"Si l'événement historique est pris comme critère de justesse, le dépassement du devenir s'ensuit inéluctablement. L'immédiateté est interdite. les floraisons de la vie naturelle engloutissent toute chose; elles seront à jamais négatrices de l'événement. D'autres seront plus vraies, resurgies de la nuit", Jean Bollack, "L'écrit. Une poétique dans l'oeuvre de Celan'', Paris, PUF, 2003, p. 39.

Le métier d'historien.

Les historiens exercent leur métier avec efficacité lorsqu'ils avancent sur un nouveau terrain de recherche : ils lisent avec attention les travaux antérieurs, ils savent répertorier, référencier une source, en reconstituer les contenus en bon praticien d’une histoire dont ils ont fait l’apprentissage de longues années. Ils ne sont donc pas avares de faits, de détails, d’événements, voire de critiques et d’interprétations. D'une part, ils sont des experts de la preuve historique au point de s’interdire, le temps de l’analyse, toute adhésion personnelle aux événements, du moins pour une partie d'entre eux. D'autre part, ils procèdent d'une logique territoriale sur un objet historique « radicalisé » dans la manière de le faire émerger contre des analyses antérieurement acquises, et jugées désormais obsolètes. Pour certains, invoquant un impératif de prudence, donc se mettant à distance de tout projet émancipateur, et de son corollaire l'attention à la réciprocité discursive, au sein de ce qui serait une « illusion historiographique » , ne risquent-il pas de se doter, par le simple acte scientifique de faire de l'histoire, d'une responsabilité justifiable, mais aux répercussions quelque peu déceptives ?

Ainsi l'historien donne sens à des événements épars en les reconnaissant comme des objets historiques à part entière. Il peut le faire grâce à sa connaissance intime du métier d'historien et de ses moyens (sources, méthodes, historiographie). Par ailleurs, sa tâche est d'autant plus valorisée qu'il trouve, au sein de la communauté des historiens, la légitimation du métier qu'il exerce, et nulle part ailleurs. Faire de l'histoire s'avère donc une activité scientifique hautement responsable et valorisée, au risque de décevoir si l'historien ne remplit pas ses promesses, tout en ne sachant pas mener en conséquence une discussion sur la part déceptive de son travail.

L'historien demeure bien, dans son parcours critique, tout autant redevable d'un « devoir d'histoire » (Jacques Revel) que d'un « devoir de mémoire ». Pourtant, il est parfois peu convaincant lorsqu'il utilise des arguments critiques pour valoriser son objet d'étude, peut-être parce qu'il n'a guère l'habitude de s'interroger sur la réception des connaissances qu'il produit, soucieux de mettre à l'abri de la discussion ce qui lui semble des connaissances acquises de façon vraie. Gérard Noiriel propose alors, lorsque l'occasion se présente d'un face à face, d'introduire de la sympathie en accordant de l'importance à ce que nous lisons et critiquons, de manière à mieux faire entendre nos arguments, tout en sachant qu'il est légitime de croire à la vérité de son objet historique, une fois construit, et qu'il ne s'agit donc pas de la contester, mais plutôt d'en apprécier les effets historiographiques.

C'est ainsi que, plus avant dans la réflexion, nous nous proposons donc de retrouver quelques historiens en position « critique » et « mesurée » d’analystes de la période historique qui nous préoccupe dans nos propres travaux, le siècle de transition des Lumières aux Révolutions (1750-1850), ce « seuil d’époque » dont l’historien allemand Reinhart Koselleck a si bien parlé.

De nouveaux objets historiques.



