(1) Dans deux rubriques, signées également C.B., l'une intitulée "Du choix des chefs d'un peuple libre", l'autre titrée "Nos sujets d'alarme", il est surtout question du patriotisme des soldats de la République, et du choix de leurs chefs. Ajoutant à sa signature C.B homme libre, la mention "Soldat officier de l'infanterie française", il peut s'agir de Louis Cesar Gabriel Berthier, capitaine d'infanterie, le frère du futur Général Berthier.

Texte

Mardi 14 décembre de l’an II (1790)

Sur l’influence des mots et le pouvoir de l’usage

Par C. B. homme libre

Les mots ne sont pas les choses, mais les expriment, et la justesse des expressions rend celle des idées.

La langue française doit éprouver en même temps que l’empire, la révolution qui doit la régénérer : il est temps d’y songer. Le besoin, ce maître du monde, a produit dans la crise que nous agite de grands hommes et de grandes choses ; il a fait naître de nouvelles idées et a dicté les mots qui devaient en représenter l’image ; mais il ne suffit pas qu’une langue soit riche en mots, il faut encore qu’elle soit pure dans son usage, et qu’avec de fausses idées, elle ne présente pas des images continuelles de servitude et d’abjection. La force de l’habitude avait imprimé sur nos âmes une rouille successive, qui semblerait ne devoir se détruire que par la même gradation qui l’y avait endurcie ; mais une secousse a rallumé le flambeau du patriotisme et de la raison ; et cette secousse doit être le terme de notre insensibilité.

Malgré ses imperfections radicales, notre langue deviendrait bientôt la plus noble, la plus riche, la plus sonore, et la plus expressive des langues vivantes, si nous voulons l’étudier, la purifier au feu de la liberté, et la rendre enfin digne d’un peuple roi ; par la seule syntaxe des langues, nous pouvons juger des vertus ou des vices, de la liberté ou de l’esclavage des nations. Si nous remontons à l’origine des Francs et des Gaulois, nous retrouvons leur idiome primitif, simple et pur comme la nature ; leur indiculus était borné à leurs besoins, à leurs affections et à leurs passions ; mais la langue s’enrichit en se corrompant, elle devint plus polie et moins vraie, plus douce et moins pure. Ce fut vers le commencement de la deuxième race que la féodalité s’établit : c’est de cette époque que date la corruption de notre langue qui commençait à se polir ; jusqu’alors tous les Francs libres et égaux ne connaissaient d’autres chefs que ceux qu’ils se donnaient ; bientôt la féodalité renversa les choses et les idées ; dès l’instant où il y eut des seigneurs qui étaient les représentants de leurs fiefs, on s’habitue servilement à voir collectivement les représentés dans le représentant ; et de là l’absurde et ridicule usage d’appeler le baron vous, au lieu de toi : l’usage de pluraliser, soit en parlant à un individu, soit que l’individu parle lui-même comme dans cette formule, nous, etc., au lieu de moi ou je, sortant de la même source.

Il est incontestable que cette manière de s’exprimer est féodale, servile, humiliante : pourquoi cette différence du jargon poli, qui appelle le magistrat vous et le savoyard toi ? Sacrifions promptement un usage de préjugé aux principes éternels de la vérité : bientôt nous aurons recouvré nos véritables droits, et rétabli l’égalité ; de là naîtra la liberté et non son fantôme, que nous encensons, qui nous échappe quand nous voulons en jouir, et qui ne nous présente qu’un affreux précipice dans lequel nous sommes prêts à retomber, si nous n’effaçons pas jusqu’aux moindres traces de l’esclavage. Le monstre, accablé sous le poids des chaînes que nous avons brisées, rugit encore sourdement, tandis que nous détournons les yeux pour nous admirer, comme Pigmalion, dans notre propre ouvrage : il s’agite et soulève les débris du temple sous lequel nous croyions l’ensevelir ; son génie malfaisant veille toujours avec les méchants ; il souffle le feu perfide de la discorde ; il nous enlace de nouveau, et bientôt nous précipitera dans l’abîme ; il ne suffit pas d’avoir détruit les serpents, cherchons les œufs qu’ils ont déposé dans des cavernes obscures et détruisons à jamais le germe de cette race infernale.

