La pensée des Lumières : le travail naturel de l’esprit Synthèses
jeudi 3 juillet 2008Revue critique
Par Jacques Guilhaumou, UMR « Triangle », Université de Lyon, ENS-LSH.
Au cours des vingt dernières années, l’approche de la pensée des Lumières s’est singulièrement complexifiée à la suite d’une série de publications, soit généralistes sous la forme de Dictionnaires, soit particulières sous la forme de monographies. Nous avons lu et rendu compte d’une partie, certes limitée, de cette vaste production éditoriale, mais presque toujours dans une perspective synthétique. Ainsi, au-delà d’un abord de la pensée des lumières centrée au départ sur la cohérence de l’entreprise encyclopédique elle-même, et du fait même que nous avons toujours essayé de mesurer l'ampleur d’une « économie du discours » (Francine Markovits) en matière d’échange, de communication, de langage, mise en place au sein de l'atelier analytique des Lumières, nous nous orientons de plus en plus vers la caractérisation, au cours des Lumières tardives (les années 1770-1780 donc), de ce qu'il en est du travail de l’esprit politique, de sa dimension matérialiste avec son point d'aboutissement en 1789, au point de proposer une réflexion autonome en ce domaine, comme le montre aussi une autre intervention sur le présent site .
N.B. La présente approche synthétique s'inscrit dans la continuité réflexive de précédentes revues critiques sur « L'intentionnalité historique au 18ème siècle. De la conceptualisation de l’histoire aux usages des savoirs de l’histoire » et « Philosophie allemande et Révolution française ». Il s'agit, en effet, de caractériser, sur ces trois axes, des espaces (langagiers) de transfert, d'échange et de traduction au sein de connexions (empiriques) de divers niveaux, contre l'affirmation polémique, de surcroît ahistorique et adiscursive, de la mise en place progressive d'un positivisme historiciste doublé d'un forçage analytique de la pensée elle-même des Lumières.
Une économie discursive donc qui relève autant d’une dimension expressive, avec l’accent rousseauiste mis sur la force des signes et son lien à la créativité institutionnelle, que d’une dimension analytique, étroitement associée au langage d’action, avec l’œuvre de Condillac et son impact majeur en matière de philosophie du langage, de théorie de la connaissance, voire de métaphysique expérimentale.
Une économie du discours qui ouvre à l’esprit une perspective matérialiste, avec les Lumières tardives, sur « la science nouvelle » de l’économie politique et "la science politique" proprement dite à partir de la construction, dans l’observation sociale, d’un socle sociologique d’utilité sociale qualifié de « science des mœurs », voire par le néologisme de sociologie (Sieyès). Une économie du discours aux effets pratiques déjà perceptibles dans les années 1770 à l'horizon du droit naturel proclamé mais non encore déclaré, par exemple autour de la "Guerre des farines".
Une économie du discours d’inflexion leibnizienne enfin qui désigne un nouvel univers du pensable et du possible dans un espace de connexion naturelle situé au-delà de l'état de choses, et qui devient effectif par le travail de l’esprit politique et la production de synthèses républicaines propres à la Révolution française dès leurs mises en place au cours des années 1780. Et plus largement, une économie du discours qui garde toute son actualité au vue de la disposition nouvelle à l'esprit politique qui se manifeste encore actuellement dans le mouvement social, comme nous l'avons précisé ailleurs.
Table des matières
1-L’approche dictionnairique contemporaine : au-delà du système
2-L’atelier encyclopédique : l’élaboration du système des connaissances humaines
Ordre des connaissances et travail de l’esprit
Diderot matérialiste, lecteur de Leibniz
3-L’économie rousseauiste et son contexte
Une économie du discours…
…impulsée par la force du style
L’exemple du sentiment patriotique
4-La question centrale du langage : Condillac au premier plan
Une vue d’ensemble
L’antécédence du champ littéraire
Une révolution dans le langage : l’exemple du langage naturel des signes
L’apport condillacien
5-L’inflexion matérialiste des mœurs : sa nécessité naturelle, ses effets pratiques
Connexion empirique et requalification métaphysique des lois de la nature
La tradition matérialiste
Une sociologie des mœurs
Les effets pratiques
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L’approche dictionnairique contemporaine : au-delà du système
A propos de
Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de Michel Delon, Paris, PUF, 1997, 1128 pages, index des noms propres, index thématique.
Encyclopedia of the Enlightenment, Alan Charles Kors, Editor in Chief, 4 volumes, Oxford; Oxford University Press, 2003, 430 + 449 + 497 + 471 pages.
Il revenait à Michel Delon de nous faire bénéficier de son intense activité au sein de la communauté des dixhuitiémistes en nous proposant un Dictionnaire européen des Lumières de 1128 pages à double colonne. Le travail critique ainsi mis en oeuvre sur les Lumières au fil d'une grande diversité de problématiques signe le refus de toute appréhension de la pensée des Lumières comme système. Il s'agit donc d'un Dictionnaire notionnel composé d'une toile d'articles couvrant à la fois divers pays et aires culturelles, les disciplines scientifiques, les activités artistiques, les genres littéraires, les catégories philosophiques et esthétiques, sans négliger l'étude des institutions et des catégories anthropologiques. La plupart des rédacteurs sont de langue française, hormis une forte contribution des chercheurs allemands particulièrement bienvenue, nous le verrons, dans une telle entreprise critique.
Ainsi, le premier abord de ce Dictionnaire à partir de la représentation des Lumières (Michel Delon) ne nous renvoie pas à un système, mais à une autoreprésentation métaphorique susceptible de diversité par le fait même de la multiplicité des infléchissements et des interprétations. D'ailleurs le goût des Lumières pour l'éclectisme (Barbara de Negroni) nous rappelle à quel point l'emprunt constant à divers systèmes de "catégories hétérogènes mais compatibles pour décrire des phénomènes hétérogènes , mais coexistants" (Lia Formigari) caractérise la capacité des Lumières à procéder à la fois d'une science des principes et d'une science pratique. Enfin le champ d'extension à l'ensemble de l'Europe du débat suscité par les Lumières est particulièrement perceptible dans l'examen du courant des Anti-Lumières (Jacques Domenech), même si les Encyclopédistes n'ont pas trouvé là des adversaires à leur mesure.
Cependant il ne nous était guère possible de rendre compte présentement de l'apport de ce Dictionnaire à travers la diversité des problématiques exposées. C'est pourquoi nous avons choisi un fil directeur, certes partiel mais susceptible de mettre en évidence l'ampleur d'une catégorie majeure des Lumières, l'échange.
Si nous avons privilégié ce thème, c’est que nous avons été très marqué, au cours de nos premières lectures sur la pensée des Lumières, par l’ouvrage de Francine Markovits L’ordre des échanges. Philosophie de l’économie et économie du discours au XVIIIème siècle en France. Cette ouvrage, dont nous allons rendre compte par la suite, met en effet l’accent, à côté de la vision nominaliste de la sémiotique des Lumières sur laquelle nous reviendrons également, sur une manière autre d’aborder la question du langage, c’est-à-dire à travers des formes d’expressivité où prédomine le discours comme effet, et de ce fait la figure de Rousseau.
Dans le présent dictionnaire, de l'échange et de ses usages au 18ème siècle, Francine Markovits retient d’abord le vaste champ de l'équivalent. Ici l'échange nous renvoie plus à l'équivalence des rôles, des emplois, des services qu'au simple constat de la nécessaire évaluation des biens échangés. Il est donc possible de parler d'une épistémologie de l'échange dont nous allons énumérer diverses expérimentations.
Une telle problématique de l'échange peut d'abord se mesurer à partir de jeux d'échelles : au niveau de la ville (Vincent Milliot), avec la polarisation accrue des réseaux urbains et la différenciation fonctionnelle des villes, et bien sûr au niveau de l'État (Robert Descimon), constitué au terme d'une « lente imposition de la majuscule ». La division du travail est une autre facette de l'échange. Elle s'impose, par exemple, avec une censure (Barbara de Negroni) résultante d'un vaste écheveau de décisions institutionnelles dont le monarque ne détient pas le monopole. Mais la valeur interprétative de cette catégorie s'impose avant tout avec la constitution de l'Économie politique (Catherine Larrère) comme science dans les années 1760. A l'intérieur d'échanges intereuropéens, sous la forme du voyage (Marie-Noëlle Bourguet), de la rencontre au sein de la République des lettres (Didier Masseau), de la traduction (Jürgen von Stackelberg), etc., se précise, sous l'égide des Physiocrates, l'importance des échanges vers la production. Ainsi s'instaure un lien entre le projet épistémologique à base empirique, propre aux Lumières, et le projet d'économie politique.
Un tel passage d'un ordre à l'autre constitue, à vrai dire, la caractérisation majeure de l'épistémologie de l'échange. La doctrine sensualiste, - le mot sensualisme date de 1802 précise Sylvain Auroux -, dominante dans la philosophie des Lumières, nous renvoie à l'équivalence entre opération cognitive et opération sensitive, au caractère coextensif de l'ordre des sensations et de l'ordre des connaissances. Quant au Matérialisme (Heinz Thoma), révoquant l'ordre divin, il pose la question, à travers une « science des mœurs », de l'articulation entre l'ordre pratique et l'ordre naturel. Nous y reviendrons. En fin de compte, la problématique de l'échange particularise une intertextualité des Lumières basée sur un modèle sensualiste de la communication. La médiation perpétuelle de la sensibilité (Gerhard Sauder) permet alors de mesurer l'échange en termes d'émotion, de force expressive, d'énergie (Michel Delon). Nous débouchons ainsi sur une notion plus dynamique qu'analytique, bousculant les grilles normatives, les hiérarchies préétablies et permettant donc de penser les passages, en particulier des Lumières au Romantisme. La dynamisation progressive de la mélancolie (Anne Amend), lieu de passage entre la sensibilité physique et la sensibilité morale, s'inscrit dans ce même univers émotionnel et processuel.
La problématique de la représentation du corps (Antoine de Baecque), attenante à celle de l'échange, s'avère tout aussi propre à établir des passerelles entre de multiples registres. L'étude des diverses représentations du corps tout au long du siècle nous introduit en effet dans un espace de croisement des vocabulaires, nous immerge dans des registres métaphoriques susceptibles de fictionnaliser l'humain dans son ensemble. C'est donc un des lieux privilégiés de la narration de la société des Lumières sur elle-même. A mi-chemin des Lumières et du Romantisme, une telle corporéité de la société caractérise également une société révolutionnaire française élargie au dernier tiers du 18ème siècle sur la base d'une attention privilégiée au « discours de la Révolution française sur elle-même » (Mona Ozouf) mis en place dès le moment où l’opinion publique prend conscience d’elle-même.
L'expérimentation des Lumières ne s'en tient donc pas à l'éphémère, par exemple avec l'échange de livres sous le manteau, si caractéristique de l'érotisme (Jean-Christophe Abramovici). Elle ne se confine pas plus dans un bureau, un salon (Jean-Noël Pascal), et même un boudoir (Michel Delon), lieu ultime où s'éprouve "la détermination de l'être humain par les objets qui l'environnent et agissent sur ses sens". Avec la Monadologie (Joachim Christian Horn) de Leibniz, elle pose le problème de l'identité structurelle entre la pensée et la vie, elle explicite le fait que "le processus des Lumières nécessite d'abord une mise en lumière de ce qu'il est en lui-même". Ainsi de l'Idea latine au Begriff allemand, elle invente la dynamique créatrice de l'Idée (Ulrich Ricken) dans la continuité de l'ordre métaphysique à l'ordre pratique.
Certes le concept de Révolution (Rolf Reichardt), inventé en 1789, hérite de toute une évolution sémantique, mais il actualise plus fondamentalement une modernité des Lumières qui puise en elle-même sa norme et sa conscience de soi. Ainsi une tradition des Lumières (Siegfried Wiedenhofer) se constitue au fur et à mesure que la réflexion historique et critique des Lumières sur elle-même gagne en importance au cours de la seconde moitié du XVIIIème siècle. Elle peut alors s'inscrire durablement, au-delà de tout raisonnement en termes d'influence, d'emprunt et de filiation, dans la modernité de la critique du temps présent déployée de Kant à Foucault (voir les en ligne sur Kant et l'événement dans le dossier philosophie allemande), donc jusqu'à nos jours.
Plus récemment, l’approche dictionnairique des chercheurs contemporains a atteint son apogée avec l’entreprise de l’ Encylopedia of the Enlightenment sous la direction de Alan Charles Kors et d’ampleur inégalée, avec l’aide d’environ 500 auteurs pour près de 700 entrées. Cette somme considérable de travaux est immédiatement perceptible à la lecture de l’index qui s’étend sur 176 pages dans le quatrième volume !
La préface de l’éditeur en chef précise, sur la base d’un recensement topique des entrées présenté pages 273-279 du quatrième volume, les objectifs et le contenu de cette Encyclopédie. Il s’agit de rendre compte des tendances les plus diverses et des principales étapes du développement de la culture européenne entre les années 1670 et le début du XIXème siècle, inclus l’apport de l’expérience américaine. Plusieurs centaines de biographies couvrent sans surprise la géographie des Lumières. Cependant, il est aussi longuement question des mondes du livre, de l’édition, de l’éducation, des salons, des clubs etc. qui structurent cet espace. La pensée des Lumières est également fortement représentée tant en matière de religion naturelle et de philosophie politique que dans les domaines plus usuels de la philosophie classique, de la religion révélée, de l’esthétique, de l’économie et de la science, avec une incursion limitée sur les questions linguistiques.
