, il récuse nettement le collectivisme dont il craint qu’il ne mène à un pouvoir autoritaire (75). Ce qu’il vise surtout à travers ce collectivisme ainsi rejeté, c’est ce qu’il dénomme un « socialisme gouvernemental », dans lequel l'Etat organise le travail et fait travailler les ouvriers pour lui. Il souhaite plutôt que les ouvriers travaillent pour leur propre compte, individuellement ou en association. Il prône « l'esprit d'association enté sur l'énergie individuelle » (76). A l'encontre notamment de Proudhon, il défend la propriété individuelle (77). Son hostilité à l'organisation du travail par l'Etat fait qu'il n'est pas favorable au droit au travail, qu'il juge contraire à la liberté individuelle, à l'énergie personnelle et à l'esprit de prévoyance (78). Quant au droit à l'assistance, il constate la difficulté de distinguer ceux qui la méritent des autres (79). Néanmoins, s’il est logiquement pour la liberté du travail et de l'entreprise, il est aussi sans ambiguïté pour le droit syndical et le droit de grève (80). Il reconnaît donc aux travailleurs les moyens d’obtenir en pratique une juste place dans la société. Conformément à ce que dégagera progressivement la législation républicaine à venir, il y a donc chez lui équilibre, sur le terrain économique et social, entre la liberté individuelle et les droits collectifs. Et ce que nous venons de décrire n’épuise pas le pan social, pour ne pas dire socialisant, de sa doctrine économique. Il voit ainsi d’un œil favorable la constitution de coopératives, par exemple pour le logement ouvrier (81). De même, n’exclut-il pas moralement toute pratique de la charité privée, mais il préfèrerait que l’on réduise la misère plutôt que l’on se borne à la soulager. Il souhaite d’ailleurs que, plutôt que l’action caritative individuelle ou la bienfaisance publique, on privilégie la solidarité mise en œuvre par des institutions associatives (82). Certes, ses propositions demeurent relativement vagues sur ce plan, mais n’y discerne-t-on pas la philosophie de ce qui sera plus tard la Sécurité sociale, œuvre de solidarité qui ne relève ni de l’initiative privée ni tout à fait d’une administration classique ? On peut néanmoins s’interroger sur le réalisme de ses conceptions économiques. A tant mettre en avant le rôle des libres associations, ne présume-t-il pas un peu trop facilement leur viabilité au sein d’un système économique que l’Etat n’aurait pas préalablement amendé à leur intention ? En semblant parier sur les chances de ces libres groupements de travailleurs de transmuter globalement l’économie existante, ne plonge-t-il pas dans une utopie confortable, aux chances de réalisation hypothétiques ? En fait, son économie politique n’est pas à proprement parler utopique : elle se décline tout de même en propositions concrètes et, au moins pour partie, techniquement réalisables. Elle conserve toutefois ce point commun avec les grandes utopies qu’elle est déduite de la forme des institutions politiques que Barni juge convenables. L’étatisation de la production est donc condamnée non pas parce qu’elle serait économiquement inefficace ou socialement injuste, mais parce qu’elle risquerait, en donnant trop de poids à la sphère collective, d’être politiquement préjudiciable à la liberté individuelle. De même Barni croit-il à la résolution d’une grande part de la question sociale par l’école qui pourchassera les vices bourgeois (« égoïsme », « dureté du cœur », « opulente oisiveté », « libertinage plus ou moins élégant ») et ouvriers (« envie », « honteuse paresse », « ignoble débauche ») (83). « Et alors il n’y aura plus rien à craindre de ces théories décevantes qui égarent aujourd’hui tant d’esprits : le communisme, ou ce que l’on appelle à présent le collectivisme, nom nouveau inventé pour rajeunir une vieille et funeste erreur. » (84) Par son aversion proclamée pour le socialisme, il se coule sans difficulté dans l’état d’esprit des républicains d’après 1870 qui aspirent au gouvernement (85). Il réclame certes implicitement le relèvement de la part de l’impôt direct (86), revendication d’obédience