Les débats du 31 mai à la Convention ont duré presque quinze heures dans le cadre d’un violent affrontement, en présence du peuple des tribunes et des délégations, entre le côté gauche (la Montagne) et le côté droit (la Gironde). Dans l’historiographie de la Révolution française, la journée du 31 mai, et sa suite, les 1er et 2 juin constitue un temps fort des journées révolutionnaires. La France est alors assiégée par ses ennemis, y compris à l’intérieur avec le sécession fédéraliste de plusieurs départements. La formation, le 18 mai, au sein de la Convention, d’une Commission des douze tenue par les Girondins pour prendre des mesures de salut public, et enquêter plus particulièrement sur les actes de la Commune de Paris est perçue par les Jacobins comme un soutien aux fédéralistes : elle suscite, par réaction, l’appel des sans-culottes et des jacobins parisiens à une « insurrection morale », effective les 1er et 2 juin. De fait, dès l’ouverture de la séance, tôt le matin, le constat est fait par les députés de la gauche de l’Assemblée que « Paris est en insurrection » (Tallien), qu’un « grand mouvement se prépare ». Ainsi le tocsin sonne et la garde nationale se mobilise dans tous les quartiers de Paris pour aller protéger la Convention.

Le journaliste du Scrutateur universel précise ce qu’il en est du début de la séance : « Peu à peu, l’assemblée se forme ; les renseignements se multiplient, et avec eux les sujets d’inquiétude. Diverses propositions se succèdent sans qu’il soit possible de les discuter, de les délibérer. Les tribunes se remplissent et annoncent de bonne heure le dessein d’influencer les opinions que la conjoncture forcera d’agiter. ».

Le discours de Danton ponctue alors le premier temps fort du débat. Bien accueilli par les tribunes, il pose d’abord deux questions : les membres de la commission des douze, et plus largement le côté droit, méritent-t-ils l’indignation du peuple de Paris ? Et où se situe présentement la violation de loi, du côté du peuple en insurrection, ou du côté des députés indignes ? Danton y répond en montrant que la violation de la loi ne peut exister là où le peuple exerce son droit de résistance à l’oppression, avec le soutien des « vrais législateurs », ceux qui ont le sens réellement politique. Ainsi Paris, en donnant « le grand signal de l’indignation », « porte ses justes réclamations ». Nous renvoyons à son discours.



Alors que le discours de Danton n’a été interrompu que trois fois, il n’en est pas de même de l’orateur suivant, Rabaud Saint-Etienne, porte-parole de la commission des douze qui va subir un telle masse d’interruptions, que son discours même s’en trouve totalement décrédibilisé, ainsi qu’il apparaît dans la publication que nous en proposons. De fait, un commentaire métadiscursif de l’un des journalistes, « Rabaud a voulu injurier ceux qu’il n’aime pas ; on l’aura plus puni en l’entendant » (Journal Universel), situe l’enjeu discursif de son intervention. Dans ses propos, la calomnie contre Paris précédemment dénoncée devient volonté d’insulte, qui se retourne contre elle-même puisque son discours subit d’emblée l’effet d’une injure ordinaire de la part des tribunes « à bas ! », l’interruption, et se termine par une injure nettement personnalisée, « à bas Rabaud ! ».

Le journaliste continue en décrivant un tel échec discursif :

« Rabaud se présente à la tribune pour parler au nom de la commission des douze, Il a fait de vains efforts pour se faire entendre, il ne peut y parvenir, sa voix étant étouffée par les murmures ; à chaque fois qu’il prononce un mot, des huées, parties des tribunes, l’interrompent. Bruit, vacarme, huées, trépignement des pieds, hurlement. Il annonce qu’il a une pièce importante à lire, qui prouve l’existence d’un complot. On l’interrompt. Il en lit les premiers mots. Ceux qui m’interrompent craignent la vérité. On interrompt. Et après avoir resté près d’une heure à la tribune, il a été obligé d’en descendre ; mais Baraillon l’a forcé à remonter. Bientôt il y reparaît, obligé de céder aux instances du côté droit ; mais sa présence devient le signal de nouveaux troubles qui se prolongent pendant quelque temps. Il règne une longue agitation dans l’assemblée. Il n’a jamais pu se faire entendre quoique la parole lui ait été accordée par décret. Les clameurs couvrent sa voix. Les tribunes crient A bas ! à bas ! à bas ! »

Soucieux d’y voir de plus près à partir de l’archive, nous avons reconstitué, d’un compte-rendu journalistique à l’autre, l’ensemble de l’intervention de Rabaud, ponctuée de nombreuses interruptions. Nous l’analysons du point de vue de l’interruption, puis nous la publions

