Relire les textes de Sieyès

On peut compter parmi nos certitudes, entre autres le fait que nous voyons en Sieyès peut-être le plus grand adversaire politique de Robespierre, qu'il a joué un rôle essentiel dans la préparation du coup d'État du 18 Brumaire ainsi que dans la mise en place de l'Assemblée Nationale et dans sa prétention à l’exclusivité de la représentation politique, donc surtout dans l'union politique du Tiers État, sa promotion à l'état de nation. En outre il semble entre-temps évident qu'on a sous-estimé jusqu'ici l'originalité de l'abbé, comme par exemple sa contribution personnelle à la formulation de l'idée d'une démocratie représentative. Néanmoins, l'accent mis sur cette originalité, qui a permis de relativiser dans son historiographie celui mis sur ses contradictions, soulève inéluctablement de nouvelles questions touchant aussi bien la place que l'on doit lui affecter dans l'histoire des idées que des questions sur les objectifs et les méthodes de l'historiographie elle-même.

Quant à la reconnaissance de l'énorme complexité et des contradictions du contexte intellectuel auquel toute recherche sur Sieyès se doit de se confronter, nous soulignons les critiques formulées à l'égard de la tendance encore très répandue à fusionner l'héritage éthique (et donc en denier ressort également politique) des Lumières et de la Révolution: « Comme le prouve la succession des révolutions à l’intérieur de la Révolution, cette dernière est multiple et ne peut être réduite à l’opposition noblesse/bourgeoisie (...) La Révolution n’a pas eu un seul projet: elle a mis en concurrence des projets de sociétés contradictoires. » (2).

Et tout comme l'historien J.-C. Martin qui met en garde contre les « grilles interprétatives des historiens » ainsi que le « lien émotif... (entre l’objet d’étude et observateur)... qui contamine aussi toute réflexion » (3), Bosc et Wahnich craignent un « paradoxe de l’historiographie: à mesure qu’elle se constitue, elle éclaire moins qu’elle n’obscurcit la compréhension que nous pouvons avoir de la Révolution française. Elle tend à simplifier, à enfermer les faits dans des schémas d’interprétation sclérosants qui en appauvrissent la complexité. Un texte ne devrait pas servir à illustrer le point de vue de l’historien mais donner à voir les points de vue des contemporains de la Révolution française ». Les deux auteurs y associent en introduction à l'édition d'une importante anthologie de textes originaux de l'époque de la Révolution un appel à « relire les textes » et à « écouter ces textes dans leur logique propre. » (4).

Faire „relire les textes“ de Sieyès et notamment ses manuscrits peu ou non connus, à un moment où Sieyès jouit d'un surcroît d'actualité, c'est donc également et fort à propos l’objectif auquel se consacrait la récente publication de Christine Fauré, Jacques Guilhaumou et Jacques Valier (5). Et en effet c'est ce qui se rapproche le plus de l'exigence d'authenticité via la recherche des sources. Authenticité surtout apportée par la sémantique historique qui apparemment connaît un regain d'actualité et qui, cela ne fait aucun doute, est d'un grand secours tout particulièrement lorsqu'il s'agit d'analyser de façon comparative les positions de l' abbé Sieyès.

Dans ce contexte, Jacques Guilhaumou met l'accent, lui aussi, sur une particularité à l'égard de l'objet concret de notre recherche, à savoir sur les ambitions de l'abbé à manier la langue de façon créatrice, ce qui découle de ses positions philosophiques tout autant que de ses prises de positions politiques innovatrices (6). A ce propos nous donnons à considérer que d'autres auteurs contemporains manient eux aussi le lexique politique de façon particulièrement innovatrice, que le nombre des néologismes et de leur discussion augmente au point que le débat autour de la terminologie politique et du mauvais usage de la langue connaît une recrudescence insoupçonnée dans le contexte des événements révolutionnaires et des changements intervenus, et sur lequel l'impasse est souvent faite ou qui n'est pas suffisamment pris en compte par l'hommage historiographique (7). Ces débats sur les concepts politiques qui s'enflamment autour de mots clés usuels et en partie aussi bien fondamentaux qu'abstraits se trouvent au centre de la controverse qui a lieu lorsqu'il s'est agi d'interpréter la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et ils se manifestent entre autres dans les diverses nouvelles rédactions de 1793, 1795...de celle-ci (8).

Ce n'est que peu à peu que les contemporains et les acteurs de la Révolution prennent conscience des contradictions en partie insurmontables qui commencent à faire surface dans l'acception des formulations et mots clés politiques contenus dans la première Déclaration, dont ils revendiquent encore en commun la paternité, lorsqu'il s'agit de sa mise en pratique au niveau politique. Et c'est justement à cet endroit, qui caractérise également les positions de l'abbé Sieyès, c'est à dire à la charnière d'une référence historique commune et controversée que représentent le libéralisme et l'égalitarisme que nous avons recours à la sémantique historique ou toute autre approche théorique analogue, quel que soit son nom. En effet à ce propos le déficit historiographique est considérable en matière d'explication, et ceci signifie avant tout un défi lancé à la compétence linguistique et historiographique des chercheurs. Un défit, d’ailleurs, qui comprend également ces étiquettes usuelles de libéralisme et d’égalitarisme, quand on considère que la notion de ‘liberté’ se trouve occupée et par le courant rousseauiste, - jacobin, et par l’idéologie du marché libre, de façon incompatible. Par contre le terme d’égalité, lui aussi, comme nous allons démontré, est réclamé également par les partisans des deux courants, dits libéraliste et égalitariste. La méthode d'analyse linguistique ne doit surtout pas porter préjudice à l'objet, c'est à dire qu'elle doit suivre les particularités de l'objet de la recherche également à l'aide de concepts méthodologiques souples.

Le paradigme physiocratique-libéral au prisme du langage

Pour ce qui est de la conscience accrue que les contemporains avaient des problèmes linguistiques, il faut continuer à tenir compte du fait qu'une certaine fraction, parmi lesquels entre autres Sieyès, Condorcet, Roederer et Cabanis que nous nommerons, en anticipant sur notre démonstration, physiocratique-libérale, savait, bien avant la Révolution, que le débat sur l'avenir politique du pays et de l'ensemble du système politique allait se trancher au niveau assez flou de l'opinion publique que les physiocrates venait de "découvrir" et lancer dans la discussion en tant que Regina del mundo et quatrième force de l'État. Des travaux récents ont abondamment documenté ce fait et introduit ainsi un nouvel aspect substantiel dans l'appréciation de la situation intellectuelle avant et pendant la Révolution; un aspect qui, de plus, semble susceptible de réviser le rôle même joué par les physiocrates (9).

Ce n'est donc pas un hasard si le précurseur politique du courant physiocratique-libéral, Le Mercier de la Rivière, se consacre dès 1767 dans son œuvre principale L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques au phénomène de l' opinion publique sur un plan stratégique, c'est à dire dans le cadre du détournement dans un sens physiocratique-libéral du Contrat Social de Rousseau. Le Mercier anticipe la réunion des volontés particulières en volonté générale empruntée à Rousseau par le niveau des opinions particulières, en en faisant, en quelque sorte, un élément d'orientation :

„La force commune ou sociale, qu’on nomme force publique, ne se forme que par une réunion de plusieurs forces physiques, ce qui suppose toujours et nécessairement une réunion de volonté, qui ne peut avoir lieu qu’après la réunion des opinions, quelles qu’elles soient. “ (10).

Étant donné que l'opinion, élément d'orientation de la volonté, est cependant elle même gérée par les intérêts sociaux, ce qu'il faut, suivant la logique de Le Mercier, c'est orienter la juste interprétation des intérêts sociaux en question, de ne pas les abandonner au hasard. Allant au bout de ce raisonnement, il déduit à son tour de cette observation l'importance de l' Instruction publique, „la nécessité de l’Instruction publique“ (ibid. p. 55), instance décisive, car préventive, pour former l'opinion publique. Et c'est ainsi que se referme le cercle mettant en lumière l'attention intense portée par la fraction libérale, donc celle de l'abbé Sieyès, au langage politique, à savoir la juste acception des nouvelles notions et des nouvelles idées. Qu'il y ait eu d'autres impulsions, telle l'influence durable exercée par les idées linguistiques de Condillac, que Sieyès vénérait, cela représente un aspect important que nous avons l'intention d'analyser également ultérieurement.

Comme nous l’avons pu montré ailleurs (11), les réflexions de la fraction physiocratique-libérale liées au rôle du langage dans le processus de prise de conscience politique, à la formation de l'opinion politique et que nous avons qualifiées de stratégiques, n'ont rien d'un phénomène marginal. Et c'est ainsi que ce n'est également pas un hasard si la préoccupation prioritaire que constitue le thème de l'Instruction publique parcourt le développement du discours politique physiocratique-libéral de Turgot à Condorcet, en passant par Le Mercier, tel un fil rouge, voire même sert de garantie argumentative aux positions physiocratiques-libérales.

Ainsi Turgot, dès 1751, rédige l’ébauche d’un „catéchisme“ physiocratique sous forme de quelques „réflexions tracées à la hâte“ dans une lettre à l’abbé Millot (12). Le but serait „de mettre tout ce système de morale à portée des enfants ou des paysans“. Le sujet propre de la „perfection des méthodes d’instruction“ serait „une science aussi essentielle au bonheur des hommes que la connoissance le leurs intérêts et de leurs devoirs: on ne sauroit trop s’attacher à montrer la liaison de ces deux choses.“ Donc, selon Turgot :

„(il s'agit) d’insinuer la vérité à ces hommes grossiers et de les accoutumer à raisonner. Il faudroit commencer par engager l’enfant à réfléchir sur sa situation au milieu des autres hommes, assailli d’une foule de besoins qu’il ne peut satisfaire sans le secours d’autres hommes et que les autres hommes peuvent s’ils veulent l’empêcher de satisfaire. De cette dépendance réciproque nait la nécessité et l’intérêt de s’entendre (...) On entendroit ensuite ses vues ou établiroit les fondements de la propriété, de l’inégalité qui est la suite. On montreroit les avantages que les inférieurs retirent de cette inégalité, par la commodité de se fournir d’une foule de choses différentes que chacun en particulier ne pourroit se procurer...“ (13).

Et de poursuivre :

„De la résulte une inégalité parce que chacun se fait payer a proportion de ce que son talent est évalué par ceux qui le payent, et chaque talent est nécessairement évalué en raison de son utilité et de sa rareté, et pour vu que chacun soit libre d’exercer le talent qu’il veut, de recevoir de son bien ou de son travail le prix qu’il peut en trouver, et de s’adresser a qui il veut pour se procurer les choses dont il a besoin, cette inégalité n’est jamais injuste, parce que ceux qui y ont le plus d’avantage bien loin de l’acquérir aux dépens des autres ne l’ont que parce qu’ils leur sont utiles. Toutes ces considérations tiennent aux principes généraux du commerce envisagé par rapport au droit naturel, principes qui sont une conséquence immédiate des droits de propriété.“ (14).

Bref, nous trouvons dans ce projet d’une instruction publique sous forme d’un catéchisme, conçu par Turgot, une conception éthique ayant pour fin de „produire le plus grand bonheur commun“ sur la base des „intérêts réciproques“, (15), c’est à dire partant d’une reconnaissance des lois du marché libre, de la concurrence et de l’inégalité sociale; conception tout à fait identique à ce que développera Le Mercier dans son Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767) et, sous l’angle particulier de l’instruction publique, dans son traité De l’Instruction publique, dédié au roi de Suède, Gustav III, en 1776.

Mirabeau, largement connu pour ses convictions physiocratiques, avertit dans un sens tout à fait comparable, en 1790, des dangers d’une confusion incontrôlée entre opinion publique et volonté générale :

„A l’époque d’une grande révolution (...), l’opinion publique se forme subitement et presque au hasard. Elle est d’autant moins éclairée qu’elle est plus universelle, d’autant plus dangereuse qu’elle prend le caractère de la volonté générale.“ (16).

Le projet de Mirabeau visant la „création d’un journal à grande diffusion et à très bas prix“ (17) laisse entrevoir déjà les intentions de son Catéchisme de la Constitution, publié en 1791, celui-ci anticipant en outre sur les réflexions que Condorcet et Sieyès vont développer en 1793 dans la brochure annonçant le Journal d’instruction sociale. Ce journal, voué à une large diffusion que Sieyès avait baptisé du nom d’ art social ou de science sociale et qui, selon Roederer, Condorcet, Sieyès, Destutt de Tracy et l’École des Idéologues, comprend l’économie politique, la législation et la morale, tentera explicitement de faire valoir, face au „tribunal de l’opinion“ comme dira Condorcet, „les objets sur lesquels il est utile que tous les citoyens aient des notions précises, qu’ils n’aient que de justes, qu’ils n’adoptent que des théories saines et vraies (...) le but de ce journal (étant donc) de fixer ces notions, de déterminer ces théories.“ (18)

Et c’est avec Paul-Louis Roederer, un des futurs conspirateurs du 18 Brumaire aux côtés de Sieyès, Bonaparte, Cambacérès et Lebrun, un des portes parole de l’art social, de la Société de 1789 et des Idéologues, que ces réflexions sur la nécessité, le but et les mécanismes de manipulation de la langue aboutissent à une véritable „Théorie de l’opinion publique“. Le motif de cette „Théorie“ est une „opinion publique organisée“ selon les priorités du fameux art social, qui sont également les priorités de l’économie politique des Quénistes.

