Contre la "faction" fédéraliste, pour la "révolution de 1800"

Les textes de Paine des dernières années s’inscrivent dans ce que les républicains appellent alors la "révolution de 1800". En effet, la défaite des Fédéralistes et l’élection de Jefferson inaugurent une nouvelle période de l’histoire des États-Unis. Le projet fédéraliste et hamiltonien de construction d’une puissance sur le modèle anglais est battu, c’est désormais celui d’un développement de l’Amérique vers l’intérieur qui s’impose. Par ailleurs, la "révolution de 1800" n’est pas un simple changement de parti au pouvoir mais un tournant démocratique. La victoire républicaine affaiblit l’élitisme et encourage une pratique politique élargie (1).

Comme tous les Républicains, Paine considère que la période dite "fédéraliste" de 1789 à 1800 est marquée par l’apparition d’une "faction" dont les principaux dirigeants sont Hamilton, Adams et Gouverneur Morris (Washington étant considéré plutôt comme la dupe de ladite "faction"). Cette faction défend une ligne qui se révèle peu à peu dans les débats à partir de 1790-1791 et apparaît au grand jour à partir de 1794-1795 lors de la signature du traité Jay puis tente de renverser les principes fondateurs de la république lors de la période de la Quasi-War avec la France. Si les Fédéralistes appliquent une stratégie politique, Paine considère que ce qui caractérise cette faction, comme toutes les factions, est l’absence de principes, ou comme il l’écrit la "nullité de principes". Pour Paine, la ligne des Fédéralistes n’est pas fondée sur des principes républicains, mais sur une conception "monarchique" au sens philosophique du terme (qui n’est pas forcément liée à la présence d’un roi) et donc non-fondée sur les principes, puisque, selon Paine, la monarchie n’en a pas. Paine défend ici une conception républicaine de ce que sont les principes par opposition à ce qu’est une faction, c’est-à-dire un groupe sans principes républicains, mais doté d’une ligne politique visant à faire rétrograder la Révolution américaine vers un régime "monarchique" ou "monocratique". Plus généralement, Paine en arrive à une sorte de théorie de l’apparition des factions dans une république vertueuse et à leur échec inévitable pour peu qu’existe une résistance des citoyens et que subsiste la mémoire des principes fondateurs de la République. Telle est la première des "leçons de républicanisme" de Paine.

Quelles sont les caractéristiques des factions en général et de la faction "fédéraliste" en particulier ? Paine l’explique tout au long de ses huit Letters to the Citizens of the United States (2). Dès la première du 15 novembre 1802, il résume son propos : " une faction, agissant dans l’ombre, apparaissait en Amérique, ils avaient perdu de vue les principes premiers. Ils commençaient à considérer le gouvernement comme un monopole fructueux, et le peuple comme une propriété héréditaire" (3).

La première caractéristique est donc la dissimulation. Une faction ne peut agir ouvertement, elle est nécessairement secrète et cache ses objectifs en en proclamant d’autres ou en instrumentalisant les passions et/ou les opinions des citoyens pour les faire dévier des principes (4).

Deuxième caractéristique : les membres de la faction ont perdu de vue ou ont renoncé aux principes de la République pour défendre des intérêts particuliers ou pire encore, n’ont jamais eu le moindre principe républicain. Pour Paine, la république n’est pas seulement ce que nous appellerions aujourd’hui un "état de droit". Un État "réglé" n’est pas une véritable république sans les principes des Rights of Man.

Troisième élément : la faction considère l’exercice du gouvernement, non comme une délégation de pouvoir et de souveraineté des citoyens mais comme une propriété privée, une Res privata, un monopole transmissible à une élite de gouvernants "naturels". Le peuple est aliéné comme peut l’être une propriété. Imposer le modèle anglais et la corruption qui le fonde et changer le principe représentatif par un système où les dirigeants tiendraient leur pouvoir non plus de leurs mandants, mais d’une forme de "tenure" héréditaire, tel est l'objectif de la faction.

Quels moyens la faction a-t-elle employés pour arriver à ses fins ?

Elle a tout d’abord saturé l’espace public de mensonges et de détournement rhétoriques pour dissimuler ses objectifs.

Pour Paine, le rôle de la presse fédéraliste est essentiel, elle est en quelque sorte "la contre-institution" qui détourne les citoyens des principes et permet à la faction d’agir en dissimulant ses objectifs et en flattant les intérêts individuels. Le langage de la presse fédéraliste est un reflet de l’absence de principes de la faction et donne à voir sa nullité (5).