Tout d’abord, l’un d’entre eux, Antoine Lilti, nous transporte avec bonheur en France au temps des Lumières, plus précisément dans les salons dont il est désormais bien dit que la propension « naturelle » à la discussion critique, si l'on considère l'avènement de nouvelles formes historiques d'échange et d’individuation, n’est plus vraiment déterminante pour en appréhender le fonctionnement. Manière aussi de nous mettre à distance des interprétations sur les femmes de lettres appréciées pour leur aptitude à instruire une « école d’intelligence » (Mona 0zouf). En effet, chacun circule avant tout dans les salons à la recherche d'une visibilité qui lui permet de se situer dans une nouvelle hiérarchie du mérite social. Principalement les repas, le jeu, l’art de converser plaisamment, ou de conter, ainsi que l’écriture de divertissement actualisent une telle fonctionnalité dans « une société » - au sens d'un ensemble délimitable de pratiques et de rituels sociaux - toujours plus obsédée par les pratiques mondaines avec ses effets de distinction et d’exclusion, et au plus loin des nouveaux savoirs renvoyés à la pratique solitaire de quelques hommes de cabinet. Le cadre historiographique de la République des lettres, adossée sur le champ littéraire, de même que le modèle habermassien de la sphère publique sont alors jugés moins aptes à nous faire comprendre, y compris en terme d'opinion publique, l'activité des salons.

Ne suffit-il pas alors de déplacer ce que l'historien pense être de l’ordre du « mythe historiographique », le salon comme espace de débat intellectuel, vers un nouveau sens social, une nouvelle forme d’attention naturelle à la matérialité de la discussion intellectuelle ? Il suffit alors d'admettre que les salons « naturalisent » le simple fait de l’attention aux objets du débat intellectuel, tout en les englobant de manière continue dans des mouvements plus immédiatement sociaux, et décrits avec succès par l’historien. On peut alors considérer une continuité de la causalité naturelle de la discussion intellectuelle aux nouvelles fonctions sociales au sein des salons, ce qui expliquerait d’autant les progrès fulgurants de l’observation sociale à la fin du 18ème siècle, en première approche de la formation des sciences sociales.

Admettons également avec Antoine Lilti que le salon à la fin du 18ème siècle ne soit pas un espace de travail scientifique, donc de débat savant, encore que la présence proche d'instruments scientifiques, sans doute notifiés dans les documents, et bien sûr de livres, interpelle aussi l'historien sur le statut cognitif de ces objets, sur la manière dont se présente la simple attention à leur présence. Admettons que les énoncés de savoir sont détournés dans une perspective ludique. A ce titre, le salon, à défaut d'être un lieu de débat savant, reste cependant dans les années 1770-1780 un laboratoire pour penser et pratiquer une réflexion sur la société, en appui sur les auteurs intervenant dans la recherche d'un nouvel ordre social et d'une nouvelle langue politique. L'apparente dissociation entre les plaisirs intellectuels et autres des salons et le débat savant, que nous voyons peut-être à tort dans cet ouvrage fort important, s'estompe alors en considèrant que l'échange scientifique s'est localisé, incorporé, territorialisé, donc naturalisé, comme le souligne également, dans une démarche complémentaire, l'historien Stephane Van Damme (Paris, capital philosophique, Paris, Odile Jacob, 2005).

De ce fait les enjeux autour d'une nouvelle "science sociale", au-delà du simple constat savant de la présence nouvelle d'une "science de l'homme", prennent une visibilité particulière et participent des processus de reconnaissance sociale au sein du monde intellectuel. Visibiliser, reconnaître des nouveaux savoirs sociaux, avec ses effets propres sur la hiérarchisation mondaine entre les auteurs, prend le pas, avec la présence remarquée de la scène salonnière, sur les logiques naturelles de localisation, d'indentification, d'inscription des savoirs dans le monde, sans pour autant les effacer, bien au contraire. Ces logiques demeurent ainsi le socle naturel sur lequel se développe ce nouveau creuset sociologique,et s'articulent des savoirs politiques déterritorialisés, donc susceptibles d'entrer dans une pensée de l'émancipation humaine.