L’intention de „conduire l’opinion publique par la ligne tracée entre les abus de la Révolution et les abus qui l’ont produit“ (19) pousse Roederer à reprendre la tentative du Journal d’instruction sociale de Condorcet et de Sieyès en publiant, à partir de 1796, un Journal d’économie publique, de morale et de politique“. „Le jour de l’ordre est arrivé“, proclame-t-il dans le n° 1 de son Journal, pour y développer une conception de l’ordre, base essentielle de sa „Théorie de l’opinion publique“, qui par son sens et ses formules reprend parfaitement celle de l’ordre naturel et essentiel de Le Mercier de la Rivière. Le traité même de Roederer a pour titre De la majorité nationale, de la manière dont elle se forme, et des moyens auxquels on peut la reconnaître, ou Théorie de l’opinion publique. (20)

L’auteur y distingue soigneusement, en conformité également avec les vues et les formules de Sieyès, d’une part l’opinion publique, qui s’établit selon la pensée de „ceux qui ont pris un intérêt direct, une action dans l’entreprise sociale“, qui sont „ses actionnaires“, et d’autre part un „sentiment général ou public“, représentant en première instance le sentiment des „classes inférieures du peuple“. Le sentiment général et l’opinion publique étant désignés comme „les deux et les seules expressions de la majorité naturelle ou nationale“, l’auteur analyse leur genèse et leur rôle en fonction d’une analyse sociologique qui correspond parfaitement à l’idée de l' „élite représentative“ chez Sieyès, dont la formule célèbre „la confiance doit venir d’en bas, et le pouvoir d’en haut“ va, en outre, de pair avec la constatation de Roederer :

„Tandis que le sentiment général ou public prend toujours naissance (...) dans les classes (...) les plus pauvres et les plus bornées et qu’il va toujours s’élevant vers les talents et les fortunes du premier ordre, (...) l’opinion publique prend sa source au sommet de la pyramide, et va toujours en descendant vers les classes inférieures; de sorte que les richesses et les talents aspirent, si l’on peut parler ainsi, le sentiment général et épanchent l’opinion publique.“ (21).



Ce qui fait que „la majorité réelle doit toujours se soumettre à la volonté de la majorité politique par la raison que la majorité politique est censée avoir déféré au vœu de la majorité réelle.“ (22) Formule où „majorité politique“ comprend „la classe des hommes de sens“, qui est „celle des propriétaires da.ns l’aisance“ (23).

Pour en revenir à l’idée d’un ordre républicain selon le Contrat Social de Rousseau, que Sieyès redoute qu'il soit une „démocratie brute (qui) est absurde“, il n’en restera, au bout de cette stratégie de manipulation, que la caricature d’une „démocratie purgée de tous ses inconvénients“, (24) représentée par un grotesque langagier aussi étonnant que révélateur „tout se fait alors pour le peuple et au nom du peuple, rien ne se fait par lui ni sous sa dictée irréfléchie.“ (25).

En ce qui concerne les critiques de la fraction physiocratique-libérale qui, comme Rousseau et Mably, représentent des positions égalitaire-démocratique, on observe un degré nettement inférieur de critique du langage. On cède la place, notamment dans le domaine de l’instruction publique, aux physiocrates- libéraux; la reconnaissance de l’importance d’une stratégie face à l’opinion publique et la lutte pour ce bastion semblent floues. Il est vrai que Rousseau, lui aussi partisan de la critique sensualiste de la langue faite par Condillac, thématise la manipulation politique de la langue au niveau de l’opposition entre être et paraître, action et parole (26). Mais il laisse à d’autres le soin de s’engager dans une critique systématique d’une volonté générale physiocratique.

Cette controverse systématique entre l'égalitarisme et le libéralisme à tendance physiocratique sur le langage, à savoir le discours politique du mouvement républicain, commence par les „Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques“ (1768) de Mably, c'est à dire par sa réplique à l' „Ordre naturel et essentiel...“ de Le Mercier (27).

Il se peut que ce soit l'échec du ministère de Turgot, ou le discrédit jeté sur les physiocrates relégués au rang de "secte", le „langage obscur et dogmatique,“ (28), „langage obscur, embarrassé et presque mystérieux“ (29) par lequel les physiocrates „ont nui eux-mêmes à leur cause“ et à „leur salutaire influence“, (30) qui ont occulté le triomphe réel des concepts de base physiocratique-libérale dans le déguisement langagier d'un Contrat Social "remanié". Car c'est longtemps après le succès spectaculaire du fameux pamphlet de Sieyès, „Qu’est-ce que le Tiers Etat?“, après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et seulement à l'occasion du débat sur la Constitution, que la fraction égalitaire reprend la parole, avec un retard historique, au cours de la discussion sur les abus de mots politiques.

A ce propos la critique linguistique des jacobins et de Robespierre reste étonnamment confuse, comme le documente entre autres le terme totalement flou de „contre-révolution“ , „contre-révolutionnaire“. Par contre, l’élaboration conceptuelle d’un transfert des idées-clé du rousseauisme en une théorie de révolution, l’élaboration conceptuelle d’une compatibilité entre destruction et renouveau politique, telle qu’on la trouve sous la plume de Robespierre, fait preuve du plus haut degré de conscience et de compétence linguistique. Et ce n’est qu’ici, au niveau de la conceptualisation d’un gouvernement révolutionnaire que l’interprétation de la Déclaration des droits suit sans ambiguïtés théoriques l’inspiration du Contrat Social de Rousseau, son engagement social et démocratique, son projet d’une ‘aliénation totale’ de l’homme en citoyen, sa profession d’une vertu sociale reposant sur le principe de solidarité civile.

Mais en même temps il semble impossible de regagner du terrain sur l’érosion linguistique déjà accomplie par les fractures physiocratiques que le rousseauisme a subi depuis Le Mercier et Sieyès. L'aveu désespéré de Robespierre „tous nos ennemis parlent le même langage que nous“ (31), sa vague critique de la pratique de la manipulation langagière des libéraux „comptant sur la facilité avec laquelle on gouverne les hommes par les mots“ (32), ne font que présager la "loi sur les suspects", les premiers pas vers la grande catastrophe de la Révolution.

Qu'il s'agisse véritablement, dans la controverse linguistique autour de l'interprétation juste par chaque partie de la Déclaration des droits, d'un problème très sérieux, peut-être même du problème le plus grave de la Révolution, d'un problème qui devait se rattacher à toute la tragédie de cette révolution et au centre duquel nous trouvons l'abbé Sieyès, ceci sera - après Mme de Staël, Buonarroti entre autres - énoncé très clairement et avec autant de profondeur, par un des premiers critiques des événements, le socialiste Pierre Leroux :

„Cette disposition (individualisme vs. Socialisme), au reste, n’est pas nouvelle; elle existait déjà dans la Révolution; les hommes les plus avancés l’éprouvaient. Prenez la Déclaration des Droits de Robespierre: vous y trouverez formulé de la manière la plus énergique et la plus absolue le principe de société, en vue de l’égalité de tous mais, deux lignes plus haut, vous trouverez également formulé de la manière la plus énergique et la plus absolue le principe de l'individualité de chacun. Et rien qui unisse, qui harmonise ces deux principes, placés ainsi tous deux sur l'autel; rien qui concilie ces deux droits également infinis et sans limites, ces deux adversaires qui se menacent, ces deux puissances absolues et souveraines qui s'élèvent toutes deux jusqu'au ciel et qui envahissent chacune toute la terre. Ces deux principes se nomment, et vous ne pouvez vous empêcher de les reconnaître, car vous en sentez la légitimité dans votre cœur; mais vous sentez en même temps que, nés tous deux de la justice, ils vont de faire une guerre atroce. Aussi Robespierre et la Convention n’ont-ils pu que les proclamer tous deux, et ensuite la Révolution a été le sanglant théâtre de leur lutte: les deux pistolets chargés l’un contre l’autre avaient fait feu.“ (33).



Une perspective paradigmatique



Cette perspective met plus qu'en évidence le fait qu'il sera possible de mieux connaître les positions de l'abbé Sieyès ainsi que la naissance de la pensée politique des contemporains de la Révolution dans toute sa palette en premier lieu grâce à une analyse sémantique des textes, exhaustives et compétente, c'est à dire dépourvue de tout préjugé et une analyse de la logique conceptuelle des doctrines qui leur sont inhérentes, voire que la recherches ayant trait à cette histoire des idées politiques, qui se révèle paradoxale au plus haut point, devraient toujours s'assurer du concours d'une vérification linguistique.

C'est justement de cette façon que nous comprenons un programme présenté tout récemment par Jacques Guilhaumou „De l’histoire des concepts à l’histoire linguistique des usages conceptuels“,(34) dans lequel il met l'accent sur „le rôle du langage dans la formation des concepts“ (35) et dans lequel il s'agit surtout „de rendre visible une dynamique conceptuelle diversifiée où l’omniprésence de l’ambiguïté, de l’équivoque et de configurations antithétiques interdisent toute construction conceptuelle statique.“(36).

Une telle observation de concepts contradictoires construits à l'aide de termes formellement identiques, donc une analyse exactement adaptée au phénomène très récurent des contradictions internes des mots clés politiques, réclame, comme le remarque très justement Guilhaumou, qu'on s'attache tout particulièrement au contexte respectif dans lequel ces termes ont été utilisés et qui eux-mêmes peuvent très bien être compris comme une partie de l'action politique elle-même. A ce propos il nous paraît impératif de compléter l'analyse touchant le sens respectif des mots, c'est à dire sémasiologique par une analyse touchant les variantes terminologiques des concepts, donc onomasiologique. Ici il s'agit de mettre l'accent sur la fonction du contexte qui est d'orienter la production, de guider les intentions donc de créer des concepts et de les actualiser et non plus de n'y voir que son côté limité à les recevoir.

Dans une étude relativement complexe de certaines tendances de l'histoire des idées politiques de Montesquieu à Constant en passant par Rousseau, les physiocrates, Mably, Robespierre, Sieyès et Cabanis (37), nous avons tenté, à l'aide d'une méthode d'analyse onomasiologique créée à cet effet (38), de compléter l'approche de la sémantique historique traditionnellement orientée sur la filiation des termes politiques isolés (diachronie) par la prise en compte de paradigmes entiers de termes (niveau synchronique). Nous partions du principe que les concepts clés d'une théorie politique quelconque ou "doctrine" se déterminent mutuellement en fonction de celle-ci, si bien que non seulement leur contenu respectif, mais également le degré de leurs interactions logiques et conceptuelles devraient être immanents à la théorie.

A la place d'une définition des termes contemporains à un niveau d'acception courante ou générale, apparaissent alors plusieurs lectures, parfois contraires, de certains termes, c'est à dire de termes formellement identiques. Pour certaines théories ou doctrines qui se réalisent, s'organisent autour de discours politiques spécifiques à certains auteurs ou certains groupes, on obtient à partir de là un certain paradigme de concepts spécifiques à la théorie au-delà des textes respectifs qui peut être comparé aux paradigmes de concepts d'autres auteurs ou groupes d'auteurs (39).

Très vite il s'est avéré que le choix que nous avions fait pour notre étude comparative de divers paradigmes des concepts 'État', 'loi', 'droit', 'liberté' et 'souveraineté' exigeaient qu’on aille au delà; c'est à dire qu'il fallait prendre en compte également le fait que certains concepts contenaient d'autres concepts (par exemple, chez Rousseau, le concept de 'liberté' recouvre celui d' 'égalité') et que l’analyse devait être complétée spécifiquement selon les textes respectifs et les doctrines étudiées. C'est ainsi par exemple que l'analyse du discours physiocratique exige la prise en compte du rôle fondamental joué par les concepts 'ordre' et 'propriété', tandis que l’analyse de la position contraire, c’est à dire celle de la critique égalitariste du libéralisme exigeait la prise en compte du concept d’ 'égalité' et ainsi de suite. La raison en était que les concepts que nous analysions, 'liberté', 'État',... etc. se définissent dans les textes physiocratiques autour des 'centres paradigmatiques' de 'propriété' et dordre', alors que chez les critiques des physiocrates, c'est le concept dégalité' qui occupe ce 'centre paradigmatique'. Chez Rousseau, entre autres, il n'est pas possible de définir le concept de 'liberté' sans celui d' 'égalité'.

A notre surprise nous avons constaté que non seulement des concepts en tant que tels, isolés, avaient été repris d'un paradigme dans un autre et leur contenu ainsi modifié, mais qu'avec eux également des parties de leur paradigme d'origine eux-mêmes, c'est à dire des parties de la logique du concept avaient été transplantées. Ainsi ne retrouvons nous pas seulement dans la théorie sociale de Le Mercier, après modification, certains concepts clés isolés de la théorie du Contrat Social de Rousseau, mais aussi des enchaînements logiques correspondant à la théorie d'origine. "Implantés" dans la théorie physiocratique d'une société libérale d'économie de marché, ces rapports logiques détiennent alors un sens tout nouveau. C'est ce mécanisme qui en fin de compte a pour effet que durant la Révolution aient coexisté comme chien et chat deux "lectures" éthique et politique du Contrat Social de Rousseau s'excluant mutuellement et cependant ayant chacune sa logique propre, ces "deux pistolets" dont parle justement Leroux.

Mais comment se fait-il que deux points de vue s'excluant mutuellement aient pu arriver simultanément dans un même discours politique, celui de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 Août 1789 ? Nous voulons montrer que c'est justement là que Sieyès joue un rôle clé.

A notre avis ce doit être une mission de la sémantique historique, c'est à dire une sémantique au service de l'historiographie de jeter une lumière des plus nettes sur cette ambiguïté du discours révolutionnaire, cela ne concernant pas seulement directement le rôle particulier joué par l'abbé Sieyès, mais également parce que cette ambiguïté a pris naissance à plusieurs endroits avant la Révolution. Pendant longtemps cela n'a pas été vu étant donné qu'on refusait à l'école physiocratique le droit de cité parmi les doctrines politiques. Cela mis à part cette ambiguïté est aussi un aiguillage dont l'effet dépasse, sous forme d’une confrontation éthique, larvée et trahie par cette ambiguité de langage, c'est à dire par la fragmentation sémantique de tous les concepts clés du discours politique républicain en une lecture libérale et une lecture égalitaire, très, très largement le cadre de la Révolution (40).

Liberté, égalité vs utilité

Observons un détail susceptible d'illustrer le problème. Ainsi par exemple l'ambivalence observée par Leroux ne se trouve pas seulement dans la Déclaration des droits... de Robespierre qu'il évoque (il s'agit donc là vraisemblablement de celle de 1793) - En réalité elle représente une fatale caractéristique de toutes les élaborations de la Déclaration....(y compris de celle voté le 26 août par l'Assemblée Nationale). Jetons un coup d'oeuil sur l'article premier de ce "prototype", qui, lui, sans aucun doute a exercé l'influence la plus durable durant la période de la Révolution.

Article premier.

"Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune."

