Les Montagnards, qui ne manquaient pas d'audace, ont proposé en juin 1793 de réformer radicalement la nature même du service domestique. Cette proposition, annoncée solennellement dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ("la loi ne reconnaît point de domesticité") (1), semblerait a priori constituer une étape importante du mouvement égalitaire qui se développe et s'accélère en France dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, se traduisant par une prise de conscience progressive des droits naturels applicables à tous les hommes sans exception, et aboutissant à une série de mesures "émancipatrices": octroi de l'état civil aux minorités religieuses, aux protestants d'abord (édit de 1787), aux juifs ensuite, proclamés "libres et égaux" par l'Assemblée constituante, aux compagnons affranchis de leurs maîtres lors de l'abolition des corporations en 1791, à présent aux serviteurs à gages, et bientôt (encore provisoirement) aux esclaves noirs dans les colonies françaises. Cette prise de conscience à vocation universelle, puisqu'elle rend envisageable à terme l'attribution de tels droits civils égaux aux femmes (2), a engendré la notion de citoyenneté républicaine propre à la période jacobine, qui trouve son expression dans le projet de constitution soumis à la ratification populaire au cours de l'été 1793, ainsi que dans le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794) abolissant l'esclavage.

Certes, la réforme formelle du statut du domestique fut de courte durée et ne survécut pas aux suites du 9 thermidor. Elle disparaît en effet, un an plus tard, de la nouvelle Déclaration des droits, adoptée le 5 fructidor an III (22 août 1795) par la Convention thermidorienne, et dont l'article XV reprend en partie le libellé de l'article XVIII de 1793, mais en omettant toute référence à la domesticité (3). Par ce silence, elle la rétablissait tacitement et de plein droit.

Deux ans à peine: réforme éphémère, vouée à l'oubli, enfermée avec le texte constitutionnel dans l'arche en bois de cèdre, destinée à ne jamais être appliquée. Les gens de maison continuèrent à vaquer à leurs fonctions sans bénéficier de leurs nouveaux droits civils, et la servitude dite "volontaire" subsista en dépit des promesses. Soulignons, au départ, que cette "non-mesure" prometteuse qu'est la non-reconnaissance de l'état de domesticité, ne touchait pas encore les femmes, privées par leur sexe du droit de vote: bonnes, cuisinières, femmes de chambre, servantes de ferme, soit l'immense majorité du corps domestique y échappait, au moins 60% des gens de maison, au dire de Sarah Maza (4). Les hommes, en revanche, étaient directement visés: serviteurs à gages, laquais, valets, cochers, déjà décimés, en ce qui concerne les grandes familles, par la disparition de la culture de la vie à la cour, par l'abandon des livrées (septembre-octobre 1791), puis par le phénomène de l'émigration, qui va croissant entre 1789 et 1793, se trouvaient exclus de la société civile par leur association même avec la noblesse. Il s'ensuit qu'un nombre relativement restreint d'employés de maison était concerné (5), et ce petit nombre de serviteurs à gages continua à vivre et à travailler comme avant, sans récolter les fruits du changement de leur état civil. Concrètement, aucune loi n'a jamais interdit à quiconque d'employer un domestique, et les représentants du peuple en particulier ne se privèrent pas d'un tel luxe, considéré comme essentiel (6). Sans doute, pendant la Terreur, les domestiques eurent tendance à s'éclipser: les maîtres n'ayant guère intérêt à s'afficher avec leurs valets, comme le fit imprudemment l'abbé Morellet devant la Commune de Paris, à la recherche d'un certificat de civisme, son domestique chargé d'un sac contenant dix volumes de ses ouvrages comme preuve de son républicanisme: quelques mois plus tard, en germinal an II, "j'étais sans domestique, écrivit-il, réduit au service d'un homme qui venait faire ma chambre le matin et que je ne revoyais de la journée" (7).

