Incapable de me mouvoir dans le « tout commémoratif » qui submerge régulièrement le monde des historiens, saisi en permanence par le refus de me suffire d'un présent qui bascule, depuis la chute du Mur de Berlin, dans certaines formes du passé en dépit du regain de la référence aux droits de l'homme, toujours soucieux de lire dans le passé un surcroît de futur, je pense que rien n'est achevé, ni acquis dans notre relation au passé. C'est pourquoi j'ai toujours affirmé un choix foncièrement subjectif, reposant sur « le travail du négatif », ce que l'écrivain appelle « l'amer ressort de nos entreprises, la modalité subjective du mouvement » (5). De ce point de vue, la mobilisation de la mémoire pendant le Bicentenaire a joué, et joue encore dans sa continuité, me semble-t-il, contre une appréhension du présent d'une Révolution française véritable « laboratoire à arguments », formant « une chaîne d'événements bardés d'arguments » (Habermas) (6). Il est vrai que ce qui m'intéresse centralement dans mes recherches sur les langages de la Révolution française, c'est la description d'événements historiques à la fois singuliers et universels, en-deçà de leur mémoire historiographique et au plus près de l'archive.

Une expérience "malheureuse"

A ce titre, le Bicentenaire m'a pris en quelque sorte à contre-pied. De culture communiste, cantonné dans le réseau associatif durant cette période commémorative, proche actuellement des associations citoyennes, ma réaction à l'égard des médias soucieux de commémoration a été vive, voire même hostile. Il est un fait que je ne me suis pas senti vraiment concerné par le jeu de miroir, sur la scène historiographique, entre le courant critique (F. Furet), partisan du retour aux intuitions des historiens de la Révolution française du XIXème siècle, et le courant classique très imprégné de la pensée des historiens républicains de la Révolution française.

Ma première intervention, dans Le Monde de la Révolution française, sous un titre quelque peu polémique, « Faut-il brûler l'historiographie de la révolution française ? », mettait alors en exergue de ma réflexion une phrase du cordelier Hanriot prononcée au moment de la mise à l'ordre du jour de la terreur au cours de l'été 1793: « Brûlons nos bibliothèques. N'ayons de guide que nous-mêmes, ne datons plus que de l'an I de la république ». J'ai alors perçu le bicentenaire comme un véritable « coup de force » absorbant sans partage l'événement révolutionnaire dans l'ordre commémoratif, recouvrant d'un « enduit imperméable » à la modernité philosophique les couches historiographiques déjà déposées depuis deux siècles, au point d'affirmer, dans Raison présente, que « nous avions perdu la trace du sens de l'événement révolutionnaire » sa rationalité propre. Submergée par la phrase historiographique, l'authenticité de la Révolution française me semblait devenir, tout au long du bicentenaire, à ce point problématique que même sa trace archivistique se perdait par absence de publications de textes inédits, à la différence du premier centenaire (7).

« Malheureux » au sens pragmatique du terme, il me restait plus qu'à témoigner, par mes recherches archivistiques, de la présence de l'événement révolutionnaire, ce que j'ai fait d'abord à propos d'un événement sans cesse invoqué par l'historiographique, mais oublié dans son déroulement même, la mort de Marat (8). Une telle proximité avec la « philosophie de l'événement » devait justifier également la mise en place de l'enquête collective sur l'histoire des événement linguistiques, entamée par la publication d'un livre sur 'La langue politique et la révolution française, au sous-titre significatif, De l'événement à la raison linguistique'' (9).

Enfin, d'une recherche à l'autre, et au terme d'une tournée de conférences dans la France des régions sous l'égide des CLEF, une figure s'imposa à mon attention, le porte-parole, incarné plus spécifiquement dans le « missionnaire patriote ». Il s'agit d'un homme de mouvement qui, délaissant les débats entre notables jacobins au sein des clubs urbains, se consacre à ses « courses civiques » à travers la France profonde, privilégie les potentialités nouvelles du processus constitutionnelle, donnant par là même une intelligibilité aux cours d'action (10). Il n'est donc pas étonnant que la marginalité de mon expérience par rapport au centralisme commémoratif devait déboucher sur la rédaction d'un ouvrage relatif à l'expérience d'un fédéralisme marseillais indépendant de la centralité législative (11).