Apparemment les concepts de 'liberté' et dégalité' se côtoient ici à part entière. Vraisemblablement pour relativiser le concept dégalité", déjà restreint par la formulation "égaux en droit" à l'aspect partiel d'"égalité de droit", des prétendues "distinctions sociales" sont néanmoins établies. Pour les distinguer à leur tour des "distinctions sociales" traditionnelles, fondées sur les privilèges, on introduit grâce au concept dutilité"contenu dans la formulation utilités publiques un nouveau critère de "distinctions sociales". Le fait que ce critère apparaisse en si bonne position dans l'article 1 de la Déclaration souligne son importance. En effet nous savons que c'est le critère déterminant par lequel Sieyès a, d'une part réunit les classes du tiers-état en Nation, d'autre part démarqué, suivant la même logique, cette Nation de la noblesse et du clergé (à titre de castes privilégiées). Le principe est le critère central de l'analyse physiocratique-libérale de la société selon lequel les classes sociales des propriétaires et des mains-d'œuvre ou salariésayant une utilité réciproque'' étaient appelées à s'harmoniser, à profiter les uns des autres.

Observons, en comparaison à l'article 1 de la Déclaration, le concept de 'liberté' chez Rousseau, qui dans la logique conceptuelle, qu'on peut en quelque sorte circonscrire, du Contrat Social possède une absolue priorité sur les autres concepts. Il se révèle alors, comme je l'ai déjà évoqué, que le concept de 'liberté' de Rousseau implique celui d 'égalité' et en fait une condition préalable : la "liberté" dans la logique rousseauiste n'est possible qu'en dehors de toute mise en tutelle, qu'à condition que la libre et donc inaliénable volonté de chacun porte, forme et crée la volonté libre, inaliénable et indivise de la communauté sociale (corps politique) en toute réciprocité. Et c'est justement cela qui présuppose à son tour qu'aucune hiérarchie politique ne vienne restreindre la volonté générale, émanation et porteuse de la souveraineté du peuple. D'après Leroux, c'est justement pour cette raison que Rousseau possède également la paternité de la doctrine de l'Egalité, "du concept d'égalité dans sa formule révolutionnaire" (41). C'est la même idée de base qui d'ailleurs domine aussi la "logique conceptuelle" de l' Émile. Comme c'est la liberté de décision qui préside à la moralité de tout action, ce n'est que sur ce principe que l'homme peut devenir citoyen, se comprendre en tant que partie du tout social et mettre la solidarité à la place de l'intérêt personnel (42).

L'importance centrale de la réunion des concepts de 'liberté' et d' "égalité" pour en faire la condition préalable à la constitution du concept politique de 'souveraineté du peuple', ainsi qu’à l’exclusion mutuelle des concepts de 'souveraineté du peuple', voire de 'volonté générale' d'un côté, et de 'hiérarchie politique' de l'autre sont les piliers de la doctrine de Rousseau. Ils expliquent également l’exclusion réciproque des concepts de 'citoyen' et d' 'inégalité politique', parce que pour Rousseau le citoyen du Contrat Social est aussi bien "membre du souverain" que "sujet". C'est à volonté qu'on pourra illustrer ces rapports (43).

Étant donné que les concepts de 'liberté' et d' 'égalité' sont dans le discours rousseauiste de nature morale, c'est a dire qu'ils son liés de manière indivisible à l'éthique humaine, à l'éthique de l'être humain, ils n'ont aucun rapport avec le concept d' 'utilité' du paradigme physiocratique-libéral. Car à ce niveau, où il s'agit d’équilibrer des intérêts matériels (en fin de compte de la valeur d'échange du droit et du devoir, l'un devant équilibrer l'autre), c'est ici que les droits d'un citoyen sont liés à son utilité, c'est ici que se différencie le droit éthique de l'être humain sur le critère d'utilité. Il en résulte que seuls les citoyens actifs en tant que "vrais actionnaires de l'entreprise sociale", en échange d'un tribut matériel jouissent dans toute leur étendue des droits politiques. Une relation d'échange qui d'ailleurs ne touche pas seulement le citoyen particulier, mais qui est susceptible de régler les relations entre les classes sociales et en tant que telle a été définie seulement à partir de là en tant que principe de fonctionnement social.



Quant au concept de "liberté", il s'agit ici en premier lieu d'une liberté comprise en tant que matérielle, susceptible d'être payée, de laquelle découle également la "liberté de la concurrence" et il s'agit d'une toute autre "égalité", à savoir de l'"égalité-valeurs" sur le marché d'échange entre "patron" et "salarié", "producteur" et "consommateur" dans une société basée sur la division sociale du travail et (!) de la propriété. C'est justement cette lecture que l'on trouve chez Sieyès, lorsqu'il fait de l'équilibre des intérêts de classe le fondement d'un Contrat Social non rousseauiste.

"La société est fondée sur les besoins réciproques (...) l’échange, le commerce remplacent le lien de sociabilité, détachent le sentiment moral du service payé, c’est valeur pour valeur égale" (44).''

„Toutes les classes se renferment dans les bornes du contrat social, contrat qui regarde et oblige tous les associés, les uns envers les autres (45).“

„Il fallait commencer par diviser la nation en autant de grandes classes qu’il y a d’intérêts bien distincts“ (...) „Il faut diviser les classes relativement aux différents intérêts (46).“

Qu'il s'agisse ici véritablement d'un fondement des rapports sociaux totalement divergent de celui du Contrat Social de Rousseau et que la référence au critère central d'utilité (publique) mène à une toute autre caractéristique éthique et morale d'un contrat social désormais basé sur un équilibre matériel mesurable des intérêts de classe, Sieyès en est explicitement conscient. D'où sa critique, orientée au centre de la philosophie politique de Rousseau et explicitement adressée aux "disciples de J.-J", des contradictions qui y soient décrites entre l'intérêt commun et l'intérêt particulier : „le sacrifice de l’intérêt particulier à l’intérêt général présente une notion confuse.“ (47).

Ces observations indiquent que derrière l'homogénéité supposée d'un discours politique démocratique tel que nous la présumons dans l'article 1 de la Déclaration se cachent en réalité des contradictions logiques, qui reposent sur la fusion de paradigmes de concepts incompatibles. L’évènement historique que présente pourtant la Déclaration des droits, n’en est touché que dans la mesure où l’avènement d’une ère nouvelle se mêle à une falsification des droits de l’homme, solennellement déclarés.

Et par ailleurs ce sont exactement les mêmes contradictions et les mêmes ambiguïtés qui caractérisent tous les textes de l'abbé Sieyès et qu'en outre nous avons pu déceler, avec exactement les mêmes caractéristiques, dans tous les textes politiques d'inspiration physiocratique-libérale depuis la parution de l' Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques de Le Mercier de la Rivière en 1767 (48).

Bien entendu cette concordance se réfère à la stratégie physiocratique-libérale visant à légitimer des positions d'économie de marché dans les formules du Contrat Social, c'est à dire d’aliéner profondément et jusqu’à leur contraire les concepts clé de Rousseau. Ainsi l'originalité de l'abbé Sieyès dans l'élaboration de positions spécifiques sur le thème de la démocratie représentative ainsi que dans l'élaboration du droit constitutionnel ou dans d'autres domaines n'est donc, selon nous, qu'en partie restreinte. Cependant nous montrons également dans d'autres études entre autres, que la création du concept de 'nation' en tant qu'assemblée de personnes partageant le travail et la propriété, de classes reliées entre elles dans une coopération utile, que souvent on prend pour une "invention de Sieyès" , représente une ébauche physiocratique, qui dès Le Mercier de la Rivière a été liée, infiltré pour ainsi dire, au paradigme démocratique du Contrat Social de Rousseau lui donnant ainsi une tonalité égalitaire dirigée contre l'injustice des privilèges. De même, le concept et le terme d' "Assemblée nationale" se trouvait déjà dans les Doutes proposés aux philosophes économistes... de Mably (49).

Sieyès sera donc compris dans sa position politique particulière comme également, bien sûr, dans son originalité, à condition de ne pas faire un préalable du cliché qu’il a aidé lui même à forger, celui de son hostilité déclaré aux physiocrates et qui par ailleurs concerne des aspects marginaux ou mal interprétés par Sieyès lui-même de la doctrine de Quesnay. En réalité de nombreux aspects vraiment essentiels de ses positions politiques et sociales sont inspirées, quand elles ne s'y trouvent pas déjà entièrement élaborées, des écrits de Quesnay, Mirabeau, Turgot et, en ce qui touche à la falsification des concepts politiques de Rousseau, de Le Mercier (50).

Approche extensive des physiocrates

Nous ne pouvons exposer ceci, dans le cadre donné, que sous forme de thèses et en nous référant à des études antérieures (Steiner, Bach, Faccarello). En ce qui concerne la méconnaissance toujours largement répandue des physiocrates, notons seulement au passage que l'étiquette réductrice que l'on rencontre le plus souvent à leur propos, à savoir qu'ils ne verraient la source de la richesse sociale uniquement que dans l'agriculture, résiste le moins à la vérification. C'est justement leur découverte d'un circuit économique qu'ils nomment cycle de reproduction, dans lequel le principal facteur de productivité, le travail a pour fonction d'être premièrement une source infini de biens („varier, multiplier, perfectionner les objets de jouissance qui doivent se partager entre nous“ ) et deuxièmement une valeur d'échange (bon marché), c'est justement leur découverte du marché capitaliste, y compris son dogme central, la libre concurrence (qui d'ailleurs ne donnerait aucun sens en dehors de la valeur d'échange inhérent au travail), qui forment la partie essentielle de leur importance, que d'ailleurs Marx aussi avait reconnue. Cette géniale analyse économique et la sociologie des classes qui en découle mise dans le contexte d'une philosophie politique du système bourgeois, non plus féodal, anticipant par là l'orientation historique de la Révolution, c'est ce qu'il faut mettre au compte des physiocrates. Ce faisant l'idée d'un système d'économie de marché propagée par les physiocrates est liée dès le début à l'illusion d'une égalité, égalité justement fondée sur la valeur d'échange, entre les salariés et les patrons, enrichissant et satisfaisant au maximum tous les membres de la société:

„Chacun de nous est parfaitement libre d’employer ses biens-fonds, ses richesses mobilières, sa personne, ses talents de la manière qui convient le mieux à son intérêt personnel; chacun de nous est assuré que les fruits de ses travaux ne lui seront point ravis; qu'il en retirera la plus grande somme de jouissances qu'il puisse se promettre; et qu'en cette partie il ne connoît de loix que celles de la concurrence qui résulte naturellement et nécessairement d'une liberté semblable dans les autres hommes; chacun de nous, à la faveur de cette pleine et entière liberté, et aiguillonné par le désir de jouir, s'occupe, selon son état, à varier, multiplier, perfectionner les objets de jouissance qui doivent se partager entre nous, et augmente ainsi la somme du bonheur commun en augmentant celui qui lui est personnel."(52).



De même l'étiquette collée à la pensée physiocratique à travers les termes de despotisme naturel, - légal, - social..., véritablement employés par Le Mercier, est propre à mettre dans l'erreur. Ces termes procurèrent occasion à une critique mal placée, de tout temps, et même à la critique contemporaine, une bonne occasion de discréditer, sans une véritable discussion, l'approche théorique des physiocrates, devenant autant qu'une étiquette durable, un durable malentendu. Le choix maladroit des termes fait par Le Mercier ne signifiait rien d'autre que l’annonce du règne universel et souverain des lois de la nature, ce qu'exprime d'ailleurs le mot de physio-cratie en soi „puisque l’ordre social n’est qu’une branche de l’ordre naturel.“

Étant donné qu'il ne s'agit de rien d'autre que de cette „connaissance évidente d’un ordre naturel et essentiel des sociétés“ (ou ce que l’on prenait pour tel !), Le Mercier emploie le terme de despotisme légal uniquement dans ce sens, c'est à dire dans le sens d'un transfert des lois naturelles,„lois véritablement despotiques“ dans la société par l'intermédiaire d'un législateur impartial, (par ailleurs idée semblable à celle que nous retrouvons chez Rousseau).

Mais même si Le Mercier a beau se démarquer à plusieurs reprises avec véhémence de l'acception traditionnelle de "despotisme" à l'aide de tautologies peu heureuses d'un "despotisme arbitraire, nécessairement destructif..,", même des passages comme les suivants où Euclide est promu au rang de "véritable despote" au sens physiocratique du terme, une métaphore pour illustrer la fonction du "législateur" physiocratique, cela n'empêche pas les critiques de coller ces étiquettes et de provoquer ainsi un des malentendus les plus fondamentaux de l'historiographie des idées politiques des Lumières.

Ainsi écrit-il :

"Euclide est un véritable despote ; et les vérités géométriques qu'il nous a transmise, sont des loix véritablement despotiques; leur despotisme légal et le despotisme personnel de ce Législateur n'en sont qu'un, celui de la force irrésistible de l'évidence: par ce moyen, depuis des siècles le despote Euclide regne sans contradiction sur tous les peuples éclairés; et il ne cessera d'exercer sur eux le même despotisme, tant qu'il n'aura point de contradictions à éprouver de la part de l'ignorance; la résitance opiniâtre de cette aveugle est la seule dont le despotisme personnel et légal ait à triompher; aussi l'instruction et la liberté de la contradiction'' sont elles les armes dont il doit se servir pour le combattre, parce qu'il n'a besoin que de l'évidence pour assurer sa domination." (54).

A ce propos il semble intéressant de voir que le physiocrate Le Mercier de la Rivière déduit l'importance de l'opinion publique pour la réunion de volonté, en fait réclamée par Rousseau en tant que principe démocratique du pouvoir de l'État constitué, justement de cette réflexion chère aux Lumières, l'idée de culture et de tolérance:

"Il est tellement nécessaire de laisser au corps entier de la société la plus grande liberté possible de l'examen et de la contradiction. Il est tellement nécessaire d'abandonner l'évidence à ses propres forces, qu'il n'est aucune autre force qui puisse les suppléer: une force physique, quelque supérieure qu'elle soit, ne peut commander qu'aux actions, et jamais aux opinions. La force commune ou sociale, qu'on nomme force publique, ne se forme que par une réunion de plusieurs forces physiques, ce qui suppose toujours et nécessairement une réunion de volonté, qui ne peut avoir lieu qu'après la réunion des opinions, quelles qu'elles soient. Ce serait donc renverser l'ordre et prendre l'effet pour la cause que de vouloir donner à la force publique le pouvoir de dominer les opinions, tandis que c'est de la réunion des opinions qu'elle tient son existence et son pouvoir." (55).



