Ils envisagèrent avec effroi ce colosse de puissance abusant de la souveraineté, pour opprimer les peuples de qui il tenoit toute sa grandeur. La liberté s’avançant sur les traces sanglantes de l’anarchie, le peuple lui sacrifia toute sa force et ses richesses ; il sentit, plus que jamais, combien il devenoit nécessaire que des loix sages le protégeassent contre la tyrannie, les excès de la licence, et tous les désordres de l’anarchie. On vit peu à peu, et à mesure que les esprits se calmèrent, les hommes éclairés par le feu des dissensions civiles, encore mal rassurés contre les orages qui précèdent le retour de la liberté chez un peuple avili pendant des siècles, et qui a langui sous un despotisme dévorant ; on vit, dis-je, les hommes, déposant la férocité de l’obéissance passive, reprendre, avec un caractère plus noble, cette fierté de courage qui augmente avec la grandeur du péril (2) ; on vit un peuple entier renaître au milieu des débris de l’homme assujetti et soumis.
Un tyran ne voit dans la liberté que le désir de résister à ses volontés ; il s’arme pour l’anéantir et l’étouffer dès sa naissance. L’esclave la considère comme une situation plus douce que la servitude, et qui le délivrera d’un joug qu’il porte à regret. Les grands, comme une mer orageuse dont les flots impétueux renversent les arbres les plus élevés jusque sur le sommet des montagnes, l’abhorrent dans les autres avec d’autant plus de raison, qu’ils s’aveuglent sur les avantages de la liberté, qu’ils les méconnoissent, ou qu’ils en sont moins dignes. Le peuple regarde la liberté comme la sève féconde de la félicité sur la terre (3).
« Les politiques, dit J. J. Rousseau, font sur l’amour de la liberté les mêmes sophismes que les philosophes ont faits sur l’état de nature ; par les choses qu’ils voient, ils jugent des choses très-différentes qu’ils n’ont pas vues, et ils attribuent aux hommes un penchant naturel à la servitude, par la patience avec laquelle ceux qu’ils ont sous les yeux supportent la leur, sans songer qu’il en est de la liberté comme de l’innocence et de la vertu, dont on ne sent le prix qu’autant qu’on en jouit soi-même, et dont le goût se perd si-tôt qu’on les a perdues. Je connois les délices de ton pays, dit Brasidas à un Satrape qui comparoit la vie de Sparte à celle de Persépolis ; mais tu ne peux connoître les plaisirs du mien » ! (a)
La liberté a servi de prétexte aux dissensions, aux guerres intestines, aux invasions, aux conquêtes, et à tous les crimes de la tyrannie, qui la tuent ; à la licence, qui la calomnie ; aux abus, aux excès, et à tous les maux enfin.
« Dieu qui nous donna le désir et les moyens d’être heureux, plaça dans la tyrannie la source de tous les maux (4). Soutiendra-t-on que le droit de nous en défendre cesse devant ce mot Roi » ?
« On plaint le peuple qui, façonné à l’esclavage, n’aspire point à la liberté, qu’il ne connoît pas ; mais on méprise celui qui, après l’avoir possédée, cesse un instant de songer qu’il l’a perdue, ou de faire, du soin de la recouvrer, le premier de ses devoirs, l’objet continuel de ses méditations, le but unique de ses efforts. C’est aux nations libres à se sauver elles-mêmes ; c’est à elles que leurs ancêtres ont transmis cette obligation sacrée ; c’est pour elles, plus que pour eux, qu’ils ont abdiqué la paix et bravé la mort » (b).
Ainsi s’écrioit avec une louable indignation, le comte de Mirabeau, dans son éloquent ouvrage, intitulé : Aux bataves, sur le Stathoudérat. « Et, continue-t-il, Peuples ! ce qu’il y a de plus perfide et de plus redoutable sur la terre, ce ne sont point les atrocités publiques, mais les ruses de la tyrannie ! ... Posez des bornes au pouvoir, si vous ne voulez qu’il dégénère en tyrannie par la pente des choses et des hommes. Et si quelque citoyen extraordinaire vous rend d’importans services, si même il vous sauve de l’esclavage, respectez son caractère ; admirez, mais surtout craignez ses talens. Malheur, malheur aux peuples reconnoissans ! ils cèdent tous leurs droits à qui leur en a fait recouvrer un seul ! Ils se forgent des fers ! Ils corrompent, par une excessive confiance, jusqu’au grand homme qu’ils eussent honoré par leur ingratitude ».
Pour conquérir la liberté, il faut la connoître, la rechercher, et l’aimer : heureux qui peut en connoître le prix ! il n’est connu que de ceux qui l’ont perdue, ou qui voient dans l’avenir les maux qui résultent de sa privation.
