La dénonciation chez Marat Editions
samedi 30 décembre 2006Par Emilie Brémond-Poulle, Université Paris VII-Denis Diderot
Introduction de l'ouvrage d'Emilie Brémond-Poulle, La dénonciation chez Marat (1789-1791), Révolution Française.net Editions, 279 pages, l'ouvrage est à lire en intégralité en pdf.
Chaque personnage un tant soit peu célèbre de la Révolution française a hérité d’une réputation, d’un mythe. C’est dire que son nom seul suffit à susciter l’effroi ou, au contraire, l’admiration. Ainsi, si l’on parle de Robespierre « l’incorruptible », de Danton « le vénal », de Mirabeau « l’orateur » ou même de Saint-Just « l'ange exterminateur » ou « l’idéaliste », on évoque Marat « le sanguinaire », « celui qui a été tué dans sa baignoire ». Bien sûr, certaines personnes sont capables de resituer son action de journaliste, mais c’est quand même cette image négative qui l’emporte. Marat, comme beaucoup d’hommes de la Révolution française, est à la fois méconnu et célèbre.
Jean-Paul Marat est né en Suisse, à Boudry dans la principauté de Neuchâtel, le 24 mai 1743. Son père Jean Mara était un prêtre mercédaire d’origine Sarde. Ayant quitté ses fonctions suite à une affaire politico-religieuse, il trouva refuge à Genève. Il se rallie alors au calvinisme et devient dessinateur. Il épouse Louise Cabrol, une jeune femme d’origine française en mars 1741. Ils eurent neuf enfants, Jean-Paul étant le second. Il étudia au Collège de Neuchâtel et quitta sa famille à l’age de 16 ans. Il devint ensuite précepteur du fils d’un négociant de Bordeaux, pendant deux ans. Puis il rejoint Paris (entre 1762 et 1765) où il complète ses études. Il s’initie à la médecine et la philosophie, mais il n’y a pas de trace de diplôme. En 1765, il part pour l’Angleterre et s’y installe dix ans. Il vit tout d’abord à Londres, où il est médecin, puis à Newcastle. Il reçoit son diplôme de médecine à Londres, en 1775, et publie quelques articles sur des sujets médicaux. Cependant, il n’a pas cessé de s’intéresser à la philosophie et à la littérature. Ainsi, en 1775, il est déjà l’auteur de quelques essais et d’un roman. En 1770, il écrit Les aventures du jeunes comte Potowski. L’ouvrage ne fut jamais publié de son vivant. C’est une première tentative. Puis, en 1773, il publie A Philosophical Essay on Man, mais clandestinement. Il ne le traduira en français qu’en 1775. Toutefois, le texte de référence du Marat de ces années là est bien The chains of slavery, publié à Londres en 1774. Le contenu en est éminemment politique. En se basant sur des exemples historiques, il montre comment les despotes accentuent sans cesse leur emprise sur les peuples. Marat a ainsi, simultanément, une activité de médecin, de philosophe et de théoricien politique.
Après l’Angleterre, il s’installe brièvement aux Pays-Bas, puis revient à Paris en 1775. En 1777, il est recruté comme médecin pour le comte d’Artois. Il mène alors une carrière riche en succès, et entreprend des recherches en sciences physiques sur la lumière, le feu et l’électricité médicale. Ainsi, en 1783, il est distingué par l’Académie de Rouen pour ses travaux. Il discute également les théories de Newton. En 1780, il répond à un concours à Neuchâtel et écrit le Plan de législation criminelle, qui fut censuré en France.
C’est une nouvelle étape dans la vie de Marat. En 1784, il perd sa charge de médecin auprès du duc d’Artois, après des échecs scientifiques et des conflits avec certaines académies. Il vit de façon incertaine jusqu’à la Révolution, investissant tout l’argent qu’il gagne dans son matériel scientifique.
En 1789, il a quarante-six ans. Marat est déjà très éclairé sur les questions politiques, grâce aux années passées en Angleterre, pays qui avait déjà connu deux révolutions. Ainsi, dès le mois de février 1789, il publie L’Offrande à la Patrie, où il propose des lois fondamentales pour vivre mieux, et plus libre. Puis, en mars 1789, il s’engage au Comité électoral du district des Carmes et publie le Supplément à l’Offrande à la Patrie. Par ailleurs, en juillet 1789, il écrit une lettre à l’Assemblée nationale, pour lui faire profiter de son expérience des vices de la Constitution anglaise. Il s’intéresse donc très tôt aux nouvelles instances politiques et surveille de près leur action. Ainsi, au lendemain de la nuit du 4 août, il fait une critique de la séance de l’Assemblée dans son texte Projet dévoilé de leurrer le peuple et d’empêcher la constitution. Il publie le même mois La Constitution ou projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, suivi d’un Plan de Constitution juste, sage et libre. Marat a, au début de la Révolution, une double responsabilité politique, en tant que membre du Comité des Carmes (1) d’un côté, et en tant qu’écrivain de l’autre. Il propose alors au Comité des Carmes de réunir ces deux engagements en publiant un journal en son sein. Sa proposition est rejetée, il quitte le comité et publie le 12 septembre 1789 : Le Publiciste parisien, journal politique, libre et impartial, par une société de patriotes rédigé par M. Marat, auteur de l’Offrande à la Patrie, du Moniteur et du Plan de Constitution, qui deviendra, le 16 septembre, avec le n° 6, L’Ami du Peuple.
