Calomnie, dénonciation et politique Actuel
lundi 16 août 2010Par Emilie Brémond-Poulle, ICT, Université Paris Diderot-Paris 7
Les révélations liées au scandale politico-financier Bettencourt/Woerth (*) ont entraîné une série de réactions vives de la part des députés, ministres et membres de l’UMP, accusant le journal en ligne Médiapart, à l’origine des révélations, de calomnie, pratiques fascistes et autres. Débutée, il y a plus d’un mois, la polémique s’est progressivement étendue, faisant feu de tout bois, pour finalement se recentrer sur les rapports entre le pouvoir et la presse. En dépit de sa disparition des « unes » au profit de nouveaux sujets, il semble intéressant de faire part des réflexions inspirées par cette affaire : de part son contexte et les sujets abordés, elle a fait écho à des questions rencontrées dans mon travail de thèse sur la pratique de la dénonciation politique dans L’Ami du Peuple de Marat entre 1789 et 1793 (1). Un parallèle avec la période révolutionnaire semble assez évident, puisque des événements ou des personnages ont été largement cités dans les débats et les discussions de ces derniers mois. Parfois utilisée comme exemple démocratique, en renfort d'un argument anti-gouvernemental, il est remarquable que la Révolution française ait principalement servi de contre-exemple dans les interventions des hommes politiques de la majorité.
Ainsi, par exemple, Jean-François Copé a suscité, fin juin, une vague de réactions après avoir déclaré au cours d’un discours qu’il régnait comme une atmosphère malsaine de nuit du 4 août. Invité dans la matinale de France Inter le 20 juillet, il réitère son propos commençant par évoquer un « enthousiasme révolutionnaire à l’ancienne », puis questionné par un auditeur sur le caractère malsain de la nuit du 4 août, il livre une vision très caricaturale de la Révolution française : « (Une) époque où au nom de la pureté on a fait beaucoup de mal à beaucoup de compatriotes, et on a fracturé notre pays et ça c’est terminé par une dictature. C’est bien de parler d’histoire, aujourd’hui notre vrai sujet c’est d’essayer de proposer aux français un rendez-vous de rassemblement. » (2)
La Révolution française est ici perçue comme un moment sombre de l’histoire de France et surtout un événement clos. En dehors de toute polémique sur les approximations du propos, sans doute liées aux exigences du direct, ces soudaines attaques contre un événement révolu intriguent. Pourquoi avoir recours à de tels raccourcis historiques assimilant Révolution française et dictature, qui semblent si poussiéreux ? Très clairement, ces raccourcis offrent la commodité d’éluder complètement la dimension démocratique de la Révolution. Ainsi, en plein scandale mettant en cause l’éthique républicaine, l’idéal de « vertu républicaine », défendu par les Révolutionnaires et hérité des textes des philosophes des Lumières, en particulier L’esprit des Lois de Montesquieu, n’est plus que retranscris sous le terme de « pureté ». Si ce terme est effectivement employé par des révolutionnaires tels Saint-Just ou Marat, le XXe siècle lui a donné une résonance particulière, il ne peut donc être employé à la légère.
Elire les représentants selon leurs vertus, et « purger » les assemblées des membres corrompus, c’est précisément ce que Jean-Paul Marat, préconise à l’époque quand il propose des règles pour la bonne marche des instances démocratiques. Il défend le principe de l’élection des juges dans la réforme judiciaire, et propose pour cela que les tribunaux soient équipés avant l’élection de grands tableaux contenant les noms des candidats et sur lesquels tous les citoyens pourront « exposer leurs raisons de récusations ». Toute la pensée politique de Marat est organisée autour de cette tension entre d’une part la vertu nécessaire pour exercer des charges politiques et le contrôle exercé par les citoyens sur les hommes publics. C’est dans cette tension que, selon lui, se réalise la démocratie.
La presse et en particulier son journal, L’Ami du Peuple, sont des éléments essentiels de cet équilibre car ils permettent de faire peser un regard constant sur les élus et leurs actions. Ainsi, la révélation des scandales et les dénonciations des hommes politiques corrompus s’inscrivent parmi les devoirs du journaliste, et ne peuvent être assimilées à de la calomnie, comme l’exprime déjà Marat dans sa lettre à M. Joly (3) :
« Une calomnie est une fausseté inventée dans le dessin de nuire, or, il n’y a rien de tout cela dans ma dénonciation. D’abord je n’ai point l’honneur de vous connaître personnellement et jusque là je n’avais rien eu à démêler avec vous. Ainsi point de malveillance dans mon fait, l’odieuse calomnie dont vos Messieurs m’accusent se réduit donc tout au plus à une offense involontaire » (4)
Marat s’est effectivement lourdement trompé en accusant M. Joly mais il met à profit cette erreur pour définir des règles plus claires sur ce qu’est une dénonciation : la mise en cause d’une institution ou d’une personne publique, appuyée par des preuves qui sont le résultat d’une enquête. Marat fixe ainsi les bases de son action journalistique, qui se confond aussi dans son action citoyenne. Son journal est l’œuvre d’un homme aux dimensions multiples (médecin, physicien, philosophe, écrivain, journaliste, député) ce qui rend parfois son interprétation difficile. Toujours est-il que le mot « dénonciation » et les efforts qu’il met en œuvre, s’apparentent sur certains aspects à ce qu’on nomme aujourd’hui « le journalisme d’investigation » qui confronte le pouvoir politique à ses erreurs, manquements, mensonges.
