Le républicanisme avant la République. François Robert et le cercle du Mercure national Annonces
samedi 10 juin 2006Par Raymonde Monnier, CNRS.
Extrait du chapitre 6 de Républicanisme, patriotisme et Révolution française, Paris, L’Harmattan, collection Logiques historiques, 2005, 360 p., auquel il convient de se reporter pour les références érudites.
La liberté d’expression et l’explosion de la presse aux premières heures de la révolution donnent naissance à une sphère démocratique de discussion où chacun s’autorise à donner son opinion sur la politique et les sujets d’intérêt général. L’essor de la presse quotidienne met la population parisienne au centre d’une révolution de l’information et de la communication, dans un espace symboliquement remodelé par l’installation du roi et de l’Assemblée à Paris. Avec le développement de la presse d’opinion dans les dernières années de l’ancien régime, la révolution donne naissance à une nouvelle figure du journaliste, le « journaliste patriote ». Dans un processus d’identification à une figure exemplaire, au nom d’une éthique de la vérité et de la justice, le journaliste auteur assume non seulement une fonction d’information, mais encore une fonction critique, voire une magistrature civique et participe d’un nouveau pouvoir (1).
L’action et la réception des imprimés s’articule sur un espace ouvert à des manifestations diversifiées tandis que se multiplient les lieux de sociabilité politique, où les discussions et les résolutions sont perçues comme l’expression des vœux d’une communauté de citoyens. Le journaliste patriote est ainsi au centre d’une action publique où tous les modes et supports d’expression et de lecture s’additionnent, des cercles privés à l’espace urbain et des lieux publics aux assemblées délibérantes. Quelques grandes plumes de la presse patriotique ont focalisé l’attention des historiens, Brissot, Marat, Loustalot, Desmoulins, pour ne citer que les plus connus. Le sujet est loin d’être épuisé, surtout s’agissant du rapport et de l’action réciproque d’un lieu de sociabilité et d’une feuille patriotique dans l’influence de ce nouveau pouvoir, qui aspire à être entendu des législateurs. La stratégie qui préside à la création de La Bouche de fer de Nicolas de Bonneville et du Cercle social m’a semblé caractéristique de la formation de l’espace public démocratique de 1790-1791 (2).
Deux journalistes patriotes ont dans cette période une influence décisive dans la radicalisation de la rhétorique républicaine, François Robert et Jean-Louis Carra. Le rôle de ce dernier a été brouillé par les luttes partisanes de 1793 ; la biographie de Stephan Lemny, en retraçant son parcours idéologique de l’ancien régime à la révolution, permet de mieux comprendre l’action du rédacteur des Annales patriotiques et littéraires et l’audience de sa feuille en province (3). De même que Carra, François Robert a une influence de premier plan dans le mouvement républicain qui mène à la chute du trône, grâce à son journal, le Mercure national, et au rôle qu’il joue à Paris dans la fédération des sociétés fraternelles. Ils sont tous deux membres des Jacobins en 1790 et seront élus à la Convention, Robert dans la députation de Paris et Carra dans plusieurs départements. On ne peut minimiser, dans le contexte de liberté d’expression de la période, l’influence de la presse et des clubs sur l’opinion à Paris et dans les départements.
le cercle du Mercure National
François Robert, qui préside les Jacobins en janvier 1791, se rapproche en mars de la Société fraternelle des deux sexes, dont il devient président après le départ de Dansart. C’est lui qui a réactualisé le terme de républicanisme en novembre 1790 avec sa célèbre brochure Le républicanisme adapté à la France. Plusieurs textes républicains paraissent à ce moment, ce qui invite à s’interroger sur le contexte politique de l’automne 1790 ; cependant chez Robert l’opposition à la royauté n’est pas une position de circonstances, puisqu’il a annoncé un opuscule sur le sujet depuis plusieurs mois, notamment avant la fête de la Fédération, dans un article de réflexion du Mercure national « sur la journée prochaine du 14 juillet ». Examinant les effets de la proclamation qui devait être faite de Louis XVI comme premier roi des Français, il estimait que nul ne devait être élevé dans l’état par des distinctions choquantes. « Je crois qu’une nation aussi nombreuse qu’on puisse l’imaginer, pourroit se passer de roi : ce mot étoit odieux aux vrais citoyens de rome ». Comme la nation semblait ne pas vouloir s’en passer, il déclarait se soumettre à la volonté générale, tout en disant tenir fermement à son opinion : « comme je la crois la plus vraie ; comme les principes que j’ai toujours eu dans le cœur peuvent me fournir assez de matière, pour faire un opuscule sur cet objet important ; je projette de le donner sous peu ».
On sait que le texte de Robert suscita des controverses dans la presse et provoqua des débats sur la république dans les sociétés patriotiques début décembre 1790. Ce qui incita le Journal des Clubs, organe officieux de la municipalité, à publier plusieurs articles pour combattre l’idée de république : comme cette question « a été agitée dans de nombreuses sociétés, comme elle circule parmi le peuple, comme elle y porte l’inquiétude et la fermentation, elle mérite la plus grande attention, la discussion la plus suivie ». Robert, qui devient au printemps 1791 une personnalité en vue du mouvement démocratique et républicain, publie sa brochure sous un nouveau titre au moment de la fuite du roi (4). Son itinéraire personnel retient l’attention dans la mesure où, avant d’être avec Robespierre un des membres les plus influents de la Commune du 10 août à ses débuts, il joue à Paris un rôle central dans l’action conjuguée de la presse et des sociétés patriotiques qu’il fédère en mai, et dans la campagne de pétitions républicaines de l’été 1791. Il est le rédacteur de la fameuse pétition du 17 juillet 1791.
Cet avocat originaire de la principauté de Liège s’est signalé dès le début de la révolution par son action patriotique et pamphlétaire, en posant dans le Mercure national des questions essentielles sur le gouvernement et la liberté politique. Il était issu d’une lignée de fermiers, qui avaient exercé la charge de bourgmestre dans la petite cité de Gimnée, principauté de Liège, où il était né en 1763. Son père était un riche fermier et avait été lui-même échevin, puis bourgmestre, sa mère tenait une auberge et faisait commerce de bière. François Robert avait-il fait ses études en France ? En tout cas c’est en France qu’il s’établit avocat, dans la petite ville forte de Givet. La notion d’appartenance est floue dans ces petites cités frontières âprement disputées entre les princes. La patrie liégeoise prime sur la nation et les habitants peuvent au besoin rappeler au roi de France, « en francs wallons », leurs franchises de sujets liégeois, ce qu’ils font en février 1788, en se réclamant du comté d’Agimont. François Robert quitte Givet pour Paris en août 1789 pour suivre le différend qui oppose la « commune » à la municipalité, à la suite de troubles de subsistances, affaire que devait régler le conseil du roi. Le différend renvoyé à Givet ne fit que s’envenimer sur fond de révolution liégeoise ; fin septembre Robert est de nouveau à Paris pour soutenir l’accusation. Le procès sera perdu mais Robert, qui a été pendant quelques mois commandant de la garde nationale de Givet, trouve à Paris un engagement à sa mesure. Il a alors 26 ans.
« Pendant que ce grand procès s’instruisoit, je cherchai, à Paris, dans mes momens de loisir, la seule occupation qui convint à mon caractère, celle d’une société de patriotes. Je fus conduit chez M. Keralio, pour lors commandant du bataillon des Filles Saint-Thomas, et là je connus mademoiselle Keralio, auteur du Mercure national : elle est ma femme depuis le 20 mai 1790 ». Sans perdre de vue les événements de Givet et la révolution brabançonne, Robert s’est lancé à Paris, aux côtés de Louise de Keralio, dans la grande aventure de la presse et des sociétés patriotiques (5). Leur engagement révolutionnaire est à replacer dans l’arrière plan politique, juridique et littéraire du milieu intellectuel cosmopolite et républicain des secondes Lumières.
On peut suivre, à la succession des titres et des fusions du Mercure national, la géopolitique révolutionnaire qui de Liège à Paris et Arras cimente l’engagement patriotique de ses principaux rédacteurs. Le Mercure national continue en décembre 1789 le Journal d’état et du Citoyen, fondé en août par sa future femme Louise de Keralio, de l’Académie d’Arras et de la Société patriotique bretonne. Le prospectus donne les divers lieux de souscription à Paris et précise que le journal est distribué dans une dizaine de villes de province, ainsi qu’à Londres, Bruxelles, Lausanne, Bâle et Genève. Après sa fusion en août 1790 avec les Révolutions de l’Europe d’Antoine Tournon (de l’Académie d’Arras) (6), ce « journal démocratique » compte comme principaux auteurs, outre Tournon et les époux Robert, des membres d’autres Académies (Guinement de Keralio, Hugou de Bassville, professeur d’histoire à la société polysophique). Tournon et Robert sont membres des Jacobins ; les Révolutions de l’Europe d’Antoine Tournon faisaient suite aux Révolutions de Paris, distribuées en 1789 chez Prudhomme, dont il avait été le premier rédacteur. Le Prospectus précise que le Mercure national est proposé par souscription et dédié aux fédérés du 14 juillet 1790 : « Cet ouvrage, consacré dès son origine à propager les principes sacrés de la liberté, la loi éternelle et sublime de l’égalité, la haine des tyrans et l’horreur des préjugés ; cet ouvrage, composé par des citoyens libres, est digne par son objet, d’être dédié par eux à l’auguste fédération des défenseurs et gardiens de la liberté françoise ».
Les stratégies éditoriales et les collaborations se font et se défont au fil des événements et de la radicalisation de la feuille de Robert. En avril 1791, la fusion du Mercure national avec le Journal général de l’Europe révèle la base de l’engagement cosmopolite initial de ses auteurs, ce journal étant la dernière forme d’une feuille fondée à Liège en 1785 sous ce titre par P.H.M. Lebrun (Lebrun-Tondu) et J.J. Smits, qui eut plus d’une fois maille à partir avec les autorités de la principauté de Liège. La feuille s’intitule Mercure national et étranger ou Journal politique de l’Europe, pour reprendre son titre primitif en juillet 1791. À suivre un mémoire justificatif de Robert, la publication du Mercure national causa au couple des difficultés d’argent en 1791 ; le journal dut changer plusieurs fois d’imprimeur. À bout de ressources financières, Robert devient à partir de mai 1792, un des rédacteurs du journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris. Le Mercure national n’a pas pris l’essor qu’il en attendait, mais le journal est pendant les deux années de son existence, un des principaux organes du républicanisme cosmopolite en révolution.