Quant à ce qui, par méconnaissance de la théorie physiocratique, est entré dans les livres d'histoire en tant que „dogmatisme sectaire“ (56), „définitivement jeté(es) dans les oubliettes de l’histoire“(57), se révèle être en réalité la justification du libéralisme moderne, qui, quel que soit le jugement politique ou éthique qu'on y porte, a fait de la libre concurrence non seulement un impératif pour l'échange illimité de biens matériels et de prestations de travail, mais a étendu cet impératif de la libre concurrence (faisant confiance à l'évidence de l' „ordre naturel des sociétés politiques“ de l'économie de marché, voire à l'efficacité de l’instruction publique physiocratique pour une „opinion publique organisée“), aussi à l'information, l'opinion et la liberté de parole: „Le combat des opinions doit nécessairement conduire à l’évidence...“(58). Un concept physiocratique d'évidence critiquée par Sieyès lui-même au début de son Grand Cahier Métaphysique.

Donc, en ce concerne particulièrement l'affinité intellectuelle avec Sieyès, celui-ci emprunte aux physiocrates, comme je l'ai déjà évoqué, d'abord le concept politique de 'nation' en tant qu'elle n'est plus hiérarchisée en ordres, mais représente une communauté de citoyens-producteurs et citoyens-consommateurs, reposant sur la répartition des tâches et sur l’exclusion partielle de la propriété. L'existence et la justification de cette communauté reposent en effet, pour Sieyès, sur la coopération utile, mettant (en apparence) tous les citoyens sur un pied d'égalité, bien que chacun garde en vue les intérêts de sa classe respective et que ces intérets sont contraires ou concurrents dans le processus de reproduction. C'est ainsi que la philosophie du libéralisme est fondée, comme cela fut d'abord formulé par les physiocrates, sur la légitimation du marché, c'est à dire sur la reconnaissance de la dictature des lois du marché, qui de son côté présuppose la légitimation des différences de classes, c'est à dire également la sacralisation de la propriété (cf. Art. XVII de la Déclaration des Droits du 26 août 1789). A ce propos il est notable que le terme sociologique de classes, qui se définit selon la place occupée par rapport à la propriété sociale (il s'agit de la propriété des moyens de production), c'est à dire selon les intérêts socio-politiques des classes, n'est pas un concept créé par les marxistes, mais d'origine physiocratique (59).

L'ordre social naturel, ou l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques se présente, en effet, dans l'optique physiocratique, tout comme chez Sieyès, en tant qu’une communauté de producteurs et de consommateurs organisée dans le cadre de la nation et coopérant – en vue de l’intérêt commun - "fraternellement" au niveau des "classes" participant au travail utile, sans regarder l’inégalité de propriété entre la classe des salariés et la classe propriétaire, car "les inégalités de propriété et d'industrie sont comme les inégalités d'âge, de sexe, de couleur, etc." (60):

„L’ordre essentiel à toutes les sociétés particulières est donc l'ordre des devoirs et des droits réciproques dont l'établissement est essentiellement nécessaire à la plus grande multiplication possible des productions." (61).

A propos du concept de 'fraternité', comme nous le rencontrons souvent pendant la Révolution, nous soupçonnons qu'il s'agit là, au fond, d'une création due à une des manipulations langagières physiocratiques, qui décrit les rapports "fraternels" entre les "classes". Cf. : "Le propriétaire-ouvrier et le simple ouvrier ; ceux-ci, par la fraternité nécessaire de l"industrie dans la division des métiers, se servant d"appui" ; "Cette théorie (propagée avec enthousiasme par les économistes français) (...) qui unissait, par le lien d'une félicité commune, les différentes classes entre lesquelles ces sociétés se divisent naturellement; cette idée si consolante d'une fraternité du genre humain;" "Ainsi sans autre loi que celle de la propriété (...) nous voyons qu'il vient de s'établir parmi nous, une réciprocité de devoirs et de droits, une fraternité (mis en relief dans l'original !) qui nous intéresse tous à la conservation les uns des autres."





'Intérêt commun' vs. 'intérêt commun': deux concepts clé

Pour ce qui concerne le concept central d'un 'intérêt commun', la position de Sieyès, nous l'avons déjà abordé, s'inscrit, une fois de plus, dans le discours physiocratique-libéral.

Dans la logique physiocratique, c'est à dire dans le paradigme des concepts du discours politique des physiocrates, le concept d'’intérêt commun’ a autant d'importance que dans le paradigme du Contrat Social de Rousseau. Comme le démontre ses nombreuses réflexions critiques sur le langage, Le Mercier est pleinement conscient cependant de la différence de contenu, voire même de l'opposition des contenus du concept et de son emploi dans la comparaison des deux paradigmes. Cette opposition est due en partie au fait que la lecture que les physiocrates en font ne tolère aucune interprétation du concept non liée aux intérêts économiques, c'est à dire qu'elle n'autorise ni de justification éthique du concept d''intérêt commun', ni de référence historique et culturelle à des critères traditionnels du concept de 'nation', comme la langue, la culture, les traditions ou l'histoire.

Et cependant c'est surtout la dimension éthique de la vie en société, des rapports entre individu et société qui est essentielle et indispensable chez Rousseau. On peut même constater, sans aucune exagération, qu'il s'agit là, c'est à dire en ce qui concerne les rapports entre l'intérêt particulier et l'intérêt commun, du véritable noyau de la philosophie politique de Rousseau (et donc en fin de compte du noyau de la controverse égalitarisme/libéralisme): Il s'agit du sacrifice de l'intérêt particulier à l'intérêt commun, un sacrifice qui selon Rousseau tend à „dénaturer l’homme“, à „changer la nature humaine“, à „l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté“ :

„L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune; en sorte que chaque particulier ne se coye plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout." (66).

C'est justement l'importance considérable du rapport entre intérêt particulier et intérêt commun, donc aussi l'exclusivité de la dimension éthique de l intérêt commun dans le Contrat Social de Rousseau, qui lui fait dire autre part:

„Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte, que la moindre modification les rendroit vaines et de nul effet; (...) Ces clauses bien entendu se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté.“ (67).

Donc pour reprendre ce même terme très populaire d'intérêt commun dans le sens de l'émancipation politique du Tiers-état dans la stratégie de légitimation du libéralisme, c'est à dire aussi, comme c'est le cas pour Sieyès, pour justifier sa surprenante compatibilité avec la distinction entre citoyens actifs ("vrais actionnaires de la grande entreprise sociale“) (68) et citoyens passifs, il faut modifier radicalement le concept même d' intérêt commun dans le sens du "private vices, publick benefits“ de la formule de Mandeville (69). Le Mercier est le premier auteur de la fraction physiocratique-libérale à avoir entrepris cette modification en se confrontant consciemment au modèle de démocratie de Rousseau. Ce faisant, c'est surtout le rapport entre les intérêts particuliers et l'intérêt commun qui, en comparaison avec le paradigme de Rousseau, se trouve transformé en son contraire. A la place de la soumission de l'intérêt particulier à l'intérêt général, de l' aliénation de l’homme dans le citoyen, c'est l'appel contraire à suivre, d’abord et surtout, l'intérêt particulier de l'enrichissement personnel, et ce faisant à entrer consciemment et dans un but précis en concurrence avec les intérêts particuliers de tous les autres hommes, afin de servir ainsi l' intérêt commun (70) :

„Le désir de jouir, irrité par la concurrence, éclairé par l'expérience de l'exemple, vous est garant que chacun agira toujours pour son plus grand avantage possible, et par conséquent concourra de tout son pouvoir au plus grand accroissement possible de cette somme d'intérêts particuliers, dont la réunion forme ce qu'on peut appeler l'intérêt général du corps social (71).“

Et, dirigé à l'adresse de Rousseau, nous lisons :

"Ainsi ne croyez pas que pour établir cet ordre essentiel, il faille changer les hommes et dénaturer leurs passions; il faut au contraire intéresser leurs passions, les associer à cet établissement." (Ibid. p. 51).

"l'établissement de l'ordre naturel et essentiel des sociétés ne demande point des hommes nouveaux." (Ibid. p. 435).

"Ne cherchons point dans les hommes des êtres qui ne soient point des hommes: la nature, comme je l'ai dit, a voulu qu'ils ne connussent que deux mobiles, l'appétit des plaisirs et l'aversion de la douleur." (Ibid. p. 33).

Que Le Mercier, ainsi que tous les représentants de la théorie physiocratique, tienne cette approche pour le fondement de l'accroissement maximal de la richesse sociale est, notons le en passant, la preuve la plus importante de leur confiance dans la force productive du "travail" en ce qu'elle est la source déterminante de la richesse sociale et individuelle.

A partir de cette position, c'est à dire de la justification, dans un sens physiocratique, d'un "intérêt commun de la nation", ou "intérêt général du corps social" il n'y a plus qu'un tout petit pas à franchir pour en dériver une unité de volonté, conçue, elle aussi, au sens physiocratique, volonté de la nation, fondement quasi démocratique du pouvoir législatif, comme le réclame le Contrat Social de Rousseau, et le justifie théoriquement. Mais c'est ce petit pas qui parachève le retournement de contenu de la logique conceptuelle du discours politique de Rousseau, à tel point qu'à la place de souveraineté du peuple on trouve la souveraineté de marché et la sacralisation de la propriété (Art. XVII de la Déclaration des Droits de 1789). En justifiant cela, c'est à dire en apportant une justification politique au libéralisme économique de marché dans la formulation du Contrat Social de Rousseau, Le Mercier se livre consciemment à une critique de la langue, fait une "correction" de plus au concept central de la fiction démocratique rousseauiste, qui redéfinit également les rapports logiques des concepts de corps politique, classe, nation, intérêt commun, volonté générale :

"Ceux qui ont adopté l'idée de déférer à une nation le pouvoir législatif ont encore imaginé de la considérer comme ne formant qu'un seul corps et de-là, ils ont conclu que ce corps ne devait avoir d'autre législateur que lui-même parce qu'il ne pouvait recevoir des lois que de ses propres volontés. C'est ainsi que les termes que nous employons au figuré sont sujet à nous égarer par le peu de justesse qui règne dans leur application. (...) Mais entrez dans quelques détails, décomposez cette nation; suivez sa distribution naturelle en différentes professions, en différentes ordres de citoyens; interrogez chaque classe en particulier; vous les trouverez toutes désunies et divisées par des intérêts opposés; alors vous verrez que chaque classe est un corps séparé. (...) Pour qu'elle (la nation) ne formât réellement un corps, il faudrait qu'il y eut chez elle unité de volonté, pour qu'il y eut unité de volonté, il faudrait qu'il y eut unité d'intérêt (72)."

Si l'on récapitule le mécanisme sémantique, la stratégie sémantique de ce maniement conceptuel, il devient évident qu'il s'agit en substance de substituer à une acception morale de l' intérêt commun basé sur la vertu du sacrifice une acception matérielle de l' intérêt commun basé de son côté sur l'épanouissement des intérêts particuliers en concurrence entre eux. Cette profession de foi d'une éthique sociale et politique basée sur la priorité des intérêts particuliers dans les "couleurs et les formules du Contrat Social rousseauiste", traverse comme un fil rouge les textes de tous les représentants de la fraction physioctratique-libérale des Lumières et crée ainsi des points communs fondamentaux entre les physiocrates et l'abbé Sieyès, pour qui "Le sacrifice de l’intérêt particulier à l’intérêt général présente une notion confuse“ (73):

"A mesure que chacun dans ce concours, s’attachait à tirer un plus grand parti de ses facultés, de ses dispositions naturelles, pour le plus grand produit public, pour le plus grand bien de la société, les réciprocités se sont montrés avec plus de distinction“ (ibid. p. 407/408; mis en relief dans l'original.)".



Conformités aux idées "matérialistes"

Arrivé à ce point, il paraît important d'attirer également l'attention sur le rôle du matérialisme philosophique des Lumières (La Mettrie, Helvétius, d’Holbach...), dont l'argumentation en ce qui concerne la priorité de l'intérêt particulier, fondement de la morale sociale, apporte son concours non seulement au libéralisme physiocratique voire s'y identifie, comme c'est le cas pour Helvétius et d'Holbach, mais au delà participe à la modification du paradigme conceptuel du discours rousseauiste.

D'autre part on peut reconnaître une filiation argumentative dans les textes publiés seulement deux ou trois ans après L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques de Le Mercier, à savoir dans De l’Homme d'Helvétius (1769) et dans le Système de la nature, ou des lois du monde physique et du monde moral (1770) de d’Holbach, filiation qui relie justement cette „bible de l’École économiste“(74), ainsi que la „Bible“ matérialiste d’Holbach, le Système de la nature, directement aux lois naturelles de l’état social de l’abbé Sieyès (75) comme aux Sciences morales et politiques des Idéologues. Une analyse plus exacte de cette filiation, qu'on ne peut ici qu'anticiper, ne fera pas seulement la lumière sur l'ambiguïté conceptuelle du libéralisme physiocratique ainsi que sur sa compatibilité avec ce qu'on appelle le "droit naturel", mais montrera aussi que le discours politique de Rousseau représente par rapport à lui une autre doctrine politique, incompatible avec le concept de 'droit naturel'.

N’est-ce pas un hasard révélateur que le Système de la nature, ou les lois du monde physique et du monde moral ait été publié en 1770 originairement sous le pseudonyme de M. Mirabaud, faisant allusion au physiocrate célèbre qu’était alors le marquis de Mirabeau ? Et, en effet, les coïncidences et similitudes entre le discours holbachien et celui de Le Mercier abondent, au point même de dominer certaines parties du tome premier, voué à ce que d'Holbach, lui-même, désigne sous le nom de Matérialisme en matière de politique et de morale (76).