Dans la mesure où la réforme de la domesticité, préconisée par la Convention montagnarde, n'eut aucun effet dans la pratique, les serviteurs, certes moins nombreux après la Révolution, eurent tendance à se ranger tout naturellement derrière leur employeur, qui leur assurait une certaine protection. Le domestique moyen recevait des gages minimes, en dépit d'un éventail très large: en 1789, un valet à Aix touchait 90 livres par an, une cuisinière 50 livres, tandis qu'un garçon d'écurie à Paris pouvait recevoir 450 livres (8). Mais il est logé, habillé, blanchi, chaussé et surtout nourri. Sa subsistance lui est assurée, il est à l'abri des aléas conjoncturels. Avantage non négligeable en temps de pénurie, auquel il convient d'ajouter la sécurité d'emploi, à comparer à la précarité du marché du travail. Sécurité relative, sans doute, puisqu'il demeure à la merci des caprices de son maître. Si Julie de Wolmar, dans La Nouvelle Héloïse (1762), considère ses domestiques comme "ses enfants", l'art du maître de maison consiste à les manipuler: généreux, il peut augmenter leurs gages de 5% tous les ans, mais coercitif, il peut aussi les réduire s'ils se conduisent mal: les plus anciens d'entre eux ont donc beaucoup à perdre (9).

Il n'en reste pas moins que la réforme proposée marque la volonté des Montagnards d'instituer une égalité de droits réelle, consubstantielle à leur vision de la citoyenneté. Désormais, tout homme âgé de 21 ans, et domicilié depuis un an et un jour dans la même commune, aura le droit de vote. Comme l'écrivait Saint-Just dans le chapitre III de son Essai de constitution, consacré au droit de suffrage, "la loi ne reconnaît pas de maître entre les citoyens" (10). Membre du comité de rédaction qui pourfina la version définitive de la Constitution de 1793 (11), Saint-Just veille à ce que son projet soit intégré dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui la précède. Là où les Levellers anglais du milieu du siècle précédent hésitaient encore à accorder le suffrage aux serviteurs à gages, comme nous allons le voir, les Montagnards franchissaient un pas décisif en offrant le droit de vote à tous les hommes adultes, domestiques inclus, et n'excluaient du suffrage masculin que certaines catégories circonscrites: mendiants, vagabonds, faillis, délinquants. A leurs yeux, il appartenait au valet, non de s'éclipser derrière son maître, mais de revendiquer fièrement sa liberté. Même s'il ne peut "se vendre, ni être vendu" comme un esclave, il s'est néanmoins assujetti à cette servitude volontaire dont il est appelé à se libérer: secouer le joug de la dépendance, s'affranchir de l'autorité de son maître, se soustraire à ses humiliations et vexations, ne plus céder à l'intimidation, revendiquer enfin son identité propre. C'est le sens même de la liberté conçue comme "non-domination", selon la thèse de Philip Pettit (12). Indépendant, le domestique devient citoyen à part entière, accède au suffrage et à la plénitude de ses droits civils, notamment au droit égal à la liberté.

Théoriquement, tout au moins, car selon la tradition, le valet typique était bien différent du Figaro de Beaumarchais, il vivait effacé, appartenait à son maître, en était inséparable. Tel était le sort du domestique en Angleterre au XVIIe siècle: au dire de l'Agitator Petty, s'exprimant à Putney le 29 octobre 1647, lors de la trève qui sépare la première de la seconde guerre civile anglaise (13), la dépendance des valets est telle qu'ils sont "inclus dans leur maîtres" (included in their masters), ceux-ci pouvant agir en leur nom, les représenter et voter à leur place. Si Oliver Cromwell et les chefs de la New Model Army réservaient le suffrage tout naturellement aux propriétaires fonciers, ainsi qu'aux freemen des corporations (14), les Agitators militaires, au même titre que les Levellers civils, favorables à ce que le droit de vote fût accordé aux "plus pauvres", songeaient avant tout aux freeborn Englishmen, simples soldats engagés dans l'armée, petits cultivateurs et artisans indépendants, non a priori aux "serviteurs et aux preneurs d'aumône". Tout en s'opposant farouchement, par la bouche du colonel Thomas Rainborough, à l'exigence d'un cens electoral (40 shillings par an), ils traçaient instinctivement une distinction, non entre pauvreté et richesse, mais entre dépendance et indépendance: était né libre (freeborn) celui qui était en mesure d'exercer son droit naturel à la liberté, et qui ne s'en était pas privé par délinquance, par mendicité ou par domesticité. Le compromis intervenu à l'issue du grand débat sur les droits civils, reposait sur ce principe élémentaire, sous-jacent au projet Agreement of the People, et que le Commissaire-général Henry Ireton résuma ainsi: "la fondation de la liberté réside en ceci, que ceux qui choisiront les législateurs soient affranchis de toute dépendance par rapport à autrui" (15).