Au même titre que le Cercle social, véritable lieu d’émergence de l’espace public démocratique, le Mercure national est un carrefour d’idées libérales, qui témoigne de l’engagement de gens de lettres éminents dans la révolution et la république sur la base d’une réflexion sur le droit et l’économie politique. L’égérie de ce cercle de « patriotes » qui se réunit chez les Robert, rue de Grammont puis rue des Marais Saint-Germain sur la rive gauche, est Louise de Keralio. Elle a dirigé de 1786 à 1789 rue de Grammont une société de librairie, dont le but était de publier et de diffuser en Europe des traductions et des ouvrages d’histoire, notamment pour faire connaître les femmes auteurs, assez nombreuses à l’époque (7). Quand elle fonde son journal en août 1789, elle a pour le « nouvel ordre des choses » l’enthousiasme qu’elle va partager avec celui qu’elle épouse en mai 1790. Cette jeune académicienne qui a reçu de ses parents une éducation très soignée et une connaissance en langues, s’est distinguée en littérature par une volumineuse Histoire d’Elisabeth, reine d’Angleterre et des traductions de l’anglais et de l’italien. à une époque où la présence des femmes n’est pas très répandue dans les Académies, la réponse au discours de réception de Louise à celle d’Arras en 1787 est donnée par Maximilien Robespierre. Dès avant 1789, Louise de Kéralio s’est signalée par sa capacité à agir en toute indépendance dans le domaine de la communication littéraire et politique en fondant sa propre maison d’édition, probablement son imprimerie, enfin son journal patriotique, le Journal d’état et du Citoyen.
La société d’écrivains patriotes qui anime le Mercure national appartient au milieu des Académies, Robert est professeur de droit public à la Société polysophique ; tous à coup sûr connaissent leur sujet, qu’ils abordent la politique étrangère ou la théorie du gouvernement, même si leurs prises de position peuvent par moment diverger. D’après le Mercure national, la Société polysophique, où Robert et Hugou de Bassville sont professeurs, est un établissement public d’enseignement ; « nouveau lycée », ouvert en mars 1790 rue de Richelieu aux personnes des deux sexes dès l’âge de 9 ans, il dispense un enseignement varié, des langues aux arts et aux sciences, et possède un jardin et une bibliothèque. Tenu par des laïcs, il se donne pour but « une éducation patriotique et nationale » : on y enseignera, est-il annoncé dans le journal, que la loi est supérieure aux princes. Quel fut le succès de l’établissement ? il est difficile de le dire. C’est surtout par sa plume et par son rôle militant dans les sociétés patriotiques que Robert se fait connaître à Paris, un engagement que l’on peut suivre dans le Mercure national, puisqu’il est en 1790 et 1791 le principal rédacteur de ce « journal démocratique ».
L’épigraphe du journal ne change guère, de l’analogie du journal de Louise de Keralio à celle du drapeau du district des Filles Saint-Thomas (Vivre libres ou mourir), à l’épigraphe du Mercure national : Vivre libre ou mourir. Ce quartier prend en 1790 le nom de la section de la Bibliothèque, du nom de la Bibliothèque du roi qui logeait depuis 1721 dans l’ancien hôtel de Nevers, et où était employé un autre rédacteur du Mercure national en 1790 qui n’est autre que Jean-Louis Carra. L’évolution des rubriques est sensible, des premiers numéros du journal de Louise, qui tout en suivant les événements de France rendaient compte surtout d’ouvrages de droit et d’économie politique ou de brochures liées à l’actualité, au Mercure national, feuille beaucoup plus étoffée, dont les rubriques principales concernent l’assemblée nationale et la politique étrangère, les nouvelles de France et de l’étranger, notamment de Londres et de la révolution du Brabant.
Le père de Louise, Guinement de Keralio, connu dans le monde des Lettres pour ses traductions et comme rédacteur du Journal des Savants (8), donne régulièrement dans le journal des extraits des papiers anglais ; il rend compte de 1789 à 1790 de l’activité de la Société de la révolution et des fêtes données à Londres par les patriotes pour commémorer les deux révolutions. Après la fête de la Fédération, Keralio signe des articles comparant la glorieuse révolution d’Angleterre à celle de France et rend compte d’ouvrages politiques et d’essais moraux, dans les mêmes vues, précise-t-il, que celles des sociétés londoniennes : il est utile « de rappeler aux citoyens les principes qui servent de fondement à la constitution de tout état libre ».
Il signale les Eléments de philosophie morale de l’écrivain écossais David Fordyce, ouvrage publié à l’origine dans le manuel d’éducation de Robert Dodsley, The Preceptor en 1748. Le traité de Fordyce avait été bien reçu et connut plusieurs éditions séparées. C’était un ouvrage de philosophie morale pratique, dans l’esprit de l’œuvre de Shaftesbury, qui traitait aussi de problèmes pratiques de pédagogie. Keralio résume en l’adaptant librement aux circonstances la partie du livre II qui traite du Commonwealth. Sont mis en avant dans les analyses de Keralio les thèmes humanistes et les principes de l’égalité, de la religion naturelle et du gouvernement républicain : souveraineté du peuple, consentement aux lois de l’état, droits et obligations du citoyen, dont celui de s’opposer à la tyrannie, à l’usurpation et à la corruption : « les rois sont faits et défaits par le choix du peuple ». « Non, les mots ne peuvent exprimer l’égoïsme et la servile bassesse de cette espèce d’hommes, non plus que le sublime esprit public des citoyens dont la constante vertu arrête le torrent de la corruption, et préserve notre sainte constitution de la scélératesse et de la prostitution des corrupteurs et des corrompus ». A l’automne 1790, la collaboration avec Antoine Tournon tourne court ; et en novembre Guinement de Keralio ne participe plus au journal de Robert. C’est l’époque où celui-ci professe hautement ses principes démocratiques et républicains dans le journal et dans Le républicanisme adapté à la France.
La cause des peuples libres d’Europe
Les révolutions de France et de Brabant
Robert, qui est retourné à Givet en décembre 1789, relate avec enthousiasme les progrès de l’armée brabançonne et les événements en pays liégeois ; en novembre et décembre presque chaque livraison du journal comporte une note sur la révolution du Brabant. Les avantages remportés sur les Impériaux donnent lieu à des relations plus précises après la prise de Gand, de Bruges et de Bruxelles où les Bourgeois se sont déclarés libres. Le 20 décembre, le journal publie une relation de la prise de Bruxelles d’après un « témoin oculaire ». Avec les succès des patriotes du Brabant, la libération des cités flamandes prend la dimension d’un symbole de la renaissance de la liberté en Europe : « Les Bourgeois de Bruges se sont déclarés libres. On n’entend, dans toute l’Europe, qu’un cri de liberté ».
Une note de Givet dans le Mercure national rend compte de la fraternisation, en décembre 1789, des officiers de l’armée des états belgiques unis avec les officiers de la garde nationale de Givet, qui se promettent mutuellement secours en cas de besoin : « on ne parla que de liberté, et le François et le Patriote consacrèrent d’une bien noble manière la devise commune, vivre libre ou mourir ». Les toasts à la liberté portés par les « Officiers Patriotes » et les « Soldats Citoyens » sont cependant ambigus : on y célèbre l’assemblée nationale et on y boit à la santé de La Fayette, de Van der Meersch et de Van der Noot. « Spectacle touchant » que celui des habitants de Givet escortant les héros de la fête au cri de « vive les patriotes, vive la liberté ». On connaît la suite et l’expérience amère des révolutions brabançonne et liégeoise, mais l’enthousiasme des premières victoires permet aux amis de Robert à Givet de gagner les premières élections du nouveau régime.
Carra, qui donne de janvier à avril 1790 des articles dans le Mercure national et en publie d’autres les mois suivants, dans les Révolutions de France et de Brabant sous le pseudonyme de l’« Orateur des Etats généraux », signe sous son nom en décembre 1789, au moment de la prise de Bruxelles par les patriotes, un article dans le Journal d’état et du Citoyen pour dénoncer « l’influence absolue et despotique de la Cour de Vienne » sur le ministère de la Guerre. Cette influence néfaste pour la nation est la cause « de toutes les intrigues aristocratiques qui se renouent à chaque instant, et de tous les obstacles que nous éprouvons à la régénération de nos mœurs, de nos loix et de notre prospérité ». Keralio, qui traite des questions de politique étrangère, partage les vues de Carra quant à un nécessaire retournement des alliances : « l’alliance de l’Angleterre et de la Prusse avec la France libre, est la seule qui convienne au véritable système politique de l’Europe, et à notre véritable intérêt ». Évoquant la politique de l’empereur d’Autriche aux Pays-Bas et la victoire des patriotes, il conclut : « Si tel Prince, qui n’a que trop souvent mis en pratique certaines maximes que Machiavel n’a révélées que pour en rendre l’application impossible, s’étoit bien pénétré du véritable esprit et des principes de ce grand homme, il n’auroit point perdu l’amour de ses Peuples, l’estime de l’Europe, et la plus belle portion de son héritage ».
En continuant à donner régulièrement des nouvelles des Pays-Bas, le journal commence à émettre des réserves sur l’attitude de la France, qui tarde à reconnaître les principes des « Provinces Belgiques », alors que « les Etats-Unis des Pays-Bas viennent de décerner à M. Vandernoot le titre de premier ministre ». On lit dans le Journal d’état et du citoyen, du 17 décembre 1789 : « La saine et nombreuse partie du Public attend avec impatience le moment où l’auguste Assemblée Nationale, recevant avec honneur un hommage glorieux pour elle, rompra le cachet qui dérobe encore à la nation, les premières expressions d’une Nation libre comme elle ». Or la France a marqué son refus de s’impliquer dans la révolution brabançonne, quand l’assemblée nationale et le roi ont refusé d’ouvrir la lettre du plénipotentiaire des Brabançons. Le journal continue à évoquer les nouvelles de Belgique et du pays de Liège, sans céder à la campagne de dénigrement anti-belge orchestrée par La Fayette, sur fond d’anti-cléricalisme, dans la presse patriote. Après la convention de Reichenbach qui adopte le principe d’un congrès à La Haye pour régler la question des Pays-Bas, Robert estime que la France se doit d’y participer, car elle est garante des traités d’Utrecht, de Rastatt et de Bade, qui reconnaissaient les droits des habitants des Pays-Bas. Il donne son opinion dans un article du journal début novembre, « Coup d’œil sur l’état actuel du Brabant » un texte qu’il publie aussitôt en brochure. Rappelant les anciens traités, les récents événements du Brabant et le Congrès qui se tient à La Haye, Robert pose que la nation française est fondée et intéressée à intervenir dans cette négociation, car c’est son intérêt d’avoir pour voisin un peuple libre, une nation indépendante, pour maintenir et assurer la liberté. « La France est le garant de la liberté Belgique, la France est dans l’état politique, la protectrice de ces braves voisins, et ce seroit une tache à sa gloire, que de les abandonner à la merci des Cours de Berlin, de Londres et de La Haye. (…) Au reste, dans leur dernière réponse, les Belges demandent notre intervention, et nous la leur devons. On nous parle d’entretenir nos Traités avec l’Espagne, on invoque la loyauté Françoise pour nous faire tomber dans le piège, et nous pourrions nous résoudre à abandonner lâchement la première nation qui a voulu nous imiter, lorsque nous avons un intérêt majeur à la défendre ! ».