progressiste, mais continue à voir comme solution privilégiée de la question sociale l’association et les coopératives (87). Décidément converti à la stratégie de ceux, derrière Gambetta, que l’on va appeler les « opportunistes », il défend les grandes traditions de la Révolution, mais condamne le retour à celle-ci (88), et invite les républicains à concilier « l’ardeur de leurs convictions » et la « sagesse pratique » (89). Néanmoins, il est, nous semble-t-il, inexact de croire que, malgré certaines apparences de son discours en la matière, il récuse toute intervention de l’Etat dans l’économie. Ne serait-ce que parce qu’il insiste sur le fait que l’organisation économique dont il rêve nécessite la généralisation et le développement de l'instruction populaire (90). Exemple parmi d’autres de la confiance – excessive ? – mise dans les vertus de l’instruction pour transformer les rapports entre les hommes. Mais aussi appel à une vigoureuse intervention de la puissance publique pour garantir cette instruction. En outre prône-t-il l'impôt sur le revenu, « impôt démocratique par excellence » (91). C’est là certes un lieu commun d’un certain discours républicain. Mais c’est aussi revendiquer pour l’Etat des ressources dont on voit mal qu’il se bornerait à les thésauriser, et qui le conduiront probablement à une certaine action économique. Au demeurant, Barni est trop imbu de la chose publique et de son administration par les citoyens pour envisager que le travail, la production et la solidarité sociale soient laissés à la discrétion des initiatives individuelles.
Pour forger son républicanisme, Barni a donc particulièrement puisé dans la réflexion de son maître Kant, mais aussi du jeune Fichte. Il ne néglige pas pour autant les Lumières françaises, Montesquieu notamment. Il est en revanche visiblement muet sur Marx, son exact contemporain. Il n’a de cesse de dénoncer le royalisme et le bonapartisme, tout en récusant le libéralisme conservateur et le socialisme collectiviste. Son républicanisme n’est cependant nullement négatif, on l’a bien vu. Barni disparaît à l’aube du triomphe de la République républicaine, son œuvre le suivant bientôt dans l’oubli. Après près d’un siècle d’amnésie à peu près complète, on redécouvre l’homme, ses écrits et ses idées. Son républicanisme est néanmoins sans doute aujourd’hui en partie obsolète, par suite de la perte durable, sinon irréversible, d’un certain ethos républicain. A cet égard, il paraît difficile à concilier avec la Cinquième République, mais aussi avec une hypothétique Sixième République, dont le séparent les conceptions supranationales, et, plus sûrement encore judiciaires, ainsi que le substrat d’une culture parlementaire. Demeure cependant une pensée laïque, peut-être toujours utile pour concevoir le dépassement du dilemme entre libéralisme et communautarisme, aux sens aussi bien français qu’anglo-saxon de ces termes.
NOTES
(1) Pour le détail de la vie de Barni, v. C. PIETRZYKOWSKI : Jules-Romain Barni (1818-1878), maîtrise sous la direction de Nadine-Josette CHALINE, Amiens, Université de Picardie Jules Verne, 1995, 169 p.. On consultera aussi Auguste DIDE : Jules Barni, sa vie et ses œuvres, Paris, Alcan, 1891, 258 p., le chapitre que lui a consacré Sudhir HAZAREESINGH dans Intellectual Founders of the Republic, Five Studies in Nineteenth-Century French Political Thought, Oxford, Oxford University Press, 2001, rééd. 2005, XVI + 340 p., « Neo-Kantian Moralist and Activist : Jules Barni and the Establishment of the Municipalist Republic », pp. 226-280, ainsi que, le cas échéant, notre thèse, La gauche républicaine et révolutionnaire dans le département de la Somme de 1848 au début des années 1920, Amiens, Université de Picardie Jules Verne, 2003, 920 p., et sa version publiée, La gauche dans la Somme, 1848-1924, préface de Jean-Jacques BECKER, Amiens, Encrage, Coll. Hier, 2009, 320 p..
(2) Jules BARNI : La morale dans la démocratie (suivie du Manuel républicain), Paris, Germer Baillière, 1868 et 1872, rééd. présentée par Pierre MACHEREY, Kimé, 1992, p. 33.
(3) Ibid., p. 58.
(4) Ibid., p. 212.