Les fautes et les crimes politiques sont le fruit d’une erreur : oui, une erreur en politique est un crime, puisque d’une seule en naissent mille autres, et que pour une route qui conduit au vrai, au juste, il en est cent mille qui conduisent au mal ; recherchons donc les erreurs qui nous ont conduits au point de dégradation et d’esclavage auquel nous étions arrivés. Le mal se fait par degrés, et le bien presque toujours d’un seul mouvement ; pour arriver au premier, il faut suivre une route tortueuse et cachée ; et pour faire le bien, il faut aller droit et à découvert ; voilà pourquoi les méchants sont si difficiles à juger, et les bons si faciles à connaître.

Je regarde la corruption de notre langue comme une des principales causes de notre abrutissement et de notre asservissement. Qu’était-il en effet de plus humiliant que d’être tutoyé par un faquin que l’on appelait monseigneur ! Et celui qui avait de l’or, quelque méprisable qu’il fut d’ailleurs, on lui disait aussi vous, c’est-à-dire toi et tes louis d’or comme autrefois on voulait dire toi et tes vassaux.

Les Spartiates, les Grecs, les Romains, connurent-ils jamais ce mode insignifiant de notre langue corrompue ? S’il fut engendré avec la féodalité, il doit disparaître avec ses horreurs. Si nous voulons la liberté, parlons-en le langage. Je propose donc à tous les bons citoyens, à tous les amis de la liberté et de l’égalité, surtout aux Sociétés des amis de la constitution et autres clubs patriotiques, d’adopter le langage pur et simple de la nature ; d’employer en particulier en parlant et en écrivant le temps des verbes en leur lieu, sans acception des personnes ; car si l’on fait une exception, l’usage se rétablira et amènera les abus que la même cause avait produite dans d’autres temps. Si je parlais au roi ou au président du corps législatif même, je lui parlerai suivant les règles de notre grammaire, et non suivant l’usage. Je dirai au roi :

« Louis, nous t’avons élevé à la seconde place de l’Etat : nous avons même insulté à nos descendants, en promettant aux tiens l’honneur de tenir les rênes du char superbe que nous te confions. Tu nous as juré de le conduire au gré de ton maître (le peuple), de suivre la route que nous te traçons, de te conformer à la Constitution qui est fondée sur la liberté et l’égalité. Je te somme, de par la raison, d’en parler le langage et d’accoutumer tes oreilles à l’entendre. De dures vérités parviendront jusqu’à toi, tu t’es chargé de tenir le gouvernail ; et l’équipage saura te dire quand tu nous conduiras sur l’écueil ; si tu veux que chacun reste à son poste, demeure au tien : si tu abandonnes, un simple matelot pourra te remplacer, et quand il nous aura sauvés, n’aurai-il mérité de s’y maintenir ? ».

Nous avons détruit les titres ridicules de la ci-devant noblesse, nous ne disons plus monseigneur ; proscrivons aussi l’usage d’appeler un autre homme monsieur ; que les mots sieur, monsieur, soient supprimés comme le monseigneur, et que l’on appelle chacun par son nom patronymique ; monsieur qui vient de dominus, maître de maison, pour le distinguer de l’esclave, je le supprime entièrement de la langue, parce ce que dans un pays où il n’y a ni maîtres, ni serfs, toute dénomination, qui pourrait nous en rappeler l’idée, est dangereuse pour la liberté. J’en dis autant des femmes ; nulle ne doit être appelée madame, pour la même raison qu’il n’y a plus de maîtresses, ni d’esclaves ; en ajoutant l’article féminin au nom de fille ou de femme au lieu de la terminaison de ce genre qu’employent les anciens et dont les Russes se servent encore aujourd’hui, ou bien en se donnant le nom propre de chaque personne avec le nom patronymique, on sera dispensé de faire usage de l’attribut madame. Je te prie donc, La François Robert, ou bien Louise Robert d’insérer cet article dans votre journal vraiment patriotique. Si tu le juges digne d’y occuper une place, commence par prêcher tes lecteurs d’exemples ; celui de la vertu sera toujours suivi et entraînera au bien comme celui de la corruption nous avait conduit au mal. Je suis, avec vénération pour tes sentiments patriotiques, ton frère.