I- Analyse d’interruptions en situation d’injure

Que ressort-il de cette série d’interruptions ? D’emblée, et de la gauche elle-même de l’assemblée, en réponse au discours insultant de Rabaud envers le peuple de Paris, l’insulte « à bas » fuse, associée au début à la commission des douze plus qu’à la personne même de Rabaud, comme l’indiquent les interruptions suivantes : « Si la commission subsiste, je l’assassine », « Aux voix la suppression de la commission ! »

Rabaud y répond en développant le thème de la politique de la haine, tout en se dédouanant de vouloir l’attiser :

« Je ne viens point renouveler les haines. Je crois qu’il faut écarter toutes les mesures qui pourraient exciter les haines ; mais je pense aussi que cet instant de tourmente et de crise, où la révolution aux prises avec elle-même fatigue les citoyens et les met dans cet état d’incertitude qui ne permet pas de distinguer ses amis de ses ennemis, n’est pas à redouter. »

Comme l’a montré Marc Deleplace dans son introduction à l’ouvrage collectif sur Les discours de la haine (1), la mention de la haine équivaut à spécifier, par une montée en généralité, un discours d’affrontement, qui introduit une différence de degré, donc un figement idéologique supplémentaire par rapport à l’insulte. En situant son discours dans ce cadre, Rabaud tente de positionner les députés, - tout en rabaissant l’insulte à son égard au propos punitif -, dans un espace argumenté à son profit où il est plus à l’aise pour contrecarrer ses adversaires. Il peut en effet les contester sur le terrain même de la dichotomie mise en place par la demande du peuple contre les députés calomniateurs. Il introduit ainsi une incertitude sur le plan de la distinction amis/ennemis qui lui vaut une interruption significative sur la gauche, « c’est vous » que nous interprétons comme une désignation de l’ennemi du peuple dans la personne même de Rabaud, et de ses amis girondins.

Rabaud essayer alors de rebondir, dans ce climat de perpétuelles interruptions, en introduisant en complément de la haine, le thème du complot. L’avantage de ce thème de la conspiration, c’est son caractère totalisant et réducteur (2): le corps politique étant ici réduit à un espace manipulé par les passions, à cent lieux des expressions de la souveraineté populaire. Il s’agit ici de jouer sur la peur sociale des débordements du peuple, tout en se posant comme victime.

L’interruption la plus significative en la matière, qui a aussi valeur d’insulte, est celle de Marat criant, « contre-révolutionnaire » et ajoutant, « Il est bien étrange que seuls les conspirateurs soient entendus ». De tous les jacobins, Marat est celui qui a le plus réfléchi sur le crime de lèse-nation et en a mieux défini les attributs permettant de qualifier les fonctionnaires indignes. En traitant de manière injurieuse Rabaud de « contre-révolutionnaire », Marat l’inscrit dans le cadre d’une conspiration qui, à ses yeux, mérite une mise en accusation.

D’ailleurs, l’interruption suivante, alors que Rabaud s’efforce de situer la conspiration du côté des autorités parisiennes, le dit bien « Vous êtes accusé », et marque ainsi une nouvelle progression vers l’attribut d’infamie adressé au côté droit. Pris dans une cascade d’interruptions, Rabaud lui-même en vient alors à réduire son discours à de simples énoncés, ainsi lorsqu’il s’écrie : « Un représentant du peuple sous l’oppression ! », tout en restant dans un même thématique, précisé d’ailleurs par d’autres orateurs girondins, où domine le pathétique à l’exemple de Vergniaud s’écriant face aux députés « Si vous avez l’âme libre, mes collègues,… vous saurez mourir à votre poste » (Courrier Français).

Alors qu’un député de la gauche interrompt de nouveau Rabaud en qualifiant la commission des douze de « comité aristocrate », les femmes de la tribune en viennent à crier « à bas Rabaud », ce qui tend à légitimer des tribunes, après Marat dans la salle, son accusation personnalisée, première étape vers le décret d’accusation contre le groupe des députés girondins. Le Président tente alors un dernier effort pour redonner la parole exclusivement aux députés, en s’écriant ; « Je vous déclare, au nom de la Convention.. » : il est immédiatement interrompu, sans pouvoir continuer, par une voix de la Montagne, sur le registre de légitimité, « au nom du peuple », qui marque une fois de plus l’importance du tiers présent.

