"Lessen dit que son père a beaucoup couru, que c'était un champion, un champion populaire qui ne voyait pas le rapport, quand Lessen lui disait, regardant les photos de l'athlète, que jamais il ne courrait. Que même ce corps il ne l'aurait pas, pourtant un si beau corps d'athlète, quelque chose qui se fabrique comme le reste, pourvu qu'on y ait consenti, et maintenant c'est l'esprit qui se fabrique et qui court malgré lui, avec ses pieds légers.", Un roman du réseau par Véronique Taquin, Mediapart, juillet-août 2011. Ainsi l'un des protagonistes, en quête de son double en esprit dans Ida, nous dit aussi, mais plus loin dans le roman: "Je la suis sur les escalators de la Bibliothèque Nationale, elle passe les tourniquets, je la suis dans les couloirs, regardant le jardin au dessous du niveau de la terre. J'ai vu ce jardin exotique, plein d'espèces étranges, tout à fait imprévues quoiqu'elles résistent au climat", et Ida dit à son tour : « C'est vrai, je n'avais rien prévu de tel, derrière les vitres, hors de portée, je vois ces espèces insolites que je n'avais pas conçues, derrière la vitre elles brillent beaucoup mieux, c'est le décor de ma pensée. ».Saisir la fabrique de l'esprit dans le décor de sa pensée prise dans le rapport à l'autre est ici certes essentiel, mais ne doit pas nous faire oublier, - comme le il est montré, de la description d'un personnage familial à l'autre, au sein d'un autre roman contemporain tout aussi récent, Cannibales de Darius Scylla -, que le corps a hérité autant du mouvement que de l'esprit, que l'un sans l'autre ne permet pas de faire advenir quelque chose.

Il revient à Michel Foucault d'ajouter à un tel décor de l'esprit en mouvement une mise en garde: "Il m'arrivera d'évoquer des projets comme s'ils étaient des chantiers déjà ouverts, comme si je pouvais à tâtons en reconnaître de loin des possibilités et des obstacles. Mais ce ne sera sans doute rien de plus que des apparences". En ces termes, demeurés manuscrits, et présents dans une première version de son introduction à L'archéologie du savoir - éditée dans le dernier "Cahier de l'Herne" (2011) -, le philosophe nous met d'emblée en garde contre toute systématique prise dans la prétendue linéarité d'une pensée, et bien sûr contre tout forçage analytique de ses propres pensées qui seraient considérées sur le modèle d'une actualité philosophique seulement advenu, et non saisies pour ce qu'elles doivent être, c'est-à-dire comme un advenir, un possible qui ne peut advenir que si la question du sujet et de ses possibles émancipateurs est pensée dans une situation historique identifiable.

C'est donc bien d'une ontologie, d'une ontologie de l'actualité en mouvement, et ici révolutionnaire, que nous parle sans cesse le philosophe dans son œuvre, et dans le sens d'une pleine appréhension de la subjectivité de l'acte qui rend l'homme libre. Véritable artificier, au sens où l'entend Isabelle Garo dans son récent ouvrage sur Foucault, Deleuze, Althusser er Marx (Demopolis, 2011), Michel Foucault nous incite à fabriquer quelque chose de manière offensive, tout en étant archéologue des événements, contre tous les conservatismes, y compris ceux qui s'autorisent de sa propre pensée. C'est là où se joue un rapport à Marx basé sur une critique de toute politique prise comme advenu, et situé au plus près de la surface d'émergence d'un advenir, d'une immanence, d'une actualité révolutionnaire. Ce rôle d'artificier, dans l'enracinement même au sein d'une actualité de la pratique et de la vérité de l'esprit étroitement liées, et au plus près de l'apport de Marx, nous l'assumons ici pleinement.

Par ailleurs, cette intervention sur "la transition des Lumières" s'inscrit dans la lignée de notre réflexion antérieure sur La pensée des Lumières: le travail naturel de l'esprit, elle y puise son fonds historiographique, et plus particulièrement sa base épistémologique, de Michel Foucault à André Charrak.

PROLOGUE

La première aventure du sans-culotte

Dans les années qui précèdent la Révolution française, des arguments s’échangent parmi les gens de lettres sur la civilité, la culture, la morale et le commerce dans une connexion entre une réalité civile héritée des Lumières, le monde des salons, et quelque chose d’autre, de plus moderne, de présent dans quelqu’un qui se dit autrement. Ainsi se met en place un public mixte. Dans cette voie, l’historien Michaël Sonenscher a désigné la figure du sans-culotte, avant même sa consécration révolutionnaire, comme ce quelqu’un qui se dit, qui parle hors de l’espace dominant de reconnaissance des salons, un homme de lettres d’un genre bien particulier.

Durant les Lumières tardives, le corps du lettré est en tension permanente entre un corps restreint, son corps physique usé par l'effort du travail et le peu de sommeil, et une corps étendu qui renvoie à l'ensemble de ses œuvres porteuses d'avenir. Mais le monde des salons, comme l'a montré Antoine Lilti, n'est plus vraiment apte à appréhender une telle tension intellectuelle: il est devenu un espace de reconnaissance au sein des élites intellectuelles. Un homme de lettres circule avant tout dans les salons à la recherche d'une visibilité qui lui permet de se situer dans une nouvelle hiérarchie du mérite social. Principalement les repas, le jeu, la mode, l’art de converser plaisamment, ou de conter, ainsi que l’écriture de divertissement actualisent une telle fonctionnalité dans « une société » - au sens d'un ensemble délimitable de pratiques et de rituels sociaux - toujours plus obsédée par les pratiques mondaines avec ses effets de distinction et d’exclusion, et au plus loin des nouveaux savoirs renvoyés à la pratique solitaire de quelques hommes de cabinet. L'intérêt majeur porté à la hiérarchisation mondaine des hommes de lettres a cependant des effets sur la manière même d'appréhender les savoirs sociaux. A faire une sociologie de la reconnaissance des gens de lettres entre eux, il est dit que la sociologie (le terme est inventé par Sieyès dans les années 1780) est sans doute devenue une nouvelle forme de connaissance pour ces hommes de lettres, certes de manière différente des logiques naturelles de localisation, d'identification, d'inscription des savoirs dans le monde, sans pour autant les effacer, bien au contraire.

Il s'agit désormais d'argumenter dans un champ de forces, au sens où l'entend le sociologue pragmaticien Francis Chateauraynaud dans son récent "Essai de balistique sociologique". Ici la tradition d'une sociologie des problèmes publics, entre disputes et controverses, se précise dans un monde en réseau où la part importante de critique sociale est opérateur de visibilité et de reconfiguration dans l'ordre des possibles. Mais, à se situer au-delà de l'espace salonnier, l’argument principal, dans ce nouveau champ de forces où la désignation "sans-culotte" est propice à la plaisanterie, relève tout autant des usages productifs et de la propriété que d’une question de mode, dans la mesure où la possession ou non de culottes fait ici clivage jusque dans l’inverse de la dénomination attendue, à l’exemple de la comédie de Jean-Jacques Rutledge, Le Bureau d’esprit, où une jeune femme d’esprit brocarde les culottes de l’homme, M. Cocus, qui lui est destiné comme mari. L’autre épisode connu, en la matière, est celui de l’homme de lettres Simon Linguet rédacteur des fameuses Mémoires sur la Bastille (1783). Emprisonné à la Bastille quasi nu, il souhaite une tenue plus décente, ce qui fait dire au gouverneur à son propos, « Je pouvais m’aller faire f…, qu’il se f… bien de mes culottes ». Quant à Sébastien Mercier, il fait allusion dans son Tableau de Paris à une pièce satirique, Le Sans-Culotte d’un nommé Nicolas-Joseph-Laurent Gilbert, dont nulle trace n’a été conservée.

Le sans-culotte apparaît alors, à la veille de la Révolution, comme un homme de lettres qui ne fréquente pas les salons et qui ne peut s’appuyer que sur son talent et son industrie pour vivre. Un dernier exemple le montre avec une emphase particulière. Il s’agit d’un passage de Jacques-Pierre Brissot dans son Journal du lycée de Londres (1784) où il est question de l’esprit d’un libraire de la rue Saint-Jacques qui dit plaisamment : « que puis-je tenir dans mon grenier Voltaire, Rousseau, Diderot, sans culottes. Comme je les ferai travailler ! Comme je gagnerai ! ». Ainsi, avec la plaisanterie sur l’homme sans-culotte, ou son inverse, sont impliqués non seulement l’homme de lettres mais des « femmes d’esprit », ce qui permet d’affirmer qu’il s’agit là, plus largement, d’une affaire de civilité et de productivité en connexion avec toutes sortes de concepts. De fait des sujets divers, multiples s’associent, avant la Révolution, à la généalogie de la désignation sans-culotte dans le monde des gens d’esprit. Pouvait-on imaginer, avant de lire Michaël Sonenscher, qu’il est ici aussi tout autant question de la figure du roi patriote que de la dette publique, au-delà d’une affaire de propriété et de production dans l’espace de la mode !

Que conclure de la « mixture » de philosophie naturelle, de satire, de moralité chrétienne et d’économie politique qui apparaît dans les connexions autour de cette figure, en lien avec le mixte de finesse et de simplicité que Rousseau revendique dans les inventions humaines tant de la part des femmes que des hommes de lettres, à contre-courant de la mode des salons ? Il en ressort un accent sur l’opinion publique, et tout particulièrement sur son pouvoir conféré par la médiation de la science du législateur et une emphase de l’art social, vivifiée naturellement, où domine le travail de l’esprit (politique). Ainsi, avant même que la figure du sans-culotte devienne un emblème de la révolution jacobine, comme l’a montré Albert Soboul, elle renvoie aussi à une certaine manière de promouvoir le travail de l’esprit propre aux gens de lettres, jusque dans la conception d’un législateur naturel et d’un agir révolutionnaire. C’est donc, non sans surprise, par la promotion de la figure du sans-culotte dès les Lumières tardives, c’est-à-dire les années 1770-1780, que nous entamons notre réflexion sur ce qui se trouve justement au centre de ce moment proto-politique, le travail de l’esprit politique. Raison première, d’autres vont suivre, pour considérer ces années si productives, du côté des hommes de lettres, comme faisant partie intégrante de la Révolution française.

Introduction

Nul doute qu'il faille mesurer l'impact de la Révolution française à l'aune de faits très contemporains, et des catégories qui en donnent l'interprétation au plus près du langage de l'ordinaire, ainsi que nous l'avons fait un temps à propos de La parole des sans (1998) avec d'autres chercheurs, donc en s'autorisant d'une herméneutique de l'actuel. Cependant, de manière différente désormais, nous nous attachons aux vérités de la Révolution française au plus près d'une métaphysique qui complexifie le questionnement ontologique en ne le réduisant pas au seul témoignage victimaire, certes important pour ce qu'il nous dit d'un authentique engagement. Lorsque Michel Foucault s'interroge sur la nécessité de prendre en compte " l’ontologie historique de nous-mêmes ", il n’entend pas s’en tenir à une analytique de la vérité, sur le modèle de l'analytique des Lumières certes réactualisée à chaque époque historique. Il décèle, en cas de choix exclusif d'une telle analytique, le risque d’une ontologie substantialiste, qui rend impossible la délimitation du champ des possibles en esprit. Il préconise alors une "ontologie du présent" qui s'interroge, en matière de Révolution, sur ce qu'il faut retenir de la vérité de la volonté révolutionnaire en général plus que sur la part de Révolution qui demeure actuelle. Certes il en ressort un certain décalage de la pensée foucaldienne par rapport à l'historiographie de la Révolution française, dont il reste très distant, donc qu'il ne commente guère. Cependant, en proposant une interrogation ontologique sur la généralité de la volonté, qui relève d'un principe d'incertitude comme l'a démontré Rousseau, il ouvre la voie à une interrogation sur la complémentarité entre une ontologie sociale qui procède d'abord d'une disposition nouvelle à l'observation sociale mise en place avant 1789, et de façon spectaculaire en se nommant "sociologie" (Sieyès), et une cognition spécifique à un moment proto-politique propre à thématiser l'esprit de la Révolution.

L’aptitude généralisée à l’observation sociale se précise au cours des années 1770-1780, par contraste avec le temps analytique des Lumières, dans l’affirmation d’un pouvoir ontologique de thématiser la réalité sociale à l’aide d’objets notionnels inédits constituant « le socle sociologique » de la société politique à venir. Ainsi se met en place une ontologie sociale, de concert avec une cognition sociale qui induit des modalités de plus en plus complexes de connaissance de la société. Explicitons ce moment fondateur de la métaphysique politique.