Dans une de ses fictions intitulée « La muraille et les livres » (12), Borges s'interroge sur la signification propre de l'attitude de l'empereur chinois Chi Hoang-Ti qui fit d'abord brûler tous les livres publiés antérieurement à son règne, puis construire une muraille presque infinie aux frontières de la Chine. Pour les sinologues, l'interprétation de ces gestes relève de la simple conjoncture: il s'agissait à la fois d'assurer l'unité de l'Empire, en le libérant des contraintes féodales, et d'empêcher les opposants d'invoquer, en les louant, l'action des anciens empereurs. L'écrivain se demande alors si ces faits sont « quelque chose de plus que l'exagération, même hyperbolique, de mesures banales ». Est-ce à dire que l'empereur voulait condamner ceux qui s'appuyaient confortablement sur le passé à une tâche infinie de reconstruction intellectuelle ? Mais, pris soudain d'angoisse, de vertige devant l'ouverture d'un tel illimité, il décida alors de circonscrire le nouvel univers. Et l'écrivain de préciser : « L'incendie des bibliothèques et la construction de la muraille sont peut-être des opérations dont chacune, secrètement, s'annule elle-même ».

Par analogie, me voilà confronté, au-delà des implicites historiographiques, à l'énigme de la Révolution française qui tout à la fois fonde un monde nouveau et en invente la négation, avec la terreur. Je retrouve donc, dans un premier temps, l'apport novateur du courant critique, nourri de la tradition libérale et de sa déconstruction par le jeune Marx (13). La réflexion de l'écrivain va plus loin. Au-delà de l'effroi suscité par l'image d'un César qui ordonnerait la destruction d'une mémoire respectée par toute une nation, « le plus vraisemblable est que l'idée nous touche par elle-même, indépendamment des conjectures qu'elle permet (…). En généralisant un tel cas, nous pourrions en tirer la conclusion que toutes les formes ont leur vertu en elles-mêmes et non dans un 'contenu conjectural' » .

Ainsi le mot d'ordre du cordelier Hanriot (« Brûlons nos bibliothèques »), dont la réitération dans le présent peut apparaître comme l'expression d'une volonté iconoclaste à l'égard de la tradition républicaine, n'a d'autre visée que de proclamer la valeur immanente de la Révolution française, l'irréductible originalité de son processus événementiel.

L'apport des philosophes

A vrai dire, les philosophes avaient souligné, dès l'annonce du Bicentenaire, la nécessité, pour la compréhension de notre présent, d'appréhender la Révolution française comme une réalité immanente, dissociée de toute transcendance interprétative, ce qui aboutissait, dans la lignée de Kant, à la mise en valeur de la dimension esthétique du phénomène révolutionnaire. Ils ne furent pas entendus des historiens, murés dans leurs certitudes commémoratives. Pourtant leur analyse mérite d'être retenue (14).

Très tôt, pressé par la maladie, Michel Foucault fut le premier à préconiser le retour au jugement sur l'événement révolutionnaire à l'horizon de son universelle singularité, par l'entremise de la relecture de textes kantiens (15). Le « retour à Kant » permet en effet d'articuler un sujet (le spectateur de l'événement révolutionnaire, distinct des agents constitués), une catégorie immanente (« l'enthousiasme » irréductible à l'état des choses), et un jugement philosophique ( là où le philosophe parle d'une « disposition du genre humain » pour signifier le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes).

Peu après, Jean-François Lyotard amplifie la voie ouverte par Foucault en précisant l'apport d'une réflexion sur la catégorie kantienne d'enthousiasme pour un rejeu du politique : il s'agit alors de sortir du monde des phrases historiographiques, des idiomes historiens au profit d'un champ argumentatif parcouru par des phrases hétérogènes (16).

De même, Jürgen Habermas, soucieux de marquer l'apport novateur de Foucault, insiste sur l'émergence d'une modernité qui « se voit elle-même condamnée à puiser en elle-même sa norme et sa conscience de soi », une modernité étendue jusqu'à la Révolution française (17).

Quant à Vincent Descombes, il concluait le chapitre de son livre Philosophie par gros temps sur la philosophie de la Révolution française par la réflexion suivante : «Une philosophie de la Révolution française devrait se garder d'user de procédés philosophistes. Une telle philosophie ne consisterait pas à raconter une deuxième fois le cours des événements. Elle ne doublerait pas le récit terre à terre des historiens par un récit d'événements plus exaltants pour l'esprit. La philosophie de la Révolution française donne les raisons philosophiques, s'il y en a, de préférer une version historique de l'événement à une autre. Pourquoi certaines reconstructions de l'événement sont-elles préférables à d'autres ? C'est en partie une point de fait, à décider par un travail dans les archives, et en partie un point de philosophie» (18).