Ainsi s’achève un processus de nomination où la vérité qui se dénoue – notion souvent employée par les protagonistes de l’affrontement – n’est pas celle que Rabaud qualifie lorsqu’il accuse la gauche et les tribunes de ne pas vouloir « entendre la vérité », de manière pathétique là encore (« Je la dirai toute »), et vide de sens dans le présent contexte, mais correspond à un référent bien réel, construit une nouvelle fois dans l’événement, le peuple. D’ailleurs, depuis le 10 août 1792, ce processus de construction de la langue du peuple, en adéquation avec ses passions, ici son indignation, réitère à chaque moment où le peuple prend nom de peuple dans l’événement qui le légitime (3).

Concluons, avec le sociologue Bernard Conein (4), que l’interruption est un événement énonciatif qui ne rompt pas vraiment la règle dans la mesure où il fonctionne comme un énoncé collectif rapporté à un rituel de publicité, ce qui suppose la présence d’énonciateurs singuliers – ici le peuple à la fois dans les tribunes et les députations – et il constitue donc, en tant qu’acte de discours, de nouvelles règles du discours public sur la base d’une position énonciative particulière, ici celle d’un tiers attesté dans sa construction même par l’événement, le peuple.

Notes

(1) Les discours de la haine. Récits et figures de la passion dans la Cité, Lille, Presses Universitaires de Septentrion, 2009.

(2) Voir sur ce point Fredric Jameson, La totalité comme complot, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.

(3) Nous avons précisé ce processus dans notre ouvrage La langue politique et la Révolution française, Paris, MeridiensKlincsieck, 1989, disponible sur le Web dans « Les classiques des sciences sociales »

(4)« Parler en assemblée. Remarques pour une analyse du discours public », La rhétorique du discours, objet d’histoire, Bulletin du Centre d’analyse du discours N°5, sous la dir. de Jacques Guilhaumou, Presses Universitaire de Lille, 1981, p. 65-104.

II - Les interruptions : l’intervention de Rabaud

N.B. A partir des comptes-rendus de séance du Moniteur et du Mercure Universel principalement

Rabaud réclame la parole au nom de la commission des douze.

à bas, lui dit-on, à gauche, à bas

Je ne crains dit-il ni les poignards, ni les menaces.

Rabaud interrompu à chaque phrase par de longs murmures

Bazire : Si la commission subsiste, je l’assassine.

Rabaud : la question que vous examinez, qu’on agite est vraiment politique, c’est celle de savoir si en politique, dans un temps où la France est attaquée, il ne convient pas que la commission des Douze soit supprimée. Je pense que votre institution qui tendrait à maintenir les divisions dans le corps politique serait funeste .Je ne viens point renouveler les haines,. Je crois qu’il faut écarter toutes les mesures qui pourraient exciter les haines ; mais je pense aussi que cet instant de tourmente et de crise, où la révolution aux prises avec elle-même, fatigue les citoyens les met dans cet état d’incertitude qui ne permet pas de distinguer ses amis de ses ennemis, n’est pas à redouter.

Interruption à gauche, c’est vous, lui dit-on

Rabaud : je demande à discuter la chose sous le rapport politique…J’attends de la justice de l’assemblée qu’elle ne prononcera pas…

Quelques membres : Aux voix la suppression de la commission !

Elle aura la parole, quand il s’agira de la mettre en accusation.

L’assemblée décrète que Rabaud sera entendu.

Rabaud : ces interruptions me font croire que vous avez peur de m’entendre. L’on croira que l’on n’a pas voulu entendre la vérité, et je la dirai toute. Oui je veux éviter ce qui est le vœu, le travail et le but de toutes dépenses de Pitt et des autrichiens : les divisions, les haines dans l’assemblée. Car que pourrait-on penser d’une séance ou une commission, chargée de découvrir les complots formés contre la république, contre l’intégrité de la représentation nationale, ne pourrait être entendue lors même qu’on demande qu’elle soit cassée.

Plusieurs membres : Ce n’est pas là la question !

Un membre : Non, on ne veut que la supprimer !

Lacroix monte à la tribune. On demande que la parole soit ôtée à Rabaud.

Bazire : Laissez-la lui, il n’est pas dangereux ; c’est un meneur.

Le président annonce que le comité de salut public se propose de faire un rapport sur la commission des douze. L’assemblée décrète qu’il sera entendu après Rabaud.