Que les arguments de La Mettrie, Montesquieu, Helvétius et des physiocrates au sujet des correspondances entre le monde physique et le monde moral soient admis et colportés par d‘Holbach, voilà ce qui ne peut surprendre. Comme La Mettrie, d‘Holbach n’hésite pas à recourir au terme de machine pour expliquer le fonctionnement de l’homme (77), comme Montesquieu, il recourt au monde physique pour expliquer les causalités du monde moral (78), comme Helvétius il se réfère au physicien, à l’anatomiste et au médecin afin „que leurs découvertes apprennent aux moralistes les vrais mobiles qui peuvent influer sur les actions des hommes; aux législateurs les motifs qu’ils doivent mettre en usage pour les exciter à travailler au bien-être général de la société“ (79), et comme Le Mercier il est convaincu, au point de parler d’un „système de la nécessité“ (80), que „la nécessité qui règle le mouvement du monde physique règle aussi tous ceux du monde moral (81).“

Il n’est pas surprenant non plus, que toute la logique de la morale holbachienne tourne, en analogie à celle propagée par Le Mercier, autour des termes-clé de plaisir, douleur, intérêt et utilité; qu’être vertueux et être utile (82) soient synonymes, que l’intérêt, pour d‘Holbach, soit „l’unique mobile des actions humaines“ (83) et „la vraie base de la morale“ (84). Par contre, ce qui importe, pour démontrer l’influence de la pensée proprement physiocratique et particulièrement celle de Le Mercier sur le Système de la nature, c’est le fait que d’Holbach adopte davantage les positions centrales de l’économie politique des physiocrates, et qu’il recourt de même à certaines adaptations physiocratiques des concepts rousseauistes à la manière de Le Mercier.



Ainsi, „l’intérêt général de la société“ se définit pour d‘Holbach, à l’unisson de ce que dit Le Mercier, par la trinité de „la liberté, la propriété, la sûreté“ (85). Partant de là, la propriété est conçue en fonction du travail et de l’industrie, c’est-à-dire, en tant que jouissance de ce qu’ils procurent: „La propriété“ définit d‘Holbach, „est la faculté de jouir des avantages que le travail et l’industrie ont procurés à chaque membre de la société.“ (86). Il s’agit donc d’une conception entièrement physiocratique de la notion de propriété, dans la mesure, où elle dépend intimement de la notion de travail, au point d’en représenter l’équivalent. Voilà ce qui permet suivant la logique physiocratique, comme nous l’avons déjà vu, de concevoir les relations sociales comme des relations d’interdépendances mutuelles et équivalentes au plan d’un échange, d’un marché, d’une utilité mutuelle et commune, concernant, selon Le Mercier, „les deux choses commerçables“ que sont „les travaux de la main-d’œuvre“ et les „productions“. Dans ce sens „les sociétés humaines ne peuvent subsister que par un échange continuel des choses dans lesquelles les hommes font consister leur bonheur.“ (87). Le concept de 'comercial society', connu pour être une invention des économistes du dix-huitième siècle, apparaît donc également dans un contexte où des idées de philosophie matérialiste contemporaine s’entrecroisent ou mieux, s’identifient avec des idées physiocratiques.

De plus, d‘Holbach, à l'instar de ce qu’avait avancé Le Mercier, introduit dans la conception économiste de la société, la prise en considération d’une „progression des besoins“ comme „chose nécessaire, (...) fondée sur l’essence de l’homme.“ (ibid.) Or, „dans la proportion où nos besoins se multiplient nous sommes forcés de multiplier les moyens de les satisfaire. Les richesses ne sont autre chose que des moyens de convention, à l’aide desquels nous sommes à portée de faire concourir un grand nombre d’hommes à contenter nos désirs, ou de les inviter par leur intérêt propre à contribuer à nos plaisirs.“(89). Nous rencontrons encore sous la plume de d‘Holbach le principe physiocratique, largement connu, de faire recourir l’intérêt commun, en tant qu’enrichissement commun, à la somme des besoins et des intérêts égoïstes. „C’est ainsi“, écrit encore d‘Holbach, en accord complet avec Le Mercier, „que les riches et les grands excitent l’énergie, l’activité, l’industrie de l’indigent, celui-ci travaille à son propre bien-être en travaillant pour les autres; c’est ainsi que le désir d’améliorer son sort rend l’homme nécessaire à l’homme.“ (90) .

Et, sur les pas de Le Mercier, également en ce qui concerne la critique d’une éthique du „cruel sacrifice“ de l’intérêt particulier, et de la „dénaturation“ rousseauiste, d‘Holbach écrit: „La religion, qui n’eut jamais que l’ignorance pour base et l’imagination pour guide, ne fonda point la morale sur la nature de l’homme."(91). "Aveugles Médecins“, s’écrit-il, “qui ont pris pour une maladie l’état naturel de l’homme ! Ils n’ont point vu que ses passions et ses désirs lui sont essentiels !“ Car, „ce n’est point en éteignant nos passions que l’on nous rendra heureux; c’est en les dirigeant vers des objets vraiment utiles à nous mêmes et aux autres.“(92). Coïncidence étonnante, mais non pas surprenante, quand on la compare aux formules de Le Mercier: „Ainsi ne croyez pas que pour établir cet ordre essentiel, il faille changer les hommes et dénaturer leurs passions; il faut au contraire intéresser leurs passions, les associer à cet établissement.“ (93).

L’accord entre la position du matérialisme holbachien et les exigences physiocratiques est donc aussi évident que leur opposition commune au principe du „sacrifice“ qui, lui, est le fondement de l’éthique chrétienne, comme également celui de la dénaturation, de l’aliénation rousseauiste. En outre, d‘Holbach semble être conscient de la problématique d’une conception matérialiste de la morale, orientée vers l’intérêt et le principe de l’utilité réciproque quand il constate: „La plupart des moralistes ont fait plutôt le roman que l’histoire du cœur humain; ils ont attribué ses actions à des causes fictives, et n’ont point connu les motifs nécessaires de sa conduite. Les politiques et les législateurs ont été dans la même ignorance.“ (94).

Partant de là, d‘Holbach exige encore ce qu’il appelle une „agriculture de l’esprit“ afin de produire des „fruits moraux“; ceci dans un sens qui concourt tout à fait au projet de l’instruction publique formulé par Le Mercier et colporté par Condorcet et Sieyès. Avec cela, il semble intéressant surtout, par rapport à la "science naturel de l'état social" chez Sieyès, de considérer la manière dont d‘Holbach aborde „la morale“ en tant que „science“: „La morale est la science des rapports qui sont entre les esprits, les volontés et les actions des hommes (...).La morale seroit une chimère et n’auroit point de principes sûrs si elle ne se fondoit sur la connoissance des motifs qui doivent nécessairement influer sur les volontés humaines et déterminer leurs actions.“(95).

Or, à comparer ces formules et cette construction logique qui fondent les actions sur les volontés et les volontés sur l’esprit et ses motifs, à comparer cette manière d’aborder la morale en tant que science, aux formules et à la logique d’un autre héritier de la pensée physiocratique, qui est Destutt de Tracy, une autre coïncidence, pourtant surprenante, saute aux yeux. Il s’agit du fameux Traité de la volonté et de ses effets, publié en 1817, en Amérique, sous le titre remarquable de A Treatise on political Economy (!). Faisant partie des Eléments d’Idéologie, le Traité suit une disposition logique que l’auteur explique de la façon suivante: „ On a vu que je partage ces Eléments en trois sections. La première est proprement l’histoire de nos moyens de connaître, ou de ce que l’on appelle communément notre entendement. La seconde est l’application de cette étude à celle de notre volonté et de ses effets; (...) la seconde section est l’introduction des sciences morales et politiques.“(96).

Or, ce qui procure à cette similitude une importance considérable du point de vue historiographique, ne se limite pas au fait que la "science morale" holbachienne, la "science naturel de l'état social" de Sieyès et "les sciences morales et politiques" de l’Idéologue Destutt recourent aux mêmes constructions logiques et aux mêmes formules. Constructions et formules, d’ailleurs, qui rappellent tout à fait les idées de Le Mercier au sujet des interdépendances dans la formation de la force publique. Il y expliquait: „La force commune ou sociale, qu’on nomme force publique ne se forme que par une réunion de plusieurs forces physiques“, (à comparer aux effets chez Destutt, aux actions chez d‘Holbach) „ce qui suppose toujours et nécessairement une réunion de volontés,“ (à comparer au terme égal de volonté(s) chez Destutt et Holbach) „qui ne peut avoir lieu qu’après la réunion des opinions, quelles qu’elles soient.“ (97), (à comparer à esprit et motif chez d‘Holbach, à entendement chez Destutt). Il semble encore important, en dehors de ces coïncidences, pourtant significatives, de retrouver ici les positions-clé de la sociologie physiocratique, non seulement au cœur du matérialisme holbachien, mais encore, en tant qu’éléments de base au coeur même des „sciences morales et politiques“ conçues par Sieyès, Condorcet et les Idéologues. Ainsi, tout comme l’avaient développé Le Mercier et d‘Holbach, „l’état de société“ pour Destutt aussi, „n’est qu’une suite continuelle d’échange“ (98), liant les classes selon les lois de l’économie politique par leur intérêt commun et leur utilité réciproque.

Nous retrouvons dans le Système de la nature holbachien également bon nombre de termes rousseauistes, transformés au niveau de leur contenu selon l’inspiration physiocratique. Aussi, l’élément essentiel et déjà mentionné que présente pour Rousseau le concept de l’égalité, se trouve-t-il quasi entièrement supprimé par d‘Holbach, qui ne le compte même pas parmi les principes de citoyenneté. Car, comme c’est „l’intérêt qui est l’unique mobile des actions humaines“(99) et que par conséquent, suivant la logique physiocratique, „l’utilité (...) doit être l’unique mesure des jugements de l’homme“,(100) toute exigence d’égalité et de privations ne saurait être que dans les vues des „déclamations d’une sombre philosophie contre le désir du pouvoir, de la grandeur, des richesses, des plaisirs.“ (101).

Or, comme „être utile, c’est être vertueux; être vertueux, c’est faire des heureux“,(102) et comme „les droits de l’homme sur son semblable ne peuvent être fondés que sur le bonheur qu’il lui procure ou qu’il lui donne lieu d’espérer“, (103) d‘Holbach arrive, à la suite de Le Mercier et tout comme Sieyès, à fonder l’harmonie d’un intérêt public,(104) d’un intérêt général de la société (105) sur „l’échange continuel des choses dans lesquelles les hommes font consister leur bonheur.“ L’inégalité entre „le riche“ et „l’indigent“ ne fera donc pas obstacle à l’harmonie sociale et au bonheur commun, car, comme on le retrouvera dans la Déclaration des droits "les rangs dans les sociétés politiques n’ont pour base que l’utilité réelle ou imaginaire de quelques citoyens, en faveur de laquelle les autres consentent à les distinguer, à les respecter, à leur obéir. Le riche n’acquiert des droits sur l’indigent qu’en vertu du bien-être qu’il est en état de lui faire approuver. “ (107).

L’essentiel de la philosophie sociale du matérialiste d‘Holbach se montre donc entièrement en accord avec les thèses principales de la physiocratie et de Sieyès ou coïncide même avec elles comme par exemple la démarche et les formules de L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, y compris la transformation des concepts rousseauistes à l’intérieur d’une logique aux fins libérales.

Ainsi, l’ambiguïté des termes-clé chez Le Mercier et que nous retrouvons dans les écrits de Sieyès comme également au cœur des différentes Déclarations des droits, à partir de 1789, s’explique de la même manière et est entièrement présente également chez d‘Holbach, lorsque celui-ci, dans son Système de la nature, en 1770, résume: „C’est la liberté, la propriété, la sûreté qui rendent la patrie chère, et c’est l’amour de la patrie qui fait le citoyen.“ (108).

Quant à la diffusion ultérieure de la pensée physiocratique dans ses lignes de force, le Système de la nature ne fournit qu’une première indication du fait que le soi-disant matérialisme philosophique, de La Mettrie jusqu’aux Idéologues, à travers même Le Commerce et le gouvernement de Condillac en 1776, est intimement mêlé au développement et à la propagation de la doctrine économiste. Le rôle d’Helvétius dans ce contexte est révélateur par ce qui distingue son texte De l’Homme, mené à bien dès 1769, soit deux ans après la publication de L’Ordre naturel par Le Mercier, du texte antérieur De l’Esprit. Ce dernier, publié en 1758, avait pu fournir des supports théoriques au développement de la physiocratie en système philosophique, ceci entre la publication du Tableau économique de Quesnay en 1758 et la parution de L’Ordre naturel de Le Mercier, en 1767. Par contre, les positions d’Helvétius vers la fin des années soixante, comme le prouve son texte De l’Homme, ont subi indubitablement un reflet et une influence nouvelle des idées physiocratiques sous la forme que Le Mercier leur avait donnée. De sorte que la logique dite matérialiste d’Helvétius, unissant „l’intérêt personnel à l’intérêt national“ par „leur source dans la sensibilité physique“ dont „les sciences de la Morale et de la Législation ne peuvent donc être que les déductions“ (109), de sorte donc que cette logique coïncide davantage avec les principes de tendance physiocratiques, présentés largement, tout comme chez Le Mercier, à travers une terminologie républicaine, pour ne pas dire rousseauiste.

Totalement en accord avec les idées physiocratiques, l’auteur plaide pour un „bonheur Public“, une „félicité Nationale, nécessairement composée de toutes les félicités particulières“(110), et fondé sur „l’intérêt et le besoin (qui) sont le principe de toute sociabilité, (...) le seul qui unisse les hommes entre eux. “ (111). Ce qui veut dire, traduit en termes de sanction religieuse et dirigé cependant contre toute morale fondée sur „l’abnégation de soi-même“ (112). „La volonté d’un Dieu juste et bon, c’est que les fils de la terre soient heureux et qu’ils jouissent de tous les plaisirs compatibles avec le bien public“ (113). Formules d’ailleurs, que nous allons retrouver, et même littéralement, chez d’autres auteurs et qui signalent la possibilité et le mode d’un fusionnement entre des exigences tout à fait matérialistes et celles, spiritualistes, de la religion chrétienne. Or, comme l’intérêt et l’utilité déterminent la morale d’un „système de bonheur national“, il faut encore le „fonder sur une dépendance réciproque entre tous les Ordres des Citoyens“ (114). Enfin, pour expliquer les „loix convenables à toutes les sociétés“ (115), comme l’avait fait Le Mercier partant du principe de „la sensibilité physique“ et pour prouver surtout que „la première et la plus sacrée“ de ces lois était „celle qui promet à chacun la propriété de ses biens, de sa vie et de sa liberté“(ibid.), Helvétius recourt encore au modèle physiocratique et littéralement aux formules de Le Mercier concernant l’origine de la société civile:

„Pour vivre, il lui /l’homme/ fallut cultiver la terre. Pour l’engager à semer, il falloit que la récolte appartînt à l’agriculteur. A cet effet, les citoyens firent entr’eux des conventions et des lois. Ces lois resserrèrent les liens d’une union qui, fondée sur leurs besoins, étoit l’effet immédiat de la sensibilité physique.“ (116).