Mais il revient à Gilles Deleuze et Félix Guattari d'avoir mené à terme, sur la base de l'analyse de Michel Foucault, une telle réflexion sur l'immanence de l'événement révolutionnaire : « Comme le montrait Kant, le concept de révolution n'est pas dans la manière dont celle-ci peut être menée dans un champ social nécessairement relatif, mais dans "l'enthousiasme" avec lequel elle est pensée sur un plan d'immanence absolu (…) Dans cet enthousiasme, il s'agit pourtant moins d'une séparation du spectateur et de l'acteur que d'une distinction dans l'action même entre les facteurs historiques et la "nuée non-historique", entre l'état de choses et l'événement. A titre de concept et comme événement, la révolution est autoréférentielle ou jouit d'une autoposition qui se laisse appréhender dans un enthousiasme immanent sans que rien dans les états de choses ou le vécu puisse l'atténuer, même les déceptions de la raison » (19).

Ainsi, de mon point de vue, légitimé à la fois par les réflexions de ces philosophes et par mes propres descriptions d'événements, les historiens de la Révolution française présents sur la scène commémorative n'ont pris en compte le plus souvent que « l'état des choses » au détriment de l'appréhension du processus révolutionnaire, des événements qui s'y déroulent (20).

Prendre ses distances avec l'historien commémorateur

Démontrant l'absence d' État politique, c'est à dire d'État de droit, en Allemagne, le jeune Marx, lecteur assidu des discours de la Révolution française, en déduit, à l'encontre de l'anachronisme allemand, un mot d'ordre : "Guerre à l'état de choses allemand !" (21). De même, le refus des historiens de prendre en compte l'émergence des arguments qui donnent leur intelligibilité aux événements révolutionnaires à l'horizon illimité du droit naturel déclaré et réalisé (22) peut se traduire par le slogan : "Guerre à l'état de choses historiographique! " (23)

Selon moi, le ressassement de la mémoire conforte en général « l'état des choses » par l'usage d'un discours dualiste qui permet de distinguer le bon républicain du « révisionniste ». Cependant, la mémoire s'inscrit aussi et encore plus profondément dans la matérialité même de la langue.

Étudiant, avec Denise Maldidier, les textes journalistiques à propos du 14 juillet 1989, nous avons pu montrer que l'énoncé « La prise de la Bastille », et ses diverses reformulations, était omniprésent sous la forme du préconstruit, du déjà-là (24). Ainsi, le poids considérable de la mémoire historique tend à valoriser ce qu'on pourrait appeler un non-événement. La part de la novation apparaît ici très restreinte. Presque seul, l'usage d'un nous (« L'événement, c'est nous, le Bicentenaire, c'est nous ») dans Le Monde, à propos de l'invasion des Champs-Elysées par la foule consécutivement à la parade Goude, précise que l'événement a bien eu lieu.

Mais là encore, Philippe Dujardin a montré que l'invention-Goude est perçue à la fois comme une émergence inédite, même par les journalistes les plus réticents (« L'opéra-ballet des peuples du monde a enthousiasmé les Parisiens », Le Figaro), et comme la manifestation d'un universalisme vide (« La seule teneur révolutionnaire de Goude étant son universalisme. Le reste était un tantinet léger en politique », L'Humanité), faute d'une prise en compte de la valeur immanente de l'enthousiasme (25).

Prendre mes distances vis-à-vis du discours commémoratif, sur la base d'un refus du jugement historiographique, telle a été ma constante attitude. C'est pourquoi, sollicité par Patrick Garcia de participer à une publication collective sur les gestes de la commémoration, j'ai proposé une approche philosophique d'une action banalisée par le Bicentenaire, la plantation des arbres de la liberté. Ici, la rencontre de l'énoncé ordinaire sur l'action et de l'énoncé philosophique, en dehors des arguments du discours commémoratif, permet de donner sens, dans un trajet de l'esthétique au politique, à un « bien commun », l'État de droit (26).