Voltaire reprendra à son compte, et à sa manière, cette distinction fondamentale dans son Dictionnaire philosophique (1764): "Ce n'est pas l'inégalité qui est un malheur, c'est la dépendance" (16). Confrontée à cette même problématique, la Révolution française a commencé par adopter une démarche électorale fondée sur le cens, c'est-à-dire le principe de l'indépendance, excluant tous ceux (et partant toutes celles) qui étaient soumis à une dépendance ou à une servitude quelconque, ne considérant pas de telles catégories d'exclusion comme anormales (manœuvres, femmes, serviteurs à gages, mendiants, inculpés, faillis ou insolvables). Surtout, comme on le sait, on exigeait de l'électeur le paiement au fisc d'une contribution directe de trois journées de travail (17). Or, l'égalité des droits civils est un thème de prédilection pour Robespierre, sur lequel il revient inlassablement à l'Assemblée constituante. Si, en janvier 1790, il accepte encore le préalable d'une "imposition quelconque", en octobre de la même année il affirme qu'il n'appartient plus aux législateurs de "priver les indigens de la qualité de citoyen actif Tous les membres de l'Etat doivent avoir les mêmes droits". Et dans son discours sur le marc d'argent, lu au club des Cordeliers le 20 avril 1791, il dénonce les "monstrueuses différences qui rendent un citoyen actif ou passif suivant les divers degrés de fortune", les droits civils devant reposer sur le principe de l'égalité politique "sans distinction de fortune" (18). Sans distinction de fortune: plus de citoyens actifs et passifs, bientôt plus de maîtres, plus de serviteurs, mais une stricte égalité civile entre les citoyens.

En outre, l'article XVIII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1793, énonce aussi les prémisses d'une égalité économique. Il est proposé, premièrement, que le domestique, libéré de sa dépendance, puisse se prévaloir d'une relation contractuelle avec le patron qui l'emploie, contrat qui le met sur un pied d'égalité morale avec celui-ci et lui confère la "véritable dignité" du travailleur, au dire de Lakanal. "Plus de maîtres entre les citoyens", selon Saint-Just, mais "un engagement égal et sacré entre l'homme qui travaille et celui qui le paie"; ou comme l'affirme la Déclaration des droits dans le texte finalement adopté, "un engagement de soins et de reconnaissance" entre preneur et donneur d'emploi (19). Deuxièmement, corollaire de ce nouveau statut contractuel entre partenaires égaux, les "gages déshonorants" du domestique seront remplacés par un "juste salaire", versé en contre-partie de sa libre prestation. Voici donc voué à l'oubli le cri angoissé du valet Sganarelle à la fin du Dom Juan de Molière, au moment où son maître disparaît dans les flammes ("Mes gages!") (20).

Dans le discours qu'il prononce devant les sociétés populaires d'Aurillac, de Montauban et de Castres au cours de ses missions, le représentant Jean-Baptiste Bo compare la domesticité à l'esclavage et la déclare contre nature: la loi, dit-il, interdit au citoyen opulent d'en "acheter un autre", comme elle empêche au pauvre d'être contraint de "se vendre". "Il est temps d'effacer, poursuit Bo, cette ligne de démarcation entre le citoyen qui jouit et celui qui travaille: la Constitution leur donne la même existence politique et la morale nous en fait un devoir"; désormais, le serviteur est un citoyen comme les autres, "qui loue son travail et son temps, comme un journalier loue ses heures, comme les hommes à possession vendent leurs conseils" (21). La formule de Bo est éclairante. Elle souligne la valeur intrinsèque du travail, qu'il s'agisse de celui d'un journalier agricole ou d'un homme de loi, et elle met en avant la notion d'une rémunération juste et suffisante pour une journée travaillée. Examinons le soubassement économique d'un tel régime, qui différencie l'exploitation abusive inhérente à la servitude domestique de la valorisation du travail par le biais d'une juste rémunération. Et prenons encore Robespierre comme guide.