Cependant, de manière toujours plus fréquente, et surtout dans la génération suivante, bon nombre de femmes et d'hommes adeptes des salons voyagent. Mais pourquoi voyagent-ils vraiment ? Voyagent-ils, pour certains d’entre eux parmi les plus philosophes, « au pays du peuple », avec le souci d’incarner une pensée en recherche du peuple de l’avenir dans un paysage ou une scène vivante, donc naturels ? Sont-ils vraiment ces poètes allemands et français dont nous parle si bien Jacques Rancière, qui rencontrent tant la Révolution que l’utopie française, tant une nouvelle patrie que la pauvreté, dessinant ainsi un nouveau paysage naturel, aux frontières de la souffrance sociale et d’assemblages naturels, certes fragiles, mais bien là ?



Non vraiment, un historien du voyage, Sylvain Venayre - partant du fait qu’on identifie le touriste à partir du moment où, vers 1830, ceux qui pensent savoir voyager en dénoncent la fausseté, à l’exemple de Chateaubriand - en vient à s’intéresser à ce « faux voyageur », dans une distance « mesurée » à ceux qui se prétendent de « vrais voyageurs ». Ainsi, de manière quelque peu « déceptive », l’accent est mis, sur un autre moment - pensons plutôt à ses préludes dans la période qui nous concerne - où le voyageur énonce que le savoir scientifique et la patrie universelle ne sont plus des motifs suffisants pour justifier l’aventure, voire qu’ils lui nuisent même. Progressivement, Il ne s’agit plus que de rechercher l’aventure en elle-même. Un des interlocuteurs de ce chercheur au cours d’un colloque ira même jusqu’à penser, dans la suite du propos de l’historien, qu’il existe une opposition de nature - la bonne nature bien sûr - entre la poésie et le voyage, car il convient de douter du caractère aventureux, donc authentique, des aventures racontées par le poète. Est-il vraiment un écrivain dans sa posture de voyageur ? N’est-il pas seulement un aventurier, un touriste qui circule sur les routes avec tous les instruments de la « fausseté » poétique au plus grand soin de son plaisir personnel ?

Parcourant le trajet du récit de voyage au roman, l’occasion, là encore d’un colloque, nous porte à écouter et à lire une troisième historienne, Judith Lyon-Caen qui s’intéresse aux lecteurs et lectrices des romanciers, Balzac en premier lieu mais aussi Eugène Sue, ce qui nous situe donc au cœur de l’échange propre à l’aventure intellectuelle du 19ème siècle. Nul doute à mes yeux que nous entrons, avec la génération des romanciers qui ont environ vingt ans dans les années 1820, dans « un moment réaliste » et que le lecteur vient à l’aide du romancier pour construire des sociolectes, en particulier du côté du peuple, en résistance à l’hégémonie grandissant du « moi bourgeois » et de sa vision linéaire et distinctive socialement du progrès. Du moins Philippe Dufour, dans son très beau livre sur La pensée romanesque du langage, nous présente ainsi ces choses si naturelles dans un siècle de luttes de classes particulièrement visibles.

Là encore, l’historienne nous demande d’y regarder de plus près, nouvelles sources à l’appui. Des centaines de lettres que des lecteurs, plus ou moins identifiables, adressent à Balzac et Eugène Sue pour leur parler de leur soi, il en ressort certes une visibilité accrue de la connaissance de soi, mais surtout une fiction sur la société qui la reçoit si bien qu’elle y construit l'image des destinées individuelles qui la composent. Si ce mode d'échange a une fonction émancipatrice, c'est de la fonction qu'il est ici question plus que d'un processus universel d'émancipation dans la mesure où cet échange épistolaire rend surtout visible des destinées individuelles au sein d'une de la complexité sociale. La chaîne solide, repérée par l’historien de la littérature Philippe Dufour, de sociolectes attachés à autant de bouts de nature permettant une coproduction de l’activité humaine au plus grand profit de son potentiel émancipateur, disparaît derrière des entités individuelles jugées fabriquées et des objets sociaux hybrides.