Le « lieu commun de la politique », constitué par la réalisation au quotidien du droit naturel, c'est-à-dire de la liberté, et de sa réciprocité, l'égalité n'est-il pas l'observatoire qu'il nous faut privilégier dans l'appréhension de l'universelle singularité de l'événement révolutionnaire ?

La mémoire contre l'événement, c'est aussi la mémoire contre le « sens commun » défini par « une certaine dose d'expérimentation et d'observation directe de la réalité » (Gramsci) de la part des acteurs et spectateurs ordinaires des événements révolutionnaires, des membres d'une société critique d'elle-même (27). Il conviendrait donc, dans un propos plus ample et plus systématique, de reprendre les analyses de Gramsci développées à partir de l'affirmation que tous les hommes sont philosophes par leur contribution décisive à l'élaboration d'un sens commun de dimension réflexive (28).

Je me contenterai ici de préciser que la référence au sens commun ne se réduit pas au constat de l'existence d'un état de choses subalterne, d'un savoir populaire qui résisterait de manière désagrégé à la culture des élites, mais s'ouvre largement sur l'action volontaire et responsable des protagonistes de l'événement. A ce titre, Gramsci peut souligner avec raison l'engagement de la tradition marxiste, dès ses premières formulations, du côté de la performativité de l'action (révolutionnaire), une fois dénoncée l'illusion de la répétition du contenu et du geste commémoratifs (29) : « L'allusion au sens commun et à la solidité de ses croyances se trouve souvent chez Marx. Mais il s'agit dans ce cas pour lui de se référer non pas à la validité du contenu de telle ou telle croyance, mais bien précisément à leur solidité formelle et par conséquent à ce qu'elles ont d'impératif quand elles produisent des normes de conduite » (30).

A faire comparaître en permanence devant eux l'événement, les protagonistes de la Révolution française prouvent non seulement, au nom du « sentiment d'humanité », que nous sommes en commun, que l'humanité existe, mais inventent, par l'expérimentation politique au quotidien, un lieu commun de la politique, un espace public de réciprocité. Ce lieu commun, nous le situons du côté d'un espace public autonome de la centralité législative, au sein des pouvoirs intermédiaires si spécifiques de la sociabilité révolutionnaire (31).

A l'encontre de l'insistance sur les lieux de mémoire, il s'agit de restituer l'authenticité, c'est-à-dire l'impact dans notre présent, d'une pensée révolutionnaire élargie aux formes les plus ordinaires d'intelligibilité. Une telle pensée le plus souvent inédite chez les historiens commémorateurs manifeste l'avènement (l'événement) du commun, d'une réalité immanente qui nous requiert au-delà de ce que nous pensons, en d'autre terme du communisme (32).

Faire retour à l'actualité de l'événement

A la recherche d'une manière bien spécifiée de penser le rapport du passé au présent, nul ne s'étonnera donc que je ne fasse pas appel, dans la quête des lieux de la fiction susceptibles de favoriser l'invention du politique, aux fameux "lieux de mémoire" tels qu'ils se sont déployés dans le projet commémoratif mis à l'ordre du jour dans les années 1980, et tout particulièrement à l'occasion du bicentenaire de la Révolution française. Il apparaît bien que j'ai constamment dissocié le projet commémoratif de la quête de l'émancipation politique, saisie au prisme de la révolution française, au point de contester la pertinence même de l'historiographie qui le légitime. Je considère ainsi avec Paul Garde que "fondamentalement le projet commémoratif est le contraire de la démarche historique " Et cet historien de préciser: "La seconde replace l'événement dans son large contexte et s'efforce de le rendre compréhensible. Le premier l'extrait de son environnement réel pour lui donner une valeur symbolique, en fonction des intérêts et des catégories d'aujourd'hui. Il le montre unique et donc inintelligible" (Le Monde du 7 août 1996).

Tout autrement, ma manière de faire agir, avec d'autres, le passé du mouvement au sein même du présent suppose une attention majeure aux ressources contextuelles de l'événement. Et, à ce titre, j'oppose l'actualité de l'événement au retour périodique de la mémoire. Toutes sortes de raisons, en partie déjà évoquées, m'incitent à cette prise de position. Efforçons-nous maintenant de les résumer. Mais précisons, avant toute considération ultérieure sur ce sujet, que mon implication dans une recherche collective sur le discours des dits "exclus", menée récemment à terme (33), me servira ici de point de repère . Confronté à l'historiographie de la tradition républicaine française, sans cesse amplifiée par le discours commémoratif actuellement dominant, la mémoire républicaine est classifiée dans des "lieux de mémoire": elle procède ainsi plus d'un univers de répétition que de différence. Elle reproduit, renforce les normes dominantes au sein des institutions de pouvoir (État, partis, syndicats, groupes d'intérêt, etc.).