Il est impossible que les peuples restent long-tems dans l’anarchie ; cette sorte de gouvernement, s’il peut être ainsi appelé, est tellement contraire au bonheur de l’homme, et ses suites sont si funestes !... L’anarchie est une situation d’autant plus violente, que les peuples qui supportent ce fardeau, n’en connoissent pas tout le poids. Ce n’est que par l’histoire que les hommes peuvent juger de ce que c’est que l’anarchie.
Marchamont Needham, auteur de cet ouvrage, avoit fait une étude profonde de l’Histoire des Peuples anciens : peu d’hommes ont, avant lui (si nous en exceptons Milton), réuni plus heureusement l’amour de la liberté, au désir de la rendre commune à leurs semblables. Il peint avec vérité et sans art les orages de la liberté, le calme de la tyrannie (5), les malheurs causés par les abus et les excès qui les suivent, et l’anarchie, qui dévaste les empires et les précipite vers leur décadence, qui, par le relâchement subit de tous les ressorts du gouvernement, opère un choc universel et des opinions et des hommes.
L’anarchie forme les ombres qui séparent les beaux jours de la liberté, toujours agités et toujours brillans, d’avec les ténèbres et le silence du despotisme. Il est bien impossible à une assemblée de législateurs, de donner des loix si parfaites, qu’elles remplissent d’abord les espérances d’un grand peuple. La plus sublime théorie à peine atteindroit au but : et quelle distance de la théorie à la pratique !... N’en doutons pas, la constitution d’un état (qui, par son ensemble, doit communiquer par-tout le mouvement et la vie, dont la marche, lente avec sagesse, précède les peuples) ; la constitution d’un état crée à la fois cette immensité de moyens, qui font germer sur toutes les parties de l’empire, la félicité que l’on obtient des loix et que donne la liberté, et ces richesses de l’industrie, semblables à la nature, toujours active, hâtée de produire, et qui ne se repose jamais.
La terre ne se couvrit point d’abord de ces arbres majestueux qui balancent leurs têtes jusque dans les nues ; chaque année leur donna une sève nouvelle. La constitution d’un état doit être perfectionnée sans cesse, et nous ne pouvons attendre des loix nouvelles, que des biens mesurés à l’état de foiblesse qui suit un long repos.
(Si nous considérons maintenant quelle est la liberté de nos voisins, les Anglais ; ne serons-nous pas forcés de gémir, en voyant que le peuple le plus fier et le plus actif, le plus éclairé sur ses intérêts, et tout ensemble le plus riche, reste courbé sous le triple joug de son gouvernement, qui n’en impose plus ?)
(Les avantages de la constitution Britannique sont balancés par tant d’abus !)
Ce n’est pas en exaltant l’imagination du peuple, qu’on le rend heureux. Le bonheur est comme une source abondante et paisible, où il doit puiser sans cesse, et non dans un torrent impétueux qui fuit de nous, et nous étonne du bruit de ses ondes.
L’amour de la patrie, inséparable de l’amour de la liberté, est une passion également violente dans ses accès, et généreuse dans ses effets. C’est d’abord un sentiment de paix qui s’accroît et s’étend dans le secret, un rayon de feu qui se répand dans l’ame, une explosion d’ardeur, de zèle et de dévouement pour la patrie ; l’amour pour le prince se confond, se perd, s’absorbe dans l’amour de la patrie (6).
Puisse l’amour de la patrie donner plus d’élévation à nos pensées ! Rapide, impétueux, ce sentiment exciteroit en nous le désir inquiet d’un bonheur universel. L’amour de la patrie se renouvelle avec les siècles, chez un peuple qui observe tous les maux sous lesquels gémissent les nations assujetties.
J’ai recueilli des notes dans les auteurs les plus célèbres, tels que Montesquieu, J. J. Rousseau, Bossuet, Letrosne, l’abbé de Mably, M. de Peyssonnel, etc. etc., dont les écrits, comme autant de monumens, rediront à nos neveux ce que nous fûmes, le point d’où nous sommes partis, la marche des lumières, leur explosion et leurs effets.
Ces notes viennent à l’appui de mon auteur ; elles prouvent ce qu’il n’a fait qu’indiquer, elles affirment ce qu’il rapporte ; et s’il m’arrive d’avoir trop souvent recours au témoignage de nos auteurs, on me le pardonnera sans doute en faveur de la sublimité de leurs expressions, de la justesse de leurs pensées, et de la perspicacité de leur jugement. L’excellence d’un état libre n’est pas un de ces livres d’agrément que le beau sexe aime à lire ; il exige une grande attention ; et ceux qui n’ont pu soutenir la lecture de l’Esprit des Loix et du Contrat Social, pourront faire à cet ouvrage le même honneur.