Commentaire

Par Sonia Branca-Rosoff,

Les historiens, spécialistes des rapports entre linguistique et histoire, ont mis d'abord l’accent sur la lutte des révolutionnaires contre la diversité des idiomes. Or, un deuxième terme a parcouru toute l’époque révolutionnaire, celui de « langue révolutionnée ». Les obstacles contre lesquels il faut lutter sont alors internes au français ; il s’agit d’extirper toutes les traces d’Ancien Régime, notamment les marques linguistiques où se lit la hiérarchisation des corps et des rangs. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’article de C.B., centré en grande partie sur le problème du tutoiement. Le propos est intéressant parce qu’il est largement antérieur à la politique de la langue de l’an II : il date en effet de 1790 et montre que la thématique de la révolution linguistique apparaît dès le début de la Révolution française. Il témoigne aussi des tensions internes, du moins à nos yeux, qui minent la position des réformateurs révolutionnaires du français.

I-Les propriétés d’une langue parfaite

On peut décrire la vision proposée du français régénéré comme une réconciliation du rationnel et du sensible : C.B. défend une entreprise de régularisation qui s’alimente à cette idée simple qu’une langue parfaite se bornerait à être un miroir fidèle des propriétés du réel, mais il le fait dans une écriture rhétorique « bouillonnante », bien loin de la simplicité et de la netteté auxquelles il prétend assujettir la langue. Il y a donc une contradiction entre la position anti-figurative défendue et un mode de prise de parole qui multiplie les figures. Pour comprendre la position de C.B. il faut voir que la différence qui nous paraît évidente entre le système linguistique et le discours n’existe pas alors.

Le système de signes est responsable des discours

Ce n’est pas dans l’agencement du discours que reposerait la possibilité de la vérité et du mensonge, mais dans la structure même de la langue : ce ne sont pas les sujets qui manipuleraient les signes, mais les signes qui manipuleraient les sujets. Il n’y aurait donc pas de possibilité d’être vrai avec une langue fausse, ni d’être libre dans une langue esclave. Comme C. B. l’explique « La corruption des langues est la principale cause de notre asservissement ». Parce qu’il croit au pouvoir performatif des langues, à leur capacité à changer le monde, C.B. souhaite logiquement refaire le français. Régénérée, la langue contribuera au renouvellement politique et à la naissance d’un homme nouveau.

La langue parfaite est homogène à la réalité désignée

Pour C.B., une langue dit la vérité si elle correspond à une représentation exacte des propriétés des choses. L’idée qu’une langue construit un réel, qu’elle impose ses propres grilles au monde est impensable pour qui cherche « la » solution de symbolisation. Une fois supprimées les hiérarchies politiques, il n’y a plus que des hommes égaux et identiques : les principes de la vérité veulent alors qu’on s’adresse pareillement à chaque interlocuteur (en employant le tu), et qu’on ne pluralise (en employant le vous) qu’en s’adressant à un groupe. Il faut donc refaire la langue française, coupable de vouvoiement, la régénérer en revenant, au sens propre, via la grammaire et parler « suivant les règles de notre grammaire, et non suivant l’usage ».

L’histoire comme déviation rhétorique

La thèse, que C.B. reprend d’ailleurs à Voltaire et à Condillac (1), est une combinaison paradoxale du thème de la langue politique (Auroux 1996) qui implique une conception historique du langage et du thème de l’abus des mots qui suppose qu’au début de l’histoire humaine, dans un âge heureux du langage, les mots et les choses coïncidaient. L’évolution de la langue est rapportée aux changements de société puisque la langue reflète l’organisation sociale. Le passage du tu au vous s’est opéré pendant la féodalité parce que l’inégalité politique se reflétait dans la langue. Une nouvelle organisation politique devrait donc entraîner une refonte des signes. Cette évolution n’est pourtant que la projection dans le temps d’un écart rhétorique qui a gauchi la pensée. On décrirait mieux de façon a-temporelle le vouvoiement de politesse comme une sorte de perversion rhétorique, un trope du nombre. Il faut donc annuler le trope et retourner au « degré zéro de l’écriture » pour revenir au temps mythique et idéal de l’origine. Le Gaulois en effet n’est pas un état de langue historique. Il incarne plutôt le moment où les mots renvoyaient de façon transparente aux choses : « Si nous remontons à l’origine des Francs et des Gaulois, nous retrouvons leur idiome primitif, simple et pur comme la nature ». En soumettant le français à une réforme rationnelle des signes, on abolit le travail des siècles féodaux et on restaure l’âge d’or.