Dans ces trois cas, l'historien s'autorise, à juste titre, du désir actuel de comprendre des effets d'émergence au sein d'une sociabilité mise en place durant la période de transition 1750-1850 et dont nous avons conservée bien des traits culturels. Il procède alors d'un réalisme rigoureux, tout en cherchant à faire référence dans son domaine de recherche. Ainsi nous le percevons certes en position de surplomb, mais aussi au plus près des personnages et de leurs habitudes qu'il nous décrit. Un narrateur historien s'impose alors, à l'instar du romancier, dans la recherche de la vérité historique au détriment d'un acteur sociologiquement crédible, d'un personnage vraisemblable, mais pris dans les illusions de son époque. Ainsi la part d'invraisemblance dans son analyse tient au fait que l'on en vient à se poser la question suivante: pourquoi les acteurs et auteurs convoqués, et mis à distance des mythes historiographiques, sont-ils devenus à ce point, dans le regard porté par l'historien, des individus certes bien éduqués, mais dénués d'idéologie, donc peu vraisemblables ? Sans doute pour mieux appréhender leur environnement social, impossible à comprendre si l'on s'en tient au seul registre de la vraisemblance.

De fait, adoptant aussi la langue des attentes contemporaines les plus courantes, le point de vue de l'historien s'avère de plus en plus fonctionnaliste, par une réduction de l'altérité historique, et de sa part naturelle de réciprocité. Il entame ainsi sa crédibilité en s'engageant sur un terrain où il pose certes au mieux les faits historiques, affine son écriture historienne dans une combinaison savante des mots d'une époque et ses propres mots, mais sans savoir vraiment à quoi il va aboutir, si ce n'est à une vérité historique fortement distanciée des ressources réflexives propres des acteurs. Il rend alors de plus en plus inaudible une autre question historique majeure: comment comprendre que les raisons aient pu être, dans la tête des salonniers, des voyageurs et des lecteurs, des raisons ?

De la part critique...

Nous entrons bien dans l’ère du soupçon historique, et de son corollaire la mise à distance de la quête d'authenticité, tout particulièrement au sein du monde des intellectuels. Certes l'historien se doit de faire la critique sociale de l'activité intellectuelle, par exemple dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu. Mais faut-il pour autant déprécier la figure de l'intellectuel, plutôt fragile et exposée face aux pouvoirs, par toutes sortes d'analyses « déceptives », comme si son activité était quelque part avant tout égoïste et narcissique ? Les intellectuels conversent-ils au titre de la quête d'un amour du vrai propice aux échanges réciproques ou se suffisent-ils des menus plaisirs d'une reconnaissance sociale particulièrement mal partagée ? Voyagent-ils pour s’enrichir de la connaissance de l’autre dans une appréhension universelle de la diversité des situations et des paysages naturels, ou se complaisent-ils dans l’illusion de leur intellectualité distincte, là encore au plus grand profit de leur plaisir personnel ? Enfin, profitent-ils de leur correspondance reçue pour donner plus de corps à leur écriture sociolectale ou n’y cherchent-ils qu’un effet de miroir propice à l’impact distinctif de leur œuvre dans la société, et une fois encore pour valoriser leur ego littéraire ?

Ainsi, Le point de vue égalitaire sur les choses naturelles s’efface derrière le point de vue inégalitaire sur les représentations culturelles. Il s’introduit alors une opposition entre le naturel et le fabriqué pour dire aussi vite que rien ne fait norme dans la nature, et surtout pas la référence aux droits naturels, et qu’il s’avère donc dérisoire d’y attacher une signification, qui plus est en terme d’humanité agissante et souffrante, au regard de la complexité de la construction des objets culturels. Mais l'historien peut-il vraiment, en endossant l'habit de l'expert et en adoptant une position de surplomb, se dissocier peu à peu du lien de l'intellectuel à une forme démocratique de société avec sa part d'universalité et de naturalité ? Pourquoi ne se sent-il plus centralement interpellé par sa part de responsabilité dans l'organisation d'une société basée sur la liberté, et sa réciprocité, l'égalité ?