Robespierre, qui en mars 1789 avait rédigé le cahier de doléances des savetiers ou cordonniers mineurs, corporation la plus pauvre d'Arras (texte tout récemment réédité en version corrigée grâce aux bons soins de Florence Gauthier) (22), a l'habitude de distinguer plusieurs "classes" de citoyens pauvres. Au bas de l'échelle sociale, celle des "indigents", à qui il manque le minimum vital et à qui il promet d'assurer "le droit à l'existence" grâce aux secours publics; ensuite, celle des "citoyens prolétaires", au sens antique du terme, les citoyens exempts d'impôt, "qui n'ont rien à perdre", comme il le dit ironiquement, qui n'ont que le fruit de leur travail pour vivre, ou encore: "les citoyens prolétaires dont la seule propriété est dans le travail". Classe qu'il compare également à une "classe d'ilotes" (23). Vient enfin une troisième catégorie de pauvres, ceux dont le "modique salaire" suffit pour nourrir femme et enfants, se procurer de "grossiers habits", se loger dans un "humble réduit", et qui parviennent à mettre de côté de "petites épargnes": artisans ou cultivateurs qui versent au fisc entre trois et dix journées de travail par an, qui ont donc acquis le statut de citoyen actif, qui frôlent le seuil de l'indépendance économique et se réclament d'une "honorable pauvreté" (24). Mais où faut-il placer les domestiques dans cette hiérarchisation? N'y a-t-il pas ambiguïté dans la démarche robespierriste en ce qui les concerne? Ni l'employé de maison, ni le valet de charrue ne gagne assez pour franchir le seuil du minimum vital, sans pour autant appartenir à la classe des indigents. Ni l'un, ni l'autre ne se range parmi les "prolétaires" ou les "ilotes", même si leurs gages minimes les libèrent de toute obligation fiscale. La dépendance où ils se trouvent par rapport à leur maître leur assure subsistance et sécurité relative, même s'ils ne peuvent aspirer au rang d'une honorable pauvreté: ce statut, telle que le conçoit Robespierre, reposant sur la possession limitée de biens matériels, et notamment sur le "fruit du travail", considéré comme propriété.

La Déclaration des droits de 1793, à son article XVI, affirme que le droit de propriété doit permettre à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré du "fruit de son travail et de son industrie" (25). C'est aussi l'avis de Tom Paine, pour qui la faculté d'exercer un métier est comparable à une propriété "ostensible"; et de Condorcet qui propose la création de caisses d'accumulation (ou d'épargne), devant inciter les travailleurs à se constituer un "petit capital"; et encore de Gilbert Romme, qui adopte un ton prémarxiste en affirmant que "tout homme qui travaille est vraiment propriétaire: on parle des capitaux comme propriété. Eh! pourquoi ne parle-t-on pas du salaire de l'ouvrier? Ses bras sont ses capitaux" (26). Or, l'honorable pauvreté décrit par Robespierre englobe le nécessaire, c'est-à-dire le prix de la subsistance, plus un superflu, si minime soit-il, c'est-à-dire la propriété limitée de biens matériels et le fruit du travail progressivement épargné. Idéalement, le juste salaire évoqué par Bo, censé remplacer les gages déshonorants et propulser l'ancien domestique au rang du journalier, de l'artisan indépendant, voire de l'homme "à possession", dépasse le seuil de subsistance et comporte deux composantes: celle d'un minimum vital garanti, contre les réductions de salaire arbitraires, la précarité du marché du travail, ou les effets de l'inflation; et d'autre part, la possibilité d'épargner, soit la garantie contre la maladie, le chômage, la vieillesse. L'idée jacobine de la propriété issue du travail est donc conçue comme un outil d'émancipation, destiné à permettre aux domestiques, ainsi qu'aux "prolétaires" et aux "ilotes", d'acquérir leur indépendance économique.