Le retour à l'événement dans l'histoire, à sa force créatrice d'un projet pour penser dans le présent l'avenir passe selon moi par la déstructuration, la défossilisation de la mémoire. Dans l'analyse de l'événement démocratique qui ouvre au changement, il convient donc d'oublier les strates mémorielles qui se sont superposées à cet événement. La construction de l'identité humaine, de l'humanité agissante et souffrante se fait par analogie de points de vue singuliers, par la prise en compte de l'universelle singularité de l'événement révolutionnaire et non par totalisation à priori des constructions mémorielles de l'événement.

Le jugement des acteurs de l'événement, leur capacité critique, leur aptitude à la compréhension de la société sont premiers par rapport au jugement des experts, essentiellement les historiens, pris dans les réseaux mémoriels. Ce sont ces acteurs de l'événement qui lui confèrent son identité, et non les constructions postérieures des historiens et des politiques. Qui plus est, l'acteur de l'événement n'est pas seulement l'acteur reconnu par l'historiographie, il est aussi et surtout le porte-parole, voire même le spectateur devenant protagoniste de l'événement par son engagement progressif. Certes acteurs et porte-parole produisent des normes qui deviennent contraintes pour d'autres et sources de conflits. Mais ils évoluent dans des espaces autonomes le temps des événements constitutifs de pouvoirs communicatifs concurrents des pouvoirs autorisés, c'est-à-dire appliqués administrativement La restitution des identités passées susceptibles non de conforter le présent mais d'ouvrir ce même présent au projet, à l'avenir nécessite un retour à l'archive, tant dans sa dimension documentaire (restituer les ressources des archives inédites) que dans sa dimension réflexive (montrer la signification propre de ses ressources).

Cependant l'identité collective peut être aussi perçue comme un ensemble de normes imposées aux individus, produisant ainsi un clivage entre les "intégrés" et les "exclus". La catégorie même d'exclu est construite, dans l'apparente bonne foi du discours de progrès social, par un tel processus d'identification collective. Ici, le mouvement créateur a quitté le terrain identitaire: il y trouve même ses principaux ennemis. Dans cette voie, il s'agit de résister de manière communicative, dialogique, dans le présent du quotidien, à un tel processus réducteur d'identification. La dynamique de la nouveauté, peut-être même du projet se situe donc du côté d'une mémoire créatrice et réflexive de l'être au monde et non dans le monde.

Il convient alors de s'intéresser à des itinéraires individuels hors normes, à des espaces mémoriels méconnus, à des traditions enfouis mais réactivées qui créent des espaces autonomes dans les interstices d'une société réglée et instaurent des territoires libérés de marquages et de désignations jugés incontournables par les pouvoirs ( politiques, idéologiques, masculins, etc.) De la critique de la problématique des "lieux de mémoire" à la volonté de redonner une dimension réflexive et créatrice à la mémoire, l'objectif est toujours de redynamiser un projet démocratique susceptible d'émanciper l'individu. Le point de vue critique, en conservant une dimension identitaire globale, construit l'avenir dans le passé présent à partir d'une série d'analogies entre des événements créateurs d'immanence, de différence, de nouveauté. Les espaces autonomes revendiqués d'un événement à l'autre se veulent concurrents des espaces autoritaires, et suscitent en permanence le conflit.

Le point de vue réflexif porte plus sur la créativité du quotidien comme phénomène de résistance que sur la réactivation du politique dans sa capacité à la reconquête d'un pouvoir jugé usurpé. C'est pourquoi il puise dans les mémoires oubliées par les politiques usurpatrices, les économies génératrices de normalisation. Il travaille plus sur la dénonciation minutieuse, en appui sur les expressions multiples de l'hors-norme, des marques, des désignations de sens commun pour la majorité. Le poids de la dénonciation des médias, plus difficilement perceptibles dans l'événement passé, s'y fait moins sentir. En effet, dans la restitution de l'événement passé, l'information, même réglée, est profuse: les autorités sont toujours très bavardes dans leur souci de réprimer des événements qui leur échappent parce que leurs écrits sont lus par une minorité de gens à informer prioritairement. Au contraire, dans notre quotidien, la rétention de l'information est considérable, mais quelque peu cachée par le souci d'une information quotidienne consommable, donc retentissante auprès de la masse des téléspectateurs. Il convient alors d'aller chercher les éléments informatifs hors-normes auprès des femmes et des hommes aux comportements tout aussi rationnels, mais qui résistent de multiples façons à une normalisation source d'exclusion pour une part croissante de la population.