Il est peu surprenant, avec cela, qu’envisageant une „maladie de l’Etat“, Helvétius propose pour „remède“ : „Est-il un moyen de le rappeler à des Lois douces ? Le seul que je sache, seroit de multiplier le nombre des Propriétaires et de refaire en conséquence un nouveau partage des terres.“ (ibid. p. 552).Car, enfin, constate encore Helvétius, „des lois douces peuvent régir un Peuple de Propriétaires.“ (ibid. p. 551).

L'apport de Condillac

Si l'on considère les positions de Sieyès en les comparant au développement antérieur des idées philosophiques et politiques. dont nous n'avons évoqué ici que quelques points, il devient évident qu'en réalité il devrait être d'autant plus difficile de formuler les différences essentielles par rapport au libéralisme physiocratique, qu'il semble facile de faire remonter certaines positions stratégiques de l'abbé à Le Mercier, Helvétius et d’Holbach. En effet ni l'approche conceptuelle de la nation en tant que regroupement d'intérêts de "classes" coopérant entre elles, ni la soumission des objectifs politiques aux intérêts de l'économie de marché, ni la transformation radicale du contenu des formules rousseauistes en faveur d'un contenu libéral, ni le fait de découler le principe de représentation politique de la division sociale du travail ne sont des "inventions" de l'abbé.

Quant au dernier point, à savoir la relation existante entre la division sociale du travail et la représentation politique, c'est Condillac dans son texte physiocratique, sévèrement critiqué par Marx (117), Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre de 1776 qui l'a mise au point de façon très détaillée. La création de biens, grâce au travail, l'échange et la concurrence est au cœur même des réflexions de Condillac, qui par ailleurs répète tous les autres arguments de l'analyse de la société faite de Quesnay à Turgot. Ainsi pour Condillac également, la société se présente par suite de la division du travail "nécessairement" comme un association harmonieuse de "classes " coopérant entre elles dont l' intérêt commun est l' accroissement de la richesse sociale :

„Toutes les classes, occupées chacune de leurs besoins, concourent à l’envie à augmenter la masse des richesses, ou l’abondance des choses qui ont une valeur.“ (118).

Dans ce contexte le principe d'égalité, déjà exprimé par Condillac, en concordance littérale avec Sieyès, „valeur égale pour valeur égale“ (119) dans les conditions de la "libre concurrence" („cette concurrence fera la loi à tous également“) (120) et de la „protection sacrée se la propriété („droit de propriété, qui est sacré et inviolable“) rend possible le libre échange de produits et de travail salarié. Condillac met ici „profit“ et „salaire" conceptuellement sur un pied d'égalité, de même que „fabricant“ et „ouvrier“ sont désignés de la même façon par l'expression „co-propriétaires des richesses de la société“ (121):

"C’est ainsi que tous les citoyens sont, chacun en raison de son travail, co-propriétaires des richesses de la société, et cela est juste, puisque chacun, en raison de son travail, contribue à les produire.“ (ibid.).

La parité entre „salaire“ et „profit“ se fonde, en fin de compte, sur la parité de toutes les "parties" du travail social nécessaire et utile, découlant du caractère absolu du concept de "division du travail" repris par Sieyès et les Idéologues, en faisant une instance de l'égalité de tous les partenaires qui y participent (aussi bien au niveau des personnes qu’à celui des "classes"). Cet état de choses est formulé par Condillac ainsi :

„Tous les citoyens sont salariés les uns à l’égard des autres. Si l’artisan et le marchand sont salariés du colon auquel ils vendent, le colon l’est à son tour de l’artisan et du marchand auquel il vend, et chacun se fait payer de son travail.“ (122).




Sieyès considère cette égalité imposée par la "division du travail" comme une confirmation de la prise de conscience, que curieusement il a été le premier à avoir, des lois naturelles de la société ("j’ai ouvert les lois naturelles (cursif dans l'original) de l’état social et j’ai dit: voilà la science (orig.) où nous avons à puiser..") (123).

De façon pratiquement analogue à certaines formulations de Le Mercier, Sieyès appelle donc l'"égalité" ainsi définie le "despotisme de la démocratie":

„l’égalité (cursif dans orig.) dans le concours est d’autant plus nécessaire qu’il embrasse tout, c’est le despotisme en démocratie (orig.) (...) c’est la division du travail dans l’action despotique“ (124).

Partant de cette position, Condillac en tire ensuite comme conséquence l'intégration de l'administration politique dans l'association de la division du travail, nécessaire et utile à la société. En effet dans la mesure où l'exercice des tâches politiques de l'État par la "puissance souveraine" représente un travail utile et nécessaire pour la société, („cette puissance a des travaux à faire. Elle en a comme puissance législative, comme puissance exécutive, comme puissance armée pour la défense de l’état“(125) cette part du travail social, au sens de la division du travail, a droit à une rémunération: „Il est dû un salaire aux travaux de la puissance souveraine“ (ibid.). Car Condillac voit aussi ici, conformément à l'analyse physiocratique de la société, très explicitement le principe d'"égalité de valeur" entre les différentes "parties" du travail social nécessaire et utile :

„Quand on considère les travaux qui produisent les richesses, ceux qui les font circules et ceux qui maintiennent l’ordre propre à les conserver et à les multiplier, on voit qu’ils sont tous nécessaires, et il serait difficile de dire quel est le plus utile. Ne le sont-ils pas tous également, puisque tous ont besoin les uns des autres? “ (ibid.)

L'extension du concept de 'division du travail' au domaine particulier de l'administration de l'État, à savoir à la représentation des intérêts de tous les citoyens et de toutes les "classes", qui ainsi va être intégrés dans les "genres d'utilités" nécessaires à l’existence de la nation, c'est ainsi que s'exprimera Sieyès, n'est donc également pas une invention de Sieyès. Le Mercier lui même avait développé cette idée dans son Ordre naturel et essentiel... et justifié ainsi aussi bien la nécessité sociale et l'utilité d'une puissance souveraine (pour „appliquer les lois naturelles et essentielles“) que son intégration dans l'intérêt commun de la nation :

"Le souverain et la nation ont un intérêt commun que le revenu public soit le plus grand revenu physiquement possible. Ils ont encore un intérêt commun que la richesse particulière de la nation soit la plus grande richesse physiquement possible.“ (126).

Epilogue

Ce sont donc en particulier la radicalisation des positions physiocratiques-libérales ainsi que l'exploitation radicale du paradigme conceptuel de la doctrine de Rousseau à des fins physiocratiques, qui justifient une certaine partie de l'originalité de l'abbé Sieyès. Une telle radicalisation des positions physiocratiques-libérales consiste entre autres à fusionner des concepts et des critères physiocratiques-libéraux et à en faire une construction homogène. Ceci concerne par exemple la réstriction radicale du concept dutilité réciproque' selon le principe de „valeur égale pour valeur égale“ (Condillac) dans les échanges sociaux, la reconnaissance explicite du "travail" en tant que facteur essentiel de la création de valeurs, c'est à dire aussi la parité radicale établie entre travail personnel et propriété personnelle, qui , attributs de la liberté personnelle, sont placées à titre égal sous la protection "sacrée" du droit de propriété et enfin le caractère absolu donné à l'intérêt commun'' au sens d'enrichissement de la nation.

Ces principes sont d'ailleurs, par eux-mêmes identiques à la négation de tout arbitraire ou restriction violant l'ordre naturel de la loi du libre marché, c'est à dire la libre concurrence, identiques en particulier à la négation des fameux "privilèges", c'est à dire de la raison d'être des "castes privilégiées".

Si paradoxal que cela puisse paraître: c'est surtout la philosophie politique de Rousseau , fondée "elle aussi" sur le principe d'égalité et de liberté, qui – après la conversion de ses concepts clé – a livré les instruments verbaux à une telle radicalisation des positions physiocratiques-libérales. La vrai génialité de l'abbé Sieyès réside justement dans le fait qu'il a remarqué – dans sa potentialité, ses limites et ses dangers - la coïncidence formelle, ayant sa source dans leur opposition à la hiérarchie féodale des états, entre certains principes politiques de Rousseau et le modèle physiocratique-libéral d'une société d'économie de marché et de l'avoir exploitée au maximum; naturellement au prix d'une falsification fondamentale des contenus, on pourrait même affirmer, d'une perversion du paradigme conceptuel du Contrat Social.

C'est ainsi que Sieyès, partant de la théorie physiocratique usuelle et de l'identification qui s'ensuit, et que l'on trouve déjà chez Le Mercier, des concepts de "nation" et de "tiers état" utilise très adroitement l'effet de propagande produit en circonscrivant cette nation présentée comme une communauté de classes utiles qui coopèrent entre elles, comme un „grand corps des citoyens“, „classes de citoyens laborieux et utiles“...face à cette „caste des nobles“ inutile et superflue, dont la „fainéantise“ en fait un corps étranger dans la nation: „Une telle classe est assurément étrangère à la nation par sa fainéantise“ (127). L'homogénéisation du concept de "nation" produite par ce démarquage selon le critère d’une utilité mettant les classes sur un pied d'égalité est poursuivie sur le ton de la propagande à l'aide de formulations telles : “Le Tiers état est une nation complète (...) Il est l’homme fort et robuste dont un bras est encore enchaîné“ (128). Ainsi la libération du Tiers-état, sa liberté politique semble fondée, en plus de la référence au critère d'utilité, surtout sur l'impératif d'égalité. C'est la relation existante entre "liberté" et "égalité" dans l'argumentation de Rousseau en faveur de l'émancipation du peuple que Sieyès transfère dans toute son ampleur dans son argumentation en faveur de l'émancipation politique de la nation, à savoir des "classes de citoyens laborieux et utiles", qui est en même temps une émancipation du marché libre, de la libre concurrence. Ainsi utilise-t-on tous les registres terminologiques du Contrat Social pour suggérer l'idée d’une véritable égalité des citoyens :

„Une loi commune et une représentation commune, voilà ce qui fait une nation“ (ibid, p. 123) „la loi est l’expression de la volonté générale“ (ibid, p.134), „l’unité de volonté“, „une volonté commune“, „un tout voulant et agissant“, „la grande volonté commune nationale“, „la volonté nationale (...) l’origine de toute légalité (est) inaliénable, (selon) l’intérêt commun de la société“, „l’intérêt général“... „une nation ne peut ni aliéner, ni s’interdire le droit de vouloir.(...) De quelque manière qu’une nation veuille, il suffit qu’elle veuille; toutes les formes sont bonnes, et sa volonté est toujours la loi suprême.“ (ibid. p.162). „la nation existe avant tout, elle est l’origine de tout. Sa volonté est toujours légale..“ (ibid. p. 160) etc., etc.



Toutes ces formulations tirées de l'argumentaire et de la logique du Contrat Social de Rousseau suggèrent une homogénéité politique de la nation ayant pour source l'égalité, la volonté commune visant les mêmes objectifs de chacun de ses membres, c'est à dire des „citoyens laborieux et utiles“. La subsistance de contradictions sociales entre les membres des différentes classes est sciemment marginalisée en faveur de cette suggestion d'égalité, voire même ridiculisée à l'aide de comparaisons allusives avec les différences d'âge et de sexe: „les inégalités de propriétés et d’industrie sont comme les inégalités d’âge, de sexe, de taille...Elles ne dénaturent nullement l’égalité du civisme“. Sieyès partage avec tous les républicains de la fraction physiocratique-libérale, donc aussi avec les Idéologues, cette façon d'argumenter qui occulte sciemment le dogme physiocratique de la "division naturelle de la société en classe" (en "entrepreneurs" et "propriétaires" d'un côté, "salariés" de l'autre) à l'aide des formules tournant autour de l'égalité du Contrat Social. Le grotesque et les absurdités de langage, tels "le pauvre est propriétaire comme le riche" (130), qui surgissent alors, auraient de quoi remplir tout un domaine de la recherche.

Que ce comportement vis à vis de la langue nivelle en réalité l'ensemble de la logique du Contrat Social et que les concepts centraux de son paradigme, tout en conservant leur "enveloppe terminologique" subissent dans leur contenu une "mutation" qui en fait de tout autres concepts, qui s'avèrent eux-mêmes incompatibles avec la logique du Contrat Social, cela devient entre autres évident, lorsque Sieyès dans le „Préliminaire de la constitution“, comme nous l'avons déjà abordé, scinde les droits politiques du citoyen et par là même le principe d'égalité politique. Sa distinction entre „citoyens actifs“ et „citoyens passifs“ montre à quels membres du tiers état se réduit la participation au pouvoir politique: „Ceux-là seuls qui contribuent à l’établissement public, sont comme les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale. Eux seuls sont les véritables citoyens actifs, les véritables membres de l’association.“ (131).



Rousseau avait défini le concept de "citoyen" comme „sujet“ et „membre du souverain“. Cette apparente contradiction interne était fondée par le concept formulé dialectiquement de "liberté morale": “l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté“ (132). „être libre“ signifie dans le paradigme conceptuel du Contrat Social, „obéir à la volonté générale“ (ibid.). Ceci supposant, ainsi qu'il apparaît dans le concept de 'citoyen‘, que : „le peuple soumis aux lois en doit être l’auteur“ (133), formulation qui de son côté ne fait que correspondre à un transfert de la définition du concept de ‚liberté morale‘ du niveau individuel au niveau politique et social. Ce présupposé inclut cependant comme condition le principe d'"égalité" et " d'indépendance réciproque" de tous les citoyens.

"que chaque citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres, et dans une excessive dépendance de la Cité (134)“

"Le pacte social établit entre les citoyens une telle égalité qu’ils s’engagent tous sous les mêmes conditions, et doivent jouir tous des mêmes droits. (135)“

Le partage fait par Sieyès du concept de 'citoyen' en 'citoyen actif' et 'citoyen passif' n'a donc pas seulement pour effet d'associer au terme de „citoyen" un tout autre concept, mais en même temps il sert à implanter une partie du paradigme conceptuel de la doctrine physiocratique-libérale dans le "bâtiment terminologique" du Contrat Social.