(5) Mireille GUEISSAZ : « Jules Barni (1818-1878) ou l'entreprise démopédique d'un philosophe républicain moraliste et libre-penseur » in Les bonnes mœurs, Paris, PUF, CURAPP, 1994, p. 232.
(6) Ibid., pp. 233-234.
(7) Ibid., pp. 228-229.
(8) Ibid., p. 231.
(9) Cette distinction est développée par Pierre ROSANVALLON : Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque des Histoires, 1992, pp. 288-289 et 292-293. M. Rosanvallon, qui mentionne à plusieurs reprises l’œuvre de Barni, ignore cependant cet aspect de sa réflexion politique. (10) Pour M. Rosanvallon, les républicains, jusque dans les années 1870-1880 au moins, se débattent intellectuellement et moralement entre idéal rationaliste et tendances communautaires et holistes issues du rousseauisme : Raison des Lumières d’une part, communion sociale dans la volonté générale et morale conventionnelle d’autre part (ROSANVALLON, op. cit., pp. 342-344). De même, le constat selon lequel les pères fondateurs de la Troisième République mettent la République au dessus du suffrage universel et de la volonté qu’il est susceptible d’exprimer paraît constituer pour M. Rosanvallon une aporie supplémentaire de la pensée républicaine du temps (ibid., p. 349). Il se trouve pourtant philosophiquement fondé chez Barni par le fait que la République est un impératif moral conforme à la dignité de l’Homme et fondée en raison, au même titre que la liberté individuelle.
(11) GUEISSAZ, op. cit., p. 235.
(12) BARNI, La morale dans la démocratie, op. cit., p.36.
(13) Jacqueline LALOUETTE : « Les sentiments religieux et les combats laïques de Ferdinand Buisson (1864-1932) » in Antoine PROST (dir.) : Jean Zay et la gauche du radicalisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 54.
(14) Ibid., p. 58.
(15) Pierre MACHEREY in BARNI, La morale dans la démocratie, op. cit., p. 18.
(16) PIETRZYKOWSKI, op. cit, p. 21.
(17) Ibid., p. 34.
(18) Ibid., p. 35.
(19) Ibid., pp. 149-150.
(20) GUEISSAZ, op. cit., pp. 215-216.
(21) BARNI, La morale dans la démocratie, op. cit., p. 188-189. Il s’était déjà prononcé en ce sens, de même qu’en faveur de l’instruction obligatoire, dans un article de L’Impartial du 7 janvier 1849.
(22) Jules BARNI : Le Manuel républicain (précédé de La morale dans la démocratie), Pais, Germer Baillière, 1872 et 1868, rééd. présentée par Pierre MACHEREY, Kimé, 1992, p. 290.
(23) 'Ibid., pp. 334-335.
(24) Blandine QUENNEHENT : L’instituteur et l’Eglise dans la Somme au XIXème siècle, Amiens, Eklitra, 1999, p. 162.
(25) Jules BARNI, ancien Inspecteur général de l’Instruction publique : Ce que doit être la République, conférence faite à Amiens, Abbeville, Montdidier, Doullens et Péronne, juillet et août 1871, Publications de l’Union républicaine de la Somme, n° 1, 3ème édition, 1872, pp. 9-10.
(26) Ibid., pp. 18-19.
(27) Sur cet aspect, v. notre article : « L’internationalisme républicain, 1852-1870 », Parlement(s), revue d’histoire politique, hors série n° 4, « Second Empire », octobre 2008, pp. 132-144.
(28) Particulièrement un ouvrage consacré à Napoléon.
(29) Philippe DARRIULAT, Les patriotes. La gauche républicaine et la nation, 1830-1870, Paris, Le Seuil, Coll. L’Univers historique, 2001, p. 246. Charras y a également contribué.
(30) Et avant lui thermidorien, voire bourbonien.
(31) PIETRZYKOWSKI, op. cit., p. 62.
(32) DARRIULAT, op. cit., p. 249.
(33) PIETRZYKOWSKI, op. cit., pp. 63-64.
(34) Ibid., p. 65.
(35) Raymond HUARD : La naissance du parti politique en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 151.
(36) Emmanuel KANT : Projet de paix perpétuelle, (1795), trad. Karin RIZET, Paris, Mille et une nuits, 2001.