L’alliance de la raison et de la sensibilité.

Pourtant si C.B. appelle de ses vœux un français plus rationnel, son projet se formule dans une langue nettement rhétorique. Il use des techniques d’amplification, réitérations, accumulations d’adjectifs, entassement de tropes dans des formules hyperboliques telles que : "purifier la langue au feu de la liberté ; le feu perfide de la discorde ; le phantôme de la liberté que nous encensons, affreux précipice dans lequel nous sommes prêts à tomber ; le monstre (la féodalité ?) accablé sous le poids des chaînes qui nous avons brisés et qui rugit sourdement ; les œufs des serpents déposés dans des cavernes obscures, le germe de cette race infernale ; les débris du temple". N’y a-t-il pas incompatibilité entre ce jargon affecté et les principes de transparences avancés par C.B. ? En fait, la contradiction n’existe pas pour ses contemporains. Pour comprendre pourquoi, il faut aujourd’hui faire l’effort de tailler deux blocs dans l’ensemble rhétorique : ce qui masque la vérité et ce qui dévoile la sensibilité d’un sujet. Avec le vous de politesse si trompeur, tous les mécanismes permettant de désigner de façon perverse la réalité sont récusées, et un discours sensible est promus.

C’est pourquoi d’ailleurs la langue régénérée reçoit des propriétés rhétoriques que, depuis Rousseau, on sait trouver dans « le langage de la nature » : la langue régénérée (re)deviendra noble, riche, sonore, pure, expressive… toutes qualités qui pour notre goût du XXIe siècle sont des qualités rhétoriques !

Ce discours n’a pas attendu la Révolution ; la non distinction de la langue et du discours, l’accent mis sur le volontarisme linguistique qui en découle sont choses anciennes. De l’instauration de l’Académie (1635) à la Révolution, les grammairiens se sont intéressés à des réformes linguistiques et les encyclopédies et les nomenclatures techniques sont d’ailleurs là pour montrer combien l’époque des Lumières a cru à la perfectibilité des codes (2). Le fait que l’objet culturel par excellence, la langue, n’ait de prix que de coïncider avec la nature, rejoignait aussi des thèmes de l’esthétique classique avant de renvoyer à l’activité des nomenclateurs pour qui un signe renvoie à un concept (et non à un usage). L’explication étymologique alliant corruption de la langue et perte de la liberté se retrouve couramment ; on la rencontre ainsi dans Trévoux (1740), il est vrai, avec quelques nuances significatives:

« Après la corruption de la belle Latinité à la perte de la liberté sous les Empereurs, il se forme un nouveau langage. En parlant aux Empereurs, ou à leurs Ministres, la servitude s’avise de leur dire vous en s’adressant à eux ; pour leur faire comprendre, que celui à qui on parlait, mis en balance avec les autres, mériterait l’honneur de plusieurs personnes. Depuis on a converti en civilité, ce qui a eu la tyrannie & l’esclavage comme fondement. Le premier Auteur où l’on trouve ce formulaire de complimens, est Pline le Jeune, qui s’en est servi dans une lettre à l’Empereur Trajan » (Entrée “Tu”), (3).

Enfin la réflexion critique sur la rhétorique s’inscrit aussi dans une évolution dont la durée ne se confond pas avec l’événement révolutionnaire et qui se manifeste tout au long du XVIIIe siècle.