A vrai dire, un tel « socle sociologique » s’est constitué, avant de prendre le nom « sociologie » sous la plume de Sieyès au cours des années 1780, dans la transition, perceptible dès les années 1770, d’une vision essentialiste de la société, qui laisse impensé le peuple en acte, à des considérations sur l’ordre social en termes d’expérience, donc où des formes d’accord, voire de désaccord, s’instaurent entre les élites et le peuple au plus grand profit de la mise en évidence de dispositifs populaires d’agir. Ainsi, interrogeant le devenir du nom de peuple dans les écrits littéraires et les témoignages judiciaires, l’historienne Deborah Cohen précise ce qu’il en est d’un tel pragmatisme des constructions identitaires populaires et de leur articulation avec le discours savant. Par là même s’ouvre à l’expérience du tout social un espace des possibles, immédiatement relayé par un espace du pensable durant ce moment nominaliste où « le pouvoir ontologique de la société devient une thématique politique » selon l’heureuse expression de la sociologue Laurence Kaufmann. C’est cet espace foncièrement nominaliste que nous souhaitons caractériser présentement.

Ce moment nominaliste correspond en premier lieu au temps d’imposition de l’opinion publique, non seulement sous la forme d’une réalité empirique par la multiplication des espaces de sociabilité (salons, académies, cafés, etc.) où s’exerce un usage public du raisonnement, mais aussi de manière « artificialiste », c’est-à-dire avec une teneur à la fois plus juridique, plus individualiste, plus politique, en annonce du modèle national et législatif de 1789. Ainsi, une autre notion-concept est révélatrice du « poids sociologique » de ce moment, celle d’individu. Pris dans l’utile, l’individu est défini par sa capacité propre d’autoconservation, donc au plus près de nature. Mais ses usages marquent aussi un déplacement de préoccupations populationnistes, chez les économistes, vers des considérations sur la liberté individuelle, par un phénomène d’expansion de sa nature à l’ensemble de la société, mais avec ses limites propres du côté du politique. Ici la qualité politique n’est pas la simple application du nom de politique, elle dépend de l’expérience que nous avons des objets qualifiés de politique, ce qui suppose de créer plus, toujours plus de politique, sous forme de catégories prédicant le politique, tout en positionnant des sujets qui en affirment l’existence.

C’est ici que se met en place, au-delà de ce positionnement sociologique, un travail de l’esprit politique, sous l’égide des figures complémentaires de l’observateur philosophe et du législateur, qui relève d’emblée d’un nominalisme politique et qui prend le nom d’ « art social ». Ici, le législateur promeut un « art social » qui prend en compte la seule réalité de l’individu empirique. Nous considérons que ce travail de l’esprit politique trouve un contexte favorable au milieu des années 1770 et peut ainsi faire rupture au cours des années 1780, en mettant en place un dispositif novateur de descriptions et d’actions sociales, qualifié un temps par Sieyès de « métaphysique politique ».

Le nouveau dispositif ainsi introduit a d’abord été situé discursivement par Keith Baker à l’intérieur d’une tripartition entre le discours judiciaire des parlementaires, le discours administratif des réformateurs et le discours de la volonté des philosophes politiques, de Rousseau à Sieyès. Ainsi se précise la prééminence progressive de la thématique politique. Cependant les travaux de Daniel Gordon ont complexifié une telle transition vers la domination du politique par la prise en compte des conséquences de l’auto-institution du social. En effet, alors que la notion de société civile a acquis une place singulière dans le nouveau discours social, la « socialité » peut déjà se décliner selon divers registres égalitaires, au titre de l’usage novateur et généralisé de l’adjectivation « social(e) » légitimée par l’édition de l’Encyclopédie de 1765, sans qu’aucune prédétermination à la voie de l’action politique n’existe. Par ailleurs, il est possible de repérer la présence et le développement dans les corps et les communautés d’Ancien Régime des composantes essentielles de la notion de liberté : l’égalité, la liberté-protection et la liberté-participation, certes au sein d’une hiérarchie sociale toujours aussi inégalitaire, mais qui peut permettre la formation d’un consensus civique, une fois levée l’hypothèque de la monarchie absolue.

A vrai dire, le trajet historique qu’il convient ici de prendre compte est celui qui nous mène de l’échec des réformateurs de la monarchie, en 1775-1776, face à la résistance d’un peuple raisonnable selon l’expression de Mably au climat pamphlétaire des années 1788-1789 où s’élabore, selon les historiens, une synthèse nationale qui élimine la référence passéiste aux faits historiques.

I – Un moment ontologique : l’affirmation du nécessaire travail de l’esprit politique.

Sans doute, faut-il expliciter maintenant ce que signifie le recours à une interrogation de type ontologique. Dans le contexte du retour de l’aristotélisme, à la jonction des 18ème et 19ème siècles, il importe de préciser que concevoir, à partir des individus singuliers, une unité conceptuelle nouvelle, abstraite mais pensée dans la signification même des mots, donc avec une forte dimension langagière, est le propre de la période nominaliste que nous décrivons. Il s’agit de constituer une structure de synthèse au sein même des relations communes à tous les individus, et par là même d’exprimer les qualités politiques réelles d’un nouveau sujet, en l’occurrence le Tiers-Etat identifié à la nation, Cette structure de synthèse prend une forme copulative dans le fait que le Tiers-Etat, étant rien au départ, alors ainsi prédiqué, doit devenir quelque chose, donc s’affirmer comme tel. Ainsi dire que le Tiers-Etat est quelque chose, c’est déterminer la pensabilité même de la révolution affirmée. Une telle proposition déclarative est certes fort abstraite, mais reste référée à quelque chose qui existe réellement, une société désormais apte à réfléchir sur elle-même dans sa constitution sociale propre. La structure de synthèse ainsi mise en place est donc un « empirisme de constitution » pour reprendre l’expression d’André Charrak, où se précise un genre d’abstraction fondé dans le réel.

Le concept est certes bien là, mais le réel tout autant ; nulle identification donc, dans l’absolu d’une pensée « dialectique », du réel au concept. Le travail d’abstraction qui produit le concept conserve une visée bien réelle, c’est-à-dire fournit une interprétation des choses par rapport au réel que représente le concept. C’est à ce titre que nous tenons présentement un discours ontologique, à la fois fortement ancré dans le réel du moment et toujours présent à soi, au concept qu’il exprime.

Partons des années 1775-1776 d’abord marquées par l’essai avorté de Turgot d’établir la liberté du commerce des grains qui se heurte au mouvement de « la guerre des farines ». L’illusion de rendre le gouvernement « maître des subsistances » se dissipe rapidement face à la traduction/interprétation de l’émeute par les observateurs éclairés en un récit annonciateur d’événements politiques. Le « peuple raisonnable » est ici l’ensemble des sujets actifs qui s’opposent au libéralisme des économistes, donc se détachent de l’emprise de l’entourage royal. Il amplifie son importance de manière plus rationnelle par la transformation du langage privé en un langage public, donc d’intérêt général, centré sur la loi à partir des affaires judiciaires. Affaires dont nous savons qu’elles sont prises en main par des médiateurs, en l’occurrence les avocats qui s’autorisent à publier des mémoires de facture politique comme l’a montré Sara Maza et permettent ainsi d’envisager l’existence d’un corps politique de la nation ainsi que le précise David Bell.

Par ailleurs, la résistance parlementaire aux édits de 1776 - édits qui visent explicitement une part importante des privilèges d’Ancien Régime et veut donner l’image d’un roi « législateur absolu » (Turgot), donc indépendant de la médiation des magistrats entre les sujets et la loi - met fin à l’espoir réformateur de constituer un espace civique autour du pouvoir exécutif royal. Certes l’affrontement, au sein des élites, entre réformateurs et conservateurs ne se fait pas sans reformulations et concessions réciproques au sein de stratégies discursives complexes, ainsi que l’ont montré Denise Maldidier et Régine Robin dans leur étude confrontant les édits de Turgot et les remontrances du Parlement de Paris. Autour de la notion de liberté, s’opère un dédoublement très stratégique sur la base de l’affrontement entre une « bonne » et une « mauvaise » liberté : à partir des mêmes syntagmes, voire des mêmes énoncés, les parlementaires exaltent la « bonne » liberté des règlements d’Ancien Régime quand Turgot défend la « bonne » liberté des économistes. La qualité abstraite de liberté est bien au centre d’un réseau de relations où son existence est affirmée dans une visée bien réelle.

Cependant, la crise parlementaire récurrente épuise le fait de la médiation, et renvoie à l’invention, devenue nécessaire en esprit, de la représentation nationale avant même l’affirmation en 1789 d’une immanence et d’une transcendance souveraine de la nation hors de l’emprise royale. L’essence d’une telle représentation est une unité tout aussi abstraite que celle de la liberté, mais elle exprime de manière concomittante une qualité nouvelle, donc inédite, du sujet.

Continuons dans l’année 1776, avec la publication par Mably de De la législation, ou Principes des lois. Dénonçant « la pauvre politique » qui « se fait illusion à elle-même » avec ses remèdes inefficaces, ce penseur majeur franchit un pas de plus. Il ne s’agit plus de faire appel à des juristes pour concrétiser la loi parmi les sujets, mais de trouver une figure représentative de la société elle-même. C’est ainsi que Mably promeut, avec d’autres philosophes, la figure du législateur détenteur de la science politique et de l’art politique. Si « la science politique » tient désormais à des principes fixes issus de la morale, de la loi, et en fin de compte du droit naturel, « la politique moderne », en cherchant à substituer à « la politique de la nature » des projets pernicieux, est condamnée à l’échec.



A vrai dire, l’affirmation de la nécessaire construction d’un ordre social situé dans la continuité de l’ordre naturel a pour corollaire la méfiance vis-à-vis de toute approche systémique et physicaliste, fortement présente chez les Physiocrates. L’unité de la synthèse ne relève donc pas d’une essence substantialisée qui, dans le geste critique du nominaliste, porte un raisonnement chimérique et cherche son fondement dans un référent autre que les individus humains, réels. Il s’agit bien de ne pas déduire les principes des faits, sur un fonds de cartésianisme vulgarisé dans l’idée d’évidence, mais d’observer la nature de l’homme, sa relation aux objets extérieurs et à autrui selon un « ordre local » qui met l’accent sur l’autonomie individuelle au sein même de la réciprocité humaine. S’il est certes nécessaire de « multiplier les faits et les observations de l’expérience » selon Helvétius (De l’Homme, 1773), donc de promouvoir les faits au détriment de l’évidence, c’est au nom des principes d’une morale en acte, donc apte à signifier « comment l’esprit agit » au sein d’une communauté morale.

Observer l’homme dans la continuité de l’ordre naturel vers l’ordre social consiste alors en désigner sa visée réelle, « le bonheur », et par là même à se donner les moyens d’y parvenir, par la promotion de « l’art social ». Le travail de l’esprit humain s’avère ainsi immense, qui plus est lorsqu’il s’agit de la tâche de son protagoniste principal en matière de politique, le législateur.

1776, c’est pour en finir l’année de la parution, suivie de sa traduction française, de la Richesse des Nations d’Adam Smith, dix ans après la publication de l’ouvrage majeur d’Adam Ferguson, l’Essai sur l’histoire de la société civile. Avec un tel aboutissement théorique de la lignée des penseurs empiristes anglo-écossais, étudiés par Claude Gautier, l’invention de la société civile prend corps de manière particulièrement significative. Elle va en effet de pair avec un individualisme moral qui, tout en affirmant la puissance originelle de l’individu, met, avec la mise en avant du sentiment de sympathie dans la Théorie des sentiments moraux, le « souci de l’autre » au premier plan. A l’interrogation métaphysique sur la nature de l’homme, de facture fortement sensualiste sous l’influence de Condillac, s’ajoute une interrogation anthropologique sur l’homme, être social par nature et la formation de l’ordre social.

Viennent les années 1780 où se précisent les voies de passage d’une sociabilité civile attestée à l’invention politique. Nous comprenons ici pourquoi l’expression sieyèsienne de « métaphysique politique » prend ainsi valeur de dénomination d’ensemble de la synthèse que nous parcourons.