Sans doute ne faut-il pas confondre compagnonnage et domesticité, bien que le compagnon fût souvent assimilé aux yeux du maître à un serviteur, et sa soumission n'est pas sans rappeler la servitude domestique. Les ouvriers savaient manier avec dextérité le langage juridique de la négociation et privilégier même le thème de l'esclavage, la sujétion contre laquelle ils luttaient depuis des générations. Le Chapelier, dans son rapport de juin 1791, utilise le terme "esclavage" pour désigner la condition abjecte qu'engendraient des salaires excessivement bas (27). Les compagnons eux-mêmes étaient furieux d'être réduits au rang de citoyens passifs (28) et réclameront bientôt un ajustement de salaires au nom de leurs droits naturels et imprescriptibles: ils mettent en regard esclavage et liberté, dépendance et indépendance, droits naturels et obligations légales. Après 1791, ils revendiquent le droit de travailler sans maîtrise, et les maîtres déplorent la désertion générale des compagnons (29). On ne peut plus croire à la "fiction" de l'intimité entre compagnons et maîtres, sauf dans le cas de ceux qui étaient sur le point de le devenir (30). Face aux réalités d'un marché du travail incertain, d'un monde fluide et fragile, contraire à la stabilité du mythe sans-culotte, les ouvriers quittaient leur atelier, abandonnaient leur maître à la recherche d'emploi temporaire, connaissaient la mobilité et l'instabilité, tout en suivant des circuits d'embauche durables et structurés, tels que les décrit Michael Sonenscher. Leur monde, après la dissolution des corporations, était à l'opposé du monde clos et effacé de la domesticité.

Rien de tel, en effet, dans le comportement des serviteurs à gages. Evitons donc de confondre compagnons et valets, et ne nous laissons pas leurrer par le langage émotif de l'époque. Les bonnes et les soubrettes, de leur côté, se réclament souvent du terme "esclave" pour décrire leur sort, mais les ménagères et les maîtresses de maison aussi, comme le démontre Philip Pettit, exemples à l'appui (31). Car si les femmes mariées se plaignent de leur "esclavage", c'est qu'elles partagent avec les domestiques un statut subordonné par opposition au maître de maison, seul à jouir pleinement de sa liberté. Paradoxalement peut-être, les domestiques étaient peu nombreux à réclamer à cor et à cri un changement de leurs conditions de travail: peu enclins à la manifestation publique, ils étaient quasiment absents des journées populaires (32). Sur le plan de l'histoire des émancipations, le monde du compagnonnage, ainsi que celui de l'esclavage colonial, seront l'objet de plus profonds remous que celui, humble et retiré, et de ce fait quelque peu suspect, des gens de maison. Le service domestique étant déjà miné, dans sa dimension aristocratique, par l'émigration et par l'abandon des livrées, ne voient-ils pas leur situation se dégrader progressivement sous l'Empire? Privés de leurs droits civils, s'ils viennent à perdre leur place, ne risquent-ils pas d'être arrêtés et punis comme vagabonds (33) ? C'est-à-dire, chassés de la société civile et relégués au rang des faillis, des criminels, des femmes, des mendiants (34).

Il n'empêche que la logique égalitaire de Robespierre et de ses collègues jacobins fait écho à celle de Thomas Rainborough et des Levellers à Putney, mais les entraînera plus loin encore. En prenant la défense de tous les pauvres exclus du corps social par leur ignorance, la faiblesse de leur revenu et leur incapacité à payer l'impôt, et qui pourtant "supportent tout le poids du titre de citoyen" (35), ils sont amenés à privilégier les domestiques, à valoriser leur travail et à revendiquer en leur nom un juste salaire et le droit à l'épargne. Emancipation à la fois économique et politique: le droit de vote qui leur est promis, même s'il est resté sans effet immédiat, demeure un point de repère significatif, entre les réserves anglaises de 1647-1649 et le suffrage universel de nos jours. C'est dans la longue durée que la Constitution de 1793, jamais appliquée, mérite son titre, certes tout symbolique, de "constitution populaire" (36). En se voyant promu l'égal de son maître, citoyen à part entière et travailleur investi d'un statut pareil à tous les salariés, l'humble domestique est devenu en quelque sorte un porte-drapeau, brandissant le refus de l'exclusion, porteur d'une banderole proclamant que "tous les hommes sont libres et égaux". Héraut, bien malgré lui, de la démocratie moderne, il annonce la parité à laquelle une dernière catégorie d'exclus saura prétendre un siècle et demi plus tard: selon les termes du préambule de la Constitution de 1946, la loi devant désormais garantir "à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme" (37). Y compris le droit de suffrage, et bientôt (sait-on jamais?) le droit à un salaire égal pour travail égal!