Un autre des aspects de la dissimulation inhérente aux factions est le détournement des appellations politiques et en particulier de la première d’entre elles : les termes de "fédéralisme" ou de "Fédéralistes". C’est, selon lui, à une véritable usurpation du vocabulaire que s’est livrée la faction. Le mot "fédéralisme" n’a en lui-même aucun sens. On peut se fédérer pour perpétrer un crime ou accomplir une bonne action. En réalité, explique Paine, le seul sens positif du terme fédéraliste est à replacer dans un contexte qui est celui de la phase dite "critique" de la création de la République américaine dans les années qui suivent la victoire militaire.

Les moyens de la propagande ne suffisent pas à asseoir le pouvoir de la faction et Paine insiste sur les projets militaires et fisco-financiers de Hamilton. On sait que Hamilton avait défendu l’idée d’une armée permanente et d’une marine de guerre susceptible de fonder une puissance militaire respectable. Pour les Républicains, ce projet est le pendant de ses trois rapports d’économie politique de 1790-1791 (Report on Public Credit, sur la Banque, puis sur les manufactures) visant à créer une sorte de complexe militaro-fisco-commercial et industriel à l’image de l’Angleterre.

Comment faire accepter un tel plan ? En instrumentalisant la peur et la religion. La peur de la France et de sa Révolution et la peur des ministres du culte qui s’enrôlèrent au service de la croisade contre la France "athée". La Quasi-War avec la France entre 1795 et 1798 est donc pour Paine avant tout une manipulation destinée à liquider les principes républicains et à soumettre le peuple à une élite de négociants, de spéculateurs et d’administrateurs privés ou publics.

Pour Paine et les Républicains, le règne de la faction s’est terminé par son échec retentissant. La "Révolution de 1800" a balayé tous les complots. Le peuple a cessé d’être la dupe des mensonges, il s’est ressaisi et a compris que la République et ses principes étaient en danger. Comment expliquer ce retournement ? Comment assurer la défense de la République contre les factions ? Comment élargir la démocratie américaine ? Quels mécanismes constitutionnels mettre en place pour permettre à la perfectibilité du régime républicain de donner sa pleine mesure ?

Perfectibilité de la République

Dès Common Sense et Rights of Man, Paine avait affirmé qu’une des raisons de la supériorité du régime représentatif et républicain démocratique sur tous les autres était qu’il était le seul à pouvoir s’autoréformer sans révolution, ni troubles par le jeu de l’expression de la souveraineté de tout le peuple. La République n’est pas un régime dans lequel le peuple ne peut pas se tromper ou être trompé, mais il est le seul dans lequel le peuple lui-même peut revenir sur ses erreurs et se perfectionner (6). Cette perfectibilité des républiques est, selon Paine, la cause principale de l’échec fédéraliste. Mais, pour lui, la Révolution de 1800 n’est pas la fin du processus d’autoréforme. La République doit être refondée en permanence par la vigilance des citoyens et par l’exercice sans entraves de leurs droits. D’où la nécessité de réformer les constitutions d’état qui contenaient encore des limites au suffrage ou des dispositions favorisant les aristocraties "naturelles". C’est le sens de son engagement auprès des réformateurs de Pennsylvanie au printemps de 1805, ou de ses propositions adressées à ceux du Connecticut l’année précédente et de ceux de l’état de New York en 1806.

La base de la perfectibilité de la République américaine réside avant tout dans la qualité du peuple américain, mais aussi dans le fait qu’il s’est emparé des principes des droits de l’homme pour fonder ses pratiques politiques. Une erreur commise par une génération peut être rattrapée par elle-même ou par la suivante. Là encore, il s’agit d’un thème essentiel chez Paine (sans doute hérité de Locke), une génération ne peut enchaîner celles qui lui succèdent, les pères ne peuvent asservir leurs enfants : le gouvernement américain étant fondé sur le système représentatif, une erreur peut être corrigée par le même processus rationnel par lequel la Constitution a été créée. Le peuple est en permanence "constituant".

Les résultats des élections ayant porté les républicains au pouvoir prouvent la perfectibilité du gouvernement représentatif et sa capacité d’éviter les affres des troubles civils. Mais un peuple vertueux et un régime représentatif ne sont rien sans un rappel des principes, ce sont sur leurs principes ou leur absence de principes que les candidats et les partis doivent être jugés. Sans principes, l’élection et la représentation ne sont que des fictions (7).

Une fois la réélection de Jefferson assurée en 1805, William Duane et John Binns, deux dirigeants républicains de Pennsylvanie s’adressèrent à Paine pour obtenir son soutien dans leur campagne pour la révision de la constitution d’état de 1790, qui avait été elle-même le fruit d’une révision de la constitution originelle de 1776. Les réformateurs de l’état de New York cherchaient à faire modifier un certain nombre de dispositions constitutionnelles, notamment celles concernant l’octroi de chartes privées par le pouvoir exécutif. Paine publie ses contributions dans l’Aurora et en brochures séparées. Dans ces deux textes, Paine pose une série de questions constitutionnelles qui ont toutes pour but d’élargir les formes et la nature de la démocratie et de créer des mécanismes permettant à la perfectibilité républicaine de s’exprimer.