(37) Et bien évidemment nationale.
(38) BARNI, La morale dans la démocratie, op. cit., pp. 232-233.
(39) PIETRZYKOWSKI, op. cit., pp. 75-76.
(40) Ibid., pp. 77-78.
(41) BARNI, La morale dans la démocratie, op. cit., p. 180.
(42) Ibid., p. 132.
(43) Ibid., p. 160.
(44) Ibid., p. 187.
(45) Ibid., p. 190.
(46) Ibid., p. 123.
(47) BARNI, Le Manuel républicain, op. cit., p. 337.
(48) BARNI, La morale dans la démocratie, op. cit., p. 147.
(49) Ibid., p. 154.
(50) Ibid., p. 198.
(51) ibid..
(52) BARNI, Le Manuel républicain, op. cit., p. 324.
(53) BARNI, La morale dans la démocratie, op. cit., pp. 209-227.
(54) BARNI, Le Manuel républicain, op. cit., p. 293. (55) Ibid., p. 315. Au nom de l'allègement de l'administration interne, il est ainsi pour une police en partie communale. Il paraît évident à cet égard qu’il est marqué négativement par le rôle tenu par la préfecture de police sous les régimes bonapartistes et monarchistes, ce qui explique qu’il privilégie une organisation de la police dont s’éloignera progressivement la Troisième République. Encore faut-il songer que le terme de « police » renvoie sans doute à une définition relativement large – l’exécution des arrêtés municipaux et l’encadrement administratif notamment – qui peut rendre plus compréhensible sa position.
(56) BARNI, Ce que doit être la République, op. cit., p. 20.
(57) BARNI, Le Manuel républicain, op. cit., p. 295.
(58) Ibid., p. 297.
(59) Ibid., p. 299.
(60) Ibid., p. 298.
(61) Louis ALTHUSSER : Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, PUF, 1959, rééd. Coll. Quadrige, 2003, pp. 98-108.
(62) BARNI, Le Manuel républicain, op. cit., p. 299.
(63) Ibid., p. 303.
(64) Ibid., p. 304.
(65) Ibid., pp. 304-305.
(66) Ibid., p. 306. Détail qui s’inscrit dans la logique de cette subordination, Barni veut la suppression des fonds secrets (ibid., p. 314).
(67) Ibid., p. 309.
(68) Ibid., p. 310.
(69) Ibid., p. 311.
(70) Si l’on veut bien songer que cette notion de forfaiture est extensible en matière constitutionnelle, et qu’elle a été à l’origine de la responsabilité gouvernementale dans les régimes parlementaires, il y a là une voie plausible vers la réintroduction d’une responsabilité politique de l’exécutif devant le législatif.
(71) Jules BARNI : L’Appel au peuple, Paris, 1874, p. 32.
(72) BARNI, Ce que doit être la République, op. cit., , p. 28.
(73) Ibid., p. 32.
(74) PIETRZYKOWSKI, op. cit., p. 31.
(75) Ibid., p. 72.
(76) BARNI, La morale dans la démocratie, op. cit., p. 107.
(77) Ibid., p. 166.
(78) Ibid., pp. 117-118.
(79) Ibid., p. 118.
(80) Ibid., p. 165.
(81) Ibid., p. 104.
(82) Ibid., pp. 121-122.
(83) BARNI, Ce que doit être la République, op. cit., pp. 23-24.
(84) Ibid., p. 24.
(85) Vincent PEILLON : La Révolution française n’est pas terminée, Paris, Le Seuil, 2008, p. 94.
(86) BARNI, Ce que doit être la République, op. cit., pp. 23-24.
(87) Ibid., p. 25.
(88) Ibid., p. 30.
(89) Ibid., p. 31.
(90) BARNI, La morale dans la démocratie, op. cit., p. 108.
(91) BARNI, Le Manuel républicain, op. cit., pp. 338-341.
Renaud Quillet, « Par delà les Anciens et les Modernes : le républicanisme de Jules Barni », Révolution Française.net, Juin 2011, http://revolution-francaise.net/2011/06/20/442-par-dela-les-anciens-et-les-modernes-le-republicanisme-de-jules-barni