Du vaste mouvement de naturalisation et de sécularisation de la vision du monde, qui caractérise les Lumières, il ressort un contrôle renforcé de l’homme sur la société, et l’avènement d’un esprit de réforme. Il convenait donc de cerner aussi le lien entre le mouvement des Lumières et les Révolutions organiques, en France en premier lieu, et le Nouveau Monde inclus. Mais ce lien, qui fait problème pour une part de l’historiographie, est présenté soit à partir d’une vue d’ensemble, soit à travers les débats qu’il suscite, grâce au précieux apport d’historiens tels que Lynn Hunt, Jack Censer, James Leigh pour le cas de la Révolution française.
Les principaux courants de pensée de la période des Lumières sont également mis en valeur, ce qui permet de mieux comprendre les enjeux des interprétations actuelles, présentées à travers des auteurs contemporains aussi prestigieux que Foucault, Habermas, Gay et Koselleck. Une attention toute particulière est prêtée au républicanisme (p. 422-436 du troisième tome) tant en Angleterre, aux Etats-Unis, aux Pays-Bas et en Amérique Latine qu’en France, avec une un approche plurielle du républicanisme civique, si spécifique de l’historiographie anglophone.
Les bibliographies en fin d’article, parfois commentées avec bonheur, nous semblent très complètes en langue anglaise, elles le sont moins, de manière dégressive, en langue allemande, italienne et française. Les auteurs ont respecté le choix de l’éditeur en matière de présentation: un style simple, un langage clair, une part informative dominante, un vocabulaire technique réduit, un respect de la diversité des interprétations. Il en ressort un ouvrage d’accès aisé pour un vaste public, en particulier pour les lecteurs soucieux d’une première appréhension du mouvement des Lumières dans toute sa diversité.
Pour sa part, le chercheur dixhuitiémiste y trouvera surtout des informations biographiques, des précisions bibliographiques et des vues d’ensemble sur ce qu’il connaît le moins bien de son vaste champ de recherche. Cependant, hormis la présentation, déjà mentionnée, des grands courants (en particulier le post-modernisme) et des grandes figures de l’interprétation contemporaine des Lumières, il peut regretter parfois l’absence de mention des interrogations les plus avancés, et des débats qu’elles suscitent, sur tel ou tel sujet. Certes il nous manque une prise de distance vis-à-vis de ces interrogations actuelles, dont on ne sait pas vraiment si elles sont l’effet de la médiatisation du débat intellectuel ou le fait d’un changement de paradigme interprétatif. Mais « le retard de lecture », en particulier dans l’échange nécessaire entre les travaux anglophones et les études françaises, est parfois sensible, au point de limiter les apports de la synthèse proposée.
A vrai dire, rien de systématique ne peut être affirmé en la matière. Si nous considérons, par exemple, les entrées rédigées par Daniel Gordon (Ernst Cassirer, Citizenship, Peter Gay, André Morellet, Post-structuralisme et Post-modernisme, Sociability), nous sommes frappé par la grande originalité de sa réflexion, en particulier sur la manière dont se déploie le concept de sociabilité (tome 4, pages 96-104) dans la pensée et la pratique des Lumières, et du rôle que tend à jouer de plus en plus ce concept dans les débats post-modernes. Une entreprise éditoriale d’une telle ampleur constitue donc un outil de travail remarquable et incontournable pour la communauté des dixhuitiémistes.
Voilà donc, à travers ces deux dictionnaires, une entrée royale dans l’entreprise encyclopédique des hommes du dixhuitième siècle eux-mêmes, et en tout premier lieu au sein de L'Encyclopédie.
L’atelier encyclopédique : l’élaboration du système des connaissances humaines
A propos de
Martine Groult (dir.), L’Encyclopédie ou la création des disciplines, Paris : Les Editions du CNRS, 2003, 344 pages.
Claire Fauvergue, Diderot, lecteur et interprète de Leibniz, Paris, Champion, 2006, 278 pages.
Véronique Le Ru, Subversives Lumières. L'Encyclopédie comme machine de guerre, Paris, CNRSEditions, 2007, 270 pages.
Peut-on considérer, comme semble vouloir le montrer Véronique Le Ru, que l' Encyclopédie relève plus d'une entreprise critique, visant à bousculer les idées reçues, que d'une volonté d'ordonner les connaissances ? Certes le choix d'articles publiés par cette chercheure, au titre des Subversives Lumières, montre que "nous avons à apprendre à penser par nous-mêmes par le développement de l'esprit critique que promeuvent le système subversif des renvois, la rhétorique de la dénégation et, de manière générale, toutes les techniques de dissimulation utilisées par les encyclopédistes" (p. 248). Mais l'esprit critique dépend lui-même d'une donnée naturelle, le travail de l'esprit dont il convient d'apprécier la capacité à ordonnancer des connaissances. L'indéniable intertextualité de l' Encyclopédie lui confère un sens universel prononcé, tout en s'ancrant dans les opérations de l'esprit humain et leur description systématique.
Ordre des connaissances et travail de l'esprit
Ainsi, dès les premières pages de l’ouvrage sur L’Encyclopédie ou la création des disciplines, Martine Groult, qui en assure la direction, propose la reproduction du Système figuré des connaissances humaines édité d’abord dans le Prospectus de Diderot en 1750, puis repris, avec des modifications dans le tome 1 de L'Encyclopédie en 1751. Cette chercheure au CNRS nous oriente ainsi vers la structure disciplinaire diversifiée, propre aux Lumières, que cet ouvrage collectif explore étape pat étape, après en avoir défini les contours.
De la figure à la définition, le mot discipline prend, sous la plume de Diderot, l’allure suivante :
« (Un) point de réunion auquel on a rapporté les observations qu’on avait faites, pour en former un système de règles et d’instruments, et de règles tendant à un même but…voilà ce que c’est que discipline en général » (Encyclopédie, t.1, p. 713b).
Il convient alors, comme le souligne Martine Groult dans sa préface, que « chaque discipline soit représentée par les éléments qui la constituent et soit définie par le procédé de la liaison de ces éléments entre eux » (p. 2). Il s’agit bien, au plus loin de toute spécialisation disciplinaire au sens actuel, de privilégier l’excellence de l’analyse, si recherchée par les hommes des Lumières. Ainsi l’expérience de la pluralité des objets est d’abord introduite, par induction, au cœur même d’une métaphysique non-substantialiste, c’est-à-dire située au plus près de l’entendement humain : elle est donc restreinte aux opérations de l’esprit humain, selon une description de la chaîne naturelle des événements qui procède de principes communs aux disciplines du savoir. Le souci méthodologique propre à l’ordre encyclopédique - créer artificiellement des descriptions disciplinaires - procède ainsi tout à la fois d’un ordre métaphysique, qui rend compte des opérations logico-naturelles de l’entendement, et d’un ordre généalogique, qui nous fait connaître l’histoire des découvertes du savoir. Cette démarche foncièrement analytique peut alors aboutir à un ordre anthropologique, voire à un ordre historique distincts. En conséquence, « Il y a l’affirmation selon laquelle la classification introduit une méthode qui place les matières selon un ordre dont l’homme produit la démonstration du sens » (préface, p.3). L’ordre se lie à la matière : il s’inscrit dans la continuité du naturel à l’artificiel, il positionne l’homme et ses principes dans un centre commun d’où part tout point de vue sur la connaissance humaine.
Dans cette voie, la première partie de l’ouvrage approfondit la question des sciences et de leur classification. Il s’agit tout d’abord de resituer l’ Encyclopédie dans la lignée des multiples tentatives de classement à vocation encyclopédique, en appui sur la méthode des savants libraires et bibliographes. D’entrée de jeu, Henri Durel rappelle la référence appuyée à Bacon et à son ouvrage majeur, De la dignité et de l’accroissement des connaissances humaines (1623), lorsqu’il est question de l’arbre encyclopédique dans l’ Encyclopédie. Mais il met plus spécifiquement en valeur l’importance accordée par le chancelier Bacon à son approche critique d’une encyclopédie française, les Tableaux accomplis des Arts et des Sciences de Christophe de Savigny (1587). Bacon critique la reprise par Savigny de la classification stoïcienne du savoir en trois branches (logique, philosophie de la nature et philosophie de l’homme) et propose une fusion de l’histoire humaine et des histoires issues de la nature, intégrant ainsi les techniques dans le savoir.
Ellen Ruth Moerman, pour sa part, s’intéresse à une source anglaise de la synthèse encyclopédique, l’œuvre du lexicographe Ephraïm Chambers, en particulier sa Cyclopoedia (1727) et ses nombreuses traductions d’ouvrages scientifiques. Chambers permet par son activité lexicographique, tant dans la création de mots nouveaux que dans les effets colingues de la traduction, le perfectionnement de l’outil linguistique nécessaire à la présentation des connaissances. De son côté, MariaFranca Spallanzani, en interrogeant ce qu’il est de l’histoire de la philosophie dans l'Encyclopédie, ne néglige pas le travail d’adaptation par Diderot du « savant et judicieux Brucker » dans son Historia Critica Philosophiae, laissant ainsi la porte ouverte au remarquable travail de Claire Fauvergue dont nous allons bientôt rendre compte. Plus généralement, loin de toute érudition fastueuse, Diderot fait le choix, avec ce rationaliste libéral, de l’éclectisme philosophique, donc d’une histoire de la philosophie qui valorise les noms des philosophes. Quant à D’Alembert, il met plus spécifiquement l’accent, à l’encontre des ouvrages d’érudition, sur la possibilité d’une « histoire philosophique des progrès de l’esprit humain à partir de la renaissance des lettres ».
Il convient aussi de suivre la postérité encyclopédique. Encarnacion Medina Arjona nous entraîne ainsi du côté des Jésuites, et plus particulièrement de l’ Idea del Universo (1778) de l’abbé Hervas y Panduro, exilé en Italie où la tradition encyclopédique est très présente. Ici se déploie une conception unitaire d’un savoir où l’interrogation anthropologique prend la première place. François Bléchet nous oriente plutôt vers l’Allemagne, et plus particulièrement Weimar avec l’ Atlas Literarius (1785), manuscrit de Christiano Rothio, connu pour son Arbre des connaissances (1769) qui sera inséré dans certains exemplaires de la Table général de l'Encyclopédie. La comparaison de ces deux textes montre bien comment se fait l’appropriation par les encyclopédistes de la méthodologie des bibliographes.
Il importe alors d’évaluer la manière dont la démarche encyclopédique expose le système général des connaissances. Pour Michel Malherbe, le tableau se prête particulièrement bien à l’exposition de l’histoire des connaissances humaines. Mais cette figure est absente de l'Encyclopédie, hors de la référence à l’art du peintre. Reste le détour par l’histoire à l’aide du tableau historique de l’humanité. Mais là encore, ni l’ordre encyclopédique artificiel, ni l’ordre généalogique naturel ne sont historiques. Bertrand Binoche a par ailleurs bien montré, dans ses travaux déjà présentés sur l'intentionnalité historique, que le fondement de l'ordre encyclopédique est ausssi celui de la scission genèse/histoire, ce qui induit une récurrence génétique sur la base de la nature immuable de l'homme. Ainsi l'histoire se limite aux faits, à distance donc de toute réflexion du type philosophie de l'histoire, si ce n'est dans la version très limitée à un effort d'anticipation des catastrophes à venit dans l'histoire réelle. Il convient donc, dans cette voie, de marquer les limites monumentales de l’entreprise encyclopédique face à la révolution réduite à la récurrence cyclique, donc prise comme simple objet historique, en la réduisant à ce qui est, à la différence de la réflexion à venir des auteurs des Lumières tardives sur le devoir être du nouvel ordre social.
Martine Groult part sur d'autres prémisses: elle interroge, à partir du Discours préliminaire, l’idéal encyclopédique de l’unité, sa construction sur la base de l’ordonnancement humain associé au raisonnement « qui agit comme principe qui pense en nous ». C’est à l’art du philosophe qu’il revient alors de réduire analytiquement chaque science à un petit nombre de règles par le biais du raisonnement : il le fait à l’aide d’une métaphysique des corps, donc du réel. A ce titre l’ordre métaphysique de l’Encyclopédie garde son actualité jusque dans le révolution, tout particulièrement en permettant la construction d’une anthropologie sociologique (Sieyès) avant que s’impose, à la sortie de la révolution, une histoire positive du progrès humain (Condorcet).
La deuxième partie de l’ouvrage, qui porte sur les sciences des arts et de la nature, nous introduit dans plusieurs nouveaux espaces disciplinaires : la science du beau (le terme esthétique prend place plus tardivement dans le dictionnaire) jusque dans les arts mécaniques, avec Jacques Proust ; la discipline de l’image à travers les planches de l'Encyclopédie, avec Madeleine Pinault Sorensen ; l’orchestique en tant que discipline en gestation avec Marie-Joëlle Louison- Lassablière qui fait de l'Encyclopédie le premier dictionnaire de la danse ; la chimie promouvable nouvelle discipline grâce à la notion de génie appliquée au chimiste dans son aptitude à bâtir une science des différents états de la matière, avec Eliane Martin-Haag ; la science cognitive des arts mécaniques dans une perpective de vitalisation de la machine industrielle, avec Paolo Quintili ; enfin la science naturelle, pratique et utile de la santé, qualifiée par le mot d’hygiène qui rend obsolète la théorie physiologique des humeurs, avec Daniel Teysseire. Concluons avec Diderot que toute discipline, « tout art a sa spéculation et sa pratique ; sa spéculation qui n’est pas autre que le connaissance inopérative des règles de l’art, sa pratique, qui n’est que l’usage habituel et non réfléchi des mêmes règles » (Article Art, p. 714a).