Ne s'agit-il pas aussi, dans cette démarche « déceptive », d’en rabattre sur la puissance de l’esprit – pensons au discrédit des grands auteurs chez certains historiens au profit d'une attention certes légitime pour les intermédiaires sociaux - et de considérer alors la part de nécessité qui impose aux hommes de se soumettre aux imaginaires sociaux de la domination, présentement « bourgeoise », tout en conservant la distance « mesurée » de l'expert critique ? N'y a-t-il pas le risque d'introduire ainsi le doute jusque dans la nouvelle configuration de la singularité artiste introduite par la génération romantique de 1830, là où se constitue par excellence une élite singulière où prime l'impératif d'authenticité ? La sociologue Nathalie Heinich, montre, à ce propos, dans son ouvrage sur L'élite artiste, que « contrairement à l'élitisme démocratique, l'élitisme artiste préserve l'indexation de l'excellence sur le privilège de naissance que représente le don inné », (Gallimard, 2005, 349), par le fait de se fonder à la fois sur l'individualité de la grâce et la reconnaissance par le mérite.

...à la part naturelle,

Dans la lignée des réflexions de Stéphane Haber au sein de son récent ouvrage Critique de l’antinaturalisme (PUF, 2006), il semble donc tout à fait possible d'aborder le processus historique dans lequel s’exprime la conaturalité du vivant et de son milieu en explorant la part créative, donc les ressources co-constructives d’une réalité en devenir, et tout particulièrement lorsque le droit de certaines choses est invoqué, revendiqué dans l’espace public. Un tel droit naturel mérite d’être pris au pied de la lettre, et non enfoui dans la complexité d’un imaginaire culturel.

Il importe donc, comme le soulignent Philippe Corcuff et Sophie Wahnich, dans leur présentation du récent dossier de la revue Contretemps (N°17, 2006) sur « Lumières : actualités d’un esprit », de revenir en permanence à l’expérience de la pensée critique radicale, qui plus est comme esprit politique, donc de ne pas s’interdire cette expérience intérieure sous prétexte d’objectivité scientifique. Mais bien des questions se posent sur le déficit de la radicalité critique exprimée dans les termes de ce dossier en matière de nature active. Faut-il vraiment invoquer seulement les sentiments d’humanité et la tension entre universalité et identités particulières qui sous-tendent le désir de s’émanciper des contraintes de la domination, donc d’inventer le monde ? Ne prend-t-on pas ici le risque de renvoyer la nature aux résistances psychiques et sociales à ce profond désir, donc d’en faire encore une fois une donnée passive, et donc bien peu significative de l’activité humaine créatrice ? Peut-on limiter le fondement de la radicalité à une "résistance-existence" d'un peuple mis à nu par la violence contemporaine, donc ne conservant, à défaut d'être libre, que sa sensibilité naturelle ? Les penseurs des Lumières, en particulier D'Holbach, nous ont appris que l'homme - détenteur du droit d'être libre à travers l'idée même d'homme - ne peut se séparer de lui-même, donc de son essence d'être libre. Si l'on présuppose alors que le peuple n'est plus libre, donc qu'il a perdu sa liberté, ne récuse-t-on pas l'existence de la liberté naturelle, en nous renvoyant à la seule sensibilité naturelle d'une peuple sacré, messianique ?