Peut-être trouvera-t-on que le style de cet ouvrage est un peu diffus ; mais si l’on considère avec quelle adresse les agens du pouvoir absolu ont éloigné de nous tout ce qui pouvoit nous retracer à l’esprit l’idée du bonheur qui appartient à un état libre, de quel art ils ont usé pour nous plonger dans la servitude ; si l’on se souvient encore du style fleuri des préambules d’emprunts, qui manifestoient à l’Europe le parjure et la fourbe des ministres, et de ces promesses renouvelées par leurs infractions ; si le mensonge est accompagné de tous les agrémens du style ; si des hommes bassement habiles ont semé de fleurs le chemin rapide qui nous conduisoit dans un gouffre de maux : l’avocat de la liberté doit-il aussi rechercher ces expressions dont la pompe appartient à l’éloge ? Peut-être la simplicité a aussi sa dignité.
L’auteur a divisé son ouvrage en quatre parties. La première l’est elle-même en quatorze raisons. Il attaque les ennemis de la liberté du peuple, dans les deux premières parties ; et l’on reconnoît que tous les efforts par lesquels on tenteroit d’affermir le pouvoir dans les mains d’un seul, ne pourroient le rendre légitime et raisonnable, si celui auquel il auroit été confié n’en obtenoit la prolongation par le consentement libre du peuple, représenté dans ses assemblées solemnelles et successives.
Dans la troisième partie, il s’élève puissamment contre les assertions de ceux qui prétendent que l’autorité des rois prend sa source dans celle que les anciens patriarches exerçoient sur leurs nombreux enfans ; il remonte aux premiers âges du monde, pour prouver que si ce gouvernement est légitime et supportable, ce n’a été qu’à l’égard des enfans des patriarches, aussi long-tems qu’il ne dégénéra pas en tyrannie jusqu’au tems de Nembrod.
Marchamont Needham établit ensuite avec une admirable simplicité, quelle est la majesté et la souveraineté du peuple. Il rend hommage à sa puissance ; et après avoir démontré, par des raisons irréfragables, que l’origine et la source de tout pouvoir légitime est dans le Peuple, il tire de l’écriture sainte les preuves les plus authentiques de cette vérité.
L’auteur a fait servir cette troisième partie comme de préliminaire à la quatrième, qu’il a intitulée : Erreurs des gouvernemens, et règles de politique. Elle nous a paru mériter, pour la rendre véritablement utile dans les circonstances présentes, que les savantes et ingénieuses définitions métaphysiques du gouvernement politique, par le citoyen de Genève, et l’abbé de Condillac, y fussent insérées en entier dans les notes ; c’est pourquoi on les y trouvera, ainsi que ce que les écrits de l’instituteur du prince de Parme nous ont présenté de plus intéressant sur le gouvernement et la république de Venise. Peut-être le lecteur nous saura gré de ce rapprochement des deux définitions du pacte social, suivi du tableau du gouvernement le plus corrompu et le plus odieux qui précède la pompeuse image que M. de Sèze nous a donnée des heureux effets de la révolution de France.
La quatrième et dernière partie sert à démontrer comment on est parvenu jusqu’ici à favoriser le despotisme (7).
Marchamont Needham déchire le voile qui couvroit les mystères de la tyrannie : il nous apprend par quelle série de moyens, dans l’enfance du christianisme, la tyrannie se créa des ministres, des loix et des tribunaux, pour légitimer ses fureurs, sous le prétexte spécieux d’extirper les hérésies. Il observe que la tyrannie, croissant à l’ombre des autels, commit, au nom de Dieu, tous les crimes de la cupidité, de l’orgueil et de l’ambition : que ce monstre s’est toujours servi de la superstition pour consacrer ses attentats : et, ce qu’il étoit tout naturel d’en attendre, si la religion a été calomniée, et ses ministres avilis, méprisés, odieux ; si les trésors de l’église ont été formés des filons de la crainte et du remords ; si le sage a souvent gémi en considérant que les ministres d’une religion sainte ont béni les chaînes des nations et absous les tyrans, c’est que la tyrannie exerçant un pouvoir théocratique, ce qui n’étoit qu’un délit civil ne tarda pas à devenir un sacrilège ; on intéressait la Divinité en tout, comme si la différence des opinions pouvoit être de la compétence du magistrat. On vit la tyrannie, élevant sa tête altière jusque dans les cieux, affermir sa puissance sur l’incurie et l’aveugle soumission des peuples. Il lui suffisoit de vouloir, pour élever ou pour détruire. Il est facile de juger avec quelle audace, quelle aveugle fureur, les peuples ont été gouvernés par ces tyrans révérés, connus sous le nom d’empereurs, de rois, de nonces, d’évêques, et d’inquisiteurs.