Il importe aussi de circonscrire les domaines de la science de la langue et de la science de la politique, intimement liés en révolution par la suite. Mais, avec l' Encyclopédie, il s’agit encore de deux logiques distinctes. Marie Leca-Tsiomis, Sylvain Auroux et Sylviane Léoni explorent un monument en langue où la logique aristotélicienne en tant que savoir demeure omniprésente à l’horizon d’une langue analytique théorisée de Locke à Condillac. Qui plus est, c’est le corpus de la grammaire générale, en liaison avec la grammatisation des langues, qui sert de base à la théorie analytique du langage. L’héritage dictionnairique monolingue des considérations sur la langue commune n’intervient guère dans les préoccupations des grammairiens philosophes. Mais il retrouve progressivement sa place sous la forme d’une réparation de « la faute que nous avons commise ». (Diderot) au regard de son oubli initial.
Cependant, il revient plutôt à la science de la politique, et son corollaire la connaissance de l’opinion, de demeurer en retrait face à la révolution qui s’annonce. En effet, comme le montre David Diop, la science politique sort à peine de la réaction morale au tacticisme (Machiavel) par la prise en compte du droit naturel, sous la forme de la valorisation de la loi naturelle de conservation de soi. Elle s’arrête ainsi à ce que D’Holbach appelle « la science des mœurs » et laisse donc encore de côté la traduction politique, sous la figure du législateur, des besoins les plus factices, les plus intellectuels, le savoir inclus. Quant à « l’histoire des opinions », elle demeure, selon Nicolas Veysman, une discipline mineure, dont le développement n’est envisagé, par D’Alembert et Diderot, qu’au regard d’un prochain progrès de l’instruction au-delà du petit nombre d’hommes qui savent penser…L’Encyclopédie comme « méga-machine disciplinaire animée de l’intérieur » nous fait donc circuler dans des intervalles, les uns pleins de sens, d’autres encore très hypothétiques, donc avec leur part d’utopie, selon Jean-Claude Beaune dans un propos à allure conclusive.
Il s’agit alors de nous faire voyager, d’un ouvrage à l’autre, au-delà de l’Encyclopédie, non sans en mesurer d’abord la minutie, à côté du système, comme le montre Claire Fauvergue, à propos de Diderot, lecteur, traducteur et interprète de Leibniz.
Diderot matérialiste, lecteur de Leibniz
Les historiens de la philosophie ont souvent accusé les Encyclopédistes français d’avoir pris connaissance de la philosophie leibnizienne de seconde main, il est vrai en conformité avec l’opinion des philosophes idéalistes allemands. Ainsi de Diderot qui se serait contenté d’un laborieux recopiage de Brucker, auteur de la fameuse Historia critica philosophiae (1742-1744). Analysant avec une grande minutie la convergence métathéorique entre Leibniz et Diderot, tout en marquant l’ancrage textuel de cette convergence dans un travail de traduction (du latin vers le français) et d’interprétation de cinq textes importants de Leibniz, dont la monadologie, dans l’article leibzianisme de l’ Encyclopédie, Claire Fauvergue montre qu’il n’en est rien.
Diderot s’efforce en effet de repenser de façon matérialiste les principes et les concepts de la philosophie leibnizienne. C’est sur la question de l’individualité, formulée au plus près de la monadologie leibnizienne, que l’on perçoit le mieux la continuité et la rupture entre les deux penseurs. Ici se précisent l’ampleur du travail de lecture/traduction par Diderot des textes latins de Leibniz sélectionnés par Brucker, ainsi que l’intérêt des commentaires de L’Encyclopédiste.
Une fois défini l’individu comme « un centre où tout se rapporte » (article animal de L'Encyclopédie), Diderot, dans la lignée de Leibniz, distingue l’identité réelle, donc la part d’inconscient perceptif propre à chaque individu, de l’identité personnelle, ce qui lui permet de pointer le passage décisif de l’individualité naturelle à la conscience de soi, et plus précisément à l’unité du moi. Mais, situant l’individu hors de toute analogie préétablie entre le réel et l’ordre des sensations, Diderot le conçoit par le seul fait immanent d’une temporalité individuelle actualisant une identité inconsciente. A distance de toute considération sur une préformation divine, donc hors de toute harmonie préétablie telle que la formule Leibniz, Diderot prend bien une position matérialiste. Il considère ainsi que le principe leibnizien d’individuation peut se penser autrement comme autant d’irrégularités biologiques, de variations naturelles, de singularités expliquant l’hétérogénéité de la nature, son altération - ainsi des monstres naturels dont l’existence avérée remet en cause l’idée de perfection et d’ordre préétablis - dans la variété même du mouvement.
A partir des différences individuelles - le principe leibnizien des indiscernables est ici conçu comme principe de dissimilitude -, il est alors possible de décrire autant d’altérations singulières que l’observation sociale le permet jusqu’à reconstituer le trajet intégral par lequel l’individu a conscience de lui-même, donc réalise son unité et la situe en devenir. L’inquiétude naturelle, définie comme propriété générale de la matière qui anime et altère l’individualité à tous les niveaux, occupe alors une place centrale dans le processus d’auto-régulation du vivant. Elle est la norme même de l’actualisation continuelle de la perception individuelle. Et Claire Fauvergue de conclure : « Diderot conçoit une loi individuelle de continuité d’états qu’il compare à la loi leibnizienne de continuité de la substance. La continuité se joue sur les différents degrés constitutifs de l’individualité, allant des perceptions confuses à la réflexion. Elle est acquise par l’actualisation partielle que représente la conscience de soi. L’individualité se reconnaît dans la suite de ses sensations et réalise l’intégrale de son existence. Elle existe par une anticipation continuelle et exerce une perfectibilité en proportion de l’inquiétude qui l’anime » (p. 248).
En fin de compte, il apparaît bien que le matérialisme de Diderot puise largement dans la métaphysique pour en redéfinir les termes, à condition de s’en tenir à une saisie expérimentale des opérations de l’art et de la nature. A vrai dire, art et nature s’équivalent dans ce travail de requalification de la métaphysique au plus près de la connaissance que Diderot propose et que d’autres penseurs tels que D’Alembert, Condillac et Sieyès approfondissent, nous le verrons.
Nous reviendrons, à propos de « la science des mœurs », sur le matérialisme. Mais il importe de prendre en compte, au-delà du problème de l’individualité, la part d’expressivité, dans la lignée leibnizienne, de la pensée des Lumières dont Rousseau est le principal représentant, et qui nous situe maintenant dans une distance calculée entre la nature et l'art.
L’économie rousseauiste et son contexte
A propos de
Francine Markovits, L’ordre des échanges. Philosophie de l’économie et économie du discours au XVIIIème siècle en France, Paris, PUF, 1986, 320 pages
Monique et Bernard Cottret, Jean-Jacques Rousseau en son temps, Paris, Perrin, 2005, 906 pages.
Géraldine Lepan, Jean-Jacques Rousseau et le patriotisme, Paris, Champion,2007, 529 pages.
L’ouvrage de Francine Markovits sur L’ordre des échanges, dont nous avons souligné la centralité dans le renouvellement des études sur la pensée des Lumières, creuse plus avant l’inflexion leibnizienne, dont nous avons déjà mesuré l’importance avec Diderot.
Une économie du discours...
Cet ouvrage de référence trace en effet les contours d’une « économie du discours, repère des variations rhétoriques, des figures expressives de notions dynamiques qui permettent d’affirmer qu’ « à travers la diversité des domaines auxquels elle peut s’appliquer, l’économie signifie l’art de bien conduire un ensemble, d’engager les dépenses, de calculer le rapport des moyens aux fins, de bien ménager les effets. En ce sens l’harmonie leibnizienne est un modèle d’économie /…/ Art de ménager les moyens pour diversifier et multiplier les effets, l’économie ne désigne pas un domaine, mais une méthode » (p. 16).
Dans un premier temps, Francine Markovits prend en compte une série de trois ouvrages de nature sémiotique, le Traité de la formation méchanique des langues (1765) de De Brosses, l’Essai sur les hiéroglyphes des Egyptiens (1714 pour la traduction française de Warburton), et bien sûr l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau. Nous sommes ici projeté dans un même espace signifiant d’adéquation des mots aux choses. Avec De Brosses, c’est l’interjection qui se substitue à la phrase prédicative pour rendre compte de la parole par imitation. Warburton, quant à lui, insiste sur l’émergence d’un savoir figé, monumentalisé avec la langue des hiéroglyphes. Reste Rousseau qui caractérise plus en profondeur l’espace de l’efficace des signes jusque dans le style. La prééminence affirmée du sens figuré sur le sens propre lui permet de mettre au premier plan une langue primitive « dont les tropes seraient l’expression de la passion qui cherche à se communiquer ». Ainsi la force du signe est antérieure à la parole : « le langage le plus énergique est celui où le signe a tout dit avant qu’on parle » précise Francine Markovits avec Rousseau.
Le second ensemble de textes pris en compte concerne la confrontation entre Quesnay et Turgot, entre le modèle cartésien et le modèle leibnizien de la valeur. Pour sa part, Quesnay désigne une physique sociale dans le but de réguler un ordre politique en appui sur un lien de causalité entre l’intériorité du sujet et l’efficace des choses extérieurs telle qu’elle est représentée. Le signe disparaît donc dans l’évidente naturalité des faits économiques sous la catégorie d’évidence, dont Sieyès se fera le critique sur le plan métaphysique. A l’inverse, Turgot établit un parallèle entre l’analyse de la langue comme échange de signes, circulation donc, et l’analyse de la valeur comme rapport (monétaire). C’est là où l’on peut dire que l’économie est « économie du discours » : la valeur de la monnaie est définie non d’après la figure évidente du souverain qui s’y trouve imprimée, mais par la force de la chose économique qu’elle exprime.
Ainsi Francine Markovits précise, d’une série de textes à l’autre, ce qu’il en est de l’opposition centrale entre la représentation des choses par des signes jugés évidents dans leur adéquation même, et l’expression des choses par identification aux signes. Elle approfondit par la suite l’alternative à la physiocratie, par le recours à l’analyse de textes de Mably, Galiani et Linguet. Il s’agit bien, d’un auteur à l’autre, de poser les bases d’une « science de la politique » qui rende compte conjointement de l’expressivité des lois et des bienfaits de la législation sur les mœurs.
Sans insister plus, pour le moment, sur « la science des mœurs », analyser ces textes, c’est déjà nous immerger dans le monde du langage expressif - mais de manière assez différente du nominalisme condillacien sur lequel nous allons revenir longuement par la suite - avec l’accent mis sur l’ordre local d’univers expressifs, là où la langue se définit par son dynamisme physique, le discours par ses effets politiques et sociaux, au titre de la coexistence de l’expérience avec le génie. Là où le style occupe une place singulière. Ici s’impose donc la figure de Rousseau dont Monique et Bernard Cottret nous proposent une nouvelle biographie.
.. impulsée par la force du style.
De la lecture de leur ouvrage passionnant, nous retiendrons d’abord le moment crucial où les deux auteurs précisent la spécificité de La Nouvelle Héloïse, et au centre de leur démarche, nous semble-t-il : « Ce roman d’amour contient la pensée, ou plutôt les interrogations philosophiques de Rousseau ; mais ce n’est pas un roman philosophique, l’intrigue intègre l’analyse sans se mettre à son service » (p. 258). Avec Rousseau, il s’agit bien d’un roman d’amour exprimant une rupture dans l’histoire de la sensibilité sur la base d’une intrigue simple, d’un récit limpide nous introduisant à un style original dans l’ensemble de l’œuvre. Avec Monique et Bernard Cottret, nous lisons « un ouvrage de passion » sur « le patriote genevois » qui se concrétise par une nouvelle manière de faire l’histoire. Nous sommes ainsi confronté à une narration de la vie et de l’œuvre de Rousseau propice à l’invention d’un nouveau style d’historien.
Dès le premier Discours sur les sciences et les arts, la révélation du style de Rousseau à ses contemporains s’accompagne d’une prise de conscience de l’originalité d’un esprit qui force la conviction, même lorsqu’il emprunte les voies de la rhétorique classique. D’un ouvrage à l’autre, avec en son centre l’Emile et Du contrat social, le style devient celui d’un prédicateur, d’un censeur qui excelle dans l’art de provoquer, avec une impertinence égale à celle de Calvin. C’est là où Monique et Bernard Cottret introduisent une interrogation qui peut surprendre : Rousseau, nouveau Calvin ? Et d’ajouter aussitôt : « Si théologiquement Rousseau avait pris des distances considérables par rapport à la doctrine du réformateur, il partageait sa passion de la Loi, loi divine ou loi humaine » (p. 389).