En 1790, quand la France semble devoir être le seul pays libre sur le continent, la question des relations internationales préoccupe les rédacteurs du Mercure national. Le journal diffuse l’universalisme optimiste des Lumières : « Le sceau du véritable esprit de liberté est de la désirer pour tous les Peuples, pour tous les hommes ; celui qui ne la veut que pour soi, ne la connoît pas, et ne sera jamais libre ». Le prospectus du journal, né de la fusion du Mercure national avec les Révolutions de l’Europe, assortit sa devise d’une ambition politique pour l’humanité, prédisant à la liberté élargissement et perfectionnement infinis : « Vivre libre ou mourir. Un jour viendra, et plutôt peut-être qu’on ne pense, où cette devise chérie des françois sera celle de tous les peuples de la terre. Dès ce moment ils cesseront d’être étrangers les uns aux autres ; et tous ne formeront plus qu’un peuple d’amis, qu’une société de frères, que les mêmes droits rendront égaux et libres, que les mêmes loix conduiront au même degré de prospérité ».
Robert développe en mai 1790 dans le Mercure National, au moment de la discussion sur le pacte de famille, une réflexion sur le droit international en émettant l’idée d’une assemblée générale des nations, de conventions sur le droit des gens et d’un arbitrage des différends par l’institution d’une « haute cour internationale ». Il avait déjà exposé ses thèses dans un mémoire qu’il reprend dans son journal : Le droit de faire la paix et la guerre appartient incontestablement à la nation. En récusant la diplomatie des cours européennes et des puissances étrangères, Robert s’inscrit dans la réflexion du 18e siècle sur la possibilité d’une société des nations et les moyens juridiques de la paix, et dans le sillage de la réflexion de Rousseau sur les écrits de l’abbé de Saint-Pierre. Il récuse l’idée que la déclaration de paix et de guerre puisse être un acte du pouvoir exécutif, et critique Rousseau sur ce point : « Je conçois bien que ce n’est pas non plus tout-à-fait un acte du pouvoir législatif ; mais que sera-ce donc ? Je réponds que c’est à coup sûr un acte du souverain, et je dis que s’il y avoit des juges entre les nations, comme il y en a entre les particuliers, ce seroit un acte du pouvoir judiciaire des nations ». Il avance l’idée d’une nouvelle institution, seule capable de régler les différends et de mettre les nations à l’abri des guerres, le pouvoir judiciaire des nations. « Pour prévenir à jamais le fléau de la guerre », les nations devraient non seulement faire entre elles des conventions « pour établir, d’une manière à jamais durable, le droit des gens, si peu connu jusqu’aujourd’hui, dont presque personne n’a une idée juste, et qui, en effet, n’existe pas ; car il n’existe pas de traité entre les nations », mais encore établir des juges suprêmes pour statuer sur leurs différends.
Le décret du 22 mai 1790 adopte, on le sait, une position de compromis proposée par Mirabeau, en attribuant le droit de paix et de guerre concurremment aux deux pouvoirs, mais sans prévoir aucune instance de contrôle. Desmoulins résume sur le mode plaisant cette demi-victoire : « Du droit de la Guerre et de la Paix. Enfin cette question a été décidée : 1.° en faveur de la nation 2.° en faveur du roi, et 3.° en faveur de l’un et de l’autre. (...) l’éloquent Mirabeau a rappelé les grands principes à l’ordre (...) M. de Mirabeau l’aîné avoit sans doute oublié en ce moment (...) que Dieu avoit donné les rois aux peuples dans sa colère. L’expérience n’a que trop prouvé cette colère sur tout le globe, et par les guerres sanglantes que l’orgueil et les prétentions de ces rois n’ont cessé d’occasionner de toutes parts, et par toute espèce de corruption et de débauche dont les cours de ces rois ont toujours été le foyer ». Mais trancher dans le vif sur cette question « en faveur de la nation exclusivement, c’étoit briser les rapports de notre monarque avec les autres monarques d’Europe ». Pragmatique, Desmoulins conclut dans Les Révolutions de France et de Brabant que la politique du moment exigeait que le roi partageât avec l’assemblée nationale. Encore faut-il que le roi n’oublie pas qu’il ne fait qu’un avec la nation : « Ses courtisans, vraisemblablement, ne cesseront de lui dire qu’il n’est pas heureux parce qu’il n’est plus despote ; mais sa conscience doit l’avertir que ce sont eux qui sont malheureux de ne pouvoir plus être despotes, insolens et fripons impunément ; et dans le fond de son ame il méprisera leurs plaintes hypocrites et leurs conseils pervers ».
Chez Robert, l’union fraternelle des nations d’Europe rejoint l’ambition universelle de l’organisation et des fins de la communauté humaine : « que sais-je si cette fraternité n’ira pas toujours en s’accroissant ; que sais-je si les hommes rendus à eux-mêmes ne sentiront pas un jour, l’inutilité de ces colosses qui nous écrasent tôt ou tard, et la bizarrerie des distinctions, qui d’une même classe d’êtres font des nations et des peuples différens (…) Que le flambeau de la raison, de l’humanité et de la liberté parvienne à les éclairer, et ce grand ouvrage sera consommé (…) Alors il se fera entre la société d’Europe, un nouveau pacte social, dont les bases seront les mêmes que celles du pacte des petites sociétés qui forment cette partie du monde : et la seule différence qu’il y aura, entre l’un et l’autre, c’est que le dernier sera nécessairement beaucoup plus avantageux : plus il y a d’individus qui entrent en communauté, et plus la somme générale des forces est considérable : or que ne peut-on attendre du résultat des forces de tous les Européens ? ».
En juin 1790, Robert pense que « C’est à la France et à l’Angleterre à faire le premier pas ». Il défend l’idée d’une alliance soutenue de part et d’autre de la Manche par les patriotes dans un esprit « impartial » : « Les François et les Anglois unis ! et unis non pour conquérir, mais pour inspirer l’amour de la liberté ! ». En attendant l’union fraternelle des Européens, Robert entretient des liens avec les patriotes étrangers, rend compte des événements du Brabant et soutient la cause des patriotes suisses en suivant les travaux de leur Club et en publiant leur correspondance. Il reproduit l’adresse de la députation des Amis de la liberté helvétique, venue demander l’affiliation aux Jacobins le 24 novembre 1790, et leur consacre un article. Nous devons de la reconnaissance, écrit-il, « à cette courageuse partie de la nation helvétique qui se consume en efforts pour délivrer les 13 cantons du joug de l’aristocratie, et loin de les rendre à ces tigres altérés de sang, qui les réclament, nous devrions plutôt nous mettre à leur tête, pour aller rétablir la nation helvétique dans ses droits, et punir les usurpateurs (...). Nous avons renoncé à toute conquête personnelle, mais nous n’avons pas renoncé à conquérir le monde à la liberté ». Plusieurs numéros rendent compte des travaux du Club des Patriotes Suisses : « Notre titre des révolutions de l’Europe nous fait la loi de suivre les événemens révolutionnaires qui se préparent dans cette partie du monde. La Belge a été pendant long-tems notre principal théâtre ; mais la Belge est morte, l’insouciance de l’assemblée nationale l’a assassinée. La Suisse est dans ce moment la contrée qui nous fait concevoir les plus hautes espérances. Le bienfait de la liberté est prêt de se répandre dans ses montagnes... ».
Le rêve de liberté universelle entraîne par la suite chez Robert des accents plus offensifs vis-à-vis des despotes, du manifeste de paix à l’idée d’assistance aux nations opprimées : « Loin de nous cette vile maxime, qu’il faut ménager les puissances étrangères, loin d’un peuple libre l’idée injuste de protéger un usurpateur, loin de nous toute dissimulation politique : annonçons à toutes les nations, que les grands ne sont grands que parce que les hommes sont à genoux, ne nous bornons plus à notre premier manifeste de paix ; faisons un manifeste d’assistance. Disons à tous les peuples de la terre qu’on est libre quand on veut l’être, déclarons fièrement une guerre, une haine immortelle à tous les despotes du monde, encourageons leurs malheureux esclaves à se lever ; prévenons le coup qu’on veut nous porter, n’attendons pas que des hommes égarés viennent tarir dans notre sein la source de leur propre bonheur, respectons tous les hommes, mais frappons tous les tyrans : si la France a le courage de la déclarer, cette guerre nécessaire, elle prononce leur arrêt de mort. A l’heure même Avignon, Liège, le Brabant sont libres comme nous ; la Suisse, la Hollande, Genève les imitent bientôt ; et le soleil n’aura pas muri les doux fruits de l’automne, que le feu sacré de la liberté n’ait muri, embrasé l’Europe dans tout son continent ».
La réflexion de Robert sur la paix est liée à sa conception des institutions démocratiques et de la citoyenneté. En mai 1790, au moment où s’organise le nouveau découpage administratif de la capitale, Robert rend hommage à l’action patriotique du district des Cordeliers : « Plus de distinctions dans un état libre, dans un état qui a l’égalité pour base ; le seul patriotisme, le seul amour de la liberté, peuvent rendre les citoyens plus célèbres les uns que les autres : et si ce saint amour est, pour ceux qui en sont animés, un titre à la reconnoissance de leurs concitoyens, il est évident que Paris, que la France, que l’Europe entière, doivent un tribut de gratitude à la section patriotique, connue dans Paris sous la dénomination de district des Cordeliers ».
Membre des Jacobins et de plusieurs sociétés fraternelles, Robert compte sur l’activité conjuguée de la presse et des clubs pour défendre la liberté et promouvoir les principes démocratiques et républicains. Les premières années de la révolution sont propices au développement d’une telle action en appui sur la Déclaration des droits. Robert parvient même à organiser en mai 1791, malgré l’opposition de la municipalité, un comité central pour fédérer l’action des sociétés patriotiques et donner plus de force à l’opinion publique radicale.