C’est un petit journal de 8 à 12 pages, en format in 8°, qui suit l’actualité de l’Assemblée nationale dans un premier temps, puis l’actualité politique en général. Il paraît tous les jours, même le dimanche, et est entièrement rédigé par Marat. Il se compose souvent de lettres de lecteurs et de « brèves ». Marat va, de septembre 1789 à août 1792, connaître de nombreux démêlés avec la justice, suite à son activité journalistique. Ainsi, C. Goëtz et J. de Cock, dans les Œuvres Politiques (2), calculent qu’en quatre ans d’exercice de sa fonction, Marat fut libre 397 jours, et fut « sous le coup d’un décret d’arrestation » pendant 1064 jours. Ce qui signifie qu’il bénéficia de 13 mois de liberté, et fut, 35 mois durant sous la menace d’une arrestation, ou dans la clandestinité. Car si les actions contre lui se sont, un moment, adoucies avec la Révolution du 10 août 1792, elles ne furent pas abandonnées pour autant. Enfin, pour la période qui nous intéresse, c’est-à-dire de septembre 1789 à septembre 1791, il fut libre du 14 juillet au 8 octobre 1789. C’est donc une activité journalistique intense qu’a menée Marat durant ces années, sans cesse en fuite, et allant même jusqu'à publier deux feuilles en même temps, comme en mai et juin 1790, avec la publication du Junius français, parallèlement à L’Ami du Peuple.
En septembre 1792, le journal change de nom et devient Le Journal de la République Française. Il s’agit de marquer un nouveau départ. Jusqu'à présent l’action de Marat s’est confondue avec celle de L’Ami du Peuple. Or, il est élu député à la Convention nationale le 9 septembre 1792, ce qui marque une nouvelle étape dans son action politique. Il a, cette fois, des démêlés avec les membres de la Gironde : ils instruisent un procès contre lui, mais le perdent. Marat travaille alors à la chute de la Gironde, et réclame le jugement de ses membres corrompus. Il est aussi un membre actif de la Révolution des 31 mai-2 juin 1793. Cependant, il tombe malade un mois plus tard. C’est alors que, cloîtré à son domicile et travaillant dans sa baignoire pour soulager son eczéma, il est assassiné par Charlotte Corday, une jeune fille venant de Caen, le 13 juillet 1793.(3)
Les historiens ont traité le même personnage et la même histoire de façons bien différentes. On peut distinguer, dans l’historiographie, quatre « écoles » : 1/ Les historiens ouvertement contre Marat, 2/ Les historiens, plus modérés, qui ne renient chez Marat « que » son action politique, 3/ ceux qui tentent de réhabiliter Marat, 4/ ceux enfin qui s’intéressent à la théorie politique de Marat. Bien sûr, chaque historien écrit en fonction de l’époque dans laquelle il vit et de l’historiographie qui le précède. Néanmoins, certaines manières d’envisager Marat semblent ne pas avoir varié depuis le XIXe siècle. Dans ces quatre catégories, deux sont antagonistes : 1/ les détracteurs, 2/ les « réhabilitateurs ». Et, souvent, ils se font écho les uns les autres. Ainsi, Alfred Bougeart, dans son livre Marat, l’Ami du Peuple (4), répond aux assertions de Michelet (5) dans son Histoire de la Révolution Française, voire même au livre de Charles Brunet, Marat dit l’Ami du Peuple (6). Si Bougeart ne cite pas Brunet, les titres de leurs ouvrages respectifs se répondent singulièrement.