De cet ouvrage, il convient donc de retenir aussi la minutieuse analyse, étape après étape, des relations de Rousseau à Genève, Cité dépeinte par ailleurs dans son évolution politique au 18ème siècle avec beaucoup de précision. Il s’agit de mettre en évidence les liens de Rousseau à une tradition et à un style emprunts de la marque de Calvin dans la mesure où ce réformateur avait concouru à la rédaction des « sages édits » genevois. Cette tradition s’appuie sur la considération de la société comme fait d’institution, artefact, et côtoie donc, sans s’y confondre, une tradition de l’humanisme civil mettant l’accent sur la dimension concrète du « vivre ensemble » au sein de la Cité. Ainsi se précise au fil de certaines interrogations (« Le Contrat social, texte genevois ? », « La Corse, nouvelle Genève ? ») un versant méconnu d’une pensée rousseauiste foncièrement républicaine lorsqu’elle sait faire sa place au projet démocratique, à l’annonce de la guerre de libération et au pressentiment prophétique de la révolution sur la base d’une réflexion relative à la question de la loi dans les sociétés modernes. Retenons enfin de ce parcours biographique qu’il convient de ne pas « psychologiser » le cas Rousseau, même s’il importe, comme le font présentement nos deux auteurs, de décrire le malaise permanent du patriote genevois à l’égard de ses contemporains, avec son caractère pathologique de plus en plus marqué, certes au regard d’une persécution bien réelle.
L'économie du discours impulsée par Rousseau déploie alors toute son amplitude à propos du patriotisme, ou plus précisément du sentiment d'appartenance du citoyen à sa patrie dans la mesure où l'idée de patrie se précise dans "une théorie des passions délivrant un art d'agir sur les hommes" et "répond à la nécessité d'un principe d'unité et de liaison du tout" (p. 10), comme le montre Géraldine Lepan.
L'exemple du sentiment patriotique
Il s'agit alors de produire du lien social, du noeud social, de la sensibilité sociale par le sentiment patriotique, seul principe de conduite et d'action permettant de guider et d'orienter la volonté générale. S'il s'instaure "la loi sociale au fond des coeurs", il devient alors possible de mener de concert la réforme morale des citoyens et l'aménagement des institutions au titre d'une part de la vivacité de l'amour propre - nous retrouvons l'accent mis sur l'énergie, ici du sentiment -, d'autre part de la puissance souveraine de la volonté générale, volonté certes artificielle, mais irréductible à une entité métaphysique.
L'art politique procède alors, comme le souligne le Contrat social, du "concert qui règne dans les assemblées", des avis qui, s'ils sont unanimes, permettent à la volonté générale de "dominer", donc d'être souveraine. D'un tel "concert des résolutions", d'une telle réciprocité naturelle, les volontés individuelles ressortent converties à une collectivité d'appartenance, et servent ainsi de base unifiée à la construction des "relations des parties qui constituent le tout" au titre de la volonté générale. Ce que produit alors cette nouvelle communauté, c'est "l'affection sociale, le sensorium commun qui manque à l'humanité prise comme un tout" (p. 477), selon le Manuscrit de Genève.
L'art politique produit bien l'artifice politique, mais sur une base sociale bien réelle par la prise en considération des moeurs d'une communauté qui préexistent à l'institution politique. Les effets du sentiment patriotique, au titre de la force des signes présente jusque dans la volonté, solidifient ainsi la Cité d'obédience républicaine. Reste que la loi naturelle est mise à distance du contrat social, dans la mesure où Rousseau en récuse la valeur de loi de la raison contre les Encyclopédistes: elle relève plutôt de l'ordre moral sous la forme de la conscience, et se reconnaît immédiatement par la voix du sentiment. Art et nature ne se confondent pas dans la distance de l'artifice à la sensibilité. Là encore, Rousseau privilégie la force des signes, sentiments et passions inclus, qui permet aux hommes d'agir. La conscience, expression de la nature vraie de l'homme, est plus une impulsion à valeur de guide qu'une simple traduction du principe de raison. La reconnaissance première du sentiment est ici fondamentale.
Nous pouvons alors mieux comprendre, à partir du travail de Géraldine Leplan sur "le système" Rousseau, la fausseté de quelques lieux communs sur la pensée rousseauiste, et d'abord que l'artifice politique qu'elle promeut serait la source du thème de la transparence politique, sans cesse repris à propos des révolutionnaires de 1789. Son "système" est bien autrement complexe : certes "Rousseau donne à la politique un accès conventionnel" mais au titre que "L'obligation librement consentie est la seule base du lien social et de l'unité politique". Qui plus est, cette garantie de liberté "prend appui sur 'le système (naturel) du coeur humain' qu'a découvert l'enquête anthropologique et que prolonge la réflexion morale" (p. 509-510), ce qui rend nécessaire l'adjonction au politique d'une "sociabilité restreinte", basée sur le sentiment moral, et qui "représente bien un principe d'action, un facteur de cohésion et définit ce que devrait être l'espace politique, ce sans quoi il est détruit" (p. 476).
Face la fragilité du lien social et à l'ambiguïté du patriotisme, par le fait de l'oscillation permanente entre l'individu glorifié par la vertu civique et le "moi individuel" élargit au "moi commun", Rousseau se dédouble en quelque sorte en un Rousseau Genevois penseur de l'artifice politique, si bien mis en valeur par l'ouvrage de Bernard et Monique Cottret, et un Rousseau philosophe soucieux de "changer, pour ainsi dire, la nature humaine" ce qui ressort bien de l'ouvrage de Géraldine Lepan. Aucun autre penseur des Lumières n'a aussi bien souligné la nécessité de reconsidérer le continuum de la nature humaine à l'artifice dans un processus dynamisé par la force des signes et donc impulsé par l'énergie du patriotisme. La réforme de la socialité est ainsi inséparable de la réforme de la langue.
D’un ouvrage à l’autre, la question du langage apparaît donc centrale dans la pensée des Lumières. Nulle surprise donc si plusieurs ouvrages récents approfondissent cette spécificité linguistique.
La question centrale du langage : Condillac au premier plan
à propos de :
Lia Formigari, Signs, Science and Politics. Philosophies of language in Europe, 1700-1830, Studies in the history of the language sciences, 70, Amsterdam, Johns Benjamins, 1993, 218 pages.
Edward Nye, Literary and Linguistic Theories in Eighteenth-Century France. From Nuances to Impertinence, Oxford, Clarendon Press, 2000, 250 pages.
Sophia Rosenfeld, A Revolution in Language. The Problem of Signs in Late Eighteenth-Century France, Stanford, Stanford University Press, 2001, 410 pages.
Abbé Jean Ferrand, Dictionnaire à l’usage des sourds et des muets (ca 1784), Introduction de Françoise Bonnal-Vergès, Limoges, Lambert-Lucas, 2008, 203 pages.
Condillac et l’origine du langage, coordonné par Aliénor Bertrand, Paris, PUF, collection « Débats philosophiques », 2002, 146 pages.
André Charrak, Empirisme et métaphysique. L’ « Essai sur l’origine des connaissances humaines » de Condillac, Paris, Vrin, 2003, 159 pages.
Une vue d'ensemble
Commençons par une vue d’ensemble au niveau européen, telle que nous propose Lia Formigari. Les débats sur la philosophie du langage au 18ème siècle s'organisent autour de deux grands thèmes : l'origine du langage et la dépendance de la pensée par rapport au langage. De fait, le langage est ici conçu comme la matière principale de la pensée réflexive. Plus largement, la conscience linguistique occupe une place centrale dans les débats épistémologiques et politiques au point d'introduire, dans le sillage de la théorie lockienne des signes, un véritable contrôle sémiotique de la nature et de la société civile, sur la base de l'expérience constitutive du processus empirique dans l'ordre des connaissances et de la formation de la société civile dans l'ordre pratique.
Dans cette perspective, après avoir publié en 1988, également chez John Benjamins, un ouvrage sur Language and Experience in Seventeenth-century British Philosophie, Lia Formigari amplifie, dans son plus récent ouvrage sur Signs, Science and Politics. Philosophies of language in Europe, 1700-1830, son investigation historique par l'analyse de l'impact de l'empirisme au sein des philosophies du langage de la période 1700-1830. Elle étudie ainsi les configurations philosophiques dans lesquelles se déploient, d'un auteur à l'autre, tant en Allemagne, en France et en Italie qu'en Angleterre, les outils sémiotiques constitutifs d'un tel contrôle sémiotique.
Le premier chapitre de cet ouvrage aborde la question du contrôle sémiotique de l'expérience par l'inscription de l'approche empirique du côté d'un "arbitraire du signe" susceptible de perpétuer des choix culturels sur la base de facteurs empiriques. De Shaftesbury à Hume, l'accent est mis d'emblée sur la créativité linguistique de la tradition empiriste, sa capacité à penser l'invention des actes de langage à partir d'une réflexion sur l'abus des mots, le langage ordinaire et la dimension intersubjective du sens commun.
Cependant l'approche empirique est doublement « encadrée » dans les débats : en amont par une conception naturaliste et historiciste du langage qui, de l'allemand Tetens au français Condorcet, associe socialité et langage à la prédestination humaine, au rôle attribué à l'homme d'animal pensant et raisonnant; en aval, de Maine de Biran à Louis de Bonald, par une métaphysique du langage où les abstractions linguistiques, une fois dissociées de l'activité humaine, constituent une essence du langage rapportée à la puissance divine. Retenons de ce premier chapitre le dégagement progressif d'une pragmatique des actes de langage, véritable traduction linguistique de la créativité humaine.
Le second chapitre nous introduit au problème du « savoir bien parler » à l'ordre du jour dans une société civile qui s'invente tout au long du 18ème siècle. Les auteurs italiens, de Vico à Cuoco, occupent ici une place essentielle. Il s'agit alors d'explorer les implications sémiotiques de l'empirisme philosophique en matière de formation de l'esprit public, donc dans l'ordre pratique. Parmi les outils sémiotiques décrits, la rhétorique joue un rôle majeur dans « la propagation de la vérité » : à l'aide de « l'éloquence populaire » et du « prédicateur urbain », elle produit du consensus par la quête d'une constante adéquation des mots. Mais cette caractérisation de la rhétorique à partir d'une réflexion sur l'abus et le pouvoir des mots n'induit pas une croyance en l'adéquation immédiate des mots au réel.
Les auteurs italiens nous situent plutôt sur le terrain de la communication sociale là où l'instrument du langage devient une technique d'analyse du comportement individuel et collectif dans la mesure où il permet le choix des actes de langage adéquats à un contexte argumentatif déterminé. Ainsi le contexte révolutionnaire de la fin du 18ème siècle, marqué par la multiplication et la diversification des espaces de communication, nous renvoie, dans cette perspective, à la position centrale de la rhétorique révolutionnaire à l'intérieur même du processus de légitimation politique. Remarquons enfin qu'au début du XIX ème siècle en France, à la suite d'un débat entre « archéophiles » et « néophiles », la théorie de la dépendance de la pensée par rapport au langage « passe » des matérialistes du 18ème siècle à leurs ennemis, par le retour du sujet cartésien du côté des libéraux progressistes.
Le dernier chapitre donne toute sa signification à l'apport novateur du trajet intellectuel parcouru : il aborde la question cruciale de la naissance de l'idéalisme en linguistique avec les philosophes allemands. Lia Formigari peut ainsi remettre ainsi en cause l'évidence d'une « rupture idéaliste » en matière de philosophie du langage. Certes nous abordons en fin de parcours le domaine d'une subjectivité transcendantale dissociée du mécanisme empirique du langage et rendant superflue, en première approche, la médiation du langage dans la genèse de la conscience humaine. Cependant l'abord de l'idéalisme allemand à partir d'auteurs tels que Fichte et surtout Humboldt modifie la perspective classique.
Avec Humboldt, le langage s'inscrit dans "l'entre-deux" de l'homme et du monde, et peut donc de nouveau affirmer sa primauté par son recentrement sur un processus d'analogie entre la structure du sujet et le mode de l'expérience. Véritable "analogon", le langage devient la condition transcendantale de toute activité constitutive d'objets sur une base empirique. Il est donc question avant tout de l'usage linguistique d'arguments transcendantaux au sein même de la démarche empirique. L'espace du langage, appréhendé de nouveau dans sa dimension réflexive mais hors de toute vision simplement représentationnelle, devient un espace d'unification où l'analyse des actes de langage, référés à des besoins humains précis, permet l'appréhension de l'unité, de la totalité à l'horizon d'une constitution langagière du monde.
Lia Formigari peut ainsi conclure le trajet intellectuel qu'elle a parcouru avec une érudition et une maîtrise inégalée par la réflexion suivante : " De ce point de vue, une philosophie du langage qui vise à explorer les conditions logico-sémantiques de la communication ne présupposera jamais la créativité comme une fondation originelle du sujet transcendantal, mais l'appréhendera seulement comme une série de procédures et de stratégies interactives liant le sujet empirique au monde".
L'antécédence du champ littéraire.
Précisons cependant qu’il revient au champ littéraire d’actualiser au premier abord de telles procédures sémiotiques. Pour le montrer, l’ouvrage Edward Nye sur Literary and Linguistic Theories in Eighteenth-Century France emprunte la démarche novatrice d’une histoire des concepts prenant en compte le contexte linguistique pour accéder à la compréhension historique des phénomènes littéraires. Il aborde plus spécifiquement le lien entre l’esthétique littéraire et la théorie du langage à partir de la notion de « nuances ». Cette notion apparaît en effet dans les débats littéraires au 18ème siècle sur la manière de rendre compte des détails de la représentation figurée par une oeuvre littéraire. Il s’agit alors de trouver le langage des nuances qui sied le mieux en fait d’expression.