En premier lieu, il s’agit de préciser comment devient possible un discours sur l’utilité de « l’ordre social » qui prend nom, sous la plume de Sieyès, de « sociologie ». Sur cette base sociologique se précise alors la capacité des auteurs à penser et à réaliser conjointement de nouveaux objets socio-politiques dont ils reconnaissent l’existence au sein des relations de réciprocité entre les individus singuliers, en les appréhendant à travers des notions compréhensibles et prédictibles telles que la société, l’ordre social, le tout, etc.



Par ailleurs, ce discours réflexif, véritable théorie pratique tentée par la désignation de son contenu sous le terme de « socialisme », équivalent éphémère chez Sieyès d’ « art social », systématise, schématise des croyances intentionnelles, au-delà des mœurs usuelles. Il typifie donc des manières nouvelles de penser et d’agir en commun dans le but d’ouvrir la voie à la formation d’un espace public de réciprocité et surtout de dégager le temps à venir de l’agir politique, nous y reviendrons. Un tel espace/temps de l’intersubjectivité et de l’intercommunication des individus libres, en inscrivant des notions-concepts à l’horizon du pensable, ouvre à de nouvelles expérimentations politiques, qui permettront en 1789 de traduire « la métaphysique politique » des objets sociaux dans « un sens commun de la politique » par le fait de l’avènement de « porteurs de vérité », essentiellement les législateurs.

Le projet conceptuel des Lumières tardives repose donc bien sur des prédicats attribués en commun à l’ensemble des individus singuliers, ce qui permet de développer des aptitudes nouvelles d’observation sociale au fondement du travail de l’esprit politique, de son affirmation propre. A l’horizon de l’invention de la société, il convient désormais de prendre en compte le point de vue nominaliste d’une nouvelle génération de penseurs qui met l’accent sur l’individu et son jugement, et sur le principe d’activité qui le fonde. Déplacé en position seconde par rapport à un principe constituant marqué par la volonté et l’action, le principe de liaison des idées et des signes, si cher à Condillac, permet alors d’accéder aux vérités utiles à l’horizon d’une métaphysique réduite à la seule requalification de la connaissance par le fait de la référence expérimentale, à l’exemple de la métaphysique de Sieyès. Qui plus est, comme l’a bien précisé Sophia Rosenfeld, il se met alors en place un modèle épistémologique qui donne un statut actif aux signes par le fait d’un langage d’action permettant d’expérimenter le nouvel « ordre social » dans un lien étroit à « l’ordre naturel ».

A la différence des Encyclopédistes, les philosophes pratiques des Lumières tardives ne croient plus dans l’activation d’un principe pensant originaire dans le but de faire usage du raisonnement au sein de l’opinion publique, et donc de réduire les préjugés, en particulier populaires. Ces penseurs et les figures qu’ils proposent - qu’il s’agisse d’Helvétius et de l’observateur-philosophe, de Mably et du législateur, de d’Holbach et de la « science des mœurs », de Sieyès et de la « métaphysique politique » et d’autres non cités - s’en tiennent à l’affirmation de nouveaux principes en tant que référents naturels de l’action et de la connaissance, promouvant de fait l’usage de l’artifice pour permettre à la pensée d’accéder à la libre disposition d’objets notionnels inédits sur la base d’un approche non essentialiste des mœurs sociaux. Ils mettent bien au centre de l’activité humaine le travail de l’esprit politique qui permet tout autant d’affirmer qu’il existe « un peuple raisonnable » (Mably) que de façonner les contours de « la classe politique » (Sieyès) apte à constituer un nouvel « ordre social » par la pratique de « l’art social ». Ainsi encore une fois se concrétise une « métaphysique politique » qui trouve son point d’aboutissement dans la radicalité de 1789 grâce à une nouvelle génération de futurs députés, certes moins connus que Sieyès, mais qui opèrent de concert une véritable « révolution de l’esprit » selon l’expression particulièrement juste de Timothy Tackett.

Qu’en est-il alors de la réalité qui marque la présence d’un individu particulier à l’horizon d’un tel travail de l’esprit politique ? Une réalité posée dans les termes qualifiant une civilité spécifique sous le nom d’opinion publique.

II – L’avènement de la société à l’aune d’une ontologie sociale

L’opinion publique au 18ème siècle procède classiquement du développement autonome des espaces de conversation littéraire et de débat critique, en particulier au sein des salons,, comme l’ont montré bien des chercheurs, et Antoine Lilti de manière systématique. Par ailleurs elle est tout autant associée à la civilité issue d’institutions publiques, telles que les académies, les sociétés philanthropiques et les loges maçonniques. Cependant l’opinion publique s’ouvre, au cours des Lumières tardives, à un espace de reconnaissance sociale. L’individu singulier, saisi ici dans sa part commune, est avant tout un être social au sens aristotelicien, donc construit sur la base d’une ontologie sociale dont la visée réelle est l’instauration d’une communauté politique. Comme l’a montré Axel Honneth, une telle ontologie induit une philosophie sociale basée sur la lutte pour la reconnaissance.

Déjà, durant la période très active des Encyclopédistes en matière éditoriale des années 1750 et 1760, le geste critique est présent au sein de l’espace public, mais surtout par le fait de la conscience d’une solidarité entre philosophes des Lumières. Nous pouvons donc déjà parler de « gouvernement des gens d’esprit », dans la mesure où désormais il appartient aux citoyens éclairés de contribuer à l’élaboration d’une opinion publique jusque dans l’expression d’une volonté de guider l’action du monarque. L’analytique des Lumières multiplie ainsi les déterminations de l’opinion publique, au risque d’une quantification absolutisant l’individu. Cependant nous considérons que c’est seulement au cours des années 1770-1780, où culmine la nouvelle sociabilité, que l’opinion publique prend vraiment un tour ontologique : elle est son concept tout en se donnant des visées bien réelles, elle procède bien d’une ontologie sociale. Certes, elle apparaît nettement chez les élites à la fois comme un espace de « sociétés particulières » - à l’exemple des salons - où se déploie une mondanité des hommes de lettres qui se structure dans des rapports hiérarchisés de reconnaissance, ce que montre bien Antoine Lilti, mais elle se construit aussi comme un espace de débat autour d’un projet social, d’un devoir-être de la politique dont le terme socialité, nous le verrons, donne l’unité de la synthèse.

Il est ici question d’utilité sociale, ce qui contribue de manière décisive à la formation d’ « un socle sociologique » participant de l’invention de la société dans sa confrontation singulière avec l’individu singulier. Ainsi, la mise en place d’une telle réflexion sociale, corollaire d’une manière nouvelle d’observation sociale, favorise la multiplication des nouveaux référents sociaux de l’opinion publique, et de leur autoconstitution à l’exemple de l’abord singulier du peuple saisi dans ses jugements particuliers, donc sorti du carcan de l’essentialisme. En effet, le peuple d’abord défini négativement par les élites dans un espace de néantisation sociale, prend une certaine visibilité dans des appartenances sociales situées à distance des apparences et au plus près des mœurs populaires, désormais assignables à l’ordre social, comme l’a montré Déborah Cohen. Le problème se pose alors de savoir comment s’articulent cette émergence d’une culture pragmatique du possible en société, donc située au plus des mœurs sociaux, tant dans le peuple que chez les élites, et l’invention concomitante, chez des auteurs savants (Condillac, D’Holbach, Helvétius, Sieyès etc.), d’une nouvelle culture critique de l’artifice politique qui introduit à l’ordre du pensable dans cette même période nominaliste des années 1770-1780. Cette nouvelle culture irrigue, à la veille de 1789, jusqu’à « l’esprit d’administration » dont Sieyès est l’un des porteurs, comme l’a précisé Pierre-Yves Quiviger, mais avec bien d’autres, à l’exemple de François de Neufchâteau, étudié par Dominique Margairaz.

Avec le cas Sieyès, nous pouvons considérer que le travail de l’esprit politique produit un point de vue sur le peuple, puis sur l’opinion publique qui introduit une certaine distorsion par rapport aux points d’appui normatifs qui s’imposent dans le contexte des événements révolutionnaires de 1789, ne serait-ce que par le fait de positionner ces notions dans ce contexte terminal du mouvement de l’esprit des années 1780, particulièrement propice à la désignation, sous divers termes (sociabilité, socialité, société, association, etc.), des éléments du nouvel ordre social. Sieyès énonce en effet la possibilité d’un mouvement libéral à la fin des années 1780 sur la base de l’identification progressive, de facture nominaliste, entre l’individu singulier et le tout de la nation jusqu’à leur indifférenciation avec l’avènement victorieux de la figure de l’individu-nation en 1789. La référence à la notion de peuple intervient ici à titre de « point d’appui » de ce mouvement libéral impulsé par le législateur dans la mesure où le terme de peuple n’est pas de ces termes qui instituent le nouveau régime représentatif à l’instar des notions d’Assemblée Nationale, de Tiers Etat, de Pouvoir Constituant, etc.

Comme l’a bien montré Anne-Cécile de Grandmougin, le peuple de Sieyès, plus que son usage du concept de nation, est un concept plutôt instable, donc embarrassant dans une approche systémique, ce qui suppose d’en restituer avec minutie le cheminement, en particulier dans les ouvrages de 1787-1788, et de préciser ainsi un mouvement spécifique de subjectivation. Certes la manière dont Sieyès représente le peuple est une façon particulière de faire accéder un peuple à la parole publique par un positionnement ontologique au fondement du discours d’assemblée, comme l’a montré Sophia Rosenfeld. Reste que l’énonciation d’une place pour le peuple demeure pour Sieyès un point de vue primordial dans la mesure où il lui permet de marquer « des points de repos » dans un mouvement où l’incertitude règne. Ainsi à chaque avancée du « mouvement national », la présence affirmée du peuple garantit devant tout risque de rétrograder pour n’avoir pas tenu la finalité de l’action politique, ou tout simplement pour n’avoir pas considéré le point de vue de « la concordance générale ». La référence au peuple marque, à chaque intervalle signifiant la fin d’un moment de la Révolution au profit du suivant, un point de comparaison majeur pour la compréhension du mouvement régulier du « tout de la nation », ce qui définit proprement le mouvement national.



Au titre du fait que « l’art en politique consiste moins à faire des combinaisons savantes qu’à trouver le point de repos », donc une fois mise en place les rapports sociaux sous forme de combinaisons sociales nouvelles, point d’appui et point de comparaison, à l’exemple du peuple et de l’opinion publique, occupent une place singulièrement importante pour maintenir « le repos propre au tout », précise Sieyès dans un de ses manuscrits inédits sur l’ordre social. Par là même, le point de vue sur l’opinion publique nous introduit au principe de changement, que l’opinion publique soit plutôt déficiente par « défaut d’équilibre » avant la Révolution française, ou qu’elle soit présente dans le changement majeur de 1789, puis absente un temps, par le fait de sa dégradation, dans la tourmente révolutionnaire de l’an II, pour ensuite reprendre sa place. Il s’agit bien là aussi de situer un point fixe dans le mouvement libéral, une garantie de l’équilibre au sein de l’ordre politique, en particulier par l’efficace des mœurs au plus près des lois, comme en témoigne l’usage des expressions « les mœurs et l’opinion publique », « l’opinion publique et la loi ».

S’il existe donc bien un usage public de la critique, il s’opère de plus en plus, au cours des années 1770 et 1780, dans la traduction permanente d’un monde de la société en construction au sein d’un monde de l’esprit en réalisation, donc de manière foncièrement intentionnelle. D’ailleurs l’époque - et Sieyès en premier lieu - invente un nouveau mot, la socialité, pour désigner la relation de l’individu à la totalité sociale, au-delà du fait naturel de la mutualité sociale propre à la sociabilité. Ainsi Sieyès, dans l’un de ses manuscrits de la fin des années 1780, propose, à l’aide des tableaux analytiques, des définitions des termes de sociabilité - le fait que « l’homme est sociable ou capable de société », et socialité - le fait que « l’homme est partout social, ou vit en société » - renvoyant vers l’association définie comme « l’acte d’union qui a établit l’état de société », donc au plus près de la socialité. C’est là également que l’on trouve le néologisme « sociologie » par référence certes à « l’art social », mais aussi au socle commun de « la sociabilité » et de la socialité.