L'évolution du langage républicain : le tournant de l’été 1790
Chez les rédacteurs du Mercure national, la défense de la liberté individuelle repose sur les principes du droit et de la liberté naturelle et civile. Au premier rang des libertés fondamentales, la liberté de la presse : conquise de longue date en Angleterre et revendiquée avec éclat par Mirabeau avant même sa proclamation à l’été 1789, elle s’entendait alors de tous les écrits et notamment des livres imprimés. Le grand tribun avait publié à Londres en novembre 1788 Sur la liberté de la presse, imité de l’anglais, de Milton, véritable manifeste inspiré de l’Areopagitica de Milton (1644), sur le rôle de la liberté de l’écrit dans la recherche de la vérité. L’idée même d’une censure quelconque sur la presse était devenue intolérable aux journalistes patriotes. Le Mercure national réagit immédiatement au projet de loi proposé par Sieyès à l’Assemblée, le 20 janvier 1790, contre les délits de presse.
Défense de la liberté de la presse : le remède dans le mal
Keralio se prononce aussitôt contre le rapport de Sieyès, qui mettait en garde contre les manifestations de l’opinion qui tendaient à rompre l’unité nationale. Tout en rendant grâces aux effets bénéfiques de l’imprimerie, Sieyès proposait un train de mesures « pour réprimer les abus de presse » : la liberté de la presse, comme toutes les libertés devait avoir des bornes légales. D’après le projet de loi, publié au Moniteur (III, p. 185-187), devaient être jugés délictueux et poursuivis comme tels les écrits ayant « excité à la sédition » ou renfermant « des imputations injurieuses au roi », ceux qui ont blessé « les bonnes mœurs », « excité à un crime » ou dénoncé ou calomnié des particuliers. Dans ses manuscrits Sieyès montre assez sa conviction sur ce point, et son incompréhension devant la fureur des patriotes à son égard : « On s’écrie la liberté de la presse ou la mort(…) D’autres se persuadent qu’il ne faut que protéger la presse. Garantir la liberté de la presse est une expression vide. C’est la liberté en général qui peut et doit être garantie. Et sous ce nom, sous ces auspices, toutes les libertés particulières se trouvent garanties (…) Est-ce qu’aucune espèce de liberté, quelle qu’elle soit, peut être illimitée » (9).
Les écrivains patriotes n’en continuent pas moins à défendre la liberté de la presse, questionnant la notion même d’abus de presse. Ils jugent, comme Marat dans L’Ami du peuple, que « le remède résulte du mal même » : car « si la liberté enfante des opinions insensées, elle enfante aussi la vérité qui les étouffe (…) Il est donc souverainement important de n’opposer d’autre barrière aux opinions insensées, aux faux systèmes, que les armes d’un esprit éclairé. Que toutes les opinions aient donc le champ libre. Peu à peu, la vérité germera au milieu d’elles. Puis s’élevant tout à coup comme une reine majestueuse, elle régnera seule avec l’empire irrésistible de la raison ». C’est la représentation de l’opinion publique chère aux Lumières, qui voit dans la libre discussion le moyen d’atteindre la vérité. Desmoulins opposait les mêmes arguments au projet de Sieyès dans les Révolutions de France et de Brabant : « Le grand remède à la licence de la presse est dans la liberté de la presse. On l’a dit cent fois, c’est cette lance d’Achille, qui guérit les blessures qu’elle a faites. Comme je l’observois dans mon dernier numéro, la liberté politique n’a point de plus ferme rempart ni de meilleur arsenal que la presse ».
Comment parler d’abus quand la liberté de la presse est perçue comme le seul moyen de garantir la liberté des citoyens et de résister à l’arbitraire des lois. Dans un Coup d’œil sur l’état politique de la France, le rédacteur des Révolutions de Paris estime que l’« étrange projet de loi sur la liberté de la presse » de Sieyès est au-dessous de sa réputation et de ses talents. Exprimant sa défiance à l’égard du pouvoir exécutif, il estime que « quelque influence que la cour puisse acquérir dans le corps législatif, la révolution est faite ; elle subsistera, et l’on ne tentera pas impunément de la détruire par la constitution même. Nous avons deux grandes colonnes qui soutiendront ce superbe édifice : la jeunesse et la liberté de la presse ». Après ceux qui portent les armes pour la liberté, « il doit être permis aux écrivains patriotes de se mettre au nombre des défenseurs de la patrie (…) S’il n’est pas à craindre qu’on les corrompe, il l’est beaucoup qu’on les persécute ; l’assemblée nationale regarde comme une portion des travaux qu’elle doit faire, une loi sur les délits de la presse. Ce sera alors que vous connoîtrez si vous êtes représentés ou si vous êtes vendus. Jusques-là, citoyens, veillez sur nos ennemis, et nous, nous veillerons sur ceux qui paroissent encore nos amis ». La vigilance reste de mise, car il faut agir avec le pouvoir exécutif et ses agents, « comme si les rois et tout ce qui les entoure n’étoient destinés qu’à détruire la liberté ». En défendant sa propre liberté de parole, le journaliste défend sa fonction de censeur vigilant du pouvoir.
La position du Mercure national apparaît d’emblée plus offensive que ne l’était celle du journal de Louise de Keralio, dont le ton était resté respectueux des décrets, ainsi à l’automne 1789, à propos de la loi martiale : l’Assemblée avait pu la juger nécessaire pour rétablir l’ordre, était-il dit, mais peut-être serait-il sage d’annoncer que la loi sera abrogée « dès que la France jouira de l’état de paix » : « la Loi Martiale ne peut ni ne doit être une Loi toujours subsistante : c’est une Loi terrible, une Loi de sang, incompatible avec l’état de paix. L’exercice de cette Loi, remis aux Officiers Municipaux, dont quelques-uns pourroient être inconsidérés et violens, deviendroit quelquefois funeste, et exciteroit des troubles plus grands que ceux qu’ils auroient voulu arrêter ».
L’esprit du journal de Robert est conforme à la vocation de la presse révolutionnaire. En avril 1791, l’exposition des principes du Mercure national et étranger rappelle la ligne politique qui fait du journaliste un observateur critique des travaux de l’assemblée nationale : « Car, en protestant de notre respect et de notre obéissance aux loix décrétées, nous n’en croyons pas moins fermement, qu’il est du devoir de tout citoyen d’éclairer, quand il le peut, l’opinion publique sur la conformité ou non conformité de ces loix avec les loix éternelles de la justice, qui commandent la vénération plus impérieusement encore ». À la même époque, Louise Robert défend au nom des droits naturels le principe de la liberté de discussion dans les sociétés fraternelles, composées d’hommes qui « ont la faculté de penser et de parler » : « Elles ne sont pas constitutives, aussi ne s’avisent-elles point de faire des loix, mais elles usent de leur droit d’exprimer leur vœu sur la loi ».
En février 1790, après la motion de Sieyès, plusieurs articles du Mercure national défendent le principe de la liberté de la presse, au nom de la liberté d’expression. On cite la loi anglaise en exemple, qui ne sévit que contre ceux qui ont imprimé des choses criminelles. La liberté de la presse est un moyen puissant d’éclairer le peuple et de suppléer à l’imperfection des lois. Carra, qui publie alors dans le Mercure national des discours inédits de L’Orateur des Etats généraux, clame son opposition à la motion de Sieyès : « que signifie pour un peuple libre, à la fin du dix-huitième siècle, le projet d’entraver la presse, lorsque c’est à la presse que l’on a dû six mois auparavant le succès de la révolution la plus heureuse et la plus mémorable qui se lira jamais dans les annales du monde ? (...) C’étoit par les entraves données à la presse, que le despotisme étoit parvenu à mettre le joug et le baillon à vingt-cinq millions d’hommes ; et cependant les bons citoyens n’en étoient pas moins calomniés, persécutés, embastillés ». C’est à la liberté de la presse... « que toutes les Nations du globe, à l’exemple des Etats-Unis d’Amérique, et de la Nation Françoise, devront un jour leur liberté, leur bonheur et leur prospérité. Je suis donc pour l’ajournement de la motion contre la liberté de la Presse, à l’an 2440, ou pour un il n’y a pas lieu à délibérer ».
L’opinion publique est encore sous la bonne impression suscitée à l’Assemblée par la démarche du roi, venu prêter serment à la Constitution, le 4 février. Mais Robert défend le principe de la liberté d’expression, y compris sur les décrets rendus. L’opinion de tout citoyen est libre ; on peut se soumettre à la loi tout en désirant le contraire. Ce n’est pas rébellion à la loi mais expression pure et simple de son opinion. Loustalot, dans les Révolutions de Paris, justifie par les intrigues des ministériels et le risque de corruption la fonction critique des journalistes sur les travaux de l’Assemblée, rappelant cette maxime d’un écrivain anglais : Si la liberté de la presse pouvoit exister dans un pays où le despotisme le plus absolu réunit dans une seule main tous les pouvoirs, elle suffiroit seule pour faire contre-poids. Il constate l’affaiblissement du parti patriote à l’Assemblée, où selon lui « soixante députés combattent encore avec courage dans les questions qui ne regardent pas le roi ; mais dès qu’il s’agit de ses intérêts, ils se condamnent au silence, de peur de prêter le flanc à cette imputation si souvent répétée, qu’ils sont livrés à un parti opposé au roi, et qu’ils veulent faire de la France une République ».
Au mois d’août, la question des délits de presse ayant été à nouveau abordée à l’Assemblée, Robert revient sur le problème dans un article du Mercure national sur la liberté de la presse : « On a beaucoup parlé sur cette matière ; on n’a pas tout dit. L’abbé Sieyès a voulu enchaîner la liberté d’imprimer ; mais les écrivains patriotes ont formé l’opinion publique ; (…) l’opinion publique a prononcé qu’il ne falloit pas de loi sur la presse, qu’on ne pouvoit en faire que sur l’abus de la presse (…). Mais une chose que l’on n’a point réfléchi, c’est de savoir si l’inviolabilité du roi s’étendra jusqu’à la pensée ». Pour Robert, il ne peut y avoir de sujets tabous, ni de personne qui échappe à la censure : « il est politiquement et raisonnablement impossible de paraliser nos plumes, lorsque nous voudrons écrire sur le roi et la royauté ». Ce serait ouvrir la voie au despotisme et à la corruption. La responsabilité des écrits doit être limitée à l’auteur, d’où la nécessité de signer les articles. Il s’agit plus ici de responsabilité morale que de responsabilité pénale : l’idée est, comme chez Marat, de repousser autant que possible les limites de la liberté de la presse (10).