C’est au moment où Marivaux est critiqué pour son verbalisme, ce qui le situe parmi les « nouveaux précieux », que les linguistes insistent sur la nécessité de faire justice des nuances, c’est-à-dire d’y associer des règles de l’analogie limitant les abus de la créativité littéraire. Ainsi s’instaure une atmosphère de contrôle sémiotique de l’expérience humaine avec déjà en son centre un Condillac élaborant, par un questionnement allant du style littéraire jusqu’à la langue bien faite, une théorie de l’imitation. Source de nuances, « l’harmonie imitative » introduit, au-delà du langage naturel, une « seconde nature » par le fait du processus analogique entre le mot et la sensation au sein même de la langue analytique. L’arbitraire lockien de la relation du mot à l’idée demeure, mais il est doublé en quelque sorte par l’adéquation analogique au sein même de la liaison des idées.
Condillac, Girard, Dumarsais, Olivet, De Brosses et bien d’autres théoriciens de la langue deviennent ainsi partie prenante d’une approche cognitive des figures de la représentation littéraire, sous le label « art de l’imitation ». Même Rousseau et Diderot, plus proches d’une esthétique matérialiste du sensible, participent d’une telle « harmonie imitative ». Mais, précise Edward Nye dans le dernier chapitre, un tel lien privilégié de la réflexion linguistique à la création littéraire se défait à la fin du 18ème siècle avec les Idéologues, au moment où l’expression littéraire est reléguée en deçà de l’explication rationnelle, restriction qui suscite par réaction l’éloge littéraire de l’impertinence.
Qu’en est-il alors du problème du signe confronté plus largement au débat public, voire à l’expérimentation politique ?
Une révolution dans le langage: l'exemple du langage naturel des signes
Dans son ouvrage relatif à ce sujet, Sophia Rosenfeld se propose d’étudier ce qu’elle qualifie de Révolution dans le langage, c’est-à-dire en quoi l’abord de la question du langage tout au long de la seconde moitié du 18ème siècle par les penseurs des Lumières, puis par les révolutionnaires constitue un élément central de la controverse publique, et aussi de l’expérimentation politique. Elle s’intéresse plus particulièrement à l’ascension, puis à l’éclipse d’une configuration historico-linguistique particulière autour du thème du langage d’action. L’émergence de l’idée et de l’image du langage d’action a été certes systématisée par Condillac, mais se situe aussi à la frontière du discours fictionnel et du discours philosophique non seulement pour expliquer les origines naturelles du langage humain, mais aussi pour trouver une solution à l’abus des mots.
Elle revient donc longuement, dès son premier chapitre, sur la question de l’abus des mots, abordée par de très nombreux auteurs du 18ème siècle, pour reposer le problème central de la connexion entre le contrôle des idées et la fixation des mots, ce que nous avons qualifié déjà, avec Lia Formigari, de connexion empirique entre les mots et les idées dans la perspective d’un contrôle sémiotique de l’expérience humaine. Cependant, son questionnement privilégie d’emblée la connexion entre le signe gestuel et l’idée comme donnée logique, naturelle, nécessaire par opposition avec l’aspect conventionnel, donc souvent équivoque, de la relation entre les mots et les idées.
Ainsi, une fois posé, avec l’ Essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac, publié en 1746, le modèle épistémologique qui donne un statut actif aux signes par le fait d’un langage d’action qui permet d’expérimenter l’ordre naturel et logique, l’idée du langage d’action comme langage universel des signes naturels se réalise d’abord dans l’espace théâtral de la pantomime. Le cas de Jean-Georges Noverre, apparaît ici exemplaire. Ce danseur et chorégraphe des années 1760 inaugure un « ballet d’action » qui restaure un langage de la pantomime où s’expérimente, par le langage gestuel, l’échange des sentiments. Il propose ainsi une extension de l’argument public mis en place par les Lumières à l’expérience émotive dans une stricte connexion entre les gestes et les idées.
L’expérience pédagogique qui prend la suite dans les années 1770, avec l’Abbé Charles Michel de l’Epée, et sa nouvelle manière d’enseigner par les signes manuels auprès des sourds-muets, rend possible l’élaboration d’un langage propre à la nouvelle abstraction societale sur la base méthodique d’un langage naturel des signes attentifs. Des signes « basiques » permettent de recomposer l’ordre de la génération des idées. C’est à l’Abbé Sicard que nous devons, dans les années 1780, au moment où il dirige l’Institution des Sourds et Muets de Bordeaux, l’insertion de la nomenclature de l’Abbé de l’Epée, présentée sous la forme d’un Dictionnaire des signes manuels, dans un contexte analytique et grammatical.
Cependant Il convient de ne pas oublier, en la matière, le Dictionnaire à l’usage des sourds et des muets de l’abbé Jean Ferrand qui constitue le premier Dictionnaire de la langue des signes en France et que l’éditeur Lanbert-Lucas vient opportunément de rééditer. L’abbé Ferrand (1732-1815) est un chanoine, reconnu pour ses qualités de prédicateur, qui devient en 1776 Supérieur des Filles de la Providence à Chartres, où il se met tout particulièrement au service des sourdes et muettes. Prêtre réfractaire, il émigre pendant la Révolution française pour ne revenir qu’en 1804. Soucieux de faire œuvre de charité auprès de filles pauvres, et parfois sourdes et muettes, il élabore ce Dictionnaire, à une date difficile à préciser, sur la base de l’enseignement de l’abbé de L’Epée.
Mais là où cet abbé considère que la langue des signes procède par tradition et transmission, et ne peut donc être décrite de manière méthodique, l’abbé Ferrand fait œuvre de linguiste précurseur en créant la première langue des signes française sous une description plus ou moins méthodique. Ce qui l’amène à mener une réflexion grammaticale, sémantique et lexicologique qui n’est pas sans effet en retour sur cette langue des signes. C’est donc bien lui qui a inventé et créé la langue des signes, en la réduisant grammaticalement par des règles méthodiques, certes avec plus ou moins de succès. Il s’agit bien de « donner à la langue des signes un équivalent à chacun des mots et des éléments morphologiques (morphèmes grammaticaux et lexicaux) du français », ce qui « devait permettre à l’élève de rendre exactement le texte /.../ dicté en signes méthodiques » (Introduction, p. XXXVIII). A la différence de l’abbé de l’Epée qui se contente de paraphraser en français des termes à définir, ce dictionnaire multiplie les signes tant d’usage ou d’explication que méthodique.
Constatons aussi que ce témoignage important sur la langue des signes à la fin de XVIIIème reste plutôt méconnu. Il conviendrait donc de le resituer dans le trajet général de réflexion sur « la révolution du signe » proposé par Sophia Rosenfeld. En effet, ce premier dictionnaire de langue des signes constitue un document de travail tout à fait exceptionnel en tant qu’écrit privé, alors qu’aucun modèle du genre n’existait avant et que l’abbé Ferrand a dû tout inventer. Il nous introduit tout particulièrement au socle même de la description naturelle de l’action, en liaison avec l’observation sociale toute récente des gestes ordinaires de tous, y compris les plus pauvres.
Cependant Sophia Rosenfeld a tout aussi raison d’accorder une très grande importance à l’impact des initiatives pédagogiques de Sicard, devenu entre-temps responsable de l’Institution parisienne des Sourds et Muets, dans la conception révolutionnaire de la langue nationale, de Talleyrand à Roederer en passant par Fauchet, Condorcet, Daunou et bien d’autres, avec, semble-t-il, une influence particulière parmi les Girondins. Reste qu’elle sous-estime, nous semble-t-il, l’ampleur du mouvement de refus du sens figuré réduit à l’imitation déjà attesté chez Marmontel dans L’Encyclopédie, et amplifié par les « écrivains patriotes » au contact de l’extrême abus des mots des années 1790-1791.
Pour nous faire comprendre, il nous faut en venir à la seconde conception du langage d’action de Condillac dans sa Grammaire de 1775. Ce philosophe amorce alors un tournant nominaliste où le langage d’action n’est plus rapporté à une représentation naturelle et universelle de l’origine de la langue, mais renvoie au travail de l’esprit de chaque individu qui juge de l’expérience par une affirmation qui a valeur d’opération référentielle renvoyant au monde externe rendu possible par le langage. La connexion entre le langage et la réalité ne relève plus d’une représentation imitative des faits et gestes de l’homme, des origines à nos jours, mais prend en considération l’acte créatif de l’esprit comme acte de langage à forte valeur référentielle. A l’horizon du droit naturel déclaré, la prononciation de droit s’exerce alors dès 1789 dans un espace délibératif où tout individu peut affirmer « je veux » et « j’agis », elle devient la référence nécessaire de tout langage d’action.
Sicard ignore une telle traduction de ce tournant nominaliste sur le terrain politique. Il demeure l’adepte, pendant la Révolution française, d’une vision du langage d’action qui apparaît trop « extensive », donc basée sur une conception originelle, et donc « fausse », du fonctionnement de l’esprit humain, au regard de la manière dont se connecte la nouvelle langue politique à l’esprit politique au cours de la Révolution française. C’est ainsi qu’il se heurte d’abord au « grammairien patriote » Domergue, et au linguiste Duhamel au sein de la Société des Amateurs de la langue française en 1791. Alors que Sicard veut remonter jusqu’aux origines du langage naturel d’action dans le cadre des discussions au sein du comité grammatical de la Société, Domergue propose de s’en tenir, à l’analyse grammaticale de la proposition en tant qu’expression du jugement humain. Puis, sollicité un temps en 1792 pour participer à la publication du Journal d’Instruction sociale, au côté de Duhamel et de Condorcet, il en est écarté par ce dernier au profit de Sieyès. Il s’agit désormais de privilégier les réflexions relatives à l’organisation actuelle de la langue politique, selon un modèle à la fois analytique et pragmatique, sur les considérations relatives aux origines naturelles du langage d’action jugées plutôt floues. Dans la voie ouverte par Sieyès dans les années 1780, il s’agit bien de substituer à la métaphysique des origines une véritable métaphysique politique, en tant que métaphysique du moi et de son activité de jugement.
L’analyse de Sophia Rosenfeld des « troubles du langage jacobin » en 1793 et 1794 est alors à l’égal de sa non prise en compte du fonctionnement du langage révolutionnaire d’action comme expression de « l’acte de faire parler la loi », jugement désormais dévolu à tout citoyen. Sa présentation de la position « scientiste » des Idéologues en matière de langage des signes, dans le dernier chapitre de son livre, finit certes par marquer la rupture nominaliste avec le modèle épistémologique du langage originaire d’action pris en compte tout au long de son ouvrage. Mais il nous semble que cette rupture est bien antérieure, et se définit sur des bases autres que celles d’un nominalisme réduit à l’espace de jugement du déterminisme scientifique.
L’historien américain David Bell souligne, à juste titre, dans son compte-rendu publié par The New Republic du 26 novembre 2001, la diversité et la qualité des analyses relatives à la quête du langage d’action par tel ou tel auteur/acteur, tout ajoutant que Sophia Rosenfeld ne démontre pas vraiment l’importance politique des idées sur le langage au cours de la seconde moitié du 18ème siècle. Nous ne partageons pas cette critique. Cet ouvrage prouve, nous semble-t-il, une fois de plus l’importance de la question du langage dans la seconde moitié du 18ème siècle lorsqu’il s’agit de comprendre d’abord la formation de l’espace public des Lumières, puis l’émergence d’un espace public de réciprocité pendant la Révolution française. Les travaux récents spécifiquement sur Condillac approfondissent d’ailleurs cette approche.
L'apport condillacien
Aliénor Bertrand, dans sa préface et sa contribution à l’ouvrage collectif sur Condillac et l’origine du langage, pose deux conditions pour rendre compte, à partir de Condillac, de l’origine (naturelle) du langage : la réduction de toutes les facultés de l’esprit à des opérations sémiotiques et la génération des liaisons des signes linguistiques à partir des signes naturels. Dans cette modalité proprement condillacienne d’impliquer réciproquement le langage et la pensée, par le fait de considérer que les signes déterminent l’activité de la pensée, ou tout du moins la règle, le langage naturel n’est pas appréhendé du côté d’un système de règles formelles, il est « le rapport factuel des mouvements du corps aux modifications de l’âme » (p.119). En matière d’origine naturelle du langage,
Condillac porte ainsi notre attention encore une fois vers l’existence d’un langage d’action, certes « primitif », mais qui possède déjà un caractère conventionnel affirmé : « Il suppose l’usage d’opérations mentales permettant la fixation des significations : conditionné en droit par l’existence du langage naturel, il requiert l’exercice de la réflexion pour être convenu » (p. 119). De cette analyse d’un langage d’action réfléchi et convenu, qui permet de conférer aux animaux et aux premiers hommes une « théorie de l’esprit » ressort la thèse condillacienne selon laquelle « la règle d’analyse des signes est originairement identique à celle qui préside l’activité mentale de régulation des actions » (p. 138).