Rabaud : Je dois donc observer que la commission que vous avez créée sur la proposition du comité de salut public…

Bazire : Avec vos amendements liberticides (On murmure)

Rabaud : cette commission, dis-je, s’est occupée de la mission que vous lui avez confiée. Elle s’est convaincue en effet qu’il y avait une conspiration. Si nous examinons qu’il nous reste peu de temps pour sauver la patrie, si vous avez crée une commission pour veiller sur les trames qui seraient ourdis contre la représentation nationale, cette commission a dû s’en occuper ; et dès ses premiers travaux, elle s’est vraiment convaincue qu’il existait une conspiration contre la représentation.

Cela n’est pas vrai, dit-on à gauche

Rabaud : En voici des preuves …

Cris à gauche. Débats

Bazire ; contre la tyrannie

Rabaut : Elle a vu le registre de ces comités révolutionnaires qui en effet se permettent des arrestations.

Bazire : Non pas contre les patriotes.

Mazuyer : Citoyens, de l’énergie, et vous écraserez aujourd’hui la faction scélérate qui veut vous anéantir.

Rabaut : Voici cet extrait…

Le comité de salut public, lui crie-t-on.



Rabaud veut donner lecture de la lettre, un bruit affreux couvre sa voix. La gauche s’écrie que cela est faux, les tribunes couvrent l’orateur de huées. La droite répond qu’en voilà des preuves, et se dispose à faire lire l’extrait d’une lettre des représentants du peuple, envoyés à Orléans.

Rabaud : Doutez-vous du complot ? Ecoutez l’extrait d’une lettre de vos commissaires d’Orléans.

Interruption. Donnez votre démission, lui dit-on : contre-révolutionnaire, s’écrie Marat. Il est bien étrange que les seuls conspirateurs soient entendus

Rabaud : Le voici. Nous croyons devoir vous prévenir d’un fait…

Bazire : Ces commissaires organisent la guerre civile à Orléans, comme vous le faites à Paris.

Rabaud : D’un fait qui paraît tenir à la conjuration dont vous devez informer…

Plusieurs voix : ce n’est pas là la question !

Vous êtes accusé, lui a-t-on crié

Billaud-Varenne : Rabaud n’a pas la parole pour un rapport.

Rabaud : votre commission est instruite que Santerre a dit ce que je vais vous lire.

De longs murmures interrompent – Aux voix, la suppression de la commission s’écrient plusieurs membres…

Marat : Je demande l’admission de la Commune.

Rabaud : Faites constater au procès-verbal que j’ai été interrompu quand j’ai voulu dire la vérité.

Perrin : Rabaud, concluez donc.

Rabaud : Eh bien ! Je conclus que ce qu’il n’y ait plus de commission des douze parce que je veux qu’il y ait un centre unique et je demande que le comité de salut public soit chargé de toutes les recherches, et qu’il soit investi de toute votre confiance

Rabaud descend de la tribune

Applaudissements à gauche.



On applaudit, un grand nombre de membres lui crient de donner connaissance de la lettre qu’il a annoncée. La majorité se soulève et force Rabaud à remonter à la tribune. Les tribunes couvrent sa voix de murmures.

Cris violents des femmes de la tribune à gauche. La majorité à droite se lève avec un mouvement de résistance ; troubles, désordres.




Rabaud fait de longs efforts pour être entendus.

Les cris des tribunes couvrent sa voix

Un représentant du peuple sous l’oppression, s’écrie-t-il.

Nouveaux cris

Un membre demande que le Conseil exécutif soit tenu de constater qui sont ceux qui ont fait sonner le tocsin cette nuit dans Paris.

C’est nous, répondent les femmes des tribunes

Rabaud : On a distribué dans les tribunes une brochure dans laquelle on dit que ce sont les hommes d’état qui ont fait sonner le tocsin. Voyez comment on égare le peuple !

Duroi : Aux voix la suppression d’un comité aristocrate.

Lehardi : Je demande que la convention fasse un appel à tous les bons citoyens de Paris pour mettre fin à ces vociférations, et aux cris des individus soudoyés qui croassent ainsi dans les tribunes..

Rabaud, Lehardi, Leravellière, les bras croisés, attendent qu’ils puissent parler. Dès que Rabaud ouvre la bouche, les cris l’empêchent de se faire entendre. Les femmes des tribunes crient à bas Rabaud.

Le président. Citoyens des tribunes, je vous déclare que la convention ne peut rester longtemps dans cet état, elle ne peur délibérer depuis quatre heures ; je vous déclare, au nom de la convention…

Une voix (de la montagne) Au nom du peuple !...

Le président. Je vous le déclare fraternellement, au nom de la convention, et de la France entière, c’est pour la dernière fois que je vous rappelle au respect que vous devez au représentant !