Cependant la distance critique au propos « modéré » de l'historien-expert passe ici par la promotion de la narration de l'évenement, grâce à un tissage complexe du récit historique. Il en ressort une forte valorisation de la figure de l’historien attestant de « l’être-vrai de la médiation de la réflexion par l’analyse » (Ricoeur), donc de la vérité de la narration du soi. Il s'agit alors d’introduire l’écriture historienne comme médiation authentique face aux doutes exprimés sur les potentialités de l’humanité agissante et souffrante introduits par l’histoire « déceptive ». Nous entrons là dans le vaste domaine de la narration du mouvement des Lumières et des Révolutions qui touche une grande part de l'historiographie. A propos de Michelet, un des premiers grands narrateurs de l'histoire de la France révolutionnée, Roland Barthes précise que « son Histoire est devenue proprement philosophie de l'histoire. L'Histoire s'est trouvée consommée, c'est-à-dire d'une part terminée, accomplie et, d'autre part, dévorée, ingérée, propre à ressusciter l'historien. » (Oeuvres complètes, 1, 258). La prose de l'historien produit ici une histoire-objet témoignant de l'unité retrouvée des peuples et ouvrant donc à tous les possibles. Ainsi s'impose une histoire-synthèse qui prend appui sur la combinaison naturelle des actions humaines, donc sur la force vitale avec sa part de sensibilité naturelle propre à la demande du droit à l'existence.



Dans la présente réflexion, notre souci premier est d'invoquer la puissance naturelle de l’activité individuelle au titre de sa capacité à la reconnaissance sociale, au lien social du fait de l'antériorité de l'action sur la représentation, de l'attention sur la classification. A ce titre, nous considérons, dans une perspective nominaliste, que les individus parlants constituent la réalité naturelle dans la mesure où la nature est réalité du possible. Ainsi l'individu participe de la nature: il est donc susceptible de faire exister quelque chose, faire penser quelqu'un dans un processus d'individuation, donc hors de tout réalité préconstituée et au plus près de ce qui se dit. Un tel processus relationnel et linguistique de nature foncièrement empirique crée l'individu, le prolonge tant vers son moi intime que vers les autres mois: il permet des interelations, des intercommunications entre des formes et des régimes d'individuation. La nature est bien ici réalité du possible au travers des singularités empiriques, en préalable à toute actualisation, toute particularisation, toute énonciation de ces singularités sous forme de représentations sociales et culturelles. Elle participe donc pleinement de l'acte de connaissance qui permet de comprendre une réalité historique en tant qu'espace d'abord préindividué puis actualisé par ses acteurs à l'horizon de ce qui est à venir dans ce qui en est dit.

... le poids de l'événement.

« Ce qui compte, c'est la nouveauté du régime d'énonciation lui-même, en tant qu'il peut comprendre des énoncés contradictoires. Par exemple on demandera quel régime d'énoncés apparaît avec le dispositif de la Révolution française : c'est la nouveauté du régime qui compte, et non l'originalité de l'énoncé. Tout dispositif se définit ainsi par sa teneur en nouveauté et créativité, qui marque en même temps sa capacité de se transformer, à moins au contraire d'être rabattu de force sur ses lignes les plus dures, les plus rigides ou solides. En tant qu'elles s'échappent des dimensions de savoir et de pouvoir, les lignes de subjectivation semblent particulièrement capables de tracer des chemins de création, qui ne cessent d'avorter, mais aussi d'être repris, modifiés, jusqu'à la rupture de l'ancien dispositif » (Gilles Deleuze: Foucault, Historien du présent, Magazine littéraire 257,Septembre 1988).

Les historiens de la culture nous semblent donc croire que les impressions du réel, aussi sensibles soient-elles, pèsent sur le signe, sur les mots au point de leur imposer un signifié fortement contextualisé. Ils en viennent ainsi à accorder une faible importance à l'événement. Nous tendons plutôt à croire que la séparation du signe est du signifié s'impose comme une nécessité là où la référence à la nature, à la fois négatrice par la mort et transformatrice par le vivant, s'avère la vérité imposée par l'événement. Ainsi que le note Jean Bollack: "Si l'événement historique est pris comme critère de justesse, le dépassement du devenir s'ensuit inéluctablement. L'immédiateté est interdite. les floraisons de la vie naturelle engloutissent toute chose; elles seront à jamais négatrices de l'événement. D'autres seront plus vraies, resurgit de la nuit" ("L'écrit. Une poétique dans l'oeuvre de Celan'', Paris, PUF, 2003, p. 3).