Sieyès en vient ainsi à considérer la société comme « un corps d’individus » tant du côté des « sociétés particulières » avec la « sociabilité », que du côté des « sociétés politiques » avec la « socialité » comme forme achevée du public. Si l’homme agit et réfléchit sur « une base sociologique », il le fait bien sûr au titre de la sociabilité, qui désigne sa capacité (sociale) à répondre aux fins d’utilité (sociale), mais aussi par une capacité intellectuelle de concevoir et de réaliser en esprit l’ordre social, d’en exprimer le tout, donc de faire oeuvre de socialité. A ce titre, le débat critique est autant une fiction concrète se déclinant au singulier qu’une réalité pratique au sein d’un espace de sociabilité, ce qu’il a majoritairement été du temps des Encyclopédistes lorsque ces philosophes ont initié leur contemporain aux diverses activités « libres » de l’homme sous l’impulsion de nouvelles disciplines, comme l’a montré Martine Groult à propos de la manière dont se sont constituées ces disciplines.

Un tel mouvement est perceptible dans les Considérations de Duclos. Publiées une première fois en 1751, cet ouvrage a un fort impact dans l'opinion publique : « ce livre a fait beaucoup de bruit » précise l’inspecteur Hémery dans son Journal de la Librairie. Son succès permet alors des rééditions successives, jusqu'à l’édition de 1772, où s'affirment de plus en plus « une perspective sociologique avant la lettre » en matière d’observation des mœurs, avec une volonté réformatrice de tonalité fortement utilitariste, selon Carole Dornier qui en propose l'édition avec des variantes. En effet, la dimension sociologique de l’ouvrage est de plus en plus perceptible tant dans l’étude des mœurs au regard de « l’homme sociable » et de son expérience, que dans une « réflexion sur quelques classes de la société ». Il en ressort une dépréciation toujours marquée d'un certain type de reconnaissance mondaine qui assure la promotion des gens de lettres, dans la mesure où une telle reconnaissance mondaine impose de manière aristocratique « la manie du bel esprit » au détriment du travail de réflexion des « gens d’esprit ». Dans un rajout de 1767, Duclos circonscrit ainsi les « gens d’esprit » en tant, précise-t-il, qu’ « ils forment l’opinion publique, qui tôt ou tard subjugue ou renverse tout espèce de despotisme », y compris le despotisme du bel esprit dans l'opinion publique.

L’opinion publique prend donc de plus en plus un tour artificialiste par sa capacité à rendre auto-intelligible les rapports sociaux dans des notions-concepts qui nomment le nouvel ordre social. La mondanité concrète de la conversation intellectuelle, c'est-à-dire posée de manière externe à la puissance de l'esprit, ne peut ainsi se confondre avec l’échange de discours savants qui sont de nature particulièrement artificialiste le temps de l’événement en pensée - de l’événement cognitif - qui produit de nouvelles nominations sociales et politiques. Nous retrouvons ici notre figure du sans-culotte homme de lettres qui ne fréquentent pas les salons, et mène son activité productive selon un esprit bien particulier. La nouvelle puissance de l'opinion publique rencontre l'appareil mental.

Désormais, la puissance d’évocation de l’opinion publique prend acte de l’existence d’un appareil mental qui, comme nous allons le voir, part du constat du pouvoir de l’imagination, et de ses dangers, avant même d’en venir à l’évocation de la mémoire, et surtout de la raison. S’il s’avère ainsi que le monde des salons, au lendemain de l’aventure encyclopédique, n’est pas essentiellement un lieu de débat critique sur les nouvelles idées, que l’homme de lettres cherche en ces lieux plus une estime, une légitimité, une reconnaissance, donc participe ici plus d’une utilité sociale que de la quête de vérité, la question se pose plus précisément de savoir où se situe historiquement le passage au débat critique, à la production de la vie intellectuelle, en particulier au cours des années 1770-1780.

Nous considérons donc maintenant le développement historique de l’appareil mental dont dispose l’homme de la fin du 18ème siècle à partir de la question suivante : Qu’en est-il du développement de la psychologie pour les contemporains de la (ré)invention de l’individu dans la figure du Moi ? Dans quelle mesure pouvons-nous décrire à ce titre un appareil mental relativement autonome, ou tout du moins apte à appréhender en esprit la réalité du monde hors des pièges de l’imagination ? Quelles sont alors les qualités de la conscience de l'époque, tout particulièrement à travers les objets de l'expérience qu'elle perçoit ?

III - L’internalité de l’appareil mental

Le pouvoir de l’imagination

A lire les travaux de Jan Goldstein, il apparaît que les penseurs du 18ème siècle, de Locke à Condillac, ne cessent de mettre en garde leurs contemporains contre les périls d’un esprit débridé par l’imagination. La norme psychologique standard de l’époque distingue trois facultés, la mémoire, la raison et l’imagination. Alors que notre époque met plutôt l’accent sur le rôle de la mémoire, le problème de l’imagination occupe une place centrale dans la philosophie de l’esprit au 18ème siècle, jusque dans des considérations sur le fonctionnement de l’ordre pratique. Propre à construire des « châteaux en Espagne », l’imagination multiplie les combinaisons erronées, les fausses analogies dans la mesure où elle peut être tout autant déréglée que réglée pour reprendre le vocabulaire condillacien. Elle tend ainsi à réduire les opérations mentales à l’expression du désir, à la recherche des jouissances, au plus près des émotions, ce qui n’est pas sans intérêt, en terme d’invention, face au simple constat de la réalité telle qu’elle est.

De manière contradictoire, la référence au pouvoir de l’imagination peut donc servir soit à dénoncer une dangereuse innovation, soit à en souligner l’intérêt. Dans l’ordre pratique, l’exemple de l’affrontement entre Turgot et le Parlement de Paris, par ses Remontrances à l’encontre de l’abolition des corporations, nous montre la résistance des parlementaires et des élites corporatives à toute tentative de constituer l’identité personnelle hors de la structure corporative, au titre des dangers suscités en imagination par l’attrait des jouissances urbaines pour un individu isolé, et tout particulièrement pour l’ouvrier qui laisserait travailler son imagination de façon désordonnée dans un espace de libertés individuelles. A l’inverse, dans l’ordre du moi, là où se conçoit et se réalise en esprit non ce qui est, mais ce qui doit être, l’imagination est d’un recours décisif pour faciliter le pouvoir de novation du travail de l’esprit, dans la mesure où elle permet de multiplier les analogies, les relations certes réglées par un ordre analytique.

Du côté de Sieyès, il s’agit, dans un premier temps, de ne pas considérer l’esprit comme la seule résultante de la mémoire, comme le prétend Helvétius dans De L’Esprit. En effet, « ce n’est pas la mémoire qui ouvre la voie aux autres facultés, c’est le sens du toucher qui met les sensations hors de nous, puis les distingue de nous. Dès lors la mémoire, qui n’était qu’une suite de sensations, devient un suite d’objets à examiner : de là résultent nos connaissances et notre esprit » précise Sieyès dans ses notes manuscrites sur Helvétius. Ainsi Sieyès, après avoir insisté, dans d’autres notes manuscrites relatives à l’imagination, sur le rôle majeur de l’imagination dans la formation de nouvelles chaînes d’idées, la caractérise comme un « principe interne », en ce qu’elle permet - « dans le monde intérieur » où coexistent à la fois « le monde sensible » et « le monde intelligible » - de constituer « une liaison rapide des jugements internes occasionnés par les divers sens sur l’action de chacun d’eux », au risque de la prédominance d’une « imagination exaltée ». Et il conclut que « l’imagination n’est pas seulement la puissance ou la faculté de réveiller les idées conservées on ne sait comment dans la mémoire. Ajoutez à cette notion la faculté de les revêtir des images auxquelles elles se lient. Elle doit sa vivacité à la force de la liaison des idées et son étendue à la multitude des idées que cette liaison embrasse. Vous retrouverez encore la force de l’imagination dans le pouvoir de découvrir et de faire un grand nombre de ces liaisons. Sous ce dernier point de vue, elle touche au génie ».

Reste l'ambivalence de l'imagination que l'on retrouve, avec ses forts écarts, au sein des pratiques et représentations de la science étudiées par Joël Castonguay-Bélanger à travers des romans des Lumières tardives tels que Les Helviennes de l’abbé Barruel qui met la « saine physique « au service de la foi, le Mémoire sur la découverte du magnétisme animal de Charles de Villers ou Le Retour de mon pauvre oncle, ou Relation de son voyage dans la Lune qui nous introduit dans le monde des machines imaginaires à la conquête du ciel, en liaison avec l’enthousiasme et l’exaltation d’imagination qu’inspirait l’aérostat chez les physiciens. Ici l’homme de lettres confère une place à la vérité subjective dans la hiérarchie des savoirs, en présentant une représentation plutôt désenchantée du savant à la poursuite chimérique de la connaissance positive.

Retenons cependant que l’imagination devient alors singulièrement inventive par sa combinaison avec la part réflexive de l’esprit. C’est tout particulièrement en matière de langage d’action que le lien entre les opérations mentales et les liaisons des signes, via l’imagination, est le plus fortement réflexif. De ce fait, le langage d’action n’est plus rapporté à une représentation naturelle de l’origine de la langue, mais renvoie au travail de l’esprit propre à chaque individu juge de l’expérience par une affirmation ayant valeur d’opération référentielle, et marquant la présence du langage dans le monde, comme l’a montré Sophia Rosenfeld. Nous entrons ainsi dans le champ des verbes qui marquent la toute puissance de la première personne du type « je sens », « je veux », j’imagine », etc., et qui nous introduisent donc à l’acte créatif de l’esprit en connexion directe avec la réalité.

La connexion mentale.

Notre réflexion présente se centre plus largement sur le problème de la connexion empirique entre la réalité et le discours, au titre à la fois de l’insistance sur la matérialité des sensations originaires au sein de l’esprit et l’importance de la liaison des signes dans la langue. L’appareil mental est donc perçu avant tout dans son fonctionnement interne. Du monde vers l’esprit, la conscience du moi internalise la réalité des choses, la reconfigure, par la multiplication des relations et des événements en esprit via la puissance de la liaison des signes et le pouvoir de l’imagination.

La classification cognitive procède alors d’un lien nécessaire entre l’ordre de l’invention en esprit et l’ordre d’exposition de l’expérience, avec une part importante accordée à la faculté du langage et sa capacité réflexive. De fait, en matière cognitive, il nous faut revenir au paradigme lockien de la connaissance présenté dans son Essai philosophique concernant l’entendement humain et dont l’influence s’avère considérable dans la seconde moitié du 18ème siècle, même s’il fait l’objet de critiques sur le site empiriste qui nous interpelle prioritairement.

Locke révoque l’idée théolinguistique des penseurs scholastiques selon laquelle il convient de s’en tenir à la description en esprit d’universaux comme autant de formes substantielles qui renvoie à un modèle essentialiste de participation de l’esprit aux choses mêmes, à une réalité intangible, voire d’essence divine. Il s’agit désormais de considérer que les signes sont le produit d’une causalité naturelle, ne serait-ce que de notre cerveau, qui opère une connexion entre les objets de l’expérience, perçus dans une perspective nominaliste, comme des substances individuelles avec leurs qualités propres. Une telle connexion mentale suppose que toute catégorisation mentale inclut non seulement des mots, au risque d’ailleurs de l’abus des mots, dans l’acte de nomination des choses, mais aussi des relations et des événements. L’esprit se trouve ainsi au centre d’une vaste activité sémiotique où le processus linguistique reproduit, selon un modèle de prédication, la dynamique par laquelle nous construisons l’expérience, où les opérations linguistiques occupent une place centrale, d’où l’insistance constante des penseurs du 18ème siècle sur l’importance du langage. C’est pourquoi on ne peut réduire le changement indéniable de la conception de l’esprit au cours du 18ème siècle au simple fait de la mise en avant d’un principe sensualiste qui tend à souligner le poids de la réalité externe. S’il s’agit bien de mettre l’accent sur l’expérience, c’est pour souligner tout autant l’internalisation de la réalité au sein de l’esprit par le fait de la connexion mentale.

Le positionnement empiriste prend alors une tournure très particulière, comme l’a bien montré André Charrak. Il s’agit de considérer plus un ordre d’exposition qu'une genèse de la pensée, donc de montrer en quoi la connaissance ouvre l’esprit humain aux véritables idées, non par de simples sensations représentatives, mais selon un ordre où s’estime les choses, donc là où la réflexion s’applique à des rapports. Les êtres empiriques procèdent alors à la fois d’une substantialité non essentialiste, mais nécessaire : il s’agit de réduire les premiers principes pour pouvoir les inscrire dans les bornes de la connaissance.