Notes

(1) Lucien Jaume, Les Déclarations des droits de l'homme (Du débat 1789-1793 au Préambule de 1946), Paris, Flammarion, 1989, p. 303.

(2) Voir à ce propos le compte rendu par David A. Ball du récent livre de Lynn Hunt, Inventing Human Rights: a History (Londres, Norton, 2007), paru dans la London Review of Books, vol. 29, n° 22, du 15 novembre 2007, p. 14-15, ainsi que nos remarques sur l'émancipation féminine dans Egalitarisme jacobin et droits de l'homme, Paris, Arcantères, 2000, p. 456.

(3) Lucien Jaume, op.cit., p. 308.

(4) Sarah C. Maza, Servants and Masters in Eighteenth-Century France: the Uses of Loyalty, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 314-316. L'auteur souligne que la féminisation du service domestique entraînée par la Révolution se poursuivit tout au long du XIXe siècle, pour atteindre 70% en 1850, et près de 90% en 1900.

(5) Sur les 800 000 domestiques masculins employés en 1789, sans doute moins de la moitié était encore en service à l'aube de la Terreur: voir Gwynne Lewis, France, 1715-1804: Power and the People, Harlow, Pearson, 2004, p. 133, et James M. Anderson, Daily Life during the French Revolution, Westport, Greenwood Press, 2007, p. 31.

(6) Sarah Maza, op. cit., p. 309-310.

(7) Abbé André Morellet, Mémoires sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution, texte présenté par Jean-Pierre Guicciardi, "Le Temps retrouvé", Paris, Mercure de France, 1988, p.345, 378.

(8) Gwynne Lewis, op. cit., p. 133; James Anderson, op. cit., p. 31.

(9) Sarah Maza, op. cit., p. 299-303.

(10) Saint-Just, Œuvres complètes, édition critique de Anne Kupiec et Miguel Abensour, Paris, Gallimard, 2004, p. 553-554.

(11) Jean-Pierre Gross, "Saint-just et la Déclaration des droits de l'homme de 1793", Actes du colloque Grandes figures de la Révolution française en Picardie, Blérancourt, Aisne, 17 et 18 juin 1989, Chauny, B. Vinot, 1990, p. 171-188.

(12) Philip Pettit, Republicanism: a Theory of Freedom and Government, Oxford, Clarendon Press, 1997 (2002), p. 12-25.

(13) The Putney Debates, ed. Jack Emery, Rampant Lions Press, Cambridge, 1983, p. 66; on trouvera le texte complet des débats dans Sir Charles Firth, The Clarke Papers, Camden Society, 4 tomes, Londres, 1891-1901.

(14) A leurs yeux, le suffrage reposait sur la propriété, base de l'indépendance économique: censitaire, par définition même, le droit de vote était déterminé par un seuil financier ou fiscal - possession d'un bien d'une valeur de 40 shillings, inscription sur le rôle des impôts locaux, les poor-rates; et pour être élu représentant, un revenu d'au moins £20 par an.

(15) La formule de Henry Ireton ne fut pas sérieusement contestée par Thomas Rainborough, porte-parole des radicaux, qui refusait cependant le cens de 40 shillings par an: Putney Debates, p. 66 et 91. Voir à ce sujet C. B. Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism, Oxford University Press, Oxford, 1964, p. 130-139; et Christopher Hill, The World Turned Upside Down, London, 1972, p. 53-57; ainsi que les remarques de Jonathan Smyth, du Royal Holloway College, Université de Londres, sur le site www. révolution-francaise.net, novembre 2007.