Bougeart présente son livre comme une tentative de réhabilitation de Marat, par opposition à Michelet ou à Brunet qui en sont les détracteurs. Par ailleurs, ce conflit se retrouve entre Jean Massin (7) et Gérard Walter (8). Les livres sont alors au cœur d’un débat passionnel avec, pour sujet, le personnage de Marat. À l’image du Marat sanguinaire, on oppose volontiers celle d’un Cassandre, ou d’un prophète. Il s’agit, dans les deux cas, d’attribuer à Marat une étiquette, non sans rapport avec la politique. On pourrait presque parler de récupération, mais il ne faut pas négliger l’aspect conflictuel du débat, qui influe sur les propos avancés. Cependant, l’historiographie semble nous avoir laissé davantage de détracteurs de Marat, que de défenseurs. En effet, dès les débuts de la Révolution, Marat a été l’objet de calomnies et de portraits injustes. On a même été jusqu’à le dé-panthéoniser. Ainsi, Jacques Guilhaumou, dans son livre La mort de Marat (9), raconte la lutte des patriotes contre le culte que certains vouaient à Charlotte Corday. Il évoque des articles de journaux opposant la « beauté » de la jeune femme à la « laideur » de Marat. Les patriotes ont, semble-t-il, perdu leur combat par la suite. Ainsi, quand Bougeart écrit en 1865, très peu de livres offraient une image positive de Marat. Bougeart semble même le « redécouvrir ».
Parmi les détracteurs de Marat, certains apparaissent plus modérés que d’autres. C’est dire qu’ils concèdent à Marat un intérêt jusqu’en 1789, soit jusqu’à son entrée officielle dans la vie politique. Ainsi, Charles Brunet écrit en 1862, dans Marat dit l’Ami du Peuple (10) : « Si nous avons tenté de réhabiliter la mémoire de Marat, comme physicien, il n’en sera pas ainsi comme homme politique. Sous ce rapport, ses crimes sont trop nombreux et trop odieux pour pouvoir même être discutés. Lorsqu’il abandonna la science pour la politique, il se fit remarquer par ses motions d’une extrême violence dans les assemblées populaires de la section Saint-André-des-Arts ; il habitait alors ce quartier. Ces motions lui attiraient les applaudissements de la populace, mais elles n’inspiraient que du mépris aux gens censés. On se moquait de lui ouvertement, et, lorsque les séances étaient terminées, on se faisait un malin plaisir de le pousser et de lui marcher sur les pieds. Son irritation était au comble ; il criait et dénonçait au peuple, comme aristocrates, les gens qui le bafouaient ainsi. »
Si Charles Brunet réhabilite la mémoire de Marat scientifique, il retrouve vite un ton de détracteur pour commenter le début de son activité politique. D’ailleurs, on peut douter de la sincérité de Brunet, qui, sur onze chapitres, en consacre un seul à réhabiliter la mémoire de Marat médecin, et dix autres à dévoiler un Marat irrationnel, sanguinaire, manipulateur. On retrouve ce même procédé dans l’article du Dictionnaire des personnalités de la Révolution Française (11) de R.Caratini, qui affirme, alors qu’il évoque le mois de septembre 1789 dans la vie de Marat : « C’est alors que, par une singulière aberration, qui mériterait une analyse profonde, voire une psychanalyse, Marat commence ses appels au meurtre. » Ainsi, ce qui fait peur en Marat, c’est l’homme politique, celui qui s’adresse au peuple, considéré comme une masse ignorante. Et, si certains de ses détracteurs parlent de Marat comme d’un médecin charlatan, ou même insistent sur sa « laideur », il n’empêche que le point névralgique de l’opposition à Marat demeure sa théorie politique.
D’ailleurs, Jean François Gay dans son mémoire de maîtrise Etude de la théorie politique de Jean-Paul Marat, 1774-Juillet 1790 (12), précise en introduction : « Que ce soit par J.Michelet, G.Walter, J.Massin, ou bien même M.Vovelle, aucun ne cherche à replacer Marat dans le contexte philosophique et politique de l’époque, celui de la philosophie du droit naturel. »
Cette dimension apparaît tellement inquiétante et complexe qu’on préfère l’exclure de la réflexion sur le personnage. Or, Jean-François Gay fait partie des historiens qui pensent Marat de façon nouvelle, non plus en termes de réhabilitation, ou l’inverse, mais en cherchant à comprendre sa théorie politique. Nous chercherons à inscrire notre réflexion dans cette optique.
Ainsi, il s’agit pour nous d’étudier la dénonciation en tant que théorie politique, tout en s’affranchissant des fantasmes associés à ce mot. En effet, la figure de Marat dénonciateur intrigue : Alfred Bougeart, en consacrant son chapitre XV (13) à cette question, a tenté d’y apporter une explication. Charles Brunet (14) insiste sur la figure du dénonciateur : « Son irritation était à son comble ; il criait, et dénonçait au peuple, comme aristocrates, les gens qui le bafouaient ainsi. » Ce faisant, il veut affirmer l’irrationalité des dénonciations chez Marat, mais son assertion peut paraître tout aussi irrationnelle. J. de Cock et C. Goëtz consacrent aussi un passage à la dénonciation dans le guide de lecture, nous y reviendrons (15).