La naturalité de l'événement historique devient la condition de sa capacité à construire un espace autonome dans un double mouvement de déterritorialisation face au déjà signifié et de reterritorialisation d'un nouveau signifiant, ce qui suppose une nouvelle attente, un devenir autre. Là où l'historien contextualise, il s'agit plutôt de rompre avec une certaine vie naturelle dont on constate le dépérissement, de nier un devenir naturel en apparence inéluctable. La séparation entre le langage, y compris dans l'abstraction, et cette vie naturelle corrompue est la condition même de la production, à travers les mots qui crée la chose en la nommant, d'une seconde nature, régénérée par les écarts signifiants, subjectivée par la radicalité de l'espace en dedans qui habite l'individu pris dans l'événement émancipateur.

Vers l'indiscipline ?



Faut-il alors considérer, au regard de l'événement historique actualisé, que la mise en forme méthodique de l'historien, le métier d'historien donc, en définit l'incapacité disciplinaire, une sorte d'impuissance de spécialisation qui nous oblige à l'indiscipline face à la pesanteur acédémique des "nouveaux" historiens, comme le propose Laurent Dubreuil et d'autres chercheurs dans un récent dossier de la revue Labyrinthe (N°27, 2007) ?

De fait, l'interdisciplinarité a trop souvent été comprise par les historiens comme un travail aux limites de leur discipline vers une autre discipline, ce qui suppose une parfait maîtrise du métier d'historien, une sorte d'hyperdisciplinarisation qui se caractérise souvent par un appareil considérable de preuves empiriques, une véritable accumulation donc. L'interdisciplinarité consiste alors dans le simple fait de fortement valoriser ses preuves par des outils et des catégories mis à disposition par d'autres disciplines. Cela est particulièrement vrai actuellement avec la sociologie, mais ce processus d'emprunt est déjà enclenché avec la lecture et l'usage des travaux de Pierre Bourdieu, pourtant plutôt critique sur cette manière des historiens d'instrumentaliser la sociologie.

La revue Labyrinthe propose alors, dans la lignée des travaux de Jacques Rancière, de passer à l'indiscipline. Dans cette voie, l'interdisciplinarité, s'il convient de maintenir sa présence, consiste plus dans un espacement, donc dans la construction d'espaces où la dimension critique et interprétative importe plus que "le ralliement" à une discipline. Ainsi en a-t-il été, pour notre part, de l'histoire du discours comme espace interprétatif et critique propre à l'analyse de discours, mais située à l'écart de toute tentative de récupération soit par les sciences du langage, soit par l'histoire. Le terme d'indiscipline, proposé par la revue Labyrinthe et discuté autour de l'oeuvre de Jacques Rancière, convient bien à un espace dissensuel où se manifestent des conflits de souveraineté et des duels de frontières. Hors du consensus, l'expertise scientifique par la preuve empirique prend une place contrainte, le travail de l'historien s'évaluant plutôt à sa capacité de nous faire comprendre la réflexivité, voire la littéralité, de l'agir des acteurs historiques, et sa part si importante d'émancipation, voire de fictionnalisation. On nous rétorquera que l'univers de l'historien risque alors de dangereusement se perdre dans un flou de littéralité. Mais il ne s'agit en fait que d'opérer le travail de l'historien là où se situe la connexion empirique entre le les mots et les choses, le discours/fiction et la réalité, au plus grand profit d'une ontologie historique qui, loin de nous faire sombrer dans la narrativité, multiplie les référents au réel, mais hors du consensus, donc dans l'espace hétérogène d'une diversité de contextes d'action et d'évéments émancipateurs.