N.B Cette réflexion critique sur l'histoire commémorative, particulièrement en vogue dans les années 1990, trouve son prolongement dans notre réflexion tout aussi critique, mais plus récente sur l'histoire déceptive, si caractéristique des travaux de jeunes historiens des années 2000.

Notes

(1) Le Monde de la Révolution française, mars 1989.

(2) Raison présente N°91, 1989.

(3) Mots N°31, juin 1992.

(4) Langages N°114, juin 1994, en collaboration avec Denise Maldidier.

(5) P. Bergougnioux, « Le tremblement authentique », Quai Voltaire, N°3, 1991.

(6) « La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d'espace public », Lignes, N°7, 1989.

(7) La publication d’ouvrages de de Billaud-Varenne, Marat, Mercier, Sieyès, et d'autres, tend à combler actuellement ce vide commémoratif significatif.

(8) Successivement dans « La mort de Marat à Paris », La mort de Marat, J.-C. Bonnet éd., Paris, Flammarion, 1988 et 1793. La mort de Marat, Bruxelles, Complexe, 1989.

(9) Paris, Meridiens-Klincsieck, 1989. On trouvera un bilan plus récent, en complémentaire dans « La langue politique et la Révolution française », Langage & Société, N°113, septembre 2005, p. 63-92.

(10) J’ai précisé la portée de ma réflexion sur les porte-parole dans « Les porte-parole et le moment républicain (1790-1793) », Annales E.S.C. , N°4; 1991. Et plus récemment dans mon ouvrage sur Les porte-parole de la République (1791-1793), Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1998.

(11) Marseille républicaine (1791-1793), Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques, 1992.

(12) Oeuvres complètes, La Pléiade, tome I, pages 673-675.

(13) Voir à ce propos Lucien Clavié et François Furet, Marx et la Révolution française, Paris, Flammarion, 1986.

(14) J’ai essayé d'en cerner les enjeux pour ma recherche dans « L'argument philosophique en histoire. Le laboratoire Révolution française », EspacesTemps, N°49-50, 1992.

(15) Dans un cours sur Kant publié dans le Magazine littéraire, N°207, mai 1984, et repris dans ses Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994. Sur l’analyse kantienne de la Révolution française, voir les pages 108 et suivantes de mon livre sur La parole des sans. Les mouvements actuels à l’épreuve de la Révolution française, Lyon, ENSEditions, 1998, disponible sur le web : http://www.ens-lsh.fr/diffusion/ensedition/editions/livres/Guilhaumou/Index.htm.

(16) L'enthousiasme. La critique kantienne de l'histoire, Paris, Galilée, 1986.

(17) « Une flèche dans le temps présent », numéro spécial de Critique sur Foucault, août-septembre 1986.

(18) Philosophie par gros temps, Paris, Les Editions de Minuit, 1989, p. 50.

(19) Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Editions de Minuit, 1991, p.96. Le texte de Kant le plus significatif en ce domaine, donc le plus souvent commenté par les philosophes est le suivant: « Peu importe si la révolution d'un peuple plein d'esprit, que nous avons vu s'effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu'un homme sensé qui la referait avec l'espoir de la mener à bien, ne se résoudrait jamais néanmoins à tenter l'expérience à ce prix, - cette révolution, dis-je, trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs, qui ne sont pas eux-mêmes engagés dans ce jeu, une sympathie d'aspiration qui frise le véritable enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger; cete sympathie par conséquent ne peut avoir d'autre cause que la sympathie du genre humain », Le Conflit des facultés (1798) , Opuscules sur l'histoire, GF-Flammarion, 1990, page 211. Sur l'engagement de Kant au côté des révolutionnaires, plus profond qu'on ne le pense généralement, voir l'excellent ouvrage de Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Presses Universitaires de Lille, 1993. Par la suite, j’ai précisé l’analyse kantienne de la Révolution française dans mon parole des sans. Les mouvements sociaux à l’épreuve de la Révolution française, Lyon, ENSEditions, 1998, p. 108-122.