En subordonnant les opérations de l’esprit au matériau auxquelles elles s’appliquent. – l’acte de l’esprit étant un point de vue émergent sur le fait positif que représente la donation du matériau sensible – la pensée empiriste de l’expérience, dominante au cours des Lumières tardives, affirme l’unité de l’opération de l’esprit et des idées qu’elle atteint, sous la forme d’un externalisme en considérant que les actes réflexifs sont des modes d’appréhension des rapports entre les idées. L’empirisme de la constitution qui réfléchit sur la connexion des sciences au plan de leurs fondements rationnels et des concepts donnés qu’elles manipulent effectivement, prend le pas sur l’interrogation génétique, ce qui nécessite de prendre en compte l’histoire d’une science sous l’angle de sa systématicité.

C’est dans un tel cadre empiriste qu’une vision partagée de l’appareil mental s’impose en instaurant, comme lien entre les esprits, un savoir mutuel, ou mieux encore des attentes mutuelles qui trouve sa marque linguistique propre dans l’invention de l’adjectivation social, signalée par "L'Encyclopédie", puis sa diffusion massive. Il s’agit donc non seulement de penser l’utilité sociale au titre de l’accent mis sur l’homme utile socialement, mais aussi de rendre compte de l’unité et de la diversité de la socialité. Comment préciser ce qu’il en est d’une telle extension de l’appareil mental, du temps des Lumières tardives, en particulier sous la modalité de la constitution historique du Moi ?

L’activité du moi.

Il importe d’abord de souligner que la traduction du paradigme lockien dans une procédure sensualiste de la formation des connaissances, avec Condillac principalement, favorise l’émergence d’une sémantique cognitive qui s’interroge sur la pertinence ou non d’une métaphysique du moi et de son activité. Nous avons ainsi retracer ailleurs la généalogie d’une théorie du moi des Encyclopédistes à Maine de Biran, en passant là aussi par Sieyès. Désormais inscrite dans la logique de la nature humaine, y compris par le fonctionnement du cerveau, une philosophie de l’esprit se traduit par une psychologie cognitive.

Cependant une telle dynamique de l’esprit, et les divers processus discursifs qui en découlent, confère, au-delà de son internalité, à l’appareil mental un caractère à la fois unitaire et fragmenté. Unitaire par la mise en valeur d’un « sujet exprimant », par le fait du rôle central de la faculté de langage. Fragmenté verticalement par le fait de la distinction entre un substratum - du sentiment fondamental de Condillac au « moi substratum » de Sieyès – inconscient pour une grande part, ou tout du moins incogniscible, et la perception consciente (l’aperception) - donc associée à un jugement - des manières d’être, d’agir et de pensée, qui laisse ainsi de côté une multitude de petites perceptions imperceptibles pour cette même conscience.

A l’école de la Révolution française, cet appareil mental prend un tour nettement culturel, voire institutionnel dans le sens où les élites révolutionnaires s’efforcent d’imprimer à l’imagination une direction rationnelle. Il s’agit de promouvoir une politique républicaine qui inscrit l’imagination individuelle dans une dynamique sociale en l’associant étroitement au sentiment patriotique à l’exemple des fêtes civiques. Une nouvelle fois, Condillac, plus que Rousseau, occupe une place centrale dans une telle part analytique de la Révolution française qui cultive les facultés mentales à des fins sociales, et principalement l’imagination, et de manière singulièrement intentionnelle. Mais il s’agit là plus du résultat d’un processus que d’un état de fait imposé par les événements politiques. La question demeure d’appréhender à quel moment l’internalité de l’appareil mental se traduit dans un travail de l’esprit politique qui permet de rendre pensable et possible le fait révolutionnaire.



La question posée est alors de savoir s’il existe vraiment un moi perçu en tant que tel dans l’appareil mental, si ce moi n’existe que de façon fragmentée chez les penseurs de la Révolution française et ne prend donc un tour véritable unitaire qu’avec l’ordre bourgeois, et sa philosophie au travers de l’œuvre de Victor Cousin. Si la psychologie quasi-officielle de la Révolution, avec l’école de Condillac – qui désigne les Idéologues – tend à postuler une passivité et une fragmentation du moi, là encore il ne s’agit que d’une évolution de la pensée sous influence condillacienne, et non de son credo. C’est là où il convient de s’interroger sur l’existence ou non d’un sens social inhérent au moi qui lui confère son unité propre, et quels en sont les instruments de réalisation.

La médiation des objets, source de sens social: une perspective de recherche.

Le sociologue Bernard Conein, dans son ouvrage récent sur Les sens sociaux. Trois essais de sociologie cognitive considère que l'on peut accéder à une compréhension intuitive et commune à partir d’une expérience directe des relations sociales, c'est-à-dire à partir d'opérateurs primitifs liés à la vision et à l’attention conjointe basées sur la mutualité et la réciprocité. Il parle de « sens social » pour caractériser les aptitudes sociales mobilisant des informations mentales issues de la détection visuelle et des co-mouvements attentionnels. Il s’agit bien de prendre en compte toute forme de combinaison entre des évaluations dans notre lien à autrui en vue d’une entente autour d’un but commun d’une part, et des aptitudes attentionnelles aptes à permettre la formation de coalitions d’autre part. Le sens social apparaît alors comme une manière courante, commune de comprendre l’environnement social. C'est ainsi ouvrir le champ des formes élémentaires de la cognition sociale, et permettre de considérer un continuum dans les activités cognitives, des propriétés proto-sociales où s’observent les formes primitives de la vie sociale, et où il est question de relations causales avec l’environnement, aux états intentionnels les plus avancés. Il est ainsi question de co-orientation sociale, au titre d’un continuum entre attention mutuelle, engagement conjoint et action commune où les processus pré-verbaux, de nature visuelle et attentionnelle, précèdent les processus verbaux favorables au renforcement des groupes humains.

Nous nous éloignons ainsi toujours plus d'une vision de l'engagement ontologique en révolution réduite aux préoccupations des temps actuels. A contrario, l'attention mutuelle propre au moment proto-politique que nous étudions délimite toute sorte de propriétés nouvelles des objets qui entrent dans l'expérience d'une observation sociale globale. Désormais, la conscience qu'a quelqu'un de ces états de conscience équivaut au fait d'être dans ces états au nom d'une capacité d'observation de l'ensemble de la société. Quelle est la généalogie de tels faits de conscience ? Comment s'opère leur narration, à l’aide de quels objets, selon quelles formes d’agir ?

Partons, avec Mark Bevir, sur la considération que les significations sont d’abord des significations d’énoncés particuliers tenus pas des individus particuliers. Il s’agit alors de circonscrire les intentions des individus dans les significations historiques engendrées par des points de vue individuels qui font totalité. S'il importe pour les penseurs des Lumières tardives de donner une signification à des objets historiques, ce n’est pas seulement sur le mode de faits empiriques perçus, de manière génétique, dans une réalité objective externe aux individus, mais bien, par opposition à tout ancrage substantialiste, dans le lien à une pratique sociale intersubjective, et constitutive d'une totalité. Tout devient alors affaire de comparaison entre points de vue sur des critères de compréhensivité, de consistance, de progressivité et d’ouverture. Il s’agit de reconstituer une cohérence de points de vue, de théories, y compris rivaux et radicalement différents, au sein d'une totalité significative, de leur donner consistance dans un réseau de croyances. Nous sommes ici en plein tournant anthropologique. L'objectivité y relève d'une manière pré-intentionnelle de la comparaison entre théories individuelles, et non d’une traduction abstraite de la réalité immédiate, selon un schéma obsolète de la perception du donné. Une nouvelle proposition s'impose, les significations historiques consistent dans des points de vue individuels. Mark Bevir parle alors de « réseau de croyances » (web of beliefs). Ainsi, les croyances relèvent de la manière d’exprimer les propositions que les personnes pensent être vraies, ce qui suppose qu'un point de vue individuel consiste dans des croyances exprimées. C'est ici tout un champ de recherche relatif à la narration généalogique qui s'ouvre à l'interrogation sur le moment historique des Lumières tardives. Au-delà du nominalisme déjà cité, les questions de la contingence et de la contestabilité y occupent une place centrale à l'horizon d'une visée ontologique de l'historicisme radical préconisé par Michel Foucault et développé par Mark Bevir. Elles ouvrent au développement d'une narration historique qui permet de dire comment ce qui est devient, comment quelque chose existe de manière pré-intentionnelle, donc sous la forme d'un sens social ouvrant le champ des possibles, tout étant irréductible à une mémoire réactualisée dans notre temps actuel. Laissons de côté le domaine des objets cognitifs, qui méritent un travail à part. Contentons nous présentement de décrire le champ de l'agir à partir des croyances et proto-attitudes révolutionnaires qui s'y manifestent.

Le moment nominaliste des années 1770-1780 introduit une figure de l’individu social, puis de l’individu-nation en 1789, sous couvert de l’individu empirique, où l’on trouve formulée, sous la plume de Sieyès, une métaphysique du moi et de son activité. Dès le Grand cahier métaphysique (1773), Sieyès propose une approche cognitive de nature génétique et d’inspiration condillacienne, en matière de formation du moi. Il met en œuvre un schéma cognitif qui permet « la reconnaissance du moi », formulation certes plus tardive dans la mesure où se schéma se perpétue jusque dans ses écrits manuscrits des années 1810, ne serait-ce que dans une autre reformulation, celle du « principe d’activité » dans « la force vitale ». Le moi se présente dans sa dimension verticale, c’est-à-dire au titre de la différence entre le « moi absolu », « moi substratum », « moi véritable » situé hors des phénomènes donc inaccessible à la connaissance humaine, et « le moi de chacun » qui se décline selon divers points de vue, génétiquement liés : le moi sentant, le moi percevant, le moi exprimant, le moi voulant, le moi apercevant et le moi jugeant. L’appareil mental, propre aux Lumières tardives, que nous venons de décrire, introduit, sous couvert de l’activité du moi, à des attitudes par lesquels les sujets cherchent à agir sur la base d’une ontologie sociale « réduite » à un principe d’activité. Il est donc temps de mesurer une telle expérience fortement pensée de l’activité humaine dans sa visée réelle, c’est-à-dire son agir propre.

IV - La révolution à la croisée des chemins : le fait, l’action, la révolte.

Jean Nicolas a intitulé son, ouvrage sur les mouvements populaires entre 1661 et 1789, La rébellion française. De fait, il situe son propos d’historien au-delà de l’espace infra-rebellionnaire désigné par les mots de rumeur, bruit, murmure, et au plus près des situations, aussi modestes soient-elles, désignées par les mots d’émeute (populaire), émotion (populaire), sédition, soulèvement, voire insurrection, et surtout de rébellion. Cependant nous n’avons pas retenu en mot vedette ce dernier terme, le plus usité dans les textes officiels, pour bien marquer la rupture que nous introduisons, dès les années 1770, entre le cadre juridique répressif hérité de l’Ancien Régime, en matière d’attroupement et d’assemblée illicite, et l’appréhension par les contemporains de la révolte en terme d’événement de portée à la fois morale et politique.

De la crise à la révolte

Dans la tradition phénoménologique, particulièrement attentive à la signification existentielle de l'événement, le moment de la crise relève de trois facteurs: le symptôme qui entraîne un diagnostic, l'instant critique et le retour interprétatif. Ainsi une situation de crise rompt avec une ontologie substantialiste, donc soumise à la tradition, et en reconstruit une autre, au plus près de l'expérience de rupture comme expérience originelle. Nous avons déjà montré que cette nouvelle ontologie est de nature sociale, par la capacité d'observation de l'ensemble de la société qu'elle promeut. Il s'agit maintenant d'en évaluer le potentiel d'action, au plus de l'usage des notions de fait, d'action, de révolte, voire de révolution. Au cours des Temps Modernes, la référence à la crise renvoie d'abord à un phénomène psychologique et à son diagnostic, "la crise des passions": elle demeure un fait naturel. Le passage au sens "révolutionnaire" se fait par l'introduction du jugement moral, et de l'engagement qui le sous-tend, par le fait d'un regard critique et d'un retour réflexif. On connaît la formule de Rousseau, dans L'Emile : "Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions...". Nous avons ainsi montré, avec Déborah Cohen, que l'appréhension des crises, qui plus est à la veille des révolutions, au plus près de l'archive contredit les lectures libérales et naturalisantes. La crise fait partie de l'enchaînement même de la révolution dans les cas où elle la précède, sans qu'il s'agisse d'un déterminisme, mais au titre du diagnostic, présentement savoir décrire un fait social, et de la critique en appui sur un langage d'action qui valorise le pouvoir performatif de l'individu. Si le retour interprétatif est pour une grande part le fait de l'historiographie progressiste qui suit les révolutions, il est déjà là dans le potentiel réflexif des acteurs eux-mêmes. Bien sûr le gain ontologique, si l'on peut dire, se situe présentement au plus près de l'engagement, et résonne donc fortement avec le contemporain. Pour autant, il n'est présentement question d'une nouvelle ontologie "révolutionnaire" qu'au terme d'un détour réflexif centré sur un travail de l'esprit politique dont nous avons montré l'ampleur et la complexité des enjeux.

La promotion du fait : un nouveau regard sur l’émeute populaire.

Entre 1765 et 1768, le Royaume de France est secoué par de nombreuses « insurrections » contre « la cherté des grains ». Ainsi se fait entendre « le cri du peuple » dont les uns pensent qu’il « tient au besoin », d’autres au préjugé comme l’a montré Steven Kaplan. Pour l’abbé Terray, le nouveau Contrôleur général des finances en 1770, nul doute sur les préjugés du peuple en matière de subsistances. Il propose alors de modifier la politique gouvernementale, avec l’appui des économistes, en considérant le bled à la fois comme « objet de commerce » et « objet d’administration ». Il en vient ainsi à énoncer la nécessité de rendre le gouvernement « maître des subsistances ». A ce titre il propose la promotion du savoir administratif jusqu’au détail statistique dans une circulaire aux intendants du 9 septembre 1773 et le positionne par rapport à la « science des principes » basée sur « l’évidence » à l’encontre du « préjugé ». Diderot répond alors à Terray et aux économistes par une série d’observations, sous forme de Notes sur la réfutation des Dialogues, qui prennent en compte « l’instinct, l’intérêt, les réflexions », bref « l’expérience » du peuple. Il en conclut : « Pourquoi, à propos d’opinions communes, déprisez si fort les notions du peuple ? ». A « craindre les révoltes » sans prendre en compte les besoins du peuple, ne risque-t-on pas, par une effet inversé, de « hisser le peuple maître des subsistances » ! Au dogmatisme de l’évidence fait ainsi face, dans le milieu savant des salons et des académies, la promotion de la science de l’observation des faits issue de l’expérience. Dans De l’Homme (1773), Helvétius s’en fait le porte-parole en considérant la nécessité de « multiplier les faits et les observations par l’expérience ». Mais c’est déjà autour de la publication remarquée dans les salons du Dialogue sur le commerce des bleds (1770) de l’abbé Galiani que « le fait des bleds » s’impose au regard de l’observateur du « grand espace qu’occupe le bled » en Europe.

Tel est le contexte dans lequel s’inscrit un événement majeur en 1775, « la guerre des farines » étudiée par Vladimir. S. Ljublinski. Turgot, nouveau contrôleur général en 1774, abandonne la politique de Terray. Il demande aux intendants de « mettre aucun obstacle à la libre circulation des grains et farines ». Avec l’inquiétude sur « la cherté des grains », « l’émeute populaire » renaît. A Paris, deux observateurs Hardy et Véry prennent en compte les faits et leur relation dans l’interprétation qu’ils en donnent. Hardy, dans son Journal des événements tels qu’ils parviennent à ma connaissance, note les faits ainsi puisés dans sa perception des choses et dans la circulation des opinions. Ainsi commence-t-il par remarquer « la nouvelle d’une émotion populaire occasionnée à Dijon par la cherté des grains », puis il présente le moment paroxystique à Paris le 3 mai sous la considération d’ « une espèce de révolte et de soulèvement dans tout Paris occasionnée soi-disant par la cherté des grains ». Véry, pour sa part, cherche l’explication du côté d’un mouvement qu’il qualifie « par le terme anglais d’insurrection ». Il s’interroge sur « la manière dont a été conduit le mouvement populaire », considérant « cet exemple d’émeute populaire » comme fort différent des insurrections populaires classiques. Ainsi convient-il de considérer d’abord l’attitude du peuple lui-même, sous la forme d’une économie morale (Cynthia A. Bouthon), et ne pas s’en tenir à l’idée d’un complot des « principaux auteurs de la révolte » face à une « populace » docile. Ainsi peut-on repérer, parmi les faits et gestes attestés, une attitude taxatrice à visée morale dans les paroles des « porteurs d’ordre » du mouvement.

Le fin mot de l’événement revient à Mably dans son intervention Du commerce des grains, en pleine « guerre du blé » étudiée par Valérie Bertrand, Cynthia A. Bouton, Florence Gautier, David Hunt et Guy-Robert Ikni. Ce penseur majeur met l’accent sur la présence désormais incontournable d’un peuple en révolte. Certes ce peuple n’est rien sur le moment ; cependant, il est identifié à une « populace qui n’a rien, qui pense peu, qui n’est occupée que de sa subsistance journalière, qu’on peut mépriser, mais qu’il faut cependant ménager, parce qu’elle a des bras que le désespoir peut armer" . Il prépare donc l’avènement d’une nouvelle totalité politique et apparaît désormais comme le véritable précurseur du Tiers-Etat de 1789. Ainsi Diderot précise « Le peuple était plus raisonnable quand il blâmait la liberté du commerce des grains Je pourrai donc dire que les émeutes dont nous venons d’être témoins n’étaient rien, mais qu’elles peuvent annoncer et préparer des événements plus importants ». Comment concevoir alors la rencontre entre le peuple et la rationalité des Lumières ?

La primauté du langage d’action.

Il convient ici de préciser d’emblée que la langue analytique prônée par les Encyclopédistes n’avait pas pour unique vocation de promouvoir le raisonnement au sein d’une opinion publique éclairée. Cette « langue bien faite » (Condillac) se déployait aussi dans une société civile qui prend de plus en plus l’allure du corps social dans son entier, avec les usages démultipliés des notions de « société », « division du travail », « production », « économie », etc.. Elle intègre ainsi une part de langage d’action jusqu’à changer de face dans les années 1770, en accordant un rôle plus important à la réflexion sur l’expérience de l’action qu’à la pure réflexion. Il revient à Condillac d’avoir notifié de manière précise cette évolution décisive pour l’appréhension du corps politique en mouvement. Après avoir défini le langage d’action comme un langage composé de cris et de gestes, le limitant ainsi à un langage instinctif dans l' Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746), Condillac en vient, dans la Grammaire (1775) à considérer le langage d’action comme une espèce de langage avec sa part naturelle et sa part artificielle, donc de nature réflexive, à l’égal de la langue commune.

Tout commence alors au début des années 1770 avec la promotion par les élites, à l’initiative de l’abbé Charles Michel de l’Epée et son école parisienne des sourds-muets, d’un langage analytique des signes manuels. Certes le langage des gestes est déjà présent sur la scène théâtrale, tant du côté du peuple avec les tréteaux de foire installés sur les boulevards parisiens, que du côté des élites avec le ballet d’action à l’Opéra. Mais Michel de l’Epée lui donne ses lettres de noblesse en tant que langage naturel imitatif et expressif de l’action, jusque dans les pensées les plus abstraites. Il s’agit alors d’accorder une attention toute particulière aux faits et gestes des individus, si possible à travers leur expression propre, y compris dans l’ordre de la pantomime. Arlette Farge a ainsi décrit le cas de la réaction d’un commissaire de police en 1779 face au personnage de Thiron à qui on impute le projet de vouloir assassiner le roi : il est arrêté pour avoir révélé son secret seulement par gestes, en réaction à l’injonction de sa maîtresse (« Vous assassinerez le roi et pour une preuve qu’il faut le faire, vous resterez sourd muet »).

Une telle attention s’étend bien sûr aux individus présents dans les émeutes et séditions. Le discours de la police et des autres autorités n’est plus immuable en la matière. Il ne suffit plus de s’en tenir à la recherche du complot, de « l’étranger venu d’ailleurs » seule cause de l’agitation d’un peuple indistinct. L’inquiétude maintenue des autorités sur « les projets de sédition » suscite ainsi des interrogations qui tendent à singulariser, face à une « populace nombreuse », « une disposition des esprits dans le bas peuple à se soulever que de la rareté et de la cherté des grains ». Ainsi, dans le cas de la Bretagne étudié par Joseph Letaconnoux, les subdélégués écrivent à l’Intendant en précisant que « la populace ne connaît plus les ordres du roi ». L’Intendant leur répond en leur reprochant d’avoir trop vite « pris et provoqué les voies judiciaires relatives à l’émotion populaire », et qu’il convient d’abord d’avoir recours « aux voies de la persuasion et de la douceur » de manière à ne pas « aigrir le peuple ».

Parler au peuple en « insurrection » (ou « en insurgence »), voire considérer les motifs des « insurgents » est donc de plus en plus souvent conseillé par les autorités supérieures. Voilà une donnée nouvelle qui fait lien entre « la guerre des farines » et les mouvements de l’été 1788, puis de l’hiver 1788-1789, et prend toute son importance avec les émeutes de 1789, sans être pour autant une garantie de succès pour les autorités. Ainsi, au cours des émeutes provençales de mars 1789, étudiées par Monique Cubells, les consuls de Riez, confrontés aux « clameurs de la populace qui demandait la réduction du pain à bas prix », précisent que « nous eûmes assez d’ascendant sur eux pour les contenir pendant quelque temps, mais leur nombre augmentant continuellement, il n’y eut plus moyen ».

Désormais action et réaction s’enchaînent dans les esprits sur un modèle emprunt à une conception organique de la vie, et non d’après une mécanique immuable, comme l’a montré Jean Starobinski. De l’Encyclopédie à ses derniers écrits, en particulier les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement (1770), Diderot développe, à l’encontre de toute préconception d’une inertie matérielle, une conception du jeu de l’action et de la réaction qui nécessite une connaissance précise du système de réciprocité, de conflits et de chocs lui permettant d’exister dans un suite temporelle. Le corps, et qui plus est le corps social, s’avère ainsi particulièrement sensible au mouvement par sa force propre, son ferment initial. La matière devient ainsi productrice de mouvement par action et réaction. Certes il s’agit d’une loi générale d’action et de réaction, mais son indétermination même nous renvoie au caractère « singulier » de chaque individu : « chaque individu a son caractère » précise Diderot. Bien sûr le philosophe s’en tient ici à la particularisation des hommes de génie. Mais rien n’empêche, à l’exemple de l’abbé Féraud dans son Dictionnaire critique (1788) d’étendre la recherche de ce qui doit se dire aux usages de locuteurs individuels actifs en société. La connaissance de l’esprit de tel ou tel individu, de ce qu’il peut et doit dire, donc du contexte où il agit devient primordial pour comprendre les mouvements auxquels il participe. Ainsi l’observateur peut désormais concevoir comment « l’esprit de révolte » pourra se transformer en L’Esprit de la Révolution, titre du célèbre opuscule de Saint-Just publié en 1791.

De la révolte à la révolution

Cependant, au cours des années 1770, la vision de « la révolte publique » ne change guère. Les romans à la mode tels que Le Comte de Valmont ou les Egarements de la Raison (1775) ou Jezennemours (1776) de Louis-Sebastien Mercier fustigent « l’esprit de révolte (et de sédition) », et n’y voient qu’ambition, fanatisme, intérêt, malheurs sur la base de « la crédulité des peuples ». Malesherbes, dans son Mémoire présenté au roi en 1787, et édité récemment par Valérie André, précise qu' "une insurrection est contraire à nos mœurs et au caractère des Français" ! Seule la révolte des cœurs, des sentiments prend place positivement dans le déroulement des intrigues, à l’exemple des romans de Claude-Joseph Dorat. Voltaire lui-même, dans Les Lois de Minos (1773), est bien conscient que « la loi qui vous révolte est injuste peut-être »; mais il fait dire à l’un de ses personnages dans Irène (1778) : « Au seul nom de révolte on me glace d’effroi. On me parle de sang qui va couler pour moi ». La dimension punitive de la révolte demeure inacceptable pour les élites, même si elle a de plus en plus conscience du malheur des « hommes indigens » qui les pousse à la révolte. Ainsi Louis-Sebastien Mercier relate un interrogatoire de prisonniers « sur le motif qui les avait porté à la révolte », dans son Tableau de Paris (1783), et qui « répondirent qu’on avait retranché de leur nourriture ordinaire ».

Certes une telle conscience de l’injustice sensibilise aux méfaits de la tyrannie. Mais la solution recherchée vise avant tout à en terminer avec « la révolte contre l’autorité ». De leur côté les économistes, à l’exemple de Nicolas Baudeau dans sa Première introduction à la philosophie économique (1771), s’inquiète du « germe de révolte » présent dans « l’état de violence et d’usurpation » propre au « despotisme déréglé », et préconise donc le recours au despotisme légal. D’un autre côté Paul-Henri D’Holbach, plus sensible au caractère noble de la résistance, voire de la révolte face à un prince tyrannique, n’en demeure pas moins attentif, dans le Système social (1773), à l’ordre d’un corps politique à l’encontre de toute anarchie. Il convient désormais de reconnaître le droit à l’individu d’être libre, d’agir par lui-même sur la base de sa conscience, c’est-à-dire de « la connaissance des effets que ses actions produiront sur les autres ». Une fois de plus, c’est à l’expérience que le philosophe fait appel, et non à la seule pensée : il réfléchit sur les actes des hommes au sein de la vie sociale selon un ordre qui relève d’un accord de réciprocité entre des individus libres. Cependant la résistance à l’injustice demeure essentiellement une affaire de conscience personnelle. Ainsi de Diderot considérant, dans sa Réfutation d’Helvétius (1774), que « quelque avantage qu’on imagine à priver les femmes de la propriété de leur corps, pour en faire un effet public, c’est une espèce de tyrannie dont l’idée me révolte, une manière d’accroître leur servitude qui n’est déjà que trop grande ».

D’autres malheurs menacent l’homme, en particulier les révolutions. L’usage au pluriel de révolution est encore fort répandu. Bien sûr, il est question des révolutions au sens naturel, c’est-à-dire dans leur signification astronomique et biologique. Galiani considère que « les grandes révolutions » sont « l’ouvrage de la nature ». D’Holbach s’intéresse, dans le Système de la nature (1770), aux révolutions des planètes autour des soleils Buffon peut enfin « tracer le tableau successif des grandes révolutions de la nature ».

Mais le mélange du sens politique et du sens naturel est tout aussi présent, l’un empruntant à l’autre les idées de mouvement circulaire et de force nécessaire, irréductible. Les révolutions apparaissent le plus souvent, à l’identique des « soulèvements », des « révoltes », comme des « monuments de férocité ou de faiblesse » dans l’ Essai sur les éloges (1773) de Antoine-Léonard Thomas, et « parfaitement inutiles, outre qu’elles sont souvent abominables par les scènes qu’elles occasionnent » pour Nicolas Baudeau. Dans le Système de la nature, plus sensible à « la masse vivante et agissante qui sent, qui pense », D’Holbach se demande, face à ces « révolutions périodiques », à ces « révolutions physiques et morales dont la race humaine est continuellement victime » : « les révolutions passées et celles qui doivent suivre ont-elles été, peuvent-elles être utiles à la nature humaine ».

C’est à l’abbé Raynal, dans son Histoire des deux Indes (1770) que nous devons la réponse, par la mise en valeur de la « révolution singulière » face aux « révolutions plurielles ». Dans un premier temps, Raynal se réjouit à l’unisson de son époque, que « depuis le commencement du siècle, les révolutions sont moins fréquentes, moins marquées », dans la mesure où, dans les temps passés, cette « foule de révolutions perpétuait l’ineptie, la défiance, la misère ». Mais il se réjouit d’autant de la singularité de « La Révolution de l’Amérique », en refusant de la désigner par les termes de « révolte » ou de « guerre civile », mais en utilisant ceux d’ « insurrection » et de « révolution ». Ses lecteurs ne s’y trompent pas. Ainsi Marie-Jeanne Roland note dans ses Mémoires une remarque retrouvée dans sa correspondance à propos de cet ouvrage : « Ce livre est propre à hâter la révolution qui s’opère dans les esprits ». Ainsi nous pouvons en conclure que « Raynal met par là en place des structures d’énonciation qui préfigurent des schémas de pensée et d’action révolutionnaires ».

De fait, la Gazette de France du 12 mai 1775 considère la guerre d’indépendance des Provinces Unies d’Amérique comme une « heureuse révolution », une « insurrection » légitime. Raynal y revient, dans sa Révolution de l’Amérique (1781), en précisant qu’il s’agit « d’un mouvement salutaire que l’oppression appellera ‘révolte’ bien qu’il ne soit que l’exercice légitime d’un droit inaliénable et naturel de l’homme qu’on opprime, et même de l’homme qu’on opprime pas ». Ainsi s’effectue le passage de la révolte illégitime, ou tout du moins ambivalente, aux « révolutions de la liberté », ces « insurrections » où la liberté ne relève pas seulement de l’absence de contrainte, mais renvoie à la nécessité de n’être plus soumis à la volonté d’autrui.

Autour des notions d’ « histoire », de « mouvement », et de « révolution », du couple « action et réaction » une nouvelle temporalité historique se met en place. Les Révolutions deviennent autant de « champs d’expérience » qui se déploient dans un « nouvel horizon d’attente »,selon les expressions de l’historien Reinhart Koselleck. La vision temporelle tant du passé que du présent et du futur change. La tension temporelle entre l’action et l’attente, à l’épreuve de la Révolution, prépare l’apparition de nouveaux concepts socio-politiques en 1789. Et l’historien de préciser, en se mettant à la place des contemporains des révolutions organiques qui commencent : « Il n’y a d’histoire qui n’ait été constituée par les expériences vécues et les attentes de hommes agissants et souffrants ». Toute la Révolution française qui s’annonce peut, en matière d’action, se résumer en cette phrase.

Nul étonnement donc si la révolution, dynamique désormais dirigée vers l’avenir, fait l’objet de véritables prophéties, à vrai dire dès « la guerre des farines ». Ainsi Véri note dans son Journal le 15 août 1775 : « On en entend qui semblent désirer une révolution, qui parlent de la guerre civile et n’attendent que par là un changement de sort ». Linguet dans les Annales Politiques de mars 1777 consacre un chapitre à la « Révolution singulière dont l’Europe est menacée ». Le Mémoire des Princes, publié le 12 décembre 1788, ne s’y trompe pas lorsqu’il y est écrit : « Sire, une révolution se prépare dans les principes du gouvernement, elle est amenée par la fermentation des esprits …. Oui, certes, une révolution importante se prépare ». Ainsi s’annonce en Europe, selon Raynal, une « grande révolution dans les esprits » sur la base d’un travail de l’esprit politique qui culmine bien dans les années 1780.

Conclusion: pour une ontologie du fait historique

Ian Hacking n’hésite pas à commencer son livre, Historical Ontology, par une remarque sur son peu de goût pour le terme ontologie, qui lui rappelle fâcheusement Christian Wolff et sa théorie de l’être. Il préfère s’en remettre, sur ce terrain, aux philosophes du XXème siècle, et Martin Heidegger en premier, mais là encore avec quelques réticences. Seul Michel Foucault lui semble relever de sa propre démarche. Ainsi ce philosophe français, lorsqu’il examine l’apport kantien sur l’idée de Lumières, conclut sur la nécessité d’explorer « l’ontologie historique de nous-mêmes » selon ses propres termes, donc de rechercher le travail indéfini de quête de la liberté qui se met alors en place dans la concrétisation d’un principe critique et d’un phénomène de création permanente. Pour notre part, nous ne faisons pas ainsi la partition entre l’ancienne ontologie de Wolff et la nouvelle de Foucault, les considérant toutes deux comme actuels. L’une, la plus ancienne, nous ouvre à « l’esprit de profondeur », l’autre, et en appui sur la première, nous ouvre au « travail de l’esprit ». L’ensemble relève de « l’esprit de solidité », selon Kant, qui préside à l’ontologie. Il ne s’agit pas de révoquer une ontologie de l’essence au profit d’une ontologie de l’existence, entièrement orientée vers l'actualité du contemporain. L’étant de l’existence est toujours là pour actualiser le champ des possibles, sans que l’actualisation de tel possible au détriment d’un autre, selon le principe de contradiction, soit déterminé a priori. L’assise dans l’expérience du l'événement, reste déterminante. C’est pourquoi l’ontologie ne peut être décrite comme historique que si l'on considère que l'assertion émise sur la vérité d'un événement nécessite qu'il y ait quelque chose dans son " contexte mondain" qui fait qu'elle est vraie.

C'est ainsi que nous comprenons la proposition de Michel Foucault de s’interroger sur le moment historique où nous nous constituons comme sujets relativement autonomes par une critique permanente de nous-mêmes, de nos manières d’être, de penser, d’agir, et en premier lieu de nos mœurs, au sens dixhuitiémiste du terme. Nous entrons ainsi, comme nous l'avons fait avec les Lumières tardives, dans le monde de l’ontologie sociale, et de son nécessaire complément la cognition sociale. Nous y trouvons au centre la question de l’intentionnalité d’un auteur, c’est-à-dire de sa manière toujours individuelle, en première instance, de se référer à des objets sociologiques ou à des états sociaux de choses qui existent ou qui sont en attente de réalisation.

En premier lieu, la question ontologique repose sur le fait que quelque chose existe dans la réalité, et fait référence dans notre pensée. La question posée est alors qu’en est-il des entités qui constituent les référents des signes que nous utilisons ? A quel type de réalité fait-on référence lorsque l’on parle de quelque chose ? Ces entités sont des notions communes constituées comme principe de notre raisonnement sur les choses qui se présentent dans l’expérience. Ce qui revient à accorder la priorité à ce qui est pensable, à la cognition. Au centre de cette démarche se positionne le principe de raison suffisante, en tant que « ce d’où se comprend pourquoi quelque chose est », selon l'expression même de Wolff dans son Ontologia. L’expérience des choses étant présentement référée de façon nécessaire à un contexte, la cognition est donc située historiquement dans un espace intersubjectif où se positionne le sujet parlant. Alors se précisent les concepts qui donnent son intelligibilité à l’histoire. Donc quelque chose existe et quelqu’un parle au titre de la connexion mentale, de la réciprocité des esprits en quelque sorte, et nous interrogent sur la nature sociale de ses entités à valeur de référents sociaux.

C’est là où intervient le fait de la cognition sociale en tant qu’elle recouvre toutes sortes d’opérations que les acteurs sociaux réalisent dans leur rapport au monde : classer, argumenter, décrire etc. Le chercheur lui-même prend la mesure, en ce domaine cognitif, de ces opérations propres à l’action sociale. Le passage, si l’on peut dire, du fait de l’ontologie sociale au processus de la cognition sociale relève alors de la description d’opérations cognitives permettant à la fois d’abstraire et de concrétiser - les deux mouvements opposés en apparence n’étant pas dissociables dans une perspective empiriste – la réalité à l’aide de concepts généraux, opérations linguistiques en grande part, et d’argumenter ces concepts dans des rapports de force, le contexte n’étant pas lui aussi dissociable de telles opérations de connaissance. Ici se précise le principe de connexion empirique entre la réalité et le discours, sur lequel nous insistons souvent, et qui se traduit en partie dans un principe de raison suffisante situant la dimension cognitive de l’approche conceptuelle du côté de l’intentionnalité. Une telle connexion empirique contredit l’idée de représentation d’une chose comme simple reflet de la réalité : elle nous signifie que la raison présidant à cette représentation fonde un effet différent d’elle, dans la mesure où l’effet procède de raisons particulières liées à ce qui se dit de manière intentionnelle par le fait d’individus singuliers. Ainsi, dans la mesure où tout auteur, dans ce qu’il dit, ou tout acteur, dans ce qu’il fait tout en le disant, fait quelque chose en le disant, il est possible d’appréhender le travail de l'esprit politique à ses divers niveaux d’intentionnalité, c'est-à-dire comme un processus cognitif qui construit une part de la réalité, surtout dans les périodes où l’événement a valeur fondatrice. Il en est ainsi des Lumières tardives, moment appartenant à part entière à l'événement de la Révolution française.

Epilogue

Robespierre, un observateur engagé dans les années 1780

N.B. Extraits de notre article sur « Robespierre et la formation de l’esprit politique au cours des années 1780. Pour une ontologie historique du discours robespierriste » disponible sur HAL-CNRS http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00384604/fr/

Dans son Mémoire pour Jean-Marie Gosse de 1784, Robespierre écrit : « Au reste, l’observation que l’on vient de faire n’a pour but que de rendre hommage à la vérité, et de faire voir l’esprit qui préside à la défense des adversaires » « Faire l’observation » de telle chose, et « faire voir l’esprit » de telle situation, voilà deux expressions singulières qui marquent d’emblée le rôle d’observateur engagé au titre du travail de l’esprit que Robespierre adopte dans ses plaidoyers, dont un autre avocat souligne par ailleurs la qualité du « choix des expressions », et « la netteté du discours ». De fait, Robespierre « examine en lui-même le raisonnement » de ses adversaires, en dégageant des définitions basées sur des distinctions, tout particulièrement en matière d’ « espèces de sociétés ». Il prend en compte « toutes les circonstances », même les plus ordinaires. Il en vient aussi à considérer, une fois associé « le bon sens » à la définition, « la bonne foi » qui « devait être le lien de tous les contrats et de toutes les sociétés » (Œuvres complètes, XI, 27, 30, 32). D’objection en objection de l’argument de l’adversaire, Robespierre déploie ici une rhétorique analytique basée sur « l’honneur des principes et de la vérité » et inscrite à l’horizon du « texte formel de la loi » (XI, 36).

En associant ainsi les principes, la forme et les circonstances, Robespierre en vient à circonscrire un moment rhétorique qui va permettre de rendre compte de l’invention politique à la fois dans sa part rationnelle et sensible. Il pratique désormais ce qui sera l’argumentation des législateurs-philosophes : une forme démonstrative basée sur les principes et les définitions analytiques, une disqualification des arguments de ses adversaires, une manière propre de faire parler la loi. C’est ici d’une politique fondée sur la philosophe, donc dans le lien nécessaire entre rhétorique métaphysique et éloquence pratique, dont il est question, à l’exemple aussi d’un autre futur législateur, Sieyès.

Dans le Mémoire pour Hyacinthe Dupont (1789), victime d’une lettre de cachet, l’observation sociale prenne une tournure plus politique, on s’en douterait. Au titre de « l’empire des lois modernes » qui se présentent « en faveur de la justice et de l’humanité », Robespierre s’intéresse ici au sort d’ « un homme sensible », l’infortuné Dupond, « un honnête homme » à « l’âme sensible et fier » (XI, 55, 76). Le sentiment prend ici toute sa place, parmi les qualités humaines, auprès de la raison et de l’entendement. C’est sur ce double registre, de la raison et du sentiment que Robespierre en vient à dénoncer la rhétorique calomnieuse de l’adversaire : « « Prodiguer, avec affectation, des épithètes énergiques, des déclamations vagues, sans jamais articuler un seul fait, voilà sans doute un des signes les plus évidents qui décèlent la calomnie » (XI, 63). Une rhétorique donc de « lieux communs » au contenu vide, voire « ridicule », à distance de l’usage du lieu ordinaire contenant l’argument qui sert au raisonnement pour établir la preuve, et dont Robespierre se sert lui-même de manière sensible lorsqu’il s’agit d’ « exposer les motifs, les circonstances et les actes de l’espèce de procédure qui fut faite pour provoquer la détention de Sr. Dupond » (XI, 74) selon les règles classiquement usitées. Mais ce registre prend ici une tournure particulière, qui marque durablement le discours robespierriste, lorsqu’il s’agit d’introduire ainsi l’opposition entre « l’honnête homme » et « les hommes de la lie du peuple ». Ici une thématisation contrastive avec sa part de présupposé définit le contexte de l’argumentation : « C’est la guerre de la tyrannie armée et toute puissante contre l’innocence enchaînée et sans défense » (XI, 77).

Contre « l’homme en place », il s’agit bien de considérer « un malheureux », « un homme semblable à tant d’autres hommes », de le présenter à « l’esprit de l’homme » autrement que comme un furieux. Non seulement ses oppresseurs égarent « la conscience du juge » (XI, 85), lui inculquent une « fausse idée », en le motivant sur « la prévention populaire » (« si ce n’était pas un mauvais sujet, l’aurait-on fait enfermer » XI, 100). Mais le subdélégué lui-même reconnaît qu’ « il est inhumain de traiter ainsi son semblable » XI, 96). L’idée de réciprocité humaine au titre de l’humanité souffrante est ici clairement énoncée, donc participe déjà de la pensée sociale robespierriste. De même apparaît aussi le thème de l’équivoque de la langue : ainsi lorsque des bourgeois notables se font appeler « gens comme il faut, honnêtes gens » par opposition au peuple considéré comme la populace.

Dans un tel travail de l’esprit politique, avec la figure du « malheureux » inscrite en son centre, Robespierre fait également appel aux notions de « société » et de « liberté » aptes à rendre compte de « la perfection » des facultés humaines. En effet il s’agit de « la société » comme « état le plus propre à développer ces facultés » et de « la liberté » qui « seule peut donner l’essor à tous les talents et à toutes les vertus qui honorent la nature humaine ». Alors l’étendue même de la liberté en société fait que « pour tous les esprits, elle renferme nécessairement la faculté de ne pouvoir être dépouillé, ni de ses biens, ni de sa vie, ni de l’avantage de disposer de ses actions ou de sa personne, en ce qui ne fait aucun tort aux autres » (XI, 112). « Ne fais point tort à autrui », tel est la formule qui, de Sieyès à Robespierre, précise ce qu’il en est de la réciprocité sociale, par opposition au discours de l’autre, du privilégié tel que Sieyès le formule dans son Essai sur les privilèges « Permis à vous de faire tort à autrui » (Voir la réédition de l’Essai sur les privilèges par Pierre-Yves Quiviger, Paris, Dalloz, 2007) .

D’ontologie sociale, il en est donc bien question dans la manière dont Robespierre pose avec d’autres futurs législateurs-philosophes les fondements en société et en liberté de la nature humaine dans le but d’énoncer les moyens nécessaires à l’instauration de la perfectibilité au sein de l’état social, et permettant aussi de remédier au crime social du malheur. Ces moyens procèdent alors d’un lien entre les lois et les mœurs défini par la thématisation définitoire suivante : « Le moyen de prévenir les crimes, c’est de réformer les mœurs, le moyen de réformer les mœurs, c’est de réformer les lois » (XI, 117).Tout un champ sémantique de la notion de mœurs, particulièrement dynamique, se met en place dans le discours robespierriste, à l’égal d’autres contemporains, Charles Duclos en premier dans ses Considérations sur les mœurs de ce siècle, et encore Sieyès lorsque ce dernier parle du « principe social des bonnes mœurs » toujours dans l’Essai sur les privilèges. Ce champ particulièrement significatif s’associe à la figure du législateur au titre d’ « une législation fondée sur les principes immuables de la morale universelle, et faite pour rétablir la nature humaine, dans tous ses droits et dans toute sa dignité première » (XI, 117).

L’observation sociale, au-delà de tout essentialisme, porte alors pleinement sur le genre humain, avec une attention tout particulière pour « cette dernière classe – les artisans, les laboureurs – la plus nombreuse de toutes, et que l’orgueil croît flétrir par le nom de peuple, si sacré et si majestueux, aux yeux de la raison » (XI, 121). Robespierre peut alors disposer d’outils conceptuels propres à promouvoir un analyste du « phénomène politique », et en devenir ainsi l’un de ses inventeurs sous sa forme révolutionnaire.

En résumé...: un nouvel usage de la critique.

Au cours des années 1770-1780, moment proto-politique de la Révolution française au sens large , la spectaculaire promotion de l’observation sociale, sous l’égide de divers événements ( de la « guerre des farines » à la convocation des Etats Généraux), de divers penseurs (Condillac, Mably, Helvétius, D’Holbach, Sieyès, etc.) et de diverses notions (peuple, société, opinion publique, ordre social), ouvre la possibilité d’une réflexion sur les modalités ontologiquement subjectives de la construction sociale au sein de l’esprit humain. Tout au long d’un processus historique qui nous mène de l’échec des réformateurs face à la résistance d’un « peuple raisonnable » (Mably) au cours de la « la guerre des farines » au climat pamphlétaire des années 1788-1789 à l’occasion de la convocation et de la réunion des Etats Généraux, la génération des penseurs de cette période des Lumières tardives d’une part affirme un principe d’activité individuelle à la base de la connaissance, d’autre part promeut l’usage de l’artifice pour permettre au travail de l’esprit de nous faire accéder à la libre disposition d’objets notionnels inédits au titre du nouvel ordre social, mais dans un continuum avec la réflexion sur le rapport d’une telle intelligence souveraine aux lois de la nature . L’opinion publique prend alors un tour plutôt fictionnel en s’appuyant sur un appareil mental perçu de façon à la fois interne et concrète. Ainsi se met en place une métaphysique du moi en acte au fondement même de la nouvelle langue politique de 1789.

A ce titre, l’opinion publique à la fin du 18ème siècle ne procède plus du simple fait d’un développement autonome des espaces de conversation littéraire et de débat critique, souvent assimilés aux salons. Elle ne se confond pas non plus avec la civilité issue d’institutions publiques, telles que les académies, les sociétés philanthropiques et les loges maçonniques. A distance de ces conceptions soit idéales, soit concrètes de l’opinion publique, il s’agit d’ouvrir l’opinion publique à un espace de reconnaissance sociale. Certes, déjà la période très active des Encyclopédistes en matière éditoriale au cours des années 1750 et 1760 avait introduit un geste critique au sein de l’espace public mais en grande part par le fait de la conscience d’une solidarité entre philosophes des Lumières. Mais, dans les années 1770 et 1780 de consécration de la nouvelle sociabilité, l’opinion publique apparaît encore plus nettement chez les élites comme un espace de « sociétés particulières » - à l’exemple des salons - où se déploie une mondanité des hommes de lettres qui se structure dans des rapports hiérarchisés de reconnaissance. Cependant, au-delà d’une telle modalité de visibilité sociale, c’est la question de l’utilité sociale qui prend une part prépondérante dans l’observation sociale et contribue ainsi à la formation d’ « un socle sociologique » - Sieyès invente le terme sociologie dans les années 1780 - participant de l’invention de la société dans sa confrontation singulière avec l’individu particulier. D’ailleurs, la mise en place d’un tel socle sociologique, et de son corollaire une manière autre d’observer la société, permettent de façon décisive la multiplication des référents sociaux de l’opinion publique, de leur autoconstitution à l’exemple de l’abord singulier du peuple dans ses jugements particuliers, donc sorti du carcan de l’essentialisme, et au plus près d’une approche nominaliste de la société . En effet, le peuple d’abord défini négativement par les élites dans un espace de néantisation sociale, prend une certaine visibilité dans des appartenances sociales situées à distance des apparences et au plus près des mœurs populaires, désormais assignables à l’ordre social . Le problème se pose alors de savoir comment s’articulent cette émergence d’une culture pragmatique du possible en société, donc située au plus des mœurs sociaux, tant dans le peuple que chez les élites, et l’invention concomitante, chez des auteurs savants (Condillac, D’Holbach, Helvétius, Sieyès etc.), d’une nouvelle culture critique de l’artifice politique qui introduit à l’ordre du pensable dans cette même période nominaliste des années 1770-1780.

S’il existe donc bien un usage public de la critique, il s’opère de plus en plus, au cours des années 1770 et 1780, dans le passage d’un monde de la société en construction vers un monde de l’esprit en réalisation, donc de manière foncièrement intentionnelle. D’ailleurs l’époque invente un nouveau mot, la socialité, pour désigner la relation de l’individu à la totalité sociale, au-delà du fait naturel de la mutualité sociale propre à la sociabilité. Si l’homme agit et réfléchit sur « une base sociologique », il l’est donc non seulement par le fait de la sociabilité, qui désigne sa capacité (sociale) à répondre des fins d’utilité (sociale), mais aussi par une capacité intellectuelle de concevoir et de réaliser en esprit l’ordre social, d’en exprimer le tout, donc de faire oeuvre de socialité.

A ce titre, le débat critique se traduit dans une fiction concrète qui se décline plus au singulier qu’il ne renvoie à une réalité pratique au sein d’un espace de sociabilité, ce qu’il a majoritairement été du temps des Encyclopédistes lorsque ces philosophes ont initié leurs contemporains aux diverses activités « libres » de l’homme sous l’impulsion de nouvelles disciplines. L’opinion publique prend donc de plus en plus un tour artificialiste par sa capacité à rendre auto-intelligible les rapports sociaux dans des notions-concepts qui nomment le nouvel ordre social . La mondanité concrète de la conversation intellectuelle ne peut ainsi se confondre avec l’échange des discours savants, de nature particulièrement artificialiste le temps de l’événement en pensée - de l’événement cognitif - qui produit de nouvelles nominations sociales et politiques. Une vision partagée de l’appareil mental s’impose en instaurant, comme lien entre les esprits, un savoir mutuel, un nouveau savoir politique.

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Dernière mise à jour: le 14 août 2011.alifier