Nous voulons terminer ces réflexions en proposant quelques aspects supplémentaires concernant l'intérêt linguistique et "scientifique" chez Sieyès. Celui-ci, suivant les inspirations de Condillac, se montre persuadé que la politique, afin d'atteindre au niveau d'une "science", devrait avoir d'abord son langage propre, une terminologie scientifique, car "chaque science a sa langue propre, elle ne commence vraiment à exister que quand on commence à faire sa langue" (136). Mais cette argumentation, dans la perspective que Sieyès lui donne, acquiert, une fois de plus, un sens nouveau. Pour Sieyès, il s'agit là également, et même surtout, d'une possibilité d'interdire au "commun peuple" l'entrée en matière de politique par le moyen d'une barrière linguistique: "Malheur à nous parce que la politique se vautre dans le langage usuel et n'est pas bornée, comme science, à sa langue propre." ( ibid.) Que cette intention d'une démarcation au niveau du langage soit motivée partiellement par la confusion contemporaine des termes politiques reflétant la coexistence d'une lecture libérale et d'une autre, égalitaire, du discours républicain, cela est possible. Mais d'un autre côté, il semble certain qu'en poursuivant son projet d'un "gouvernement représentatif", d'une "démocratie purgée de tous ses inconvéniens", comme dira Cabanis, Sieyès se sert de cette argumentation pour refouler le "commun peuple" de la responsabilité politique: "Que d'erreurs, que d'ambiguïtés éternelles on aurait évitées, si le commun peuple qui se croit philosophe n'avait pu les aborder (la politique (...) la métaphysique, la morale etc.), transformées dans leur langue propre qu'ils se seraient assurés ne pas savoir et s'il était interdit d'en parler dans le langage malade, variable, qui sert aux usages communs ?" (ibid.)

Mais comment expliquer, en ce qui concerne le fameux néologisme d'"art social", la prétention particulièrement exigeante que dans la succession de la "science nouvelle" des physiocrates, des "sciences de la Morale et de la Législation" dont parle Helvétius, de la "science de la morale" de d'Holbach etc., Sieyès lie à ses propres réflexions, prétention qu'il fait valoir pour sa propre contribution à une véritable science politique ? Toujours est-il que cette prétention est massive et, par ce fait, doit être entendu également comme une démarcation vis-à-vis de ces "prédécesseurs": "J'ai ouvert les lois naturelles de l'état social et j'ai dit: voilà la science où nous avons à puiser (137)." Par contre, cette remarque de Sieyès: "la politique est une science que je crois avoir achevée" fait entendre également la reconnaissance d'une dette intellectuelle dont les références devait sciemment rester obscur.

Sans doute le choix et la conceptualisation du terme de l'art social par Sieyès (138), se réfèrent-ils à sa prétention particulière d'innovateur en matière politique. A ce propos, il peut d'ailleurs être intéressant d'examiner le terme d'art de la société utilisé par l'abbé de Saint-Pierre et de se référer au fait que d'Alembert, dans son fameux Discours préliminaire de l'Encyclopédie s'avère à revaloriser le terme d'Art en opposition à celui de science. Pour d'Alembert, le concept de 'science' implique l'aspect de spéculation, tandis que le concept d’art’ se réfère à l'aspect de pratique; une opposition sémantique qui, sous certains points de vue d'une perspective de bilan qui est celle de la Révolution vis-à-vis de l'Encyclopédie, pouvait avoir un intérêt particulier. (cf : "On peut en général donner le nom d'Art à tout système de connaissance qu'il est permis de réduire à des règles positives, invariables et indépendantes du caprice ou de l'opinion." (139) ).

Quand on compare sous l'angle d'une telle 'perspective de bilan' entre Révolution et Lumières les positions du Tableau des progrès de l'esprit humain de Condorcet et quelques-unes de celles de Sieyès, on découvre alors d'étonnantes parallèles ainsi que des compléments. En ce qui concerne Condorcet, il reprend dans son Tableau la généalogie historique des sciences, développée par d'Alembert dans son Discours préliminaire, y compris leur prolongation dans le domaine des sciences morales et politiques. En ce sens, les deux textes désignent à l'unanimité "les progrès de l'esprit ... dans l'ordre qu'ils devaient naturellement suivre" (140), "l'ordre et l'enchainement des connoissances humaines"(141), partant des découvertes dans les "sciences naturelles" qui se lient aux noms de Galilei, Bacon, Descartes, Huyghens, Newton, Leibnitz...Cependant, tandis que d'Alembert, en poursuivant ce fil rouge, ne peut que formuler l'espoir, la certitude même d'une progression de ces découvertes au-delà des "sciences naturelles", c'est-à-dire dans le domaine de la "science de l'homme", (se trouvant nommé en parité avec la "science de la nature", les deux domaines formant en commun la "philosophie"), Condorcet, pour sa part, peut compléter cette succession et marquer la place du fameux art social, et par là, celle de son compatriote intime, Sieyès, dans l'échelle des "progrès de l'esprit humain".

C'est même en faisant valoir l'autorité d'une filiation ininterrompu entre les découvertes en physique, morale et politique que l'art social se trouve mentionné par Condorcet comme le "dernier pas de la philosophie" (142). Et c'est ici, dans l'argumentation très engagée et très consciente de Condorcet en présentant la filiation des "progrès de l'esprit humain" que les "économistes français" qui "ont nui eux-mêmes à leur cause, en affectant un langage obscur et dogmatique; en paraissant trop oublier, pour les intérêts de la liberté du commerce, ceux de la liberté politique; en présentant, d'une manière trop absolue et trop magistrale, quelques portions de leur système", que "ce petit nombre de partisans" se trouvent intronisés à la tête de ce progrès pour "les vérités nouvelles dont le génie avait enrichi la philosophie, la politique et l'économie publique adoptées avec plus ou moins d'étendue par les hommes éclairés" et qui "portèrent plus loin leur salutaire influence" (ibid.) L'art social pour Condorcet, n'est qu'une suite nécessaire de "l'analyse exacte des premiers principes de la physique, de la morale, de la politique, (qui) est encore récente" et dont le but est d'"identifier l'intérêt commun de chaque homme avec l'intérêt commun de tous." (145).

Comme la "science nouvelle" des "économistes français" (146), comme "ce système si simple, qui plaçait dans la jouissance d'une liberté infinie les plus sûres encouragements du commerce et de l'industrie" (147), comme "cette théorie qui liait la véritable puissance et la richesse des Etats au bien-être des individus, et au respect pour leurs droits; qui unissait, par le bien d'une félicité commune, les différentes classes entre lesquelles ces sociétés se divisent naturellement", comme "cette idée si consolante d'une fraternité du genre humain"(ibid.), l'art social, qui leur est synonyme, nous montre "comment, dans ce chaos apparent (on voit) néanmoins, par une loi générale du monde morale, les efforts de chacun pour lui-même servir au bien-être de tous, et, malgré le choc extérieur des intérêts opposés, l'intérêt commun exiger que chacun sache entendre le sien propre et puisse librement le chercher." (148).

Cette argumentation euphorique de Condorcet reprend donc l'essentiel des positions de Sieyès concernant un ordre social qui repose sur l'harmonie fraternelle des classes de citoyens laborieux et d'une utilité réciproque. A part cela, on y trouve établie de façon explicite, une filiation ininterrompue des idées politiques, progressant de Locke à Rousseau, de Rousseau aux physiocrates, des physiocrates à l'art social. Un témoignage, après tout, qui nous fournit le jugement authentique d'un contemporain de quelque importance, porté sur le rôle éminent des physiocrates pour la pensée politique de la Révolution et la conservation de leurs idées, de leur "salutaire influence" par un art social, que Condorcet définit exactement comme son inventeur Sieyès.

Et ce dernier réclamera de son côté, en l'an III, d'avoir conçu une déclaration des droits, le "préliminaire de la meilleure Constitution politique", "dans aucun des sens précédents (...) en pleine indépendance", d'avoir "ouvert les lois naturelles de l'état social", "la science où nous avons à puiser" (149), d'avoir entrevu "les progrès de la société (qui) transforment les besoins communs en besoins réciproques, la chasse commune en échange au marché" (150).

Mais il est vrai aussi que c'était dans ce fameux "préliminaire" du 20 et 21 juillet 1789 que Sieyès avait développé, pour conséquence de l'harmonie fraternelle des classes, sa fameuse distinction entre "citoyens actifs" et "citoyens passif", vu que "l'ordre social"- tout comme nous le trouvons littéralement chez Le Mercier - "est comme une suite, comme un complément de l'ordre naturel" (151), vu encore que "la nature fait des forts et des faibles" et qu'"il suit qu'il y aura entre eux inégalité de travail, inégalité de produit, inégalité de consommation ou de jouissance" (ibid.) et vu enfin que "droit et devoir ne peuvent pas ne pas être réciproques" (ibid.) Coïncidences littérales et essentielles donc, entre Le Mercier, Sieyès et Condorcet, qui confirme non seulement la perspective du Tableau des progrès de l'esprit humain, mais encore la parenté des positions parmi les porte-parole d'un ordre capitaliste, positions qui reposent sur la sociologie des classes, "inventée" par les physiocrates et la transformation de la logique égalitaire du Contrat Social en vue d'un art social, réclamant que "les efforts de chacun pour lui-même servent au bien-être de tous, et, malgré le choc extérieur des intérêts opposés, l'intérêt commun exige que chacun sache entendre le sein propre et puisse librement le chercher." (152).

Mirabeau, de son côté, visant plus particulièrement l'aspect constitutionnel de l'art social, à savoir le "gouvernement représentatif", avait anticipé l'éloge formulé par Condorcet et l'éloge que Sieyès formule de soi-même, en désignant l'abbé comme un "homme qui a posé les bases de la constitution et qui a le plus contribué à votre grand ouvrage, (...) l'homme qui a relevé au monde les véritables principes du gouvernement représentatif." (153).

Et ce sera Cabanis, autre compatriote intime de Sieyès et de la "Société de 1789" (154) , fondée par Condorcet, Sieyès et Mirabeau, qui en 1799, dans son "Grand éloge de la nouvelle Constitution", expliquera de façon, on ne peut plus claire, l'essence de l'art social (155) en tant que "science véritable" et "heureuses innovations" sur base des "notions plus exactes" (ibid.) Cabanis y compte parmi les "deux grandes découvertes de l'art social (...) la division des pouvoirs, et celle bien plus importante encore du système représentatif"(156). Selon ce système "les choix (des corps électoraux aux différens ordres de fonctions) doivent partir non d'en bas, mais d'en haut." Car dans "la démocratie purgée de tous ses inconvéniens" (158) (...) "tout se fait pour le peuple et au nom du peuple; rien ne se fait par lui ni sous sa dictée irréfléchie."(ibid.) "Dans le véritable systême représentatif (...) le peuple est souverain, mais tous les pouvoirs dont sa souveraineté se compose sont délégués."(159). Et c'est au nom de cet art social que Cabanis invite les "propriétaires": "Propriétaires et capitalistes entreprenans, vos possessions vous seront garanties: le fruit de vos spéculations restera dans vos mains; (...) toutes les dénominations de la haine sont abolies, il y a maintenant que des Français." (160).

Il est apparent alors, que le véritable mérite de la "science naturelle de l'état social" inventée par Sieyès, consiste en sa destination de 'canaliser', pour ainsi dire, au nom de la souveraineté de la nation, tout apport démocratique d'une "société commerçante" qui fonctionnera selon les lois du marché libre, conçus par les physiocrates.


Notes

(1) Cf. Bredin, J.-D.: Sieyès, la clé de la Révolution française. Paris 1988. Fauré, Chr.; Guilhaumou, J.; Valier,J.: Des Manuscrits de Sieyès. 1773-1799. Deux volumes, Paris 1999, 2007 (Avec un inventaire des travaux sur Sieyès). Pasquino, P.: Sieyès et l'invention de la constitution en France. Paris 1998. Guilhaumou, J.: Sieyès et l’ordre de la langue, Paris, Kimé, 2002.,Sieyès et la métaphysique allemande. dans Annales Historiques de la Révolution française 1999 – No. 3 513 à 535. -: Marx, Sieyès et le moment constituant (1789) dans Actuel Marx. No. 26, 1999, pp. 173-187; - : (avec Sonia Branca-Rosoff) De "société" à "socialisme". Dans Langage et Société. No 83/84, mars/juin 1998, pp. 39-77. Quiviger P-Y.: Le principe d'immanence. Métaphysique et droit administratif chez Sieyès, Paris, Champion, 2008. Sonenscher, M.: History of political thought. Dans Imprint Academic (King's College, Cambridge), vol.XVIII, 1997, pp.64-103 et 267-325. Ferry,L./Renaut, A.:Philosophie politique, 3, des droits de l'homme à l'idée républicaine. Paris 1985. Longhitano, G.:La monarchie française entre société d'ordres et marché. Mirabeau, Quensay et le Traité de la monarchie. Dans Lomghitano, G.(Ed.): M. de Mirabeau/F. Quesnay: Traité de la monarchie. Paris/Montréal, 1999. Pp.vij-lxx. Barny, R.: Les contradictions de l'idéologie révolutionnaire des droits de l'homme (1789-1796). Paris 1993. Furet, F.: Penser la Révolution. Paris 1983. Gauchet, M.: La Révolution des droits de l'homme. Paris 1989.

(2) Bosc, Y.; Wahnich, S.: Les voix de la Révolution. Paris 1990, pp. 8 et 11.

(3) Martin, J.-C.: Révolution et contre-révolution en france de 1789 à 1989. Rennes 1996. Pp. 8 et 10.

(4) Bosc, Y.; Wahnich, S.: op. cit. P. 9.

(5) Op. cit.

(6) Guilhaumou, J.: Le Grand Cahier métaphysique. Présentation. Dans. Manuscrits de Sieyès. Op. cit. Pp. 47-72.

(7) Cf.: Ricken, U.: Sprachtheorie und Weltanschauung in der europäischen Aufklä'rung. Berlin 1990. Voir, entre autres, les dictionnaires néologiques de la Révolution. Dans Beffroy de Reigny, L.A.: Dictionnaire néologique des hommes et des choses...Paris 1800, nous lisons sous ABUS:'De tous les termes usités, celui d'abus est précisément celui dont on a le plus abusé;...'; ABUS des mots: 'Jamais il n'a été si loin, depuis l'origine du monde. Mais avec un nouveau Dictionnaire fait exprès, qui expliquerait que liberté a voulu dire esclavage, qu'humanité a voulu dire barbarie, que vertu a voulu dire crime, etc. on aurait le mot de l'énigme, et la nouvelle langue serait très facile à retenir.' L.S. Mercier publie, lui aussi, une Néologie en deux volumes, en 1801, qui se réfère surtout aux néologismes de la Révolution, telles p. ex.: Capitaliste: Ce mot n'est guère connu qu'à Paris. Il désigne un monstre de fortune, un homme au coeur d'airain, qui n'a que des affections métalliques...;Chômage; Corruptionner; Déception:...ceux qui ont part au gouvernement doivent craindre à chaque instant la Déception, qui se masque si souvent sous le grand mot intérêt général.; Déclarateur; Démonétisation; Désorganisateur; Despotiser; Encachotés; Fraternisation; etc.