On en veut pour preuve le fait que les réponses scandalisées des hommes politiques semblent atemporelles. Il est ainsi amusant de constater les similitudes entre la lettre indignée que Sir William Draper fait publier le 26 janvier 1769 dans le London Public Advertiser en réponse à une lettre de Junius (5), et les propos tenus sur les différents médias au début du mois de juillet 2010 :
« Junius et les écrivains de sa trempe occasionnent tout le mal dont on se plaint, en calomniant méchamment les hommes les plus recommandables du royaume. En effet, quand nos concitoyens et les étrangers, également abusés, lisent les libelles empoisonnés et incendiaires qu’on publie chaque jour impunément, pour avilir les personnages qui se distinguent par de grandes qualités et d’éminentes vertus ; quand ils voient qu’on ne fait aucune attention et qu’on ne répond point à ces langues et à ces plumes calomnieuses, ils en concluent que les ministres de la nation ont été parfaitement dépeints, et ils agissent en conséquence. Je pense donc qu’il est du devoir de tout bon citoyen de se montrer et de tâcher de désabuser le public, quand on emploie chez nous les plus vils artifices pour diffamer et noircir les plus brillantes réputations. »(6)
Hier, comme aujourd’hui c’est la légitimité de la presse à critiquer le pouvoir qui est en débat. On interroge ainsi les motivations des journalistes, invoquant parfois des intérêts privés cachés, comme la thèse jamais démontrée qui fait de Marat un espion anglais. Dans une interview (7) donnée à Médiapart, Alain Finkelkraut, exprimant son refus d’« une société dans laquelle n’importe qui sonorisera n’importe quoi en guise de preuve », attribue le vrai malaise que lui cause cette affaire à la surveillance. Ainsi, l’entretien se conclut sur cette phrase : « On n’est pas sorti de la surveillance d’Etat pour entrer dans une société de la surveillance. » Certes, ni l’un ni l’autre de ces deux modes de surveillances ne semblent rassurant et encourageant pour l’avenir. Cependant, si le travail des journalistes ici s’est bien basé sur des écoutes issues d’un drame familial, son propos et son ambition ne semblent pas être de généraliser la surveillance de tous contre tous, mais bien de celle du fonctionnement des instances étatiques et des hommes politiques. Une veille démocratique, en quelque sorte, dans laquelle les journalistes occupent une place de médiation essentielle, qu’il serait dangereux de dénigrer.
(*) NDLR : Voir également le texte de Sophie Wahnich, "Les révoltes de l'abus de pouvoir, secrets privés, affaires d'Etat", publié dans Le Monde du 21 juillet 2010.
Notes :
(1) Étude réalisée d’abord dans le cadre d’un travail de maîtrise, publié sur Revolution Francaise.net, puis poursuivi dans un travail de thèse en cours, élargi sur le monde anglo-saxon.
(2) Retranscription des propos tenus sur France Inter le 20 juillet 2010, à partir du podcast de l’émission : URL du flux : http://radiofrance-podcast.net/podcast09/rss_10241.xml
(3) Jean-Paul Marat a accusé M. Joly, secrétaire de l’assemblée générale de la Commune, dans son numéro du 4 octobre 1789, d’avoir commis un faux, en se basant sur les révélations du Comte de Pernet. Ce dernier, se rétracte dans les jours qui suivent et une plainte pour calomnie contre Marat est déposée. Cf, Jean-Paul Marat, Œuvres Politiques, édité par Jacques de Cock et Charlotte Goëtz, Bruxelles, Pôle Nord, 1989, t.1, guide de lecture « l’affaire Joly », p. 47.
(4) Cf. « Lettre de M. Marat, l’Ami du Peuple, à M.Joly, avocat aux conseils, membre et secrétaire de l’assemblée générale des représentants de la Commune et l’un des soixante administrateurs de la municipalité », Marat, Œuvres Politiques, Ibid., t.1, p. 257.
(5) Entre le mois de janvier 1769 et le mois de janvier 1774, sont parus dans le London Public Advertiser, une série de lettres signées sous le pseudonyme de Junius, en référence au héros romain Lucius Junius Brutus. Ces lettres attaquaient vigoureusement et nominativement les membres gouvernement anglais. Junius y dénonçait leur gestion catastrophique des finances de l’État et leur progressif désintérêt des intérêts du peuple au profit de leur enrichissement personnel. L’identité de Junius n’a jamais été découverte à l’époque, ce qui n’a fait qu’accroître leur impact de ses écrits sur l’opinion publique et la classe politique.
(6) Lettres de Junius, édition Champ-Libre, Paris 1977,p. 59-60. Pour le texte anglais : « Junius, and such writers as himself, occasion all the mischief complained of, by falsely and maliciously traducing the best characters in the kingdom. For when our deluded people at home, and foreigners abroad, read the poisonous and inflammatory libels that are daily published with impunity, to vilify those, who are any ways distinguuished by their good qualities and éminent virtues : when they find no notice taken of, or reply given to, thèse slanderous tongues and pens, their conclusion is that both the ministers and the nation have been fairly described ; and they act accordingly. I thaink that therefore the duty of every good Citizen to stand forth, and endeavour to undeceive the public, when the vilest arts are made use of to defame and blacken the brightest characters amongst us. »
(7) Interview publiée par Antoine Perraud, le 25 juillet 2010 sur Médiapart.fr.