Notre auteur nie le droit divin des rois à mal gouverner, et, par une suite de raisonnemens puissans, il proclame le droit inaliénable de l’homme à la liberté. Pénétré de cette maxime du grand Alfred, qu’une nation doit être aussi libre que les pensées internes de l’homme, il ne néglige rien pour persuader au peuple qu’à lui seul il appartient de conserver la liberté et de la défendre.
« Révélez, dit Raynal, tous les mystères qui tiennent les hommes à la chaîne et dans les ténèbres ; et que, s’appercevant combien on se joue de leur crédulité, les peuples éclairés tous à la fois vengent enfin la gloire de l’espèce humaine (c).
« Quel a été et quel est, chez toutes les nations, l’effet du despotisme civil ? La bassesse, et l’extinction de toute vertu (d).
« Dans un état despotique, il n’y a de coupable que le despote. Le sujet d’un despote est, de même que l’esclave, dans un état contre nature. Tout ce qui contribue à y retenir l’homme, est un attentat contre sa personne. Toutes les mains qui l’attachent à la tyrannie d’un seul, sont des mains ennemies. (...) « Le tyran ne peut rien par lui-même ; il n’est que le mobile des efforts que font tous ses sujets pour s’opprimer mutuellement. Il les entretient dans un état de guerre continuelle, qui rend légitimes les vols, les trahisons, les assassinats. Ainsi que le sang qui coule dans ses veines, tous les crimes partent de son cœur, et reviennent s’y concentrer » (e).
« L’injustice s’attache à l’homme par des noeuds qui ne se rompent qu’avec le fer. Le crime engendre le crime ; le sang attire le sang ; et la terre demeure un théatre éternel de désolation, de larmes, de misère et de deuil, où les générations viennent successivement se baigner dans le carnage, s’arracher les entrailles, et se renverser dans la poussière (f).
« Dans les tems malheureux, il en est des espérances du peuple comme de ses terreurs, comme de ses fureurs. (Dans ses fureurs,) en un clin d’oeil, les places sont remplies d’une multitude qui s’agite, qui menace (et qui hurle). Le citoyen se barricade dans sa maison. Le magistrat tremble dans son hôtel. Le souverain s’inquiète dans son palais. La nuit vient ; le tumulte cesse et la tranquillité renaît. Dans ses terreurs, en un clin d’oeil, la consternation se répand d’une ville dans une autre ville, et plonge dans l’abattement toute la nation. Dans ses espérances, le fantôme du bonheur, non moins rapide, se présente par-tout. Par-tout il relève les esprits ; et les bruyans transports de l’allégresse succèdent au morne silence de l’infortune. La veille tout étoit perdu ; le jour suivant, tout est sauvé » (g).
« Et, dit éloquemment Algernon Sydney, si les hommes naissent libres, ceux qui ont de la sagesse et de la prudence ne manqueront pas d’établir de bons gouvernemens ; mais si en naissant ils se trouvent obligés, par une nécessité inévitable, de demeurer toute leur vie dans l’esclavage, toute la sagesse du monde ne leur sera d’aucune utilité ; et il faudra, malgré qu’ils en aient, qu’ils dépendent absolument du bon plaisir de leurs souverains, quelque cruels, furieux ou scélérats qu’ils puissent être » (h).
Une des raisons pour lesquelles les droits et la souveraineté du peuple n’ont point encore été discutés avec toute la pompe et la majesté dont ils seroient susceptibles, c’est que le peuple ne distribue pas, ainsi que font les rois et les grands, des présens et des graces ; qu’il n’alimente ni l’ambition ni l’orgueil, et ne sait pas flatter les espérances des auteurs. Et néanmoins combien d’excellens ouvrages consacrés uniquement à nous rappeler l’antique majesté du peuple, ses droits, sa puissance, et les monumens de sa grandeur !