II-Des idées neuves

Les fondements de la communication

l y a cependant quelque chose de neuf dans le discours de C. B. Le XVIIIe siècle avait surtout discuté des idées fausses nées de l’imprécision des langues et proposé d’améliorer des systèmes de désignation. Pour C.B., la corruption des langues naît d’abord de l’inégalité qu’elle alimente à son tour. Ainsi il ne s’intéresse pas tant à l’adéquation des noms et des choses, et donc au composant lexical de la langue, qu’aux relations que le locuteur entretient avec le récepteur : c’est sur l’énonciation, et précisément sur les pronoms de dialogue qu’il fait porter sa réforme.

Cet intérêt pour la façon de désigner les personnes des discours doit être rapproché des réflexions sur les nouvelles façons de régler, dans une démocratie, les relations d’échange entre les personnes, entre le pouvoir et l’individu, le roi et la nation, le citoyen et l’assemblée. Le tutoiement, l’usage du prénom venu remplacer les titres, rendent manifestes les liens sociaux tout neufs et s’incarnent dans cette allégorie de la communication révolutionnée qu’est le dialogue égalitaire du citoyen représentant du peuple-roi et de Louis XVI. Ainsi C.B. qui prend le parti de la langue contre la parole, découvre aussi la parole, l’énonciation, comme une clé du pouvoir des langues.

Pour prendre la mesure du dirigisme militant, il faudrait disposer de renseignements sur la norme à la veille de la Révolution. Nous ne sommes en mesure de répondre à cette question que de façon très indirecte et approximative. Cependant, de Furetière à Féraud, les dictionnaires sont convergents. En 1788, Féraud explique que tu n’est reçu que dans des relations très hiérarchiques de maître à valet ou, lorsqu’il y a égalité, entre des amis intimes. Partout ailleurs, le vouvoiement est de rigueur, même dans la toute petite bourgeoisie. Tu a par ailleurs valeur de figure de style puisqu’on peut l’employer dans les vers et la prose poétique en parlant à Dieu ou aux princes. Cependant l’usage était en train de changer. Chez les bourgeois citadins, le tutoiement était en passe de devenir une marque convenant à l’ensemble des situations familiales, même lorsqu’il y avait asymétrie de statut, et Féraud, qui est un bon observateur des évolutions de l’usage, dénonce la « manie moderne de tutoyer père et mère ».

Les prescriptions révolutionnaires peuvent donc recevoir deux interprétations. Si l’on pense que l’usage de tu était encore très restreint, on conclura que loin d’être un « sens propre », le tu généralisé n’a pu être reçu par les Français que comme figure, désignation rituelle, soulignant avec une certaine emphase l’égalité des relations. Si l’on pense que la majorité des Français marquait déjà par le tutoiement la frontière de leur vie privée, on ajoutera que pour éliminer le seul tu du mépris, le révolutionnaire a été amené à s’attaquer à la coupure public/privé. A travers cet exemple, apparaît alors toute l’ambiguïté de l’individualisation révolutionnaire. Le nouveau pouvoir qui promeut l’individu contre les vieilles hiérarchies sociales lui dénie en même temps le droit de marquer son microcosme personnel et lui impose un espace sans séparation. On ne s’étonnera pas de voir des défenseurs du vous comme Laharpe (4) protester au nom de la défense de l’intimité.

La langue entière devient politique.

La deuxième nouveauté du discours révolutionnaire est dans la politisation générale de la langue. Il ne s’agit pas seulement de réformer le lexique (on a dit combien les noms qui servent à désigner des choses sont susceptibles de normalisation dans le cadre général des taxinomies scientifiques). C.B. s’attaque aussi à la part la plus grammaticale de la langue, en incitant les locuteurs à changer des classifications fondamentales pour eux, et dont la logique n’est pas réductible à des classifications d’objets : « Par la seule syntaxe des langues, nous pouvons juger des vertus ou des vices, de la liberté ou de l’esclavage des nations ».