La dénonciation est l’une des dimensions majeures de l’action politique de Jean-Paul Marat. Elle répond à des règles précises, élaborées à partir d’influences diverses, principalement anglaises. Ainsi, Jean-François Gay définit la dénonciation comme procédant « d’un principe théorique : celui de la souveraineté populaire inaliénable, et qui passe par le contrôle des élus et la publicité de la vie politique. » Ces trois composantes du principe théorique de la dénonciation sont aussi trois des composantes majeures du journal L’ Ami du Peuple.
La dénonciation chez Marat c’est, avant toute chose, la conviction profonde qu’un membre du gouvernement, ou, tout simplement un homme influent, a abusé de son pouvoir. Cet abus peut servir ses intérêts personnels ou politiques. Dans tous les cas, outrepassant ses fonctions, il faillit à ses devoirs et perd ainsi la confiance du peuple. Les citoyens sont alors en droit de le révoquer. Ainsi, quand un citoyen détient les preuves d’un abus quelconque, il a le devoir de dénoncer cet abus ou son auteur. Et le dénoncé doit, lui, se justifier et expliquer son acte, ou apporter les preuves de son innocence. Marat se fait ainsi, à travers son journal, l’écho des dénonciations des citoyens, et remplit lui-même ce devoir en dénonçant les hommes politiques, détenant de hautes responsabilités. Ainsi, nous allons tenter d’expliciter le principe de la dénonciation, et montrer comment Marat l’a pensée en tant que méthode d’action politique. Pour cela, dans une première partie, nous étudierons les manifestations de la dénonciation dans les textes de Marat : quels sont les mots et les objets de la dénonciation ? Puis, dans une deuxième partie, nous analyserons trois cas de dénonciation particuliers : contre Necker et les financiers, contre La Fayette et les généraux et contre le tribunal du Châtelet et le système judiciaire, tout en dégageant, dans chaque cas, les ramifications politiques de la dénonciation. Enfin, dans une troisième partie, nous observerons la dénonciation d’une manière plus globale, en opposant deux formes de dénonciation : l’une qui est au service du pouvoir, l’autre au service des principes. On étudiera alors quelles furent les influences de la théorie de la dénonciation de Marat.
Notes :
(1) Il racontera à plusieurs reprises comment il a empêché un complot de se réaliser au soir du 14 juillet 1789.
(2) Jean-Paul Marat, Œuvres politiques, 10 volumes, Bruxelles, Edition Pôle Nord, 1789, édition établie par Jacques de Cock et Charlotte Goëtz, T. 6, "Guide de lecture", p. 1019.
(3) Cette biographie de Marat est rédigée à partir des travaux suivants :
Albert Soboul, Dictionnaire historique de la révolution française, PUF, 1989, Article « Marat » écrit par Michel Vovelle.
Jean Massin, Marat, Précurseurs, RDA, 1975.
Marat, Œuvres politiques, op. cit., t. 1, Guide de lecture rédigé Jacques de Cock et Charlotte Goëtz.
R. Caratini, Dictionnaire des personnalités de la révolution française, Edition du Pré aux Clercs, novembre 1988, Article Marat.
(4) Alfred Bougeart, Marat L’Ami du Peuple, librairie internationale A. Lacroix, Paris, 1865.
(5) Jules Michelet, Histoire de la révolution Française, 1847.
(6) Charles Brunet, Marat, dit l’Ami du Peuple, notice sur sa vie et ses ouvrages, Poulet Malaissis, Paris, 1862.
(7) Jean Massin, Marat, op. cit.
(8) Gérard Walter, Marat, 1933.
(9) Jacques Guillhaumou, La mort de Marat, Editions complexe, 1989.
(10) Brunet, Marat dit L’Ami du Peuple, op. cit., Chapitre III.
(11) Caratini, Dictionnaire des Personnalités de la Révolution Française, op. cit.
(12) Jean François Gay, Etude de la théorie politique de Jean-Paul Marat. 1774-Juillet 1790, Mémoire de maîtrise 1988, sous la direction de Florence Gauthier, Université Paris 7, Denis Diderot.
(13) Bougeart, Marat, l’Ami du Peuple, op. cit., « chapitre XV : Système de dénonciation ou de surveillance », p.255.
(14) Brunet, Marat, dit L’Ami du Peuple, op. cit. chapitre III.
(15) Marat, Œuvres politiques, op. cit., t. 4, guide de lecture, « Argument 3 : La dénonciation », p. 629.
Emilie Brémond-Poulle, "La dénonciation chez Marat", Révolution Française.net, Editions, mis en ligne le 30 décembre 2006, modifié le 12 juillet 2007, http://revolution-francaise.net/2006/12/30/91-la-denonciation-chez-marat