Dans les siècles modernes, Milton, Algernon Sydney, Marchamont Needham, et plus récemment, le divin Fénelon, Hume, Mercier, Raynal, Mably, Mirabeau, Peyssonnel, Letrosne ! Qu’il me soit permis de me servir des couleurs d’un auteur moderne (8), pour peindre l’aurore de la liberté. « Le génie pénétrant et éclairé de Montesquieu, la légèreté brillante de Voltaire, l’éloquence enchanteresse du bon Rousseau, la précision de d’Alembert, l’audace et la perspicuité de Boulanger, les hardis paradoxes d’Helvetius, la majesté sublime, l’esprit systématique de Buffon, les profondes recherches de Bailly, l’éloquence séduisante de Marmontel, les pensées fines, mais fortes, de Diderot, ont répandu sur le monde littéraire une bénigne influence » ! Tels sont, ô Peuple ! les hommes qui se sont sacrifiés pour la cause de la liberté, et qui ont déjoué toutes les ruses de la tyrannie. Tel est l’avantage de la bonne cause ; et tel est son ascendant, qu’il nous suffit de la connoître pour devenir ses plus ardens défenseurs, et bientôt ses martyrs : et telle est l’ivresse et l’enthousiasme qui s’empare de tes défenseurs, ô Peuple ! qu’une seule vérité consacrée à nous rappeler tous les caractères qui composent le sceau original de ta puissance et de ta liberté, fait braver à celui qui l’a dite, l’exil, l’emprisonnement, la mort, les fers, la pauvreté, et les outrages.
Quiconque n’a pas considéré, n’a pas vu les souterrains et les cachots de la Bastille, ne peut se former une idée du sort affreux de ceux qui y finirent leur vie. Eh ! qui pourroit les considérer d’un oeil sec ? Celui qui, les ayant visités, n’a pas la tyrannie en horreur, ne connoîtra jamais tous les avantages d’un état libre. Tyrans, qui avez permis que des hommes fussent descendus vivans dans ces cachots, gardez-vous de fouler une terre palpitante de douleur !... Craignez qu’elle ne s’entr’ouvre pour vous punir !
Peuple Français, Peuple généreux, c’est à genoux, c’est les yeux baignés de larmes, la face contre terre, et dans le recueillement de la douleur et de l’indignation, que nous pourrons entendre les accens plaintifs confiés à ces pierres, à cette terre !... O terre de désolation, entends ma prière !... Un citoyen (9) se prosterne, il te baigne de ses larmes ; il voudroit pouvoir les mêler aux larmes de cet homme que ton sein a dérobé à l’horreur des tourmens. O terre ! voûtes ! ténèbres ! redites-moi les dernières paroles de ce citoyen (10). C’est aux hommes, mais sur-tout aux citoyens, qu’elles s’adressoient. La tyrannie n’est plus ! ô terre ! ô voûtes ! ô ténèbres !
Français, Peuple-roi, tu consacres trois jours pour célébrer la fête anniversaire de ta liberté ! Au milieu de tant d’accens et de cris de joie, permets que, la tête couverte de cette terre encore trempée des larmes de l’homme qui expira dans les fers, permets que je te demande d’ordonner un deuil pour honorer les victimes de la tyrannie. O Louis, roi d’un peuple libre, il t’appartient de le porter !
Avec quels sentimens de respect et d’admiration les peuples de l’Europe apprendront qu’en un jour tous les préjugés qui courboient notre ame vers la terre, et ces institutions qui déprimoient l’homme, et ces inventions de l’orgueil et de l’ambition (qu’une race de reptiles avoit accueillies et caressées), à l’aide desquelles ils avoient créé parmi nous ces offensantes variétés de conditions, armoiries, noblesse, dignités, rangs, préséances, grandeurs, enfans du délire et de la vanité ! O Peuples de l’Europe, ces chimères ont fait place à la sagesse, à la liberté, à l’égalité, dépositaires des droits et de la majesté de l’homme.
Je terminerai cette Préface par les dernières lignes de la savante Lettre écrite par M. J. Courtenay au docteur Priestley, sur la dernière révolution de la France. « Considérons la liberté, dit cet éloquent écrivain, admirons-la dans sa simplicité rustique, au milieu des montagnes escarpées de la Suisse, environnée d’une troupe de paysans soldats fertilisant les rochers, et répandant l’abondance au milieu de leur stérilité. On aime à la voir dans sa majesté nue, errante dans les vastes forêts de l’Amérique, et portant le charme de ses attraits jusque dans les contrées les plus lointaines, qu’elle a su réunir par sa divine énergie ; dans ces lieux où le trône de la conscience n’est point assiégé par le cagotisme ; où la tolérance est prescrite, parce qu’elle ne fait que suspendre les persécutions ; où l’obéissance à la loi est la marque de l’obéissance, et où la vertu de l’homme n’irrite pas le citoyen : on la trouve, cette déesse favorite, dans les pays où tous les rangs, toutes les distinctions sont réduits au niveau ; où l’homme est rendu à l’égalité de la nature, et où il ne s’élève au dessus de ses semblables que par les talens qu’il a reçus de la Divinité ; où tous les traits les plus brillans de l’esprit humain, sans être ni émoussés ni ternis par la splendeur uniforme de la monarchie, conservent leur trempe et leur éclat primitif » (i).
Le soleil de la liberté vient de se lever sur la France ; il a revisité les rochers déserts de la Corse, et, dans son cours glorieux, il a éclairé toute l’atmosphère politique de l’Europe.
Déjà je vois le sceptre trembler dans la main des rois ; je vois les fondemens de tous les trônes ébranlés par la convulsion politique de mon pays. Le coup n’a pas frappé seulement sur la France ; il a été semblable à un contre-coup électrique, qui produit souvent des effets funestes à une grande distance du lieu où la foudre a tombé.
Muller ! toi dont l’éloquence expansive et sublime rend à jamais célèbre l’histoire de la Confédération Helvétique (11), ouvrage immortel, hymne consacré à la gloire et à la liberté des nations ; que n’ai-je quelques étincelles de ce génie qui vivifie et qui accroît, sous la plume, l’amour brûlant d’un peuple pour la liberté !... Animé de ce feu divin, j’adresserois tantôt aux rois et aux peuples,tantôt au philosophe, et plus particulièrement aux Français, ces maximes dont la profonde sagesse, dont la hauteur peuvent seules ajouter aux avantages que l’on doit attendre de l’ouvrage de Needham, sur l’excellence d’une constitution libre. Mais, quelque soient la foiblesse de mes efforts, et toute la puissance des rois pour en prévenir les effets, contre le retour de la tyrannie, les rois apprendront (et cette science les rendra circonspects dans tous leurs projets) ce que peut le citoyen ! Les peuples, en considérant quelles sont la splendeur, la puissance et la majesté d’un état libre, chériront le règne des loix ; leur union sera comme un mur d’airain, contre lequel viendront se briser toutes les forces, et s’anéantir tous les efforts des rois et des grands, si, dédaignant une couronne et des avantages qu’ils ne tiennent que de la libre volonté du peuple, ils formoient le désir insensé de renouveler à nos yeux ces scènes d’horreur qui ont renversé l’édifice sacré des loix, et qui livroient les peuples à toutes les convulsions de l’anarchie, pour pouvoir les soumettre à leur caprice, et les plonger dans cette atrophie qui laisse au despotisme tous ses moyens, sans jamais satisfaire ses appétits féroces et sanguinaires, et qui enchaîne à la fois le courage et le génie.
Parisiens ! ou plutôt Français ! peuple dont la puissance n’a de limites que celles de la justice et des loix, peuple dont la grandeur et la destinée décideront désormais du salut de tant de nations ; Français ! puissions-nous donner au monde ce grand exemple d’un peuple-roi et citoyen, gouverné par les seules loix, et qui les a créées par sa volonté d’être libre !... Puissent les tyrans apprendre d’un roi-homme (12) quelle est cette félicité qu’il s’honore de partager sous l’empire bienfaisant des loix, avec un peuple immense et libre, avec un peuple composé tout entier de citoyens soldats, qui sont unis par tous les nœuds de l’amour de la patrie, par ceux de l’humanité, de la concorde, de la valeur et de la fraternité !
Stanhope ! Price ! citoyens augustes, qui érigez un trône au civisme, à l’égalité, à la paix, et à la liberté, dans cette isle fameuse où les rois n’ont qu’une autorité limitée, mais où les vestiges d’une monarchie absolue offrent par-tout et sans cesse aux voyageurs les anneaux de la servitude ; où la prérogative royale insulte encore aux droits et à la majesté de l’homme et du citoyen ; où les grands nous présentent le contraste varié des effets de la cupidité et de l’ambition ; où les préjugés sont cimentés de toute la force de la religion et des loix ! Stanhope ! Price ! et vous dignes émules (13) de ces grands hommes, qui, comme eux, vous honorez du titre d’homme et de citoyen, vous partagez avec tous nos hommages, et notre amour et notre admiration.
Sages, à qui la France va devoir toute sa prospérité, vous, dont la réunion, les conseils et la sagesse ont élevé sur les débris du despotisme un temple à l’homme, à son indépendance, et à sa liberté ; vous, qui lui avez rendu la plénitude de ses droits, et toute sa majesté primitive ; vous, qui, les premiers, avez formé cette Assemblée nationale qui a combattu toutes les institutions, qui a remonté à la source de tous les préjugés pour les détruire ou en adoucir la rigueur, animés de cet esprit de sagesse et de ce courage qui surmonte tous les dangers, vous avez soumis tous les intérêts, toutes les passions, et tous les amour-propres qui éternisoient dans un même empire, dans une même cité, sous le même toit, ces maux enfantés par l’orgueil, par l’ambition, et par l’amour du pouvoir, ces tyrans de l’homme, ennemis de l’égalité, et qui, depuis tant de siècles, s’étoient ligués contre la liberté, contre ses droits et contre son bonheur !
Sages législateurs, et vous Français, frères d’armes, ô mes concitoyens ! c’est à vous que je dédie cet ouvrage.
Vous y trouverez rassemblés tous les droits d’un peuple à la liberté, à l’indépendance, et à la prospérité. Ces droits sont inséparables de sa grandeur ; ils sont inhérens à tout ce qui peut assurer la durée des empires. Ces droits sont, comme vos promesses, inviolables ; éternels comme votre gloire. Et par vous, Français, le siècle où nous vivons sera, pour les races futures, l’ère de la liberté et des loix, comme il l’est des lumières, de la philosophie, et du triomphe de l’homme sur la tyrannie et sur le despotisme.

J’ai inséré, par appendice au premier volume de cet ouvrage, avec les chapitres VII et VIII du Prince de Nicolas Machiavel, quelques réflexions que les maximes de cet auteur m’ont fait naître. On se persuadera de la nécessité de cette addition, après avoir lu, page 149 (j), les assertions de Needham ; c’est ce qui m’a déterminé à les offrir au Public. Le lecteur pourra se convaincre, sans recourir à sa bibliothèque, par la comparaison qu’il fera des principes de Needham, combien la politique des princes diffère d’avec celle d’un peuple qui a fait la conquête de la liberté.
On trouvera aussi, par appendice, au second volume, quelques observations relatives à mon auteur comparé à J. J. Rousseau. J’ai pensé qu’elles devenoient nécessaires pour ceux qui, aimant à remonter à la source de toutes les idées, les comparent dans leur principe, les suivent dans les progrès dont elles deviennent susceptibles, et finissent enfin par placer les auteurs dans la classe qui leur convient.

NOTES

Les notes en chiffres sont celles du traducteur (Mandar) sauf les précisions bibliographiques entre parenthèses qui sont de Raymonde Monnier ; les notes en lettres sont celles de Raymonde Monnier.

(1) Ce fut un (assez) beau spectacle dans le siècle passé, de voir les efforts impuissans des Anglais, pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avoient part aux affaires n’avoient point de vertu, que leur ambition étoit irritée par le succès de celui qui avoit le plus osé (Cromwell), que l’esprit d’une faction n’étoit réprimé que par l’esprit d’une autre, le gouvernement changeoit sans cesse ; le peuple étonné cherchoit la démocratie et ne la trouvoit nulle part. Après bien des mouvemens, des chocs et des secousses, il fallut se reposer sous le gouvernement même qu’on avoit proscrit. Esp. Des Loix, Livre iii, chap. 3.
(2) (La plupart des nations sont dans les fers. (...) Par-tout, des superstitions extravagantes, des coutumes barbares, des lois surannées étouffent la liberté. Elle renaîtra, sans doute, un jour de ses cendres.) A mesure que la morale et la politique feront des progrès, l’homme recouvrera ses droits.
Raynal (Diderot, Histoire des deux Indes, Livre xi, chap. 24 : 1780, iii, 200. Voir plus loin, note c, 42).
(3) Un gouvernement libre est pour les arts ce que la bonté du sol est pour les plants vigoureux. C’est ce qui fait que les nations libres les ont portés, en peu de tems, à un si haut point de perfection, tandis que les empires les plus vastes et les plus puissans, lorsqu’ils sont sous le joug du despotisme, ne produisent, après des siècles de loisir, que des essais informes et barbares. Shaftesbury (Soliloque, part. ii, section ii, 286).
(4) Doctrine de Milton sur la Royauté (Théorie de la royauté d’après la doctrine de Milton, 11).
(5) L’expérience de tous les âges a prouvé que la tranquillité qui naît du pouvoir absolu, refroidit les esprits, abat le courage, rétrécit le génie, jette une nation entière dans une léthargie universelle. Raynal (Diderot, Histoire des deux Indes, Livre xiv, chap. 2 (sur la révolution anglaise) : 1780, iii, 514).
(6) Il est certain que les plus grands prodiges de vertu ont été produits par l’amour de la patrie : ce sentiment doux et vif, qui joint la force de l’amour-propre à toute la beauté de la vertu, lui donne une énergie qui, sans la défigurer, en fait (la plus) héroïque de toutes les passions. C’est lui qui produisit tant d’actions immortelles dont l’éclat éblouit nos foibles yeux, et tant de grands hommes dont les antiques vertus passent pour des fables, depuis que l’amour de la patrie est tourné en dérision. Ne nous en étonnons pas ; les transports des coeurs tendres paroissent autant de chimères à quiconque ne les a point sentis ; et l’amour de la patrie, plus vif et plus délicieux cent fois que celui d’une maîtresse, ne se conçoit de même qu’en l’éprouvant. Mais il est aisé de remarquer dans tous les cœurs qu’il échauffe, dans toutes les actions qu’il inspire, cette ardeur bouillante et sublime dont ne brille pas la plus pure vertu quand elle en est séparée. J. J. Rousseau (Discours sur l’économie politique, O.C., iii, 255).
(7) Le propre du despotisme est d’étouffer les passions. Or, dès que les ames ont, par le défaut de passions, perdu leur activité, lorsque les citoyens sont, pour ainsi dire, engourdis par l’opium du luxe, de l’oisiveté et de la mollesse, alors l’état tombe en consomption ; le calme apparent dont il jouit, n’est, aux yeux de l’homme éclairé, que l’affaissement précurseur de la mort. Il faut des passions dans un état ; elles en sont l’ame et la vie. Le peuple le plus passionné est, à la longue, le peuple triomphant. Helvetius (De l’Esprit, Discours 3, chap. 21, 406-7).
(8) Réflexions philosophiques sur la dernière révolution de la France, adressées au docteur Priestley, par M. J. Courtenay, écuyer, membre du Parlement d’Angleterre (Philosophical Reflections on the late revolution, 17. Texte daté du 26 avril 1790).
(9) Un citoyen ! expression par laquelle je voudrois associer à mes sentimens, pour les victimes de la tyrannie, tout ce qu’il y a au monde d’hommes qui chérissent la liberté.
(10) J’entends généralement tous ceux qui ont été engouffrés dans ces cachots, et qui y sont morts.
(11) Cet ouvrage se trouve chez Lavillette, libraire, hôtel Boutillier, rue des Poitevins. (Son Histoire des Suisses est publiée en français à Lausanne de 1795 à 1803. Sur Berne et Genève : Johannes von Müller, Essais historiques, Berlin, 1781. Histoire de la Confédération Suisse (en allemand), 5 vol. 1824-1826).
(12) O Louis xvi ! ô toi à la gloire duquel, en 1784, je consacrai une inscription sur l’un de ces monumens que le peupl e érige, et dont les historiens dédaignent de nous entretenir, comme si les seuls monumens de marbre étoient éternels ! pendant cet affreux hiver, le peuple qui te rencontroit par-tout où tes bienfaits pouvoient s’étendre, ayant amoncelé de la neige, en forma une pyramide ; et bientôt cette pyramide devint l’oracle de sa reconnoissance, de son amour, et de son profond respect. Emu, transporté, bondissant de joie, j’accourus au monument, et j’y gravai ces seuls mots : à Louis xvi, homme.
(13) Les membres composant le club de la révolution de 1789, à Londres.

(a) Discours sur l’origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes, O.C., iii, 181.
(b) 'Aux Bataves, sur le Stathoudérat, 4-5, et 22, 25-26 pour le paragraphe suivant.
(c) Histoire des deux Indes, Livre i, chap. 8 (moeurs de l’Indostan) : 1780, i, 64-65. « Sages de la terre, philosophes de toutes les nations ... ayez le courage d’éclairer vos frères ... Révélez tous les mystères qui tiennent l’univers à la chaîne... ». Beaucoup de fragments tirés par Mandar de l’Histoire des deux Indes sont de la plume de Diderot, notamment les suivants, et plus loin des passages contre la tyrannie et les réflexions sur la liberté (livre xi, chap. 24 sur l’esclavage et livre xviii, chap. 42, sur l’indépendance des colonies anglaises d’Amérique).
(d) Diderot, Histoire des deux Indes, Livre i, chap. 21 (état de la Chine selon ses détracteurs) : 1780, i, 199. « les Chinois nous semblent courbés sous le joug d’une double tyrannie, de la tyrannie paternelle dans la famille, de la tyrannie civile dans l’empire. ... Quel a été... ».
(e) Diderot, Histoire des deux Indes, Livre xi, chap. 24 (sur l’esclavage) : 1780, iii, 199.
(f) Ibid., Livre xiv, chap. 26 (Dangers qui menacent la Jamaïque) : 1780, iii, 563-64.
(g) Ibid., Livre xvi, chap. 5 : 1780, iv, 89 (à propos du système de Law).
(h) Discours sur le gouvernement, tome i, chap. i, section x, 60.
(i) John Courtenay, Philosophical Reflections on the late revolution, 80-81.