Les interventions de Claudine Tiercelin et de Hans Aarsleff, opèrent alors des comparaisons entre Condillac d’une part, et des auteurs, qui partagent avec ce philosophe sensualiste soit des interlocuteurs communs tels que Hume, Berkeley, Descartes et Locke, dans le cas de Thomas Reid, soit une même hostilité au dualisme cartésien, avec Wittgenstein d’autre part. Dans les deux cas, ces auteurs partagent avec Condillac l’idée que le langage a partie lié avec l’action au titre d’un langage naturel « primitif ». Wittgenstein n’affirme-t-il pas que le langage « est déterminé par-dessus tout par l’action » du fait de l’existence de « la forme primitive du jeu de langage » (cité p. 108) ?
Jean-Claude Pariente précise enfin dans quelle mesure Condillac évacue le formalisme, par sa critique du syllogisme, au profit de la prise en compte du langage naturel, tant dans sa conception de l’analyse que dans son affirmation de la nécessité des signes. Ainsi, la réflexion n’est qu’ « une sensation transformée ». Et il convient de partir des idées sensibles pour pouvoir formuler des propositions vraies.
Condillac apparaît bien, à travers ses diverses études, comme un pionnier dans l’établissement d’un programme naturaliste qui « prend en compte l’appartenance de l’individu à une espèce sur le plan logique » et qui « établit une perspective génétique ancrant méthodiquement l’étude du langage dans celle de la communication animale » (préface, p. 17). Reste à évaluer, dans un continuum, son apport tout aussi central à la requalification de la métaphysique.
André Charrak, à propos de l'Essai sur l’origine des connaissances humaines, s’inscrit dans un tel mouvement scientifique tout en abordant plus spécifiquement la manière dont Condillac appréhende un nouveau champ de la métaphysique, par sa requalification majeure dans le domaine de la connaissance. Affirmant que toutes les connaissances dérivent de l’expérience sensible, Condillac situe la métaphysique du côté de la reprise réflexive des faits dans l’expérience. André Charrak précise ici que la métaphysique condillacienne tend à « analyser une expérience instruite par la réflexion qu’elle a permis d’instituer » (p. 45).
Si Condillac thématise ainsi une position typiquement dixhuitiémiste dans le champ de la connaissance, son originalité réside dans la manière dont il présente, dans l’ Essai, la mise en œuvre d’une sorte d’histoire naturelle de l’âme. Désormais la métaphysique est basée sur seul principe, la liaison des idées, ou plus exactement sur la liaison des idées entre elles et avec les signes ; elle ne considère plus que les sentiments et les idées qui procèdent effectivement de l’expérience. Condillac critique ainsi toute interprétation réaliste des notions abstraites des opérations de l’âme, au profit d’une science des circonstances qui fait une place centrale à la facticité basée sur les besoins humains. Il satisfait donc à un programme réductionniste qui s’en tient au domaine de l’expérience par le simple fait de la dérivation du système à partir d’un seul principe. Il se prémunit ainsi contre le danger de la récurrence de fausses déterminations originelles, et s’en tient à la seule référence expérimentale.
Une telle radicalité de l’empirisme condillacien, dont la dimension linguistique et matérialiste a été mise en valeur dans les travaux de Sylvain Auroux, permet également d’affirmer que le style philosophique de Condillac constitue un courant majeur de la pensée des Lumières, et qu’il n’a rien à envier au style de Rousseau. André Charrak, auteur par ailleurs d’un Vocabulaire de Rousseau (Ellipses, 2002), le montre avec clarté dans les diverses rencontres avec un Rousseau, qui certes n’examine pas pour elle-même la théorie de la connaissance, mais qui débat avec Condillac à plusieurs reprises, et tout particulièrement sur la question de la relation de l’activité au jugement dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard. Chacun à leur manière, Rousseau et Condillac se retrouvent sur le thème majeur de l'artifice : partant tous deux de la conscience d'un sentiment fondamental, Rousseau l'associe plus nettement que Condillac à une inflexion des passions, ce dernier se concentrant plutôt sur une logique analytique basée sur l'action, mais le résultat converge vers le signe d'institution, au fondement d'une politique basée sur les besoins humains. Une tele insistance sur la conscience, sur la dynamique de l'esprit, et son substrat naturel, dans la construction de l'ordre social met à distance une certaine vulgate encyclopédiste qui voudrait réduire l'action du philosophe à une fonction critique dans un univers dominé par l'opinion publique et fondé sur le seul principe de raison. De fait, cette vision "systématique" des Lumières ne résiste guère à l'examen de la manière dont les philosophes du 18ème siècle appréhendent la loi naturelle, et son lien à la construction sociale, d'autant qu'elle passe à côté de l'économie du discours, de sa fonction médiatrice nécessaire dans la connexion entre l'esprit et la réalité, dont nous n'avons cesse de montrer l'importance.
Dans cet univers foncièrement leibnizien et condillacien que retrace la centralité de la philosophie du langage au sein de la pensée des Lumières, il reste à mieux évaluer la philosophie pratique, la science des mœurs, qui nous introduit à l’utilité sociale, et constitue ainsi « le socle sociologique » de la langue politique qui se met en place dans les années 1780 pour devenir commune en 1789.
L’inflexion matérialiste des mœurs: sa nécessité naturelle, ses effets pratiques.
A propos de :
Georges Benrekassa, Le langage des Lumières. Concepts et savoir de la langue, Paris, PUF, 1995, en particulier le chapitre 2 sur "Les moeurs comme concept politique (1680-1820)".
André Charrak, Contingence et nécessité des lois de la nature au XVIIIème siècle. La philosophie seconde des Lumières, Paris, Vrin, 2006, 221 pages.
Franck Salaün, L'ordre des moeurs. Essai sur la place du matérialisme dans la société française du XVIIIème siècle (1734-1784), Paris, Kimé, 1996, 367 pages.
Charles Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle, édition critique avec introduction et notes par Carole Dornier, Paris, Champion, 2005, 267 pages.
Florence Gauthier et Fernanda Mazzanti Pepe (eds), Colloque Mably. La politique comme science morale, Bari, Palomar, deux volumes, 1995 et 1997, 300 + 229 pages.
Franck Salaün, L’autorité du discours. Recherches sur le statut des textes et la circulation des idées dans l’Europe des Lumières, Paris, Champion, 2010, 448 pages
Edward P. Thompson, Valérie Bertrand, Cynthia A. Bouthon, Florence Gauthier, David Hunt, Guy-Robert Ikni, La guerre du blé au XVIIIème siècle, Paris, Les Editions de la Passion, 1988, 247 pages.
Nicolas Baudeau, un « philosophe économiste » au temps des Lumières, sous la dir. d’Alain Clément, Paris, Michel Houdiard Editeur, 2008, 393 pages.
« J’entends, par autorité dans le discours, le droit qu’on a d’être cru dans ce qu’on dit ». C’est en ces termes, repris par Frank Salaün, que Diderot ( Œuvres complètes, tome XV, p. 100-102) désigne un nouvel abord de la perspective matérialiste, situé au plus près de la légitimation du discours, le point de vue sur l’autorité du discours.
Le XVIIIème siècle impose, avec la pensée analytique des Lumières, une autorité du réel, ou autorité des faits, par une réflexion renouvelée sur la civilisation matérielle et le primat des pratiques. Le nouveau discours critique procède bien d’une matérialisation du réel. Une matérialisation qui s’étend de la recherche des règles de mise en forme des discours et de la caractérisation du mouvement des formes et des normes jusqu’à la fiction, ainsi reliée aux faits par une insistance forte sur la présence de l’individu en société, spectateur inclus.
Frank Salaün multiplie ainsi, d’un article de son ouvrage à l’autre, les points d’appui du développement d’une telle perspective matérialiste. Il convient d’abord de préciser en quoi l’Encyclopédie réhabilite la matière au profit de l’accent mis sur la civilisation matérielle. Puis, avec le baron d’Holbach, c’est le cerveau lui-même qui est défini comme de la matière qui agit sur la matière, rendant ainsi possible le sentiment, la conscience, l’imagination, la volonté. Et déjà Rousseau, de suite présent en position négative, dans sa dénonciation de « l’erreur matérialiste » , au titre de la croyance matérialiste que le mouvement et la sensibilité sont inhérents à la matière. Or il ne s’agit, à ses yeux, que d’un matérialisme seulement propédeutique, régional, en attente de la découverte de la conscience par d’autres moyens.
Cependant l’orientation matérialise s’élargit à d’autres horizons que la réflexion sur l’essence de la matière, ainsi de l’accent d’abord sur le rire visant la reconnaissance de la réalité corporelle, puis sur le bons sens ou sens commun, avec Marivaux dans L’Indigent philosophe. Ici c’est la matérialité linguistique d’un nom propre qui caractérise un indigent-individu devenu philosophe dans l’ordre des mots par le jeu des passions et le recours au sens commun. La figure de la temporalité est aussi mise à contribution par Vauvenargues avec l’insistance sur le sentiment du présent dans l’unification de l’individu par sa qualité propre, ce qui revient à marquer le développement matérielle de l’expérience de soi-même (jouissance de soi, présence à soi, conscience de soi..), par la confluence de l’intuition d’une situation et de la disponibilité de ses forces propres. Dynamique de lutte sans fin, à vrai dire.
Présence bien sûr de Diderot qui constitue la figure matérielle du philosophe par la mise en évidence de l’expérience de la pensée dans se temporalité propre, et dans les divers genres littéraires, ce qui suppose aussi la matérialité d’une écriture philosophe. Retour aussi à Rousseau qui dénonce une fois de plus, avec « ce siècle où l’on essaye de matérialiser toutes les opérations de l’âme », donc au plus près de sa lecture de Diderot, une telle intertextualité inscrite à l’horizon du matérialisme dans son Essai sur l’origine des langages.
Il restait à explorer, de manière complémentaire à la philosophie, un espace littéraire très proche du social au titre d’un système de discours dans lequel les censures et les diverses formes d’autorité ont pour contrepoids une dynamique de l’allusion et du déchiffrement elle-aussi très proche du fait social, en l’occurrence le public légitimateur. Ainsi de l’homme de lettres au spectateur, une nouvelle forme d’autorité s’impose dont le public est l’instance majeure de légitimation avec la formation tout particulièrement d’une fonction-spectateur. Fonction attachée au témoin oculaire, au destinataire supposé, et à la figure difractée en de multiples représentations – là encore avec Diderot - de l’individu assistant au spectacle, et déployant le jeu des émotions favorables au développement de la matérialisation des mœurs dans nation.
Au-delà de ce renouvellement de l'approche d'ensemble du matérialisme des lumières, nous mettons plutôt l'accent, dans nos lectures présentes, sur Les Lumières tardives et la manière dont elles instaurent une phénoménologie des mœurs, en relation avec le nouveau statut de l’observation sociale, forme complexifiée de l'abord du fait social, dont la finalité est l’adéquation aux lois, y compris naturelles. Il importe alors de s’interroger d’abord sur ce qu’il en est du déploiement de la « lumière naturelle » au sein de la liaison généralisée des sciences, de manière à poser la question "seconde" de la connexion empiriste, jusque dans sa dimension théologique, au fondement même de la connexion sémiotique entre la réalité et le discours, question "première" dans notre préoccupation d'historien linguiste. Qu'en est-il donc du déploiement de l'esprit qui confère à la pensée des Lumières sa naturalité au-delà du simple constat de l'état des choses ? Sous quel angle fait-il son apparition ?
Connexion empirique et requalification métaphysique des lois de la nature.
Continuant sa passionnante enquête sur le problème de la connaissance au 18ème siècle, André Charrak nous propose, après son ouvrage sur Condillac déjà abordé, une interrogation sur le statut modal des lois de la nature dans la pensée des Lumières qui fait par ailleurs l'objet d'une table-ronde publiée en ligne avec la participation de Chantal Jaquet, Fabien Chareix et Pierre-François Moreau. Il apparaît ainsi que son dernier ouvrage s’avère particulièrement décisif pour toute réflexion sur la pensée des Lumières en partant de l’importance accordée par "la philosophie seconde" des Lumières au déplacement opéré par Leibniz vers « une requalification du problème de la nécessité physique des lois de la nature » (p.21), de leur nécessité donc, pour en dégager « une philosophie seconde des Lumières » qui subordonne « toute pensée raisonnable du possible /.../ à l’analyse des procédures mises en œuvre dans la philosophie naturelle ».
De façon particulièrement novatrice, l'accent est mis sur la requalification des lois de la nature qui équivaut à une requalification de la métaphysique, sur la base de la prise en compte du statut modal des lois de la nature qui « est ainsi métonymique d’une situation où les questions de la métaphysique ne sont pas simplement évacuées, mais réécrites et placées sous l’autorité d’une théorie de la connaissance fondamentalement liée au développement des savoirs positifs » (p. 200-201). Cet apport très original se précise dans la mise au point d'André Charrak lui-même au cours de la table-ronde.
S'il s'agit bien centralement d'aborder la requalification du concept de loi de la nature, donc le caractère de généralité qui lui est associé, s'il importe tout autant d'y associer, d'y articuler une théorie des mondes possibles, il apparaît d'autant mieux le travail d'occultation, de Maupertuis à Kant, d'une telle théorie au profit du seul accent sur l'état actuel de l'ordre de la nature. Ce travail, contre "le choix de Dieu" est généralement interprété comme un abandon justifié de spéculations métaphysiques au profit d'une démarche analytique soucieuse de positivité. A vrai dire, André Charrak montre que le maintien, chez d'autres auteurs, de la connexion entre une question relative à la valeur des connaissances et un projet théologique, au titre d'une théologie physique, renouvelle singulièrement, en particulier sur le site empiriste, la réflexion sur la connaissance humaine et ses procédures.