C’est seulement après le massacre du Champ de Mars que sera votée par l’Assemblée une loi contre les auteurs de délits de presse, la loi Thouret du 22 août 1791, qui provoque un argumentaire radical, notamment chez Robespierre : « La liberté de la presse n’existe pas dès que l’auteur d’un écrit peut être exposé à des poursuites arbitraires ». Comment juger en effet de délits d’opinions, puisque « leur mérite ou leur crime dépendent des rapports qu’elles ont avec des principes de raison, de justice et d’intérêt public, et souvent avec une foule de circonstances particulières : et dès lors toutes les questions qui s’élèvent sur le mérite ou sur le crime d’un délit quelconque sont nécessairement abandonnées à l’incertitude des opinions et à l’arbitraire des jugements particuliers ».
Le creuset de l’opinion publique et la défense de la liberté
En août, après le rassemblement du Camp de Jalès et l’affaire de Nancy qui signale pour les patriotes le retournement des principes de liberté, Robert défend la cause des soldats et s’empare des thèmes républicains. L’affaire de Nancy a eu un impact considérable dans le pays ; c’est de loin l’événement qui suscite le plus grand nombre d’articles dans le Mercure national et des prises de position contre la répression à Nancy, contre La Fayette et les membres de la Société de 1789. L’affaire provoque on le sait des défections dans la Société : Sieyès prend ses distances et le départ de Mirabeau en octobre renforce la position de La Fayette et des membres les plus conservateurs. L’affaire divise aussi les Jacobins, mais les journalistes patriotes Marat, Desmoulins et Carra, comme ceux du Mercure national et des Révolutions de Paris soutiennent la cause des soldats. Marat dénonce aussitôt dans L’Ami du Peuple, avec les « horreurs » de Nancy, la tyrannie de l’assemblée nationale :
« à travers les menées du gouvernement, la conduite de l’Assemblée nationale, les fausses relations ministérielles publiées sur l’insurrection de la garnison de Nancy et les scènes d’horreur dont cette prétendue révolte a été le prétexte, nous en voyons assez, citoyens, pour sentir que nous touchons au moment de notre ruine, que nous sommes vendus par l’Assemblée nationale au pouvoir exécutif qui machine notre perte, de concert avec le commandant de la milice parisienne, les aristocrates et les ministériels qui sont à la tête de tous les postes d’autorité. Que dis-je ? la contre-révolution est déjà commencée et la guerre civile est allumée par l’exécrable Bouillé. »
Le décret pris par l’Assemblée contre les soldats de la garnison de Nancy, est propre à « jeter entre les milices citoyennes et les troupes de ligne des semences éternelles de haine et de vengeance ».
Dans une étude sémantique des notions politiques dans L’Ami du peuple, Agnès Steuckardt remarque une étape significative dans le discours de Marat à partir de mai 1790, avec l’emploi du terme contre-révolution et l’apparition de l’expression ennemis de la révolution, pour évoquer les troubles en province et la politique extérieure du ministère. Dans la dénonciation d’un « plan de contre révolution » intérieure et extérieure, le dérivé contre-révolutionnaire apparaît en juillet dans les mêmes contextes, tandis que l’affaire de Nancy entraîne l’apparition d’antirévolutionnaire pour désigner le général Bouillé, dans le n° 211 : « à peine le funeste décret fut-il lancé, que les ordres du cabinet à l’antirévolutionnaire Bouillé volèrent sur les ailes des vents » (11).
C’est dans ce contexte que Carra publie son discours aux Jacobins sur la nouvelle organisation de l’armée et la promotion du soldat citoyen : l’armée est inséparable de la nation. Après l’adoption par les Jacobins de l’adresse d’Alexandre de Lameth, engageant les sociétés affiliées à rappeler les soldats à l’obéissance, Carra dénonce dans son journal « l’influence corrosive » du Club de 1789 sur les esprits : « Que la nation juge donc maintenant entre le Club de 1789 et celui des Jacobins, et qu’elle voie de quel côté sont les véritables amis, les véritables défenseurs de ses droits et de la liberté ». L’affaire de Nancy qui divise les révolutionnaires, provoque une polarisation des camps et une radicalisation du vocabulaire politique.
La rupture constituée par l’affaire de Nancy est particulièrement sensible dans le Mercure national. Plusieurs articles sont consacrés au massacre des soldats suisses, qui suscite l’indignation des rédacteurs. L’un d’eux intime l’Assemblée de faire justice des assassins ; on accuse les patriotes d’avoir favorisé l’insurrection or, à Nancy, les officiers sont les seuls coupables. « La résistance à l’oppression est un droit légitime ; vos soldats patriotes ont employé ce droit, et les assassins les égorgent. Où est donc notre liberté ? Les hommes sont égaux en droits, dites-vous ? égaux en droits ! ce sont des soldats qui sont opprimés, et ce sont eux qu’on assassine ! égaux en droits ? et des officiers, des ministres les font égorger et ils respirent encore ! ils ne sont pas même arrêtés ! et c’est un club affreux à qui les crimes paroissent des victoires, et c’est ce club qui, appuyant, qui, soutenant les crimes des ministres, égare l’assemblée nationale dans ses travaux. (...) Quel renversement de principes ! quel excès de corruption ou de scélératesse ! ‘Ceux qui expédient, exécutent ou font exécuter les ordres arbitraires doivent être punis.’ Législateurs, voilà ce que vous avez dit : il y a six cent hommes de tués, je vous nomme les assassins ! qu’ils soient punis, vous l’avez promis, vous l’avez décrété, ou déchirez les droits de l’homme ou rendez-nous justice, ou bien attendrez-vous que des hommes libres soient forcés de se la rendre ».
Dans les numéros des 8 et 12 octobre 1790, Louise Robert fait une relation détaillée des événements de Nancy : « nous ne craignons pas de fatiguer l’attention des lecteurs : cette affaire est trop bien liée aux projets ministériels, elle est trop bien conduite dans l’esprit de la cour pour ne pas vivre encore dans l’esprit des françois, et il est sans doute important de fixer toujours nos ennemis et de montrer que la vigilance des sentinelles publiques ne s’endort jamais dans la recherche de la vérité ». Dans un autre article, Keralio s’en prend directement au général La Fayette, parent et ami de Bouillé, pour avoir invité les bataillons parisiens à adresser des félicitations au responsable du massacre : « Les romains donnoient au contraire la première des récompenses à ceux qui avoient sauvé des citoyens ; mais entre la Fayette et un romain, qui mesurera l’intervalle ? ». Keralio oppose la fermeté de la garde nationale, qui a répondu négativement, à l’esprit courtisan d’un général caméléon, « dont le caractère souple et facile, autant que celui d’Alcibiade, prenant subitement la teinte des objets qui l’environnent, l’a rendu républicain en Amérique, populaire à Paris avec le peuple, royaliste à la cour, patriote avec les patriotes, aristocrate avec les ministres et les anciens nobles, guerrier dans les combats, et foible esclave auprès d’une Armide ».
L’image du général La Fayette se dégrade irrémédiablement dans l’opinion après l’affaire de Nancy, qui associe son nom à celui de Bouillé, jusqu’à devenir odieuse au peuple de Paris après la journée du 17 juillet 1791. L’apparence trompeuse du personnage se prête au dévoilement cynique ; Desmoulins arrache le masque du général après le massacre de Nancy : « C’est un noir qui est sur un cheval blanc ». La suspicion s’attache au commandant général de la garde nationale parisienne, dont la conduite passée est réévaluée. Il devient la cible privilégiée des journalistes radicaux, qui dénoncent en lui le général courtisan, l’homme au double visage : « qu’on suive M. de La Fayette en Amérique, à l’assemblée des notables, à celle dite nationale, à la tête de la milice parisienne, beaucoup de traits lui font honneur ; mais plusieurs autres aussi sont d’un blondin, sont d’un marquis, sont d’un courtisan, sont d’un traître ».
En décembre, le décret sur l’organisation de la garde nationale relance la polémique ; « la garde nationale n’est rien autre que la nation armée », écrit Robert, d’où l’absurdité du décret qui porte qu’il faut pour y servir, être citoyen actif. C’est un décret injuste, contraire à la déclaration des droits, « attentatoire à la liberté de ceux qui ont sauvé la patrie ; et si j’étois du nombre de ceux que ce décret frappe de nullité, marque d’esclavage, je fuirois une patrie ingrate, des concitoyens meconnoissans qui me feroient l’injustice de me compter pour rien dans la société ». L’ennemi capital pour lui est La Fayette, qui cabale ouvertement pour faire donner au roi une influence sur les citoyens armés : « La Fayette est assez connu, pour que vous ne voyiez plus dans lui qu’un courtisan (...) un vil esclave de la cour ».
Dans le numéro du 1er mai 1791, Robert fait dans « Paris sauvé » une réfutation méthodique de la conduite publique du général, après sa feinte démission de la garde nationale parisienne : « le voile est enfin déchiré, et La Fayette paroît, aux yeux du peuple, tel qu’il est, tel qu’il a toujours été, tel que jamais on n’a voulu le voir, c’est-à-dire, un composé infect de bassesse, de corruption, de vaine gloire, un esclave qui n’a pris en France la réputation d’homme libre, que parce que les François ignoroient encore jusqu’au nom des qualités qui forment le citoyen ». Quelques mois plus tard, lors du renouvellement partiel de la municipalité, La Fayette est battu par Pétion qui porte les espérances des républicains.
L’effroi des patriotes et la haine des tyrans
L’affaire de Nancy a entraîné chez les journalistes patriotes un durcissement de la rhétorique de résistance à l’oppression et une prise de conscience de l’importance de leur fonction politique. L’éloge funèbre de Loustalot, son confrère des Révolutions de Paris mort en septembre 1790, montre assez la place que Robert attribue au journaliste engagé, la dignité qu’il assigne à sa fonction, au service des citoyens, pour faire contrepoids au pouvoir et défendre la liberté. « La mort implacable nous a ravi l’un des plus généreux défenseurs de la liberté, l’un des plus terribles ennemis de toute espèce de despotisme. (...) Les françois nouvellement nés à la liberté, ne lui ont pas encore élevé de temple ; mais il en est un dans nos cœurs, et Loustalot y sera placé au premier rang. Quel autre que lui mériteroit mieux cette place ? Son inflexible, son inabordable censure n’a rien respecté : l’éclat emprunté de l’emploi le plus éminent ne l’a point ébloui ni arrêté ; il est, disons-le, il est le premier qui ait osé publiquement secouer le joug de la servitude et refuser son encens à l’idole du peuple ». Consolons-nous, poursuit-il, sa voix s’insinuera dans nos cœurs « pour ne plus y laisser place qu’à la voix de la raison, de l’humanité, de la liberté ».