L’Amérique doit donner une fois de plus l’exemple au vieux monde que le régime représentatif républicain et démocratique est supérieur à tous les autres. C’est en lui permettant d’exercer sa qualité première, la perfectibilité, que les principes qui le fondent pourront devenir ceux de l’humanité tout entière.

La mémoire radicale de 1776

Les textes des dernières années de Paine s’intéressent à la question de la "mémoire" de la Révolution américaine en fustigeant l’amnésie sélective des Fédéralistes. Les années 1800 sont bien celles du passage d’une génération à une autre. Les révolutionnaires de 1776 avaient déjà réfléchi au problème de la transmission des principes et des valeurs du républicanisme. On sait que les différentes traditions républicaines décrites par Pocock ou Skinner ou plus récemment dans le colloque du séminaire L’esprit des Lumières et de la Révolution (8), insistent toujours sur la nécessité de régénérer l’esprit républicain à intervalles réguliers et de rappeler dans des célébrations et des "institutions" (au sens défini par Rousseau ou Saint-Just) les principes qui fondent la Res Publica. D’où l’insistance de Paine sur le lien à établir entre les principes de 1776 et ceux de 1800 contre l’absence de principes de la "faction" fédéraliste. Il fallait renouer le fil entre les générations et clore le moment fédéraliste de 1789-1800 en rappelant les valeurs révolutionnaires contre les interprétations "élitistes" et "exceptionnalistes" de la Révolution des Fédéralistes.

La question de la mémoire révolutionnaire apparaît donc en filigrane dans la plupart des textes tardifs de Paine. Paine utilise à plusieurs reprises l’image de "l’étincelle de l’autel de 1776" dans ses textes tardifs, il en signe certains par ce pseudonyme. Cette étincelle de l’esprit de 76, inextinguible pendant ce qu’il appelle la "longue nuit de l’erreur", ressurgit en 1800 dans toute l’Union, elle est la preuve du maintien de l’esprit de la liberté et de la raison. Paine se place dans la position de l’écrivain patriote – telle que l’a analysée Larkin – (9) dont le rôle est, entre autres, celui d’un intermédiaire entre les générations, il est celui qui transmet le message de 76, inchangé depuis Common Sense et Rights of Man.

Ce qui est en jeu dans la polémique et dans les rappels historiques de ses textes tardifs n’est pas pour Paine une question de personnes, mais bien la question de la nature de la Révolution américaine. Ce travail de mémoire se retrouve notamment dans ses textes de 1805-1806. Paine les signe de son deuxième pseudonyme transparent : A Spark from the Altar of 76 (le premier étant Common Sense). Révolution des principes, révolution populaire, radicale et démocratique comme le défendent les Républicains de 1800 ? Ou bien continuité avec la Glorious Revolution de 1688, défense paradoxale des libertés anglaises sous la direction des élites "naturelles" ne remettant pas en cause les hiérarchies existantes ? C’est tout le problème de la radicalité ou de la modération, de l’exceptionnalisme et de l’universalisme. Contre les Fédéralistes qui commencent à défendre l’idée d’une révolution américaine sage, non-violente, exceptionnelle et inscrite dans l’histoire des libertés anglaises, Paine reprend le flambeau des principes de 1776, ceux de l’universalisme de la Révolution américaine, matrice des révolutions qui l’ont suivie, ceux de la radicalité et de la démocratie contre le pouvoir des élites. Sa défense du rôle de l’écrivain patriote et de sa méthode de publicité "directe" sans référence à la culture des élites participe de cette défense de la démocratie radicale (10). Paine établit un parallèle entre le combat de 1776 et celui de 1800. Il s’agit de retrouver la radicalité républicaine de l’expérience américaine contre ce qui l’a dénaturé et tenté de la détruire depuis 1789.

Dès sa Lettre à l’abbé Raynal en 1782, Paine avait défendu l’idée que l’originalité de l’expérience américaine était précisément son universalité et son impact sur les relations entre les peuples, il persiste en 1803 en insistant sur le devoir de l’Amérique vis-à-vis de l’humanité. Si l’Amérique, au lieu de donner l’exemple d’une conduite morale entre les nations, se comportait avec elles comme des conquérants, elle ferait reculer la civilisation et son indépendance au lieu d’être un honneur universel deviendrait une malédiction pour elle-même et pour l’humanité tout entière (11).