(16) Voltaire, Dictionnaire philosophique, présenté par R. Naves et J. Benda, Paris, Garnier, 1967, p. 176.

(17) Pour être électeur au second degré, il fallait payer une contribution égale à 10 journées de travail, et pour être éligible à l'Assemblée nationale un impôt égal à la valeur d'un marc d'argent (environ 50 livres): voir Michel Pertué, article "Suffrage", dans Albert Soboul, Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989, p. 1001-1002.

(18) Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, Nancy et Gap, 1910-2007, VI, p. 130-133 et 552-554; VII, p. 162.

(19) Gross, Egalitarisme jacobin, p. 329-330.

(20) Ce cri, qui clôt la pièce, est cependant omis deu texte d'Amsterdam (1683): Molière, Le Festin de pierre( Dom Juan), éd. critique de Joan Dejean, Genève, Droz, 1999, p. 249-252. Notons que le terme anglais wages continue encore aujourd'hui à s'appliquer à la rémunération des métiers manuels.

(21) Discours de Jean-Baptiste Bo, prononcé les 13 pluviôse, 17 ventôse et 8 floréal an II, et imprimé à Castres, an II: BNF, 8 Le38 499; Gross, Egalitarisme jacobin, p. 330.

(22) "Doléances du corps des cordonniers mineurs de la Ville d'Arras", mars 1789, dans Œuvres de Maximilien Robespierre, tome XI, publ. par Florence Gauthier, Paris, Société des études robespierristes, 2007, p. 275-277.

(23) "Plan d'éducation nationale" de Michel Le Peletier, présenté par Robespierre les 13 et 29 juillet 1793, Œuvres, IX, p. 621; Robespierre, De la Nation artésienne à la République et aux Nations, Actes du Colloque d'Arras, 1-3 avril 1993, Villeneuve d'Ascq, Université Charles de Gaulle-Lille III, 1994, p. 284.

(24) Robespierre, discours des 21 avril et 11 août 1791, Œuvres, VIII, p. 164, 622; et 24 avril 1793, ibid., IX, p. 459-471.

(25) Lucien Jaume, op. cit., p. 301.

(26) Yannick Bosc, "Paine et Robespierre", Actes du Colloque d'Arras, p. 247; Condorcet, "Sur les caisses d'accumulation" (1790), Œuvres, 12 t., Paris, 1847-1849, XI, p. 389; Alessandro Galante-Garrone, Gilbert Romme: histoire d'un révolutionnaire (1750-1795), Paris, 1975, p. 299-300.

(27) Voir à ce sujet l'ouvrage de Steven L Kaplan, La fin des corporations, traduit par Béatrice Vierne, Paris, Fayard, 2001, ainsi que Steven L. Kaplan et Philippe Minard (éd), La France, malade du corporatisme? XVIIIe - XIXe siècles, Paris, Belin, 2004.

(28) Steve Kaplan, La fin des corporations, p. 572.

(29) Ibid., p. 429, 434.

(30) Michael Sonenscher, Work and Wages: Natural Law, Politics and the 18th. Century French Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1989; et "Artisans, Sans-culottes and the French Revolution", dans A. Forrest & P. Jones (eds.), Reshaping France: Town, Country and Region during the French Revolution, Manchester, Manchester University Press, 1991, p. 105-121.

(31) Philip Pettit, op. cit., p. 48.

(32) Sarah Maza, citant George Rudé, op.cit., p. 306-308.

(33) Françoise Fortunet, article "Domestiques", Dictionnaire Albert Soboul, p. 364-365.

(34) Sarah Maza, op. cit., p. 312.

(35) Plan Le Peletier, Œuvres de Maximilien Robespierre, X, p. 10-42.

(36) Voir la lettre de Mathieu et Treilhard datée de Périgueux le 7 juillet 1793, dans Actes du colloque de Blérancourt, p. 183.

(37) Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, dans Lucien Jaume, op. cit., p. 326, 333.