Dans l’éloge de Desmoulins aux Jacobins, publié dans les Révolutions de France et de Brabant, la véritable magistrature exercée par Loustalot est donnée en exemple de la nouvelle fonction des journalistes ; son ombre leur montre la voie à suivre : « Vois tous mes confrères, tous tes rivaux noblement unis, jurer avec moi devant ton ombre sacrée, de redoubler de courage, et de ne poser les armes qu’après la défaite des tyrans, de tous les ennemis du bien public, et de périr s’ils ne peuvent vaincre ». Dans l’hommage de ses « frères d’armes », Loustalot brille au premier rang des martyrs de la liberté. Sa mort, reliée aux scènes d’horreur du massacre de Nancy qui a glacé d’effroi les patriotes, fait du journaliste engagé une victime de la tyrannie et de la contre-révolution. L’Ami du peuple accuse le gouvernement de s’être couvert du sang des amis de la liberté : « Affreuse image, elle me poursuit sans cesse et me glace d’effroi. à combien de cœurs sensibles elle a été funeste ! ». Loustalot, mort ainsi « à la fleur des ans », devient un symbole du civisme et du patriotisme le plus pur : « Chère patrie ! n’est-ce donc pas assez qu’environnée d’ennemis implacables, tu sois menacée par les uns, déchirée par les autres ? Fallait-il encore que l’aspect de tes enfants égorgés fît mourir d’effroi l’un de tes plus fidèles défenseurs ? ».
En faisant de Loustalot une victime de la contre-révolution, alors que vient d’être célébrée dans la plus grande ambiguïté, le 20 septembre, une cérémonie funèbre en l’honneur des victimes de Nancy, les journalistes patriotes choisissent leur camp et leur propre martyr de la liberté, tandis que l’assemblée nationale brouille les cartes, en honorant le héros Desilles. Desmoulins lie la mort de Loustalot à la douleur que lui a causé le « massacre de tant de nos frères à Nancy » : « Il connoissait bien l’effet du patriotisme, et l’attachement ardent, les liens étroits dont il unit les citoyens les uns aux autres. Cet attachement est fort comme la mort, pour me servir des expressions de l’écriture. (…) Qui mieux que M. Loustalot connut cette sorte d’attachement pour la grande famille des patriotes ? C’est sa sensibilité qui nous l’a ravi ». Sa mort fait de lui un martyr de la patrie : « Si Voltaire avoit une fièvre anniversaire le jour de la Saint-Barthélemy, il n’est pas surprenant que cette journée du 31, que M. Loustalot regardoit comme une Saint-Barthélemy des patriotes, ait achevé d’enflammer son sang, déjà allumé par les veilles et par un travail forcé ».
Pour les journalistes patriotes, l’affaire de Nancy prend valeur de symbole, quand un général (Bouillé) se fait « massacreur » des soldats, et qu’un La Fayette tente de gagner la garde nationale au parti de la réaction. Semblable au censeur romain ou au Stentor grec, métaphore plus guerrière, le journaliste devient le héraut d’armes de la nation, qui fait et défait les réputations et sait comment se faire entendre de l’opinion ; il occupe « la tribune extérieure de l’assemblée nationale », se soutenant de la seule force de sa vertu, comme Loustalot, « guidé par le sens moral de la liberté » : « Loustalot sentait toute l’importance de son poste, toute la dignité de ses fonctions. (…) Le journaliste tel que Loustalot, s’en formoit et en remplissoit l’idée, exerçoit une véritable magistrature, et les fonctions, les plus importantes comme les plus difficiles ». Il rappelle alors la maxime d’un écrivain anglais que Loustalot aimait à répéter sur la nécessité des fonctions du journaliste pour faire contrepoids au pouvoir despotique.
Le massacre des Suisses de Châteauvieux, comme quelques mois plus tard le massacre du Champ de Mars, prend aussitôt une forte valeur symbolique dans l’esprit des Parisiens, et renforce la volonté de résistance à l’oppression. La fête donnée en leur honneur le 15 avril 1792 par les sociétés patriotiques sera la première grande fête populaire, sans armes ni tambours, « la première de ce genre » précisent les Révolutions de Paris, la grande fête des citoyens et des soldats, d’où était évacuée toute pompe militaire. Le général La Fayette était devenu alors l’image même du faux patriote : « La Fayette persifflé, méprisé, exécré tour à tour, devint le sujet de toutes les conversations ; on se demandoit quels étoient les hauts faits, les preuves non équivoques de patriotisme qu’avoit données ce marquis ambidextre, le Bouillé du 17 juillet 1791 (…) si on n’avoit pas levé un coin de son masque, on ne verroit encore que lui et son cheval, à cette fête dont il paroîtroit le dieu : mais les temps sont changés… ».
Républicanisme et démocratie
Robert avait déjà affirmé son républicanisme dans le Mercure national avant la fête de la Fédération. En octobre 1790, il revient sur ses principes républicains, dans un article inspiré par les circonstances, intitulé De l’amour de la liberté : « L’amour de la liberté est la recherche du bonheur ; sans liberté, pas de félicité ». Dénonçant le retour de la tyrannie, pour les Brabançons et pour les Français, il invite les citoyens à prendre conscience de l’empire des préjugés : « nous, qui ne sommes un peuple que depuis un an, nous sacrifions déjà la liberté aux préjugés, à l’immoralité, à l’intérêt personnel (...) on oublie la nation, pour ne s’occuper que du roi (...) le général de la troupe citoyenne est devenu son premier courtisan (...) On donne au roi l’influence la plus dangereuse dans toutes les parties du gouvernement. Que me font à moi des tas d’or, des distinctions, des biens méprisables, des richesses toujours dangereuses ? (...) si nous ne préférons la république à tout, si nous plaçons un homme au-dessus de la république ; si nous encensons une idole, nous en serons écrasés, tous nos frères seront foulés ; mais si nous aimons la liberté, si nous en sommes dignes, si nous la voulons ardemment, ne nous occupons que de la chose publique, que l’amour effréné d’un seul soit réputé crime, comme le saint amour de tous sera réputé vertu... ». Sa brochure sur le républicanisme est publiée quelques semaines plus tard. Robert reprend dans ses écrits les arguments des auteurs républicains de Machiavel à Harrington et Nedham, pour se prononcer avec enthousiasme pour la république, seule capable d’assurer et de promouvoir la liberté des citoyens (12).
Robert répond à ses détracteurs en novembre et décembre 1790, et déclare avoir fait sa profession de foi depuis longtemps : « je hais les rois et j’abhore la royauté ; je la regarde comme une institution bizarre et incompatible avec le systême de la raison et de la liberté (…) mais vous avez beau faire, je ne me tairai pas : je dirai toujours que la royauté est aussi hétérogène dans l’ordre de la société que dans l’ordre de la nature, je ne cesserai d’engager mes concitoyens à supprimer cette institution dangereuse ». Il répond notamment au Journal des clubs, qui jugeait sa proposition insensée. Je dis que le but de la société de 25 millions d’hommes est « de faire son bonheur, en évitant constamment et l’anarchie et le despotisme, et que le seul moyen d’éviter ce double écueil est de rejeter l’institution de la royauté (…) il est impossible de placer de l’or, des armes, des soldats, dans la main d’un seul homme, sans croire que cet homme n’en fera pas des instrumens de despotisme. (...) Mais avec une constitution républicaine, vous évitez aussi sûrement l’un que l’autre de ces maux. Ayez des loix, de bonnes loix, ne mettez personne au-dessus des loix, rendez tous les citoyens sujets à la loi, et votre gouvernement est assuré. Mais si vos loix ne sont pas égales pour tous, si vous donnez à l’un une somme exhorbitante de force et de puissance, vous êtes perdus (...) enfin, rendez tous les citoyens égaux, faites reposer leurs droits sur l’égalité, et vous conserverez l’égalité ; mais si vous détruisez l’égalité, tous auront intérêt à détruire la constitution, et c’est de là que naîtra l’anarchie ». Dans un état libre, nul ne peut être au-dessus des lois, et l’existence même des prérogatives royales dans la constitution est un danger pour la liberté.
« Et finalement, si nous la voulons sincèrement la liberté, effaçons de notre mémoire jusqu’au nom de roi : si nous le conservons, je ne réponds pas que nous puissions être libres pendant deux ans (...) parce qu’un roi tient dans ses mains tous les moyens possibles de domination ». Le mot lui-même doit être banni du vocabulaire : « Croyez-moi, changez le nom comme vous avez changé la chose, ou vous courrez le risque de vous voir replongés par le mot dans l’abîme de la chose ». Il revient sur le mot dans un article sur le pouvoir exécutif : « malgré que le mot roi en langue ordinaire, signifie maître, tyran, mangeur d’hommes, il est certain cependant que, dans le langage constitutionnel de France, ce même mot ne signifie, ou ne devroit signifier que mandataire général, ou chef du pouvoir exécutif».
Robert avait rendu compte avec enthousiasme au début d’octobre de l’ouvrage de Lavicomterie, Du peuple et des rois (1790). Il cite plusieurs passages, dont la profession de foi républicaine de l’auteur, et invite les lecteurs du Mercure national à le lire, car il « a osé nous parler le vrai langage de la liberté ; lisez-le aujourd’hui, faites comme moi, passez une nuit entière à le relire, et l’aurore vous verra libres et dégagés du funeste préjugé du royalisme ; vous serez hommes, vous serez républicains, et les nations qui nous environnent, frappées de respect et d’étonnement, croiront voir en nous des demi-dieux ». En janvier 1791, Louise Robert rend compte du deuxième pamphlet de Lavicomterie contre la royauté, dans une longue chronique consacrée à trois ouvrages : « Trois ouvrages vraiment dignes des états républicains se sont succédés dans un court espace de tems ; Théophile Mandar, jeune citoyen, nous a donné la traduction de la souveraineté des peuples, et de l’excellence d’un état libre, par Marchamont Needham (…) Un autre de nos jeunes défenseurs, portant une ame libre sous cet habit que des traîtres ont cru consacrer au royalisme, et non à la liberté, un jeune garde-national, brûlant pour sa patrie d’un zèle inestimable, a franchi les bornes qu’une crainte servile impose encore à de foibles esprits, il a montré le despotisme décrété par l’assemblée nationale ; il ose dire vrai (13). Louis Lavicomterie vient enfin de publier le complément de son premier écrit des peuples et des rois ; son livre des crimes des rois de France, depuis Clovis jusqu’à Louis XVI, inclusivement, paroît depuis quelques jours ». Elle en cite quelques passages, mais dit ne pouvoir s’étendre sur ce nouvel ouvrage : « aujourd’hui nous sommes liés d’amitié avec lui, nous pourrions être soupçonnés d’une complaisance qui tient à la flatterie, et ce n’est pas le défaut des républicains ».