Le 7 juin 1805, il revient encore dans son ultime Letter sur le thème de l’opposition entre conception exceptionnaliste et universaliste de l’expérience révolutionnaire : "L’indépendance de l’Amérique n’aurait pas ajouté grand-chose à son propre bonheur et absolument rien au monde si son gouvernement avait été formé sur les principes corrompus de l’ancien monde. C’est l’occasion de renouveler le monde et de mettre en avant un système de gouvernement nouveau dans lequel les droits des hommes seraient préservés qui a donné sa valeur à l’indépendance. (…) La seule indépendance aurait peut-être pu être conquise par les armes et sans principes, mais alors jamais un système juste de gouvernement n’aurait vu le jour. En bref, ce furent les principes qui produisirent alors l’indépendance, car tant que les principes ne s’étaient pas diffusés dans tout le peuple, personne ne pensait même à l’indépendance."(12)

L’expérience américaine ne se réduit pas à l’indépendance, c’est bien la construction républicaine fondée sur le droit des hommes et les principes de la liberté universelle qui en est le fruit, et non la séparation des colonies de la métropole anglaise.

Conclusion

Les derniers textes de Paine posent des questions fondamentales pour l’évolution du républicanisme en Amérique. Celle de la place des partis est l’une des plus intéressantes. La République n’est pas une forme de gouvernement creuse. Sans les principes déclarés des droits de l’homme, sans les formes et les pratiques de la démocratie radicale, sans la possibilité pour le peuple de pouvoir censurer les actes des gouvernements, la République est une coquille vide, un régime nul dans lequel les factions prospèrent. Paine ne rejette pas la possibilité de "partis" qui défendraient des opinions divergentes — comme une partie de la tradition républicaine qui y voit le début de la décadence — mais ces partis ne sont légitimes que s’ils sont créés sur la base des principes de la démocratie radicale et des droits de l’homme, tout autre groupement ne peut être qu’une faction. L’apparition de factions dans une république est un phénomène préoccupant mais il n’est pas anormal, car la perfectibilité du régime représentatif républicain lui permet de les dévoiler et de les empêcher de nuire au système républicain lui-même. L’extension de la démocratie représentative par le biais du suffrage universel, du droit de censure du peuple et son activité constituante permanente est la garantie de la possibilité d’une amélioration constante du régime républicain. Le rôle de la presse et des écrivains patriotes est fondamental. Ils jouent le rôle d’une "institution" républicaine de contrôle des gouvernements et de leurs actes. Enfin, les derniers textes de Paine sont emblématiques d’un "moment", celui du passage de la génération révolutionnaire à la suivante. La République doit être perpétuellement refondée dans des "institutions" qui rappellent au corps civique l’origine de ses droits et la manière de les conserver. La dimension universaliste, cosmopolitique et radicale de la Révolution américaine est une expérience républicaine offerte à tous les peuples contre les monarchies ou les régimes "monocratiques", contre les aristocraties "naturelles" ou celle de la richesse, contre la confiscation de la souveraineté de tout le peuple par des factions politiciennes.

NOTES

(1) Sur la "Révolution de 1800", voir Henry Adams, History of the US during the Administration of Thomas Jefferson and James Madison, 1889-1890, 9 vol, Dan A. Sisson, The American Revolution of 1800, New York, A. Knopf, 1974, Drew Mc Coy, The Elusive republic : Political Economy in Jeffersonian America, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1980.

(2) Les huit Letters to the Citizens of the United States And particularly to the Leaders of the Federal Faction sont publiées entre le 15 novembre 1802 (donc deux semaines après son retour aux États-Unis) et le 7 juin 1805. Les cinq premières (15, 19, 26 novembre, 3 décembre 1802, 2 février 1803) sont publiées dans un des principaux journaux républicains, le National Intelligencer, la sixième dans l' Aurora de Philadelphie le 12 mars 1803, la septième le 21 avril dans le True American de Trenton, et enfin la dernière paraît le 7 juin 1805 dans le National Intelligencer. Les citations suivantes des Letters 1 à 7 sont toutes tirées du tome III de l'édition Conway, celles de la Letter VIII du tome II de l'édition de Philip S. Foner.

(3) Letter I, p. 383.

(4) Letter VI, p. 409.

(5) Letter VIII, p. 951.

(6) John Keane, Tom Paine. A Political Life, Londres, Bloomsbury, 1995, p. 510.

(7) Letter V, p. 405.

(8) Marc Belissa, Yanick Bosc, Florence Gauthier (dir.), Républicanismes et droit naturel. Des humanistes aux révolutions des Droits de l'homme et du citoyen, Paris, Kimé, 2009.

(9) Edward Larkin, Thomas Paine and the Literature of Revolution, New York, Cambridge U. P., 2005.

(10) Letter IV, p. 402.

(11) Idem, p. 410.

(12) Letter VIII, , p. 956.