Les acteurs et les commentateurs des relations internationales