Fabien Chareix précise alors, au cours de la table-ronde, en quoi cet ouvrage enrichit notre questionnement sur l'empirisme en théorie de la connaissance dans la mesure où il donne consistance "à l'idée d'une connexion plus abstraite, pour tout dire plus métaphysique, dans la constitution même des méthodes et du discours empiriste" au sein même du champ thématique du "bon ordre". Ainsi, à la recherche d'un Dieu visible, "c'est l'expression de la loi elle-même, dans l'abstraction qui lui vient de sa propre généralité, qui laisse déchiffrer la sagesse divine", permettant ainsi à l'empirisme de donner une signification bien déterminée à la sur-nature. Ouverture vraiment décisive pour qui veut comprendre certaines interventions sur la question de Dieu chez des penseurs des Lumières tardives de tradition empiriste, voire sensualiste: je pense, par exemple, à Sieyès dans son manuscrit inédit des années 1780 Sur Dieu ultramètre, produit tout à fait significatif d'une telle théologie physique.
C’est donc bien dans un tel contexte de théologie physique, donc de connexion entre la détermination métaphysique de l’idée de Dieu et d’analyse de l’ordre des phénomènes mise en place dans les années 1750-1760, à l’encontre d’une vulgate encyclopédiste qui perd la dimension de virtualité que comporte la possibilité leibnizienne, que s’impose une pensée du possible qui va s’actualiser au cours des années 1770-1780 dans la formulation d’une perspective matérialiste particulièrement attentive à une « science des mœurs » au fondement même de « la science politique » sans s’y confondre. Certes les physiocrates font appel aux lois de la nature, mais dans un contexte plutôt conservateur qui nous oblige à aller au-delà de leur apport spécifique, après avoir mentionné les activités de l'un des plus méconnus, mais des plus intéressants, Nicolas Baudeau.
Un économiste redécouvert : Nicolas Baudeau et les limites du raisonnement physiocratique.
Auteur quelque méconnu, Nicolas Baudeau (1730-1792) est à la fois l’archétype même du gentilhomme par ses liens avec les Grands et un extraordinaire « passeur d’idées » par la diversité même et le nombre de ses ouvrages. Certes il est surtout connu comme économiste et membre du courant physiocratique, mais son itinéraire, décrit par Chantal Dauchez, dans la première des dix huit contributions à cet important ouvrage, montre qu’il s’intéresse à la théologie, à l’histoire, à l’économie, à la finance ainsi qu’à la diplomatie. Ainsi « Il a du feu dans l’imagination, un bon langage, beaucoup d’esprit et les dehors du prédicateur », tel est le premier témoignage d’un homme d’abord théologien, avant de suivre l’aventure économique.
Caroline Chopelin-Blanc décrit donc son cheminement du « catholique des lumières » vers le « physiocrate chrétien » qui considère, selon le raisonnement physiocratique mais dans un cadre théologique et moral catholique, que « la pratique des devoirs et des droits naturels amène l’homme à la connaissance des valeurs naturelles de justice et de bienfaisance qui doivent guider sa conduite » (p.56). Nulle surprise donc si Baudeau est sensible aux besoins des pauvres et en propose une analyse tout à fait novatrice, anticipatrice des législations de la Révolution française, comme le montre Alain Clément. Analyste éclairé, Baudeau l’est tout autant lorsqu’il aborde les questions politiques et administratives, mais avec un pragmatisme de plus en plus accentué du fait de la recherche de l’efficacité dans sa réflexion sur la réorganisation administrative présentement étudiée par Anthony Mergey. Par ailleurs il est très tôt « Auteur patriotique », à la fois adepte d’une rhétorique républicaine et partisan d’un monarchisme tempéré par une conception active de la citoyenneté ; de journaliste et polygraphe, il se mue progressivement en auteur économique spécialisé, véritable écrivain public de la Science économique nouvelle, comme le montre Arnault Skornicki.
Une partie de l’ouvrage est également consacrée à son abord des questions fiscales et financières à l’aide de trois contributions (François Renversez, Michel Lutfalla et Mathieu Soula) qui retracent l’inscription de ses réflexions en matière d’impôt, de dette dans le paradigme de l’ordre naturel et de l’évidence, si typique des Physiocrates et de leur ancrage dans la France agricole des propriétaires fonciers, en référence au Tableau économique de Quesnay. Là aussi nous sommes frappé par son pragmatisme, sa capacité à adapter son discours aux circonstances et à son auditoire, ce qui nous entraîne tout naturellement à considérer, dans le chapitre suivant, son rôle dans les avancées et la vulgarisation de la théorie physiocratique. Expliquer ce qu’il en est de la loi naturelle (Exposition de la loi naturelle, 1767), expliciter le Tableau économique en le reformulant dans son journal, Les Ephémérides du citoyen pendant la période 1765-1768, voire, de manière plus ponctuelle, faire comprendre les enjeux du commerce de la viande à Paris, telles sont trois des avancées vulgarisatrices de Baudeau présentement analysées par Riccardo Soliani, Romuald Dupuy et Jean-Pascal Simonin.
L’abbé Baudeau est aussi un homme de débats et de polémiques, en premier lieu dans sa célèbre correspondance avec M Graslin, considérée à juste titre, par Pierrre-Henri Goutte, comme le premier recueil d’un débat de « science économique », du moins en langue française. Gérard Klotz, pour sa part, se propose de marquer l’importance analytique de cette discussion, autour des questions de l’ordre des richesses et de la position du travail en son sein. C’est là où apparaît bien une des limites inhérentes au système physiocratique : « En refusant au travail le statut de richesse et son caractère productif, Baudeau et les physiocrates ont dénié tout statut théorique au travail » (p. 301). Léonard Burnand montre également, à partir de l’analyse des Eclaircissements demandés à M. N° (Necker) de 1775 l’ampleur du clivage entre l’esprit de système des physiocrates et le réformisme du banquier genevois. Ainsi la primauté des principes économiques proclamés, et en son centre la prééminence du revenu agricole, fige en fin de parcours de manière conservatrice une pensée pourtant riche de potentialités dans son parcours même, comme le montre son ultime dialogue avec Condillac sur la langue de la science économique. La tradition matérialiste
Dans une perspective particulièrement synthétique, l’ouvrage de Franck Salaün met alors en évidence la tradition matérialiste en France au 18ème siècle en tant que phénomène général au sein d'une opinion publique où « la science des mœurs » (D'Holbach) introduit un ordre pratique constitué dans et par une logique des conduites. Ainsi, même s'il est souvent question, dans cet ouvrage, d'auteurs attendus tels D'Holbach et Diderot, mais aussi de Voltaire, le matérialisme n'y est pas limité à un courant de pensée. Il s'agit plutôt de montrer comment se manifeste, dans l'opinion publique, un processus de matérialisation du réel à travers l'évolution des conduites communes aux individus en société. A partir d'une définition minimale de la position matérialiste en tant que volonté de faire dériver toutes les formes de la matière, donc de les rapporter au corps, il est surtout question des points d'ancrage des tendances matérialistes dans une logique de l'évolution de la représentant de la personne, tendant à marquer son individualité, à la valoriser comme acteur.
Une telle revalorisation matérialiste de l'activité humaine, à partir du monde naturel de la sensation et de l'expérience, permet de substituer à l'ordre théologique un ordre pratique. Établissant une relation entre les notions et les faits, les mots et les choses, un tel ordre procède largement d'un sens commun où se côtoient la tradition rationaliste et la culture populaire. Nous sommes ainsi transportés dans « la science des mœurs » (D'Holbach), si l'on s'accorde sur la définition, avec les hommes des Lumières, des moeurs comme ensemble de pratiques structurées suivant des repères communs. L'auteur peut alors conclure que « Le matérialisme de la seconde moitié du XVIIIème siècle se caractérise par la volonté d'exposer les principes de la morale naturelle. La question du droit naturel et celle des valeurs se rejoignent, en effet, sur le plan des conduites, et la nécessité de penser les moeurs est ainsi démontrée. Non seulement la philosophie affirme son rôle légitime en morale, mais elle affirme la nécessité d'une réforme de la société sur la base de la morale déduite de la nature humaine » (page 252).
Cette nécessité de penser les mœurs, Georges Benrekassa en a renconstitué les étapes au 18ème siècle à partir d'une réflexion plus générale sur les concepts et faits de langage de l'époque des Lumières, là où se multiplient des expériences d'écriture qui nous éloignent en fin de parcours des créations disciplinaires, certes mouvantes comme nous l'avons vu. Profitant de sa grande expérience des discours des Lumières, il nous incite toujours plus à penser dans l'époque de référence, avec cette modulation particulière de notre approche, le regard porté de façon privilégiée sur les lumières tardives, tout en montrant une aptitude particulière à nous déplacer à l'intérieur même d'une perspective, ici celle des moeurs, à l'horizon d'une quête de l'ordre méthodique.
C'est autour du débat sur la sociabilité naturelle - ce qui n'est pas un hasard - que le concept de moeurs interroge les hommes des Lumières sur le "naturel du social" au sens où "il faut entendre par là le bon naturel d'une bonne société, les moeurs perfectionnés pouvant devenir, contre toute tradition de la philosophie politique, la substance suffisante d'un ordre harmonieux" (p. 62). Ainsi se précise l'autonomie initiale de la caractérisation d'une base sociologique, au regard de la pensée de l'ordre social.
1748, le livre de Toussaint, Les moeurs, connaît une immense fortune. dans la mesure où l'on y trouve un lien privilégié aux préceptes de la loi naturelle, les moeurs étant l'objet même du livre, et la religion naturelle n'y jouant son rôle que dans le concours avec les moeurs. Point donc de relativisme qui nous entraînerait vers un développement des moeurs de type historiciste. Les moeurs relèvent de la connaissance de la vertu, une vertu d'humanité tout à fait rationnelle. Mais nous restons ici dans la caractérisation de vertus sociales comme raison suffisante du bonheur des hommes en société. Quelles en sont alors les conditions nécessaires ? C'est là où intervient Charles Duclos, dans ses Considérations sur les mœurs de ce siècle (1751), qui nous introduit plus avant dans "la science de la morale" où la recherche des combinaisons sociales s'avère une nécessité particulièrement complexe. Carole Dornier nous en propose une édition critique de très grande qualité, qui nous permet d'entrer dans la logique même du texte, de ses ajouts et corrections succesives, d'uné édition à l'autre, avec une jonction progressive aux Lumières tardives
Une sociologie des moeurs
Dès la première parution en 1751 des Considérations de Duclos, « ce livre a fait beaucoup de bruit » précise l’inspecteur Hémery dans son Journal de la Librairie. Ce succès ne se dément pas jusqu’à l’édition de 1772, enrichie par des remaniements successifs. L’édition critique de Carole Dornier, composée d’une introduction (p. 7-64), d’une chronologie, d’une bibliographie, d’un relevé minutieux des variantes d’une édition à l’autre et d’un appareil de notes nous permet d’apprécier pleinement la lecture de cet ouvrage sur la base d’une vaste recherche érudite, et surtout par l’apport de données explicatives particulièrement pertinentes.
L’analyse de l’ouvrage nous oriente à juste titre vers « une perspective sociologique avant la lettre » en matière d’observation des mœurs, avec une volonté réformatrice de tonalité fortement utilitariste. La dimension sociologique de l’ouvrage est ainsi perceptible, à sa lecture, tant dans l’étude des mœurs au regard de « l’homme sociable » et de son expérience, que dans une « réflexion sur quelques classes de la société ». Nous pouvons alors comprendre pourquoi « la sociologie » à la fin du 18ème siècle, néologisme inventé par Sieyès dans les années 1780 au moment où il s’interroge justement sur la définition des mœurs, a aussi pour origine une réflexion, en grande part inaugurée par Duclos certes dans la lignée de Montesquieu, et amplifiée jusqu’à D’Holbach, sur « la science des mœurs ».
Par ailleurs, Duclos tend à déprécier un certain type de reconnaissance mondaine qui assure la promotion des gens de lettres, mais, dans le même temps, impose de manière aristocratique « la manie du bel esprit » au détriment du travail de réflexion des « gens d’esprit ». Carole Dornier propose alors une analyse sémantique particulièrement fine des usages du terme « esprit » par Duclos dans leur ambiguïté même au sein des Considérations, en particulier à la page 24 de l’introduction. Elle en vient ainsi à mettre en valeur la manière dont Duclos circonscrit les « gens d’esprit », dans un rajout de 1767, en tant, précise-t-il, qu’ « ils forment l’opinion publique, qui tôt ou tard subjugue ou renverse tout espèce de despotisme » (p. 188). Ainsi se profile déjà la figure de l’écrivain patriote de la fin des années 1780.
A ce titre, cette édition critique contribue, dans la lignée des recensions précédents, au débat ouvert par le récent livre d’Antoine Lilti sur Le monde des salons. Sociabilité et mondanité (Fayard, 2005) en matière de continuum de la nature à la conscience. En effet, Carole Dornier contribue à nous faire comprendre, par sa lecture particulièrement pertinente des Considérations, ce qu’il doit en être désormais de « la valeur » dans l’ordre social, en termes d’opinion, d’estime, de respect, etc.. Duclos met ainsi à la disposition de ses contemporains une nouvelle règle morale, naturelle basée sur « un juge plus éclairé, plus sévère et plus juste que les lois et les mœurs ; c’est le sentiment intérieur qu’on appelle la conscience » (page 167), donc constituant une réelle alternative conceptuelle à des pratiques culturelles mondaines peu sensibles au débat sur la part de nécessité et de contingence de la vérité intellectuelle et de ses lois.