Louise Robert estime que la presse n’a pas senti l’intérêt de l’ouvrage de Nedham, que la traduction de Mandar lui a fait découvrir (14). Elle en conseille la lecture aux souscripteurs du journal, et même « à ces hommes foibles, à ces journalistes des clubs et autres, que le mot de république fait reculer d’effroi », ceux qui « n’osent être libres, quoiqu’ils craignent d’être esclaves ». « Needham n’est l’apologiste, ni de la monarchie absolue, ni de la monarchie limitée (...) Il parcourt les empires heureux où les excès de la tyrannie avoient lassé les peuples, et où, revenus de leur erreur, ils s’étoient ressaisis de leurs droits ; la Grèce et l’Italie lui offrent des exemples (...) Il n’a pas suffi aux romains, dit-il, d’abolir le nom de roi pour obtenir la jouissance entière de leurs droits ; et pour les établir solidement, ils ont jugé qu’ils devoient extirper la royauté, en arracher les branches et la racine, dans quelques mains que l’exercice en fût confié. Les généreux citoyens qui s’enorguellissoient d’avoir fondé la république (...) s’efforcèrent donc, par des exemples de vertu, d’imprimer dans l’esprit des peuples des principes si purs et si élevés, qu’ils suffirent pour leur imprimer une haine éternelle contre le despotisme, dont ils s’étoient délivrés. Dès lors le nom de roi devint odieux au peuple romain. Voilà les sentimens qui animent les peuples libres, ceux qui conviennent aux françois, s’ils veulent l’être (…) un état libre, c’est-à-dire, le gouvernement du peuple, établi dans ses assemblées solemnelles et successives, est de tous les gouvernemens le plus juste et le plus modéré ».
Louise Robert loue l’énergie du second écrivain, et son amour de la liberté : « Notre athlète a le courage de dire hautement que l’inamovibilité de la couronne, l’hérédité, le veto, la sanction royale, l’initiative, ou le droit de paix et de guerre, enfin toutes ces prérogatives, aussi absurdes qu’odieuses dont on a environné le mandataire de la nation, sont attentatoires à la liberté, et sont autant de preuves que l’assemblée nationale a décrété le despotisme ». Elle cite de longs passages du pamphlet de Joseph Fauchet qui expose comment les Français ont été abusés par l’assemblée nationale, qui a adroitement enchaîné le peuple, en lui faisant jurer de respecter les décrets même injustes : « L’inviolabilité de la personne d’un tyran, est le monstre le plus destructeur que la bassesse et l’esclavage aient pu créer ». L’auteur du pamphlet développait ses arguments en faveur du gouvernement républicain, contre les dispositions constitutionnelles qui selon lui rétablissaient la tyrannie, notamment le cens électoral : « cette constitution qui devoit servir de modèle à celle de tous les peuples de la terre, met l’or au-dessus des qualités personnelles ». Il récusait les arguments habituels concernant la population et la taille des états, pour conclure que le gouvernement républicain convenait particulièrement au peuple français, qui a toujours voulu être libre.
Quelques mois plus tard, Robert déclare dans le Mercure national que la royauté et la liberté sont deux choses à jamais incompatibles. Les partisans du gouvernement républicain se déclareront avec éclat après la fuite à Varennes. Ce n’était pas encore le cas à la fin de 1790 ; même s’ils convenaient volontiers de sa supériorité sur le gouvernement monarchique, tous ne le jugeaient pas approprié à tous les états ni aux circonstances de la révolution. Commentant la brochure de Robert dans le Patriote français Brissot, tout en défendant la liberté d’opinion et la souveraineté du peuple, doute « que le gouvernement républicain puisse être indistinctement adapté à tous les pays, à toutes les sociétés (...) Malgré mon penchant pour le républicanisme, je ne crois pas que M. Robert ait complettement prouvé que toutes les circonstances où nous sommes se prêtent à l’établissement de cette forme. - Il y a en France beaucoup d’ignorance, de corruption, de villes, de manufactures, trop d’hommes et trop peu de terres etc. et j’ai peine à croire que le républicanisme se soutienne à côté de ces causes de dégradation ». Pour les théoriciens radicaux, le républicanisme ne signifiait pas seulement la répudiation de la forme monarchique du gouvernement, mais impliquait des dispositions constitutionnelles et des institutions capables d’assurer la liberté individuelle et commune et l’égalité des droits.
Être patriote, démocrate et républicain
Fin novembre 1790, Louise Robert déplore l’influence à l’Assemblée des hommes corrompus, des âmes vénales : « n’attendons plus rien de grand, de noble et de juste, d’une assemblée jadis si révérée ! elle est influencée par des hommes corrompus, les patriotes n’y triomphent plus, les Stanislas-Clermont, les du Châtelet, les Montlausier, les Jacquemart, les la Roche, y dictent des décrets, y disposent du sort des nations, y trafiquent de la gloire de leur Patrie ! ». Robert avoue que la constitution est « la plus grande œuvre qui ait honoré l’univers » : « Mais cela ne suffit pas, je voudrais que des considérations politiques n’eussent jamais fait sacrifier les droits des citoyens, et notre constitution est encore loin de cette perfection ». Il développe ses arguments dans le contexte des événements et des débats de l’Assemblée. C’est ainsi qu’il se prononce contre l’idée d’une armée permanente, ou de troupes soldées ; elles donneraient trop de force au pouvoir exécutif. Que dire de l’idée d’une maison militaire ? « Le roi des Français est un roi citoyen, ou bien il est un roi tyran (…) la nation seule, le seul souverain peut avoir des corps militaires à sa solde et à son service ».
La crainte qu’inspirent, avec les progrès de la contre-révolution, les décrets jugés contraires à la liberté, incite à reprendre les thèmes républicains et à défendre la démocratie. Pour les écrivains radicaux, démocratie et république sont devenus synonymes. La correction d’une coquille donne à Robert l’occasion de donner sa définition du mot démocrate en février 1791, dans le Mercure national :
« démocrate. C’est particulier, l’horreur que ce mot inspire ! on diroit qu’il écorche la sensibilité des oreilles françoises. Veut-on dans le grand monde injurier un citoyen ? On l’appelle démocrate ; veut-on ridiculiser un législateur ? on l’appelle démocrate ; veut-on exclure un homme vertueux des places publiques ? on l’appelle démocrate. C’est une fureur d’être monarchiste (...)
Et d’où vient cette publique horreur ? Elle vient, ou de ce que l’on ne sait pas ce que c’est qu’un démocrate, ou de ce que l’on n’est pas digne de la liberté. La démocratie est le gouvernement de tous ; la démocratie ne suppose qu’une chose ; l’égalité. Par-tout où il y a égalité, c’est la démocratie ; s’il existe un gouvernement où tous les citoyens soient égaux, où le mérite seul appelle aux emplois, où la volonté du peuple soit la loi de l’état, où le peuple ait le droit de se défendre contre l’ennemi, où la souveraineté soit exercée, ou par le peuple, ou par ses représentans ; ce gouvernement est un gouvernement démocratique ; et s’il est encore des hommes à qui cet espèce de gouvernement puisse déplaire, je dis qu’ils ne sont pas dignes de la liberté, je dis que le sol de la France ne leur convient plus, je dis qu’ils ne peuvent être bien qu’à Constantinople ou à Vienne. Là ils iront se faire gouverner par un maître, ou bien acheter, à force de bassesses, le droit absurde de commander aux autres. Ainsi, je soutiens que l’on ne peut pas être bon citoyen sans être démocrate, et que citoyen, patriote, ami de la liberté et démocrate, sont de parfaits synonymes. F. Robert, démocrate. »
Au moment où il publie sa brochure sur le républicanisme, Robert, en évoquant les premières manifestations de la régénération du peuple, exhorte les citoyens à conserver cet enthousiasme et à rester vigilants et actifs : « Les attributs d’un peuple libre sont l’activité, la surveillance, une agitation continuelle, il faut même que des républicains soient ingrats (...) Obéissons à la loi, mais n’obéissons qu’à elle ; poussons notre activité, notre surveillance jusqu’à la méfiance, il vaut mieux risquer d’être ingrats que d’être esclaves ». Il exprime une certaine indépendance vis-à-vis des Jacobins, où il note une tendance à l’esprit de corps et une allégeance excessive aux décrets de l’Assemblée : « Je ne suis ami de la constitution que relativement ; relativement à l’ancien régime ».
Dès février 1790 Loustalot avait protesté dans les Révolutions de Paris contre la formule du serment civique décrétée d’enthousiasme par l’assemblée, et dont le principe était contraire à la souveraineté de la nation : « Jurer de maintenir une constitution qui n’est pas encore faite, jurer de la maintenir par cela seul qu’elle est l’ouvrage de l’assemblée, accepté par le roi, sans égard pour la volonté générale, sans requérir la ratification du peuple en personne, c’est, il faut en convenir, se jouer de toutes les règles du bon sens, des premières notions politiques, et de la majesté nationale ». La base immuable de la liberté, la condition « sans laquelle les représentans ne seront jamais que des tyrans », est qu’il ne peut y avoir de loix que celles que le peuple a votées ou ratifiées en personne.
L’espérance démocratique croise un rêve d’architecte : un palais national offrant l’image d’une assemblée transparente à elle-même, délibérant sous le regard du peuple : « Le temple de la législation ne sauroit être assez beau (...) le palais national doit être simple, d’une belle composition ; (...) beau et majestueux en dehors, il doit encore être vaste, commode, bien distribué et spacieux en dedans. Je voudrois que les représentants n’opérassent jamais qu’en présence d’un grand nombre de représentés, et qu’à cet effet, la salle de l’assemblée nationale pût contenir vingt à vingt-cinq mille hommes ; par ce moyen, des membres qui seroient alléchés par les ministres insidieux, seroient retenus et par un sentiment de pudeur, et par la crainte d’être désavoués. Les représentans n’étant là que pour exprimer la volonté générale, le public seroit lui-même le régulateur des opérations de ses représentans : et ce mode de représentation équivaudroit presque à la parfaite et pure démocratie : car il importe peu que toute une nation stipule elle-même ses propres intérêts, ou bien qu’elle les fasse stipuler, en sa présence, par 1200 mandataires ».