(8) Cf. Fauré, Chr.: Les déclarations des droits de l'homme de 1789. Paris 1988. Les Déclarations de l'an I. Colloque Poitiers 1993; Paris 1995; Langages de la Révolution. 1770-1815. Actes du 4ème colloque international de lexicologie politique. Paris 1995. Bach, R.: Hintergründe eines Textproblems: Zu den verschiedenen Menschenrechtserklärungen der Französischen Revolution. Dans Knabe, P.-E./Thiele, J.: Über Texte. Tübingen 1997. Pp.17 – 29.

(9) Gunn, J.A.W.: Queen of the world: opinion in the public life of France from the Renaissance to the Revolution. Oxford 1995. Knabe, P.-E.: Opinion. Berlin 2000. Baker, K. M.(Ed.): The French Revolution and the Creation of a Modern Political Culture. Oxford 1987. Bach,R.: "Conduire l'opinion publique en 1796: Roederer et les métamorphoses de la physiocratie". Dans Knabe, P.-E. (Ed.): op. cit. pp. 265-273.

(10) Le Mercier de la Rivière: L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Paris et Londres 1767. p. 57.

(11) Bach, R.: "Rousseau et les physiocrates: Une cohabitation contradictoire". Dans Bach,R. (Ed.): Rousseau – Economie politique. Etudes Jean-Jacques Rousseau 11, 1999. pp. 9-82.

(12) Turgot: Lettre à l'abbé Millot. Le 2 sept. 1761. Texte inédit, publié intégralement dans Fontius, M./ Henschel, B.: Turgots Konzeption eines Aufklärungskatechismus. Z. rom. Philologie. Berlin, H.2., 1982, p. 205-232.

(13) Ibid. p. 229.

(14) Ibid. p. 230.

(15) Ibid. p. 231.

(16) Réf. dans Jaume, L.: Le discours jacobin et la démocratie. Paris 1989. p. 174.



(17) Ibid.

(18) Journal d'instruction sociale. Paris 1793, p. 2.

(19) Jaume, L.: Échec au libéralisme. Paris 1990. p. 119.

(20) Texte intégral chez Jaume, L. 1990. op. cit.

(21) Ibid. p. 100.

(22) Ibid. p. 99.

(23) ibid. p. 101.

(24) Cabanis: Quelques considérations sur l'organisation sociale en général et particulièrement sur la nouvelle Constitution. (1799) dans Corpus général des philosophes français, t. XLIV, 1, sec. partie, Paris 1956, p. 474

(25) ibid. p. 475

(26) cf. Bach, R.: Gesellschaftskritik in Sprache und Sprachtheorie Jean-Jacques Rousseaus. Halle 1978.



(27) Cf. Bach, R.: Weichenstellungen des politischen Denkens in der Literatur der französischen Aufklärung. Tübingen 1995. Gauthier, F.: Triomphe et mort du droit naturel en Révolution. 1789-1795-1802. Paris 1992.

(28) Condorcet: Esquisse d'un tableau historique des Progrès de l'esprit humain. (1793). Paris 1966, p. 218/219.

(29) Destutt de Tracy: Traité de la volonté. (1818), Paris 1994, p. 127.

(30) Condorcet: op. cit. p. 219.

(31) Robespierre: textes choisis. Paris 1974, t. I, p. 79.

(32) Ibid. p. 68.

(33) Leroux, P.: De l'individualisme et du socialisme. (1834), Paris 1996, p. 66/67.

(34) Guilhaumou, J.: De l'histoire des concepts à l'histoire linguistique des usages conceptuels. dans Genèses 38, mars 2000. pp. 105-118. Voir également Discours et événement. L’histoire langagière des concepts, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006.

(35) Ibid. p. 105.

(36) Ibid. p. 109

(37) Bach, R.: Stationen der Ausprägung und Umgestaltung politischer Begriffe der französischen Aufklärung. Greifswald 1990.

(38) Cf. Ricken, U.: Beiträge zur Analyse des sozialen Wortschatzes. Wiss. Beiträge d. Univ. Halle (1975) 7 (F8). Bach, R.: Zum Forschungsstand, zur theoretisch-methodischen Disposition und zur Gliederung der Arbeit. Dans Bach, R.: (1995) op. cit. pp. 14-27.

(39) Pour les détails de la méthode, les différents genres de relations sémantiques enregistrées et classées, les critères, les termes techniques et les symboles d'enregistrement, le choix des contextes et les résultats détaillés de l'analyse menée entre 1978 et 1989, voir Bach, R. 1990, 1995.

(40) Cf. Citton, Y.: Portrait de l'Économiste en Physiocrate.l'Harmattan, Paris, Québec, 2008. Bach, R.: Divergente Ansätze säkularisierter Ethik in der französischen Aufklärung. Dans Bach, R./ Desné, R./ Haßler, G.: Formen der Aufklärung und ihrer Rezeption. Expressions des Lumières et de leur réception. Tübingen 1999, pp. 453-469. Bach, R.: Rousseau devant les révolutions de 1789 et de 1989. Dans J.-J. Rousseau, politique et nation. Actes du II. Colloque international de Montmorency 1995. Paris 2001. pp. 1097-1105.

(41) Leroux, P.: De l'Égalité. (1838/1848). Paris 1996. pp. 89, 95/96.

(42) Rousseau, J.-J.: Émile ou de l'éducation. (1762). O. C. 1969, t. IV, p. 249.

(43) Rousseau, J.-J.: Du Contrat Social. (1762). O. C. 1966, t. III, pp. 360-367.

(44) Fauré, Chr.: Des Manuscrits de Sieyès. Paris, I, 1999, pp. 501/502.

(45) Zappéri, R. (Ed.): Sieyès. Ecrits politiques. 1994, p. 144.

(46) Des Manuscrits de Sieyès. I, 1999, op. cit. , p. 243.

(47) Ibid. p. 466.

(48) Cf. Bach, R.: Rousseau – Économie politique. op.cit.

(49) Gauthier, F.: Mably critique de l'économie politique despotique. Physique social contre liberté en société. Dans Bach, R.(1999), op. cit. pp. 195-220. -: Triomphe et mort du droit naturel en Révolution. 1789-1795-1802.Paris 1992. Gauthier, F. et Ikni, G.-R.: La guerre du blé au XVIIIe siècle. Paris 1988. Friedemann, P.: Culture politique et état constitutionnel moderne chez Mably. Dans Colloque Mably. La politique comme science morale. Vol. 2, Bari, 1997, pp. 77-105. Guilhaumou, J.: Mably et la "Science de la politique".Analyse de discours. Ibid. pp. 157- 140.

(50) Steiner, Ph.: La "science nouvelle" de l'économie politique. Paris 1998. Faccarello,G.: et Steiner, Ph.: La pensée économique pendant la Révolution française. Actes du Colloque International de Vizille. 1989, Grenoble 1990. pp. 9-56.

(51) Le Mercier de la Rivière: L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Paris et Londres 1767, p. 465.

(52) Ibid. p. 465.

(53) Ibid. p. 185.

(54) Ibid. p. 185/186.

(55) Ibid. p. 57.

(56) Larrère, C.: L'invention de l'économie au XVIIIe siècle. Paris, 1992, p.7.

(57) Laval-Reviglio, M.-C. Les conceptions politiques des physiocrates. Dans Revue française des sciences politiques. Vol. 37, No. 2, avril 1987. p. 212.

(58) Le Mercier de la Rivière: op. cit. 1767, p. 56.

(59) Cf. Piguet, M.-F.: Classe. Histoire du mot et genèse du concept. Lyon, 1996.

(60) Sieyès. Ècrits politiques (Ed. Zapperi, R.) op. cit. p. 181.

(61) Le Mercier, op. cit. p. 28.

(62) Roederer: De la majorité nationale (...) ou Théorie de l'opinion publique. Texte intégral dans Jaume, L. (1990) op. cit. p. 102. En ce qui concerne l'avènement de la devise "Liberté, Égalité, Fraternité", voir aussi Porset, Ch.: La devise maçonique "Liberté, Égalité, Fraternité". Paris 1998.

(63) Condorcet: Esquisse d'un Tableau...op. cit. p. 218.

(64) Le Mercier: op. cit. 1767, p.471.

(65) Rousseau, J.-J.: Du contrat social. Op. cit. p. 360.

(66) Rousseau, J.-J.: Émile ou de l'éducation. op. cit. p. 249.

(67) Rousseau, J.-J.: Du Contrat Social. Op. cit. p. 360.

(68) Sieyès. Écrits politiques. (Ed. Zapperi) op. cit. p. 199.

(69) Mandeville, B.: La fable des abeilles. (1714). Paris 1990.

(70) "Telle est la pierre philosophale sur laquelle la nouvelle religion a bâti son église: en faisant de l'intérêt égocentré un vecteur du bien commun, les Économistes ont transmuté la coupable cupidité en louable esprit d'entreprise." dans Citton, Y.: Portrait de l'Économiste en Physiocrate. À paraître chez l'Harmattan. p. 151.

(71) Le Mercier de la Rivière: op. cit.: p. 36

(72) Le Mercier de la Rivière.: op. cit. p. 122/123.

(73) Sieyès: Manuscrits. op. cit. p. 466.

(74) Vernière, P.: Diderot. Oeuvres politiques. Paris 1963, p. 70.

(75) Fauré, Chr.: (1988) op. cit. p. 406.

(76) D'Holbach: Système de la nature. (1770) Paris 1990, t. I, p. 154.

(77) Ibid, p. 267.

(78) Ibid, p. 236

(79) Ibid, p. 129.

(80) Ibid, p. 262.

(81) Ibid, p. 245.

(82) Ibid, p. 356.

(83) Ibid, p. 332.

(84) Ibid, p. 334.

(85) Ibid, p. 171.

(86) Ibid.

(87) ibid, p. 345.

(88) Ibid, p. 346.

(89) Ibid, p. 348.

(90) Ibid, p. 346.

(91) Ibid, p. 358.

(92) Ibid, p. 362.

(93) Le Mercier de la Rivière, op. cit. p. 51.

(94) D'Holbach: Le système de la nature. Op. cit. p. 235.

(95) Ibid, p. 236.

(96) Destutt de Tracy: Traité de la volonté. (1818), Paris 1994, p. 11.

(97) Le Mercier de la Rivière, op. cit. p.57.

(98) Destutt de Tracy.: op. cit. p.132.

(99) D'Holbach. op. cit. p.332.

(100) ibid, p. 329.

(101) Ibid, p. 354.

(102) ibid, p. 356.

(103) Ibid, p. 354.

(104) Ibid, p. 173.

(105) Ibid, p. 171.

(106) Ibid, p. 345.

(107) Ibid, p. 355/356.

(108) Ibid, p. 172.

(109) Helvétius: De l'homme. 2 vol. (1773). Paris 1989, t. II, p. 951.

(110) Ibid, p. 659.

(111) Ibid, t. I, p. 182.

(112) Ibid, p. 108.

(113) Ibid, p. 102.

(114) Ibid, p. 542.

(115) Ibid, p. 101.

(116) Ibid, p. 181.

(117) Marx, K.: Das Kapital. Vol. I dans Marx,K./ Engels, F.: Werke, Bd. 23, Berlin 1962, p. 174.

(118) Condillac: Le commerce et le gouvernement considérés relativement l'un à l'autre. Paris 1776. p. 44

(119) ibid, p. 81.

(120) Ibid, p. 46.

(121) Ibid, p. 65.

(122) Ibid, p. 121.

(123) Sieyès dans Fauré, Chr. (1988), op. cit. p. 406.

(124) Ibid, p. 407/408.

(125) Condillac. Op. cit. p. 57.

(126) Le Mercier de la Rivière: L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. 2 vol. (!) Paris et Londres, 1767, t. II, p. 500.

(127) Sieyès. Écrits politiques. Op. cit. p. 121.

(128) Ibid, p. 119/120.

(129) Ibid, p. 181.

(130) Destutt de Tracy, op. cit. p. 254.

(131) Sieyès. Écrits politiques, op. cit. p. 199.

(132) Rousseau, J.-J.: Du Contrat Social. Op. cit. p. 364.

(133) Ibid, p. 380.

(134) Ibid, p. 354.

(135) Ibid, p. 374.

(136) Sieyès.: Manuscrits, op. cit. p. 454.

(137) Sieyès, dans Fauré Chr.: (1988) op. cit. p. 406.

(138) Cf. Branca S. ,Guilhaumou, J.: De "société" à "socialisme". L'invention néologique et son contexte discursif. Dans Langage & Société, numéro 83/84 – mars/juin 1998, pp. 39-77. Guilhaumou,J.: Présentation du Grand Cahier Métaphysique. Dans Des Manuscrits de Sieyès, op. cit. p. 63 f. Faccarello,G./ Steiner, Ph.: La pensée économique...op. cit. p. 40.

(139) D'Alembert.:Discours préliminaire de l'Encyclopédie. Paris 1947, p. 30.

(140) Ibid, p. 44.

(141) Ibid, p. p. 7.

(142) Condorcet, op. cit. p. 213.

(143) Ibid, p. 218/219.

(144) Ibid, p. 270.

(145) Ibid, p. 274.

(146) Ibid, p. 211.

(147) Ibid, p. 218.

(148) Ibid, p. 208.

(149) Fauré, Chr.: (1988) op. cit. p. 406.

(150) Ibid, p. 407.

(151) Ibid, p. 96.

(152) Condorcet, op. cit. p. 209.

(153) Mirabeau: Les plus beaux discours. Paris (Ed. Du centaure), p. 216.

(154) Cf. Challamel,A.: Les Clubs contre-révolutionnaires. Paris 1895.

(155) Cabanis, op. cit. p. 464.

(156) Ibid, p. 469.

(157) Ibid, p. 474.

(158) Ibid, p. 475.

(159) Ibid, p. 481.

(160) Ibid, p. 484.