Même s’il y avait avant la Révolution des exemples nombreux de volontarisme linguistique, il y a là un changement de terrain qui modifie profondément les données du problème, d’autant que C.B. intervient en proposant de mettre sous surveillance tous les échanges linguistiques puisque tous, ou presque, mettant en jeu l’énonciation, sont une faute au double sens du mot politique et grammatical, et puisque : « Les fautes et les crimes politiques sont le fruit d’une erreur : oui une erreur en politique est un crime ». Or, les systèmes linguistiques ne sont pas « absurdes et ridicules » ; ils sont arbitraires – ils relèvent d’un ordre proprement linguistique – et leur référence en ce qui concerne les pronoms est particulièrement ambiguë et soumise à des variations incessantes. Ainsi, en français contemporain, le « tu » n’est pas seulement une désignation égalitaire, mais aussi une personne générique ; le « on » est en concurrence avec toutes les autres personnes, en particulier « nous » et renvoie lui aussi à un groupe générique. Il serait impossible de revenir à un français « vrai » car c’est le français tout court qui échappe à l’ordre de la vérité (voir à ce propos Sériot,1986). C.B. comme la plupart des grammairiens de son époque poursuivait un rêve d’univocité que dément pourtant l’expérience permanente et généralisée de la polysémie. A la même époque ce n’étaient guère que les spécialistes de rhétorique – sans doute parce qu’ils s’intéressaient à l’usage des signes– qui mettaient l’équivoque au cœur du langagier. Il n’y a pas de langue vraie, et les discours qui visent à évaluer le réel en termes de vérité sont profondément liés à la situation où ils sont proférés. La déclaration de C.B. porte un message d’émancipation quand il s’adresse fictivement au roi Louis. « Louis, nous t’avons élevé à la seconde place de l’Etat (…) ». Le même tutoiement dans un cadre discursif où il serait imposé à toute la population perdrait son caractère libérateur pour entrer dans la catégorie des interdits linguistiques, rejoignant les nombreux programmes qui rêvent de redresser les pratiques langagières.

Notes

(1) Condillac enseignait au Prince de Parme que « Sans doute on a, dans les commencements, dis tu à tout le monde, que quel que fut le rang de celui à qui on parlait. Dans la suite, nos pères barbares et serviles imaginèrent de parler au pluriel d’une seule personne, lorsqu’elle se faisait respecter ou craindre » (Grammaire, Cours d’étude pour l’instruction du Prince de Parme, II, ch.7).

(2) En particulier des lexiques. Voir sur ce point Siouffi et Steuckardt 2001

(3) Dans l’Encyclopédie, à l’article “Tutoiement”, Marmontel ne s’attarde pas sur l’origine de l’usage du vouvoiement (« usage qui, je crois, pris naissance chez les Empereurs romains » vol. 34, p. 757) et invite simplement à jouer de l’alternance du tu et du vous comme d’une ressource rhétorique précieuse (voir Volpilhac-Auger 2009 p.556). Par ailleurs, C. Volpilhac-Auger montre qu’avant la Révolution les traducteurs des œuvres antiques étaient retourné à l’usage du tutoiement, comme à un signe de reconnaissance culturelle. Les héros grecs et latins qui se tutoient préparent à l’idée que le tutoiement convient à une expression simple mais non familière.

(4) Voir La Harpe 1797.

Références bibliographiques

Auroux, Sylvain, 1996, « Langue, Etat, Nation : le modèle politique », in Patrick Sériot, (éd.) Langue et nation en Europe Centrale et orientale du 18e siècle à nos jours, Cahiers de l’ILS, Université de Lausanne, n° 8, p. 1-15.

Condillac, Etienne Bonnot de, 1997, Cours d'étude pour l'instruction du prince de Parme (1775), Reproduction : Num. BNF de l'éd. de : Paris : INALF, 1961- (Frantext ; N446. Reprod. de l'éd. de : Genève : F. Dufart, 1789).

La Harpe, Jean-François, 1797, Du fanatisme dans la langue révolutionnaire ou De la persécution, Paris, Migneret.

Siouffi, Gilles, & Steuckardt, Agnès (éds) (2001), La norme lexicale, Montpellier, Publications U. Montpellier III.

Volpilhac-Auger, Catherine, 2009, « de vous à toi », Dix-huitième siècle n° 41, 553-566.