Nedham, Machiavel ou Rousseau ? Etudes
vendredi 18 juillet 2008Par Raymonde Monnier, CNRS
Ce texte est une introduction à la communication présentée par Raymonde Monnier lors du colloque Républicanismes et droits naturels qui s'est tenu les 5 et 6 juin 2008 : « Nedham, Machiavel ou Rousseau ? Autour de la traduction par Mandar de The excellency of a free state ».
« Quelques lecteurs, peut-être, jugeront que l’addition du chapitre I du livre III du Contrat social est absolument inutile à la suite de la traduction d’un livre publié sous Cromwell. Mais j’observerai que c’est la même raison qui m’a déterminé à insérer les chapitres VII et VIII du Prince de Nicolas Machiavel, à la fin du premier volume de cet ouvrage, en considérant que les maximes de ce chef de la politique des cours ont été souvent adoptées par les rois et par leurs mandataires, qu’il était important de mettre en opposition les profondeurs de la morale et de la doctrine des despotes en politique, avec celle suivie par les états libres. Je l’ai donc inséré, afin que nos citoyens, après avoir, sur les ruines d’un gouvernement corrompu, (...) régénéré toutes les branches de l’administration, (...) voient dans leur naissance les premiers principes de la liberté. (...)
« C’est à la philosophie que nous devons ce concours de l’opinion, qui a donné à tous les esprits le mot d’ordre, qui les a fait agir d’accord et à la fois ; c’est à ce changement survenu tout à coup dans les opinions, que l’on doit attribuer l’effort qui a été partout le même, et qui a fait que la résistance a été partout si faible, en raison de la commotion qui s’est communiquée de la capitale dans les provinces. « J’ai inséré le chapitre suivant, extrait du Contrat social, afin que le lecteur puisse faire d’abord la comparaison de cette division du gouvernement d’un état, en pouvoir législatif et en pouvoir exécutif, que Nedham a, dans le siècle dernier, proposé aux législateurs et à ceux qui se livrent à une étude profonde, sur tout ce qui a quelque rapport aux droits primitifs de l’homme (avant qu’il vécût en société, du moment qu’il a formé avec ses égaux une convention tacite, et que cette première convention, après avoir acquis un certain degré de puissance, bientôt changée en souveraineté, prit enfin le nom de société civile) ; afin, dis-je que le lecteur, en rendant hommage au citoyen de Genève, pour la profondeur et la majesté avec lesquelles il a établi et prouvé la nécessité de cette division, puisse en même temps rendre à Nedham ce tribut d’admiration que les Anglais s’honorent de lui accorder ».
Cette opinion placée par Mandar en préambule de l’appendice du tome II de sa traduction (qui est la fin de la 4e et dernière partie du traité), et qui lie si évidemment les principes de Nedham et ceux de Jean-Jacques Rousseau soulève des questions, puisqu’il s’agit du chapitre où Rousseau traite de la nature du gouvernement distinct de la souveraineté - théorie politique liée au concept de volonté générale et qui passe souvent pour l’aspect le plus original de son enseignement politique. On verra aussi ce qu’il en est de la question du pacte social, illustré par la citation des chap. VI et VIII du livre I du Contrat social, abordé par Nedham dans la 3e partie de son livre, qui traite de la légitimité du gouvernement politique, fondé « sur le choix libre, le consentement et l’accord mutuel de plusieurs personnes formant une association civile ».
Le texte que je présente soulève d’autres questions, dont une qui a rapport à l’historiographie et à l’édition des textes de l’époque moderne, et qui peut sembler énigmatique : pourquoi le livre de Nedham et sa traduction par Mandar ont-ils suscité si peu d’intérêt jusqu’ici chez les historiens de la Révolution, et encore pourquoi cette défense classique par Nedham de l’Excellence d’un état libre (1656), n’est-elle encore accessible que dans l’édition publiée par Richard Baron à Londres en 1767 au moment du débat sur les droits des colonies américaines ? (et donc cinq ans après le Contrat social).