Une manière autre de le dire consiste à considérer que nous avons tous en nous un rêve d'histoire, donc une certaine admiration pour le travail d'histoire, mais que les historiens français y répondent de plus en plus mal pour toutes les raisons invoquées ci-dessus, et d'autres sur lesquelles Jacques Derrida s'explique dans des termes quasi-conclusifs de notre propos:

"Je crois que les historiens doivent ou devraient s'intéresser à la théorie, au statut des documents, des textes, qu'ils analysent et interprètent, et tous ne le font pas. En ce qui concerne ma petite personne, d'un côté je suis un très mauvais historien, mais je rêve d'être historien. Vraiment, j'en rêve. En fait je crois que je dis, quelque part, la seule chose qui m'intéresse, c'est l'histoire (...) Il devrait y avoir déconstruction des principaux présupposés des historiens, de l'historiographie, voire de la philosophie de l'histoire, non pas au nom de l'éternel, de quelque chose d'anhistorique, mais au nom de quelque autre concept d'histoire" (Des confessions. Jacques Derrida, Saint Augustin, sous la dir. de J. Caputo et M. Scanlon, Paris, Stock 2007, p. 69-70)



Ainsi, soucieux de prendre en compte l'individu social porteur de ses potentiels de transformation dans l'événement même, donc d'interroger d'une manière autre le concept d'histoire, nous cherchons à nous distancier des voix sans joie de la déception, des excès sans génie de la narration et des représentations sans paroles de la vie que des historiens des savoirs culturels risquent de susciter en rejetant ainsi au loin les causalités issues d’une nature pleine de dits, de choses et d’ayant droits. Sans prétendre introduire une hégémonie de la nature, on peut cependant souligner que l'interrogation sur les causes naturelles, dans un climat de discussions critiques et d'expérimentations empiriques, permet d'introduire des points de vue hétérodoxes tout en insistant sur la continuité des événements physiques aux événements mentaux par le fait du langage et en regard des droits de la nature.




N.B. Le présent « billet d’humeur » s’appuie sur l’écoute et la lecture de propos « critiques » récents des historiens Antoine Lilti, Sylvain Venayre et Judith Lyon-Caen, et rappelle certains aspects des études plus ou moins récentes de Pierre Bourdieu, Jürgen Habermas, Reinhart Koselleck, Mona Ozouf, Jacques Rancière, Jacques Revel, Gérard Noiriel, Philippe Dufour, Stéphane Van Damme,Nathalie Heinich, Jacques Bidet, Florence Gauthier, Stéphane Haber, Paul Ricoeur, Gilbert Simondon; Jean Bollack, Philippe Descola, Laurent Dubreuil et Jacques Derrida. Il n’engage que son auteur, y compris dans son appréhension des travaux des jeunes chercheurs convoqués à cette occasion. Ces chercheurs procèdent en effet de problématiques diversifiées : on ne peut donc réduire le précieux apport de leurs travaux aux éléments « critiques » que nous en avons retenus. C’est pourquoi nous donnons la référence à leurs récents ouvrages : Antoine Lilti, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIème siècle, Paris, Fayard, 2005 ; Sylvain Venayre, Rêves d’aventure (1800-1940), Paris, la Martinière, 2006 : Judith Lyon-Caen, La lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Taillandier, 2006. Précisons enfin que notre présente démarche s'inscrit dans la continuté, mais avec un contexte différent, de notre critique, dans les années 1990, de l'histoire commémorative.



Jacques Guilhaumou, "Pour une critique de l'histoire déceptive", Révolution-Française.net, Réplique, mis en ligne le 1er novembre 2006, dernière mise à jour le 13 juillet 2007, http://revolution-francaise.net/2006/11/01/81-pour-une-critique-de-lhistoire-deceptive