En 1791, la suspicion croissante envers le pouvoir exécutif entraîne une réflexion critique qui n’épargne pas l’Assemblée : la loi ne peut avoir en vue que l’intérêt général, « toute décision qui n’a pas ce caractère n’est point une loi du tout, c’est un acte de tyrannie ». Robert se prononce clairement pour une censure de l’opinion et investit les sociétés patriotiques d’un rôle politique vis-à-vis des corps constitués. Rappelant le but initial de la Société des Jacobins, il poursuit à propos des clubs des départements : « comme ceux-là ne sont point à portée du corps législatif, leur but ne peut être de préparer ses oracles, mais bien d’influencer les autres corps constitutionnels, les municipalités, les directoires, les tribunaux, etc. ; de faire germer la semence de la liberté, de la développer, de la conduire à sa parfaite maturité ; de disposer les citoyens à la révision de la constitution ; de les faire délibérer d’avance sur les mandats qu’ils donneront aux représentans qui viendront remplacer la législature actuelle, etc. ».
En mai 1791 il expose dans un article important, à propos des décrets d’organisation du corps législatif, sa conception de la démocratie et de la volonté générale dans l’acceptation et la censure des lois ; il s’agit d’organiser de manière légale la souveraineté des assemblées locales. Robert, qui est partisan du suffrage universel, a une conception de la démocratie qui repose tant sur les principes du droit développés par Rousseau que sur la tradition démocratique des Cités. « La France ne doit connoître de constitution que celle qu’elle aura sanctionnée et jurée en connoissance de cause et elle ne peut la sanctionner, qu’après qu’elle aura passé au creuset de l’opinion publique, après qu’elle aura été soumise à l’examen de tous les citoyens : alors nous pourrons dire que nous avons une constitution, un résultat de la volonté générale, un pacte durable contre lequel viendront se briser tous les efforts des ennemis furieux du bien public ». Il avance l’idée d’une convention nationale, c’est-à-dire d’une loi qui règle la révision périodique de la constitution, principe que Condorcet défend également au Cercle social.
La défiance envers la royauté et ses ministres entraîne le principe du contrôle de la nation sur les agents du pouvoir exécutif. Robert pense que les ministres eux-mêmes devraient être élus par la nation ou ses représentants. Dans les départements, des administrations collégiales élues étaient censées faire appliquer les lois suivant la voie hiérarchique des districts et des municipalités. Robert réagit violemment à la loi des 15-27 mars 1791 qui tente de rétablir l’autorité du ministre, en l’autorisant à annuler les actes illégaux des administrations et à les suspendre dans le cas où elles ne se conformeraient pas à la loi. La conception des républicains qui, par méfiance du pouvoir exécutif, comptaient sur la vigilance civique et la surveillance des citoyens s’opposait à celle du gouvernement qui entendait faire appliquer la loi et contrôler ses agents. Robert, qui est attaché aux libertés locales, estime que le décret sur l’organisation des corps administratifs, opère une véritable contre-révolution ; il avait été chargé de rédiger une adresse de la Société fraternelle contre le projet et dénonce la précipitation avec laquelle ce décret constitutionnel a été rendu.
« O ma triste patrie ! que je plains ta destinée ! Habitué, depuis deux ans, à m’enorgueillir du titre de Citoyen François, voilà donc qu’il faut que je baisse mes regards vers la terre ». Après le refus de l’Assemblée de statuer sur l’arrestation des tantes du roi en route pour Rome, Robert demande s’il faut que le peuple tombe dans l’anarchie. « L’Assemblée nationale, dit-il, semble nous y inviter, en gardant un perfide silence sur l’arrestation des demoiselles Capet : eh bien, faisons-nous justice à nous même, reprenons, s’il le faut, l’exercice de nos droits, et livrons-nous plutôt à l’anarchie qu’à l’esclavage. Un peuple ignorant dans l’anarchie est aux portes du despotisme ; un peuple éclairé, dans l’anarchie, touche à la véritable liberté ». Les sociétés politiques doivent « faire germer la semence de liberté », la développer et la conduire à sa parfaite maturité. Comme Bonneville, il attribue à la libre communication des opinions un pouvoir de censure rationnelle : « Je ne sais pas ce que c’est qu’une constitution que l’on ne peut changer ; ce que l’on entend par un bonheur fondé sur un veto et sur un marc d’argent ; ce que signifie cette arche sacrée, ces mains profanes : la main du souverain est toujours pure, toujours juste ; la main du souverain n’a jamais rien souillé, mais elle devroit frapper de mort l’insensé qui veut la paraliser ».
Au printemps 1791, Robert exprime clairement son désaccord avec certains principes soutenus aux Jacobins ; il milite pour l’armement général des citoyens et le développement des sociétés fraternelles, et se prononce en particulier contre le serment à la constitution exigé des Jacobins. Étant lui-même contre les décrets sur le veto, le marc d’argent et la loi martiale, il ne peut prêter sincèrement le serment de la maintenir : « je veux bien jurer d’y être soumis jusqu’à ce qu’ils aient été réformés : mais je ne puis affirmer par serment que je les maintiendrai de tout mon pouvoir, moi, qui fais tous mes efforts pour les faire proscrire d’une manière légale. (...) Je demande, après cela, si le serment civique n’est point un acte d’intolérance politique, une entrave à la liberté des opinions, s’il doit subsister plus longtemps, et s’il ne doit pas être limité à la simple obéissance à la loi de l’état ». Dissipons toute ambiguïté, on peut être démocrate et républicain sans combattre les préjugés de l’époque sur le rôle des femmes dans la société. Louise Robert, qui attend beaucoup des progrès de l’instruction, admet que leur rôle civique doit être circonscrit à l’éducation des enfants. Comme elle fervent partisan des sociétés patriotiques, Robert marque aussi leur place, à propos du serment civique à la Société fraternelle : « (les femmes) ont juré d’affermir leurs maris dans les principes de la nouvelle constitution et d’y élever leurs enfans ; les filles ont fait serment de ne donner la main qu’à des patriotes dignes d’elles, de ne se marier qu’avec des défenseurs de la liberté ».
Louise de Kéralio-Robert n’en demeure pas moins une des rares figures féminines indépendantes du journalisme révolutionnaire, avec son homologue napolitaine dont on connaît le destin tragique, Eléonora de Fonseca Pimentel, rédactrice du Monitore napoletano (15). Robert est à Paris au centre de l’activité des sociétés fraternelles qu’il fédère en mai 1791 dans un comité central. Il joue un rôle dirigeant, en liaison avec les cordeliers, Bonneville et le Cercle social dans le mouvement républicain et démocratique qui mène à la campagne de pétitions de juillet 1791, puis à l’insurrection du 10 août. Robert a pris part dans la presse et dans les clubs à tous les grands débats qui ont mobilisé l’opinion de 1789 à 1792. Par son rôle au Mercure national et son action d’écrivain révolutionnaire, il occupe une place importante dans le mouvement des idées et de l’opinion qui mène à la chute du trône. C’est lui qui est chargé le 15 de rédiger avec d’autres Cordeliers l’adresse qui demande la suspension du roi. Il est avant son élection à la Convention un des personnages les plus influents de la Commune du 10 août, qu’il préside dans les premiers jours de son existence (16).
Notes :
(1) Claude Labrosse, Pierre Rétat, Naissance du journal révolutionnaire. 1789, Lyon, PUL, 1989. Gilles Feyel, « Le journalisme au temps de la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, 2003/3, p. 21-44.
(2) Raymonde Monnier, L’espace public démocratique. Essai sur l’opinion à Paris de la Révolution au Directoire, Paris, Kimé, 1994.
(3) Stefan Lemny, Jean-Louis Carra (1742-1793). Parcours d’un révolutionnaire, Paris, L’Harmattan, 2000.
(4) Avantages de la fuite de Louis XVI et nécessité d’un nouveau gouvernement, Paris, Lyon, 1791, 95 p.
(5) Geneviève Mazel, « Louise de Keralio et Pierre François Robert précurseurs de l’idée républicaine », Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, 1989, p. 163-237.
(6) Révolutions de l’Europe et Mercure national réunis. Le nom de Tournon disparaît à partir du n° 24.
(7) Annie Geffroy, « Louise de Keralio, traductrice, éditrice, historienne et journaliste avant 1789 », Lectrices d’Ancien régime, dir. Isabelle Brouard-Arends, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 103-112. Christine Fauré, « Une histoire des femmes au 18e siècle par Louise de Kéralio », Revue de la BNF, 17, 2004, p. 60-64. Carla Hesse, The Other Enlightenment : How French Women became Modern, Princeton N.J., 2001.
(8) Membre de l’Académie de Stockholm et de celle des Belles-lettres, il parle au moins quatre langues étrangères, l’anglais, l’italien, l’allemand et le suédois (Geneviève Mazel, art. cit.).
(9) Des Manuscrits de Sieyès. 1773-1799, dir. Christine Fauré, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 345, 361-362.
(10) Sur l’évolution de Marat, Agnès Steuckardt, « La notion de liberté de la presse dans L’Ami du peuple de Marat », Des notions-concepts en révolution. Autour de la liberté politique, dir. J. Guilhaumou et R. Monnier, Paris, Sté des études robespierristes, 2003, p. 87-104.
(11) C’est en passant par les désignants de l’autre, en particulier par contre-révolutionnaire, que se construit la caractérisation identitaire. Agnès Steuckardt, « Les ennemis selon L’Ami du peuple », Mots, n° 69, 2002, p. 7-22.
(12) Quentin Skinner, La liberté avant le libéralisme, trad. Muriel Zagha, Paris, Seuil, 2000.
(13) Il s’agit de l’ouvrage de Joseph-Jean-Antoine Fauchet, paru à Londres en 1790 sans nom d’auteur, Le despotisme décrété par l’Assemblée nationale (par J. Fauchet), 63 p.
(14) De la souveraineté du peuple et de l’excellence d’un état libre, par Marchamont Nedham. Traduit de l’anglais et enrichi de notes (...) par Théophile Mandar, Paris, Lavillette, 1790, 2 tomes en 1 vol.
(15) Anna Maria Rao, « Eleonora de Fonseca Pimentel, le Monitore napoletano et le problème de la participation politique », La prise de parole publique des femmes sous la Révolution française (Annales historiques de la Révolution française, 2006/ 2).
(16) La section du Théâtre-Français l’envoie siéger à la commune insurrectionnelle dans la nuit du 9 au 10 août, avec Simon et Billaud-Varenne. Il est secrétaire de Danton quand celui-ci est porté au ministère de la justice.