(20) Steven L. Kaplan a bien montré, dans Adieu 89 (Paris, Fayard, 1993), que les historiens commémorateurs, en banalisant leur langage en direction des médias, ont renoncé à l'étude de l'événement révolutionnaire au profit d'une « discussion sur les différentes formes d'organisation sociale normative, sur les valeurs de la démocratie » (p. 638), bref sur l'ordre démocratique des choses qui nous gouverne !

(21) Cf. Lucien Calvié, Le renard et les raisins. La Révolution française et les intellectuels allemands (1789-1845), Paris, Edi, 1989.

(22) C'est ainsi qu'il faudrait s'interroger sur l'accueil chaleureux fait par les philosophes, par contraste avec une certaine indifférence des historiens, à l'ouvrage de Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution (1789-1795), Paris, PUF, 1992.

(23) Dans la tradition marxiste, il revient à Gramsci, lecteur du jeune Marx, d'avoir insisté sur l'importance du concept dimmanence. Il écrit dans le Cahier 10, § 9: « Il me semble que le moment synthétique unitaire doit être identifié dans le nouveau concept d'immanence. Ce concept, fournir par la philosophie classique allemande sous une forme spéculative, a été traduit dans une forme historiciste à l'aide de la politique française et de l'économie classique anglaise". Et il se demande "Comment la philosophie de la praxis est parvenue, à partir de la synthèse de ces trois courants vivants, à la nouvelle conception de l'immanence épurés de toute trace de tranbscendance et de théologie », Cahiers de Prison'', 10, p.53-54, Paris, Gallimard, 1978. Précisons que la lecture conjointe de Gramsci et du jeune Marx a joué un rôle décisif dans mon approche de l'événement révolutionnaire sous le concept d'immanence, et par là même dans l'affirmation d'un parti-pris antihistoriographique.

(24) « La mémoire et l'événement: le 14 juillet 1989 », op. cit.

(25) « 'la Marseillaise' ou l'invention chimérique de Jean-Paul Goude », Mots, N°31, juin 1993.

(26) « ' Les 36.000 racines de la démocratie locale'. Pour une approche discursive », Mots, N°31, juin 1992.

(27) Kant précise, dans le Conflit des Facultés, que « les propagateurs des lumières » doivent éclairer le peuple sur les « droits naturels dérivant du sens commun ». Ainsi le lieu commun de la politique, ou en d'autres termes l'espace public de réciprocité inscrit à l'horizon du droit naturel déclaré, fournit des ressources interprétatives aux acteurs et spectateurs de l'événement, leur permettent de produire une autointelligibilité de l'événement.

(28) Dans les Cahiers de prison, 11, Paris, Gallimard, 1978.

(29) Sur l'imaginaire de la répétition de la Révolution de 1789, voir Paul-Laurent Assoun, Marx et la répétition historique, PUF, 1978.

(30) Id. , Cahier 11, p. 199.

(31) Voir à ce sujet mon article sur "Prises de parole démocratiques et pouvoirs intermédiaires pendant la révolution française", Politix, N°26, 1991.

(32) Il convient ici de marquer ma dette à l'égard de la réflexion de Jean-Luc Nancy, sur La comparution (politique à venir), en collaboration avec Jean-Christophe Bailly, Paris, Christian Bourgeois, 1991. Mon intervention au Congrès Marx International de septembre 1995, sous le titre « Révolution française et tradition marxiste: un itinéraire d'historien au plus près du jeune Marx », précise les enjeux de mon inscription centrale dans la tradition marxiste. Elle a été publié ultérieurement dans Actuel Marx N°20, octobre 1996, sous le titre « Révolution française et tradition marxiste: une volonté de refondation ».

(33) Voir Béatrice Mésini, Jean-Noël Pelen et Jacques Guilhaumou, Résistances à l'exclusion. Récits de soi et du monde, PUP, 2004.

Jacques Guilhaumou, "La mémoire contre l'événement révolutionnaire", Révolution-française.net, Historiographie, mis en ligne le 28 février 2006, modifié le 19 février 2007, URL:http://revolution-francaise.net/2006/02/28/27-la-memoire-contre-l-evenement-revolutionnaire