Les effets pratiques de l'inflexion matérialiste.
Reste à présenter, pour finir provisoirement et à grands traits, un exemple central d'effets pratiques d'une telle inflexion matérialiste des individus et de leur conscience, "la Guerre des farines" (1775). Des effets qui doivent essentiellement leur efficace à la dimension performative d'une proclamation des droits naturels par divers auteurs, et dans diverses situations bien avant leur adoption par une Déclaration en 1789. Si l'on peut dire, la philosophie du droit naturel est en marche dès les années 1770, d'autant plus qu'elle relève d'un loi naturelle et nécessaire, au sens où nous l'avons défini antérieurement avec André Charrak et comme le montre bien Lynn Hunt dans son récent ouvrage sur Inventing Human Rights. A History (London, Norton and Cie, 2007) où cette historienne parle de "the bulldozer force of the revolutionary logic of rights.", formulation en débat dans la recension de Gary J. Bass publiée par The New Republic.
D'un apport particulièrement important, L'ouvrage collectif sur La guerre du blé au XVIIIème siècle a mis au centre d'un tel matérialisme pratique "l'économie morale" et son héritage dans "l'économie politique populaire" proposée ensuite par les Jacobins, et Robespierre tout particulièrement, pendant la Révolution française. La critique libérale populaire contre le libéralisme économique, sous l'égide de "l'économie morale", était déjà bien connue grâce à l'histoire anglais Edward Thompson, dont le célèbre article sur "The moral economy of the english crowd in the eighteeenth century" est présentement traduit dans cet ouvrage. Cet historien a montré en particulier que les émeutes frumentaires, dans le cas anglais, se basent sur la défense des droits et des coutumes, font appel au "bien public".
Cynthia Bouthon, dans son étude sur "L'économie morale et la Guerre des farines en 1775" précise l'impact d'une même approche dans le cas français, en insistant sur l'appel tout à fait matériel au "bien d'intérêt commun" au sein des mouvements populaires de taxation dans les régions de grande culture (2). Déborah Cohen, sur le présent site, en précise plus avant les enjeux tout au long d'un trajet du mouvement proprement dit aux diverses formes du débat sur le commerce des blés.
Florence Gauthier (" De Mably à Robespierre. De la critique de l'économie politique à la critique de la politique") précise alors qu'il revient à Mably, dans son ouvrage Du commerce des grains (1775), d'avoir pris en compte l'événement pour définir un programme égalitaire propre au libéralisme politique de droit naturel que Robespierre reprendra en l'enrichissant dans le contexte de la Révolution française. En effet, dès les années 1770, se profile "un vaste mouvement de critique du libéralisme économique et du droit de propirété illimité" qui permet de penser un projet alternatif basé sur le droit à l'existence, un projet de société donc à la fois pensé en esprit et dit en acte. L'importance de Mably est par ailleurs souligné par les actes du colloque sur Mably et la politique comme science morale, dont Florence Gauthier a coédité les actes. Mably apparaît ainsi in fine comme l'un des philosophes français majeurs en matière de formulation de "la science de la politique" dans la période où la philosophie des Lumières tardives prend le tournant de la critique des Physiocrates. Mably propose en effet une méthode d'analyse de la société basée sur la connaissance de "la nature humaine", de ses manières d'être, de penser et de faire au titre de l'identité de ses qualités sociales, avec l'égalité au premier plan. Sa pensée acquiert ainsi une forte dimension pragmatique, surtout lorsqu'elle se confronte - et ici de nouveau, nous pensons à la "Guerre des farines" - à une réalité historique dont elle souligne la valeur émancipatrice par "une prophétie autoréalisatrice du genre humain" (Resende).
Un site empiriste en questionnement
André Charrak, Empirisme et théorie de la connaissance. Réflexion et fondement des sciences au XVIIIème siècle, Paris, Vrin, 2009, 176 pages.
André Charrak approfondit son enquête épistémologique en nous proposant une analyse très poussée du moment empiriste des Lumières, et centralement sur sa figure historique au titre de la prise de conscience philosophique qu’elle suscite dans le contexte d’une métaphysique requalifiée comme théorie de la connaissance déjà précisée.
Dans un premier temps, il s’interroge sur le statut de la réflexion là où il s’agit de prendre en compte le cours de l’expérience. Ce qui suppose une réévaluation de la critique leibnizienne de Locke, via le recueil Des Maizeaux (1720) d’écrits leibniziens traduits en français, dont nous n'avons en cesse de souligner l’importance dans la relation de Sieyès à l’empirisme dans notre publication de ses manuscrits philosophiques aux éditions Champion.
L’accent mis sur l’ordre d’exposition du système empiriste s’inscrit ici, contre toute vision linéaire du progrès scientifique, dans un tournant réflexif où la connaissance ouvre l’esprit humain aux véritables idées, non par de simples sensations représentatives, mais selon un ordre où s’estime les choses, donc là où la réflexion s’applique à des rapports. Les êtres empiriques procèdent alors à la fois de la substantialité et de la nécessité.
André Charrak en vient ainsi à singulariser un programme réductionniste au centre même de la refonte de la métaphysique : il s’agit de réduire les premiers principes pour pouvoir les inscrire dans les bornes de la connaissance.
En subordonnant les opérations de l’esprit au matériau auxquelles elles s’appliquent. – l’acte de l’esprit étant un point de vue émergent sur le fait positif que représente la donation du matériau sensible – la pensée empiriste de l’expérience affirme l’unité de l’opération de l’esprit et des idées qu’elle atteint, sous la forme d’un externalisme en considérant que les actes réflexifs sont des modalités d’appréhension des rapports entre les idées.
Cependant, il ne s’agit pas, pour autant, de s’en tenir à un empirisme de la genèse, mais de considérer, dans une second temps, un empirisme de la constitution qui réfléchit sur la connexion des sciences au plan de leurs fondements rationnels et des concepts donnés qu’elles manipulent effectivement, ce qui nécessite de prendre en compte l’histoire d’une science sous l’angle de sa systématicité.
En convoquant, tout au long d’une enquête généalogique, des théories, - textes à l’appui donc avec la plus grande rigueur philologique -, chez des auteurs tels que Rousseau, Condillac, D’Alembert, Maupertuis, Malebranche, Helvétius et d’autres, André Charrak approfondit sa passionnante enquête sur le site empiriste des Lumières, à la fois comme lieu de réflexion théorique et statut particulier des faits. Il ne cherche pas pour autant à dégager des zones de cohérence systématiques, mais tout autrement d’interroger des possibilités théoriques foisonnantes, voire divergentes qui contredisent toute croyance dans l’avènement d’une transparence à soi. Une telle saisie de l’analyse empiriste dans son historicité, donc dans son mouvement conceptuel même, permet une plus grande intelligence des théories, de leurs rapports, de leurs applications, des propositions qu’elles énoncent, des nouveaux objets qu’elles considèrent.
Une enquête donc sur l'empirisme des Lumières, et tout particulièrement dans sa dernière phase liée au moment proto-politique des années 1770-1780 qui s'annonce donc très ouverte et passionnante...
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Les historiens de la culture politique, en particulier Keith Baker dans son ouvrage Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au XVIIIème siècle - en traduction française chez Payot (1993) – ont posé avec pertinence la question « Comment la révolution est-elle devenu pensable ? ». Ils y ont répondu en mettant l’accent sur « l’ensemble des discours et des pratiques symboliques par lesquels des individus et des groupes énoncent des revendications ». C’est ainsi que Keith Baker propose une typologie des discours politiques au cours des Lumières tardives : au discours de la justice, repris par les Parlementaires à la royauté elle-même, il oppose le discours de la volonté, de Rousseau à Mably, lui-même doublé d’un discours administratif de type moderniste, des Physiocrates à Turgot.
En posant une question plus large - Comment la révolution a-t-elle été à la fois pensable et possible ? –, l’abord de l’esprit des Lumières, dont nous avons présentement rendu compte, n’est plus réduit, comme dans l’histoire culturelle, à un problème d’opinion publique, et de typologie en son sein. Il s’ouvre largement à des problèmes d’ontologie sociale qui posent des fondements à la fois métaphysiques, naturalistes et empiriques à la langue (politique) elle-même, par la médiation d’une sociologie des moeurs mise en place à partir de nouvelles formes d’observation sociale. Il s’agit en fin de compte de singulariser une approche qui ne relève pas d’une soumission des lois naturelles aux conventions sociales, du droit naturel au savoir positif. Bien au contraire, l’esprit (politique) se concrétise par un travail où se combine divers ensembles « dans lesquels des bouts de nature se trouvent accrochés par plusieurs chaînes solides aux rapports sociaux, accueillis et appropriés dans les formes de vie et les institutions » (3), véritable socle "des ilôts d'analogie entre différents moments historiques où la question des Lumières surgit" (4). L'actualité de l'esprit des Lumières s'avère ainsi une part intégrante de la connaissance humaine en devenir, par la référence toujours actuelle aux synthèses républicaines des Lumières et à leur leur mise en action dans la Révolution française telles qu'elles ont été exemplifiées dans le récent colloque sur ''Républicanismes et droit naturel''.
Cette actualité répond également à un questionnement sur une philosophie de l’esprit qui s’articule plus avant sur un autre moment, disons post-politique, le moment thermidorien. Ainsi dans les ultimes travaux de Kant, et tout particulièrement ceux des années 1796-1797, ce philosophe élabore une philosophie de l’esprit qui, au-delà d’une appréhension de la vie dans sa dimension naturelle, s’interroge sur une existence morale marqué du sceau de la liberté. Il s’agit bien de valoriser un principe de vie qui « procède avant tout et immédiatement d’une idée du suprasensible, c’est-à-dire de la liberté et de l’impératif catégorique qui, tout d’abord, nous en fait l’annonce » (5). Ainsi dans l’Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix en philosophie: par la raison pratique pure, l’esprit est principe de vie en l’homme en tant qu’il est ce par quoi l’homme peut accomplir son existence selon une vie moralement déterminée.
C’est probablement le contact avec Fichte, attesté par leur correspondance, qui explique une telle élaboration finale d’une philosophie de l’esprit, avant qu’Hegel en fasse un thème central de la philosophie allemande. L’esprit est ici lié de très près à l’autoposition du moi, c’est-à-dire du moi « en tant que moi moralement agissant et, inséparablement, en tant que moi vivant se saisissant par autoconstitution de soi, en son acte même de connaissance phénoménale » (6). In fine, notre approche de la pensée des Lumières débouche donc sur une interrogation relative au moi dont nous avons montrée par ailleurs l’importance dans la généalogie de la société moderne. Cette chronique de travaux, à visée synthétique, met de nouveau en valeur une telle autoposition finale du moi dans le travail de l’esprit propre à la pensée des Lumières. Elle demeure fidèle au programme, proposé par Michel Foucault, d'une vaste enquête sur "l'ontologie historique de nous-même" centré sur l'advenir, et non l'advenu, donc orientée vers la dynamique des Lumières, et non ses effets en matière de reconnaissance sociale, certes indéniables mais propre à une "histoire déceptive", comme nous l'avons montré ailleurs si on s'en tient à ce point de vue .
Notes
(1) Nous avons resitué ce "moment proto-politique" de la Révolution française des années 1770-1780 au sein des moments spécifiques de la Révolution française dans notre article récent de Langage & Société, intitulé "La langue politique et la Révolution française", disponible sur le CAIRN.
(2) Elle est l'auteur par ailleurs d'un ouvrage important sur le sujet intitulé ''Flour War, The Gender, Class, and Community in Late Ancien Régime French Society, Penn State Press, 1993. Voir aussi son article synthétique dans les Annales Historiques de la Révolution française'' sur "Les mouvements de subsistance et le problème de l’économie morale sous l’ancien régime et la Révolution française".
(3) Stéphane Haber, Critique de l’antinaturalisme, Paris, PUF, 2006, p 13.
(4) Philippe Corcuff, Sophie Wahnich, "Fragiles désirs de Lumières radicalement contemporaines", Lumières, actualité d'un esprit, Contretemps, N°17, 2006, p. 9.
(5) Laurent Gallois « L’esprit de la philosophie transcendantale chez Kant. Vers une philosophie de l’esprit », Archives de Philosophie 73, 2010, 229-248, p. 239
(6) Ibid., p. 247.
(7) « La temporalité historique des formes d’individuation. Les figures du moi », in Histoire et subjectivation, sous la dir. de A. Giovannoni et J. Guilhaumou, Paris, Kimé, 2008, Introduction p. 7-10 ; et, p. 219-252.
N.B. Cette note critique a été élaborée à l’aide de comptes rendus publiés dans les revues Mots, Dixhuitième siècle, Annales Historiques de la Révolution Française, Actuel Marx et la Revue d'histoire des sciences, avec des mises à jour régulières.
Jacques Guilhaumou, "La pensée des Lumières : le travail naturel de l’esprit. Revue critique", Recensions, Révolution Française.net, mis en ligne le 3 juillet 2008, dernière mise à jour le 4 décembre 2010, URL: http://revolution-francaise.net/2008/07/03/241-pensee-lumieres-travail-esprit