Comme le livre de Nedham, sa traduction par Mandar est publiée dans un contexte particulier, celui de la Révolution française et dans le cadre d’un débat théorique plus général sur la nature de la souveraineté et les principes du droit politique. Elle sort à la fin de l’année 1790, sans doute peu après la publication des Réflexions sur la Révolution de France d’Edmund Burke. Les commentaires de presse montrent l’intérêt suscité par le texte de Nedham au moment où paraissent d’autres écrits républicains, et après la fuite à Varennes, en soulignant la filiation du système de Rousseau avec celui des radicaux anglais du 17e siècle, quand l’Assemblée ouvre le débat sur la révision de la Constitution.
Soit prudence ou conviction réelle, Mandar ne se montre pas dans l’ouvrage opposé par principe à la royauté, mais sa publication prend une dimension politique nouvelle dans la crise constitutionnelle de l’été 1791. Et bien qu’elle n’ait pas été conçue en réponse aux violentes attaques de Burke, elle vient à point puisque celui-ci, tout en admettant l’existence de droits humains fondés sur la loi naturelle, niait que la souveraineté populaire fasse partie des véritables droits de l’homme dans la société civile. L’ajout dans le titre est significatif : De la Souveraineté du peuple et de l’excellence d’un état libre.
Le traité de Nedham comportait quatre parties, exposant d’abord les principes constitutionnels d’un état libre, puis répondait aux objections des adversaires du gouvernement du peuple ; après avoir établi que le peuple est l’origine de toute puissance légitime, que quelque forme que prenne le gouvernement, il dépend entièrement de la volonté et de l’approbation du peuple, il terminait en exposant les principales erreurs à éviter et les règles d’une bonne politique. Pour illustrer sa théorie de la supériorité d’un état libre, c’est-à-dire du « gouvernement du peuple établi dans ses assemblées solennelles et successives », il puise ses preuves dans l’histoire et notamment chez les Romains pour établir que les hommes ne peuvent jouir pleinement de la liberté que dans un état libre, où la loi émane du peuple ; car le peuple, ou plutôt les citoyens chargés de le représenter, sont les meilleurs gardiens de ses droits et de sa liberté.
Mandar donne de cette défense classique de la théorie démocratique des « républicains » du 17e siècle (ou théorie néo-romaine pour reprendre la terminologie de Quentin Skinner) une traduction assez fidèle, mais comme son intention est qu’elle puisse contribuer au débat constitutionnel en cours, il a soin d’en faire une présentation qui réponde aux attentes normatives de ses contemporains et s’inscrive dans les débats et le vocabulaire du début de la révolution. On peut relever des glissements significatifs dans la traduction, mais surtout, plutôt que de chercher comme Nedham des preuves dans l’expérience de l’histoire, il sature le texte de notes qui sont autant d’extraits d’écrivains majeurs du 18e siècle ; les théories et les maximes politiques tirées de Rousseau, Montesquieu, Mably, Condillac, Mirabeau, Raynal et autres auteurs, donnent ainsi plus de poids aux arguments en leur fournissant une caution rationnelle en prise sur les idées de l’époque. L’introduction, les notes du traducteur et les annexes montrent le souci de situer la publication de l’Excellence d’un état libre dans le contexte révolutionnaire, en mettant l’accent sur des concepts clé de la période. Mandar avait participé au 14 juillet (son action est évoquée dans le livre), et sera un acteur du mouvement républicain de 1791 aux côtés des Cordeliers. Une Lettre du traducteur publiée en annexe reproduit le texte de la Déclaration des droits et les articles constitutionnels acceptés par le roi en octobre 1789.
Sans développer plus avant et pour faire écho au titre que j’ai proposé, je terminerai par une remarque sur un des aspects de la rhétorique de Mandar. A l’appui de la théorie de l’état libre ( founded upon the free election, consent or mutual compact of men entering into a form of civil society ), il donne en note les chapitres essentiels du Contrat social sur la conception rousseauiste de l’association civile (liv. I, VI et VIII). A l’opposé, la référence à Machiavel par Nedham (via les Discours) est dépréciée par les extraits du Prince publiés par Mandar (chap. VII, VIII et XVIII), ce qui, en exprimant la réception ambivalente de l’œuvre du Florentin au 18e siècle, modifie la valeur de certains arguments et donne aux propositions théoriques une dimension normative plus en phase avec la philosophie politique de la période. On comprend mieux l’intérêt qu’a pu susciter au début de la révolution la publication de Nedham/ Mandar dans le processus de redéfinition des fondements de la liberté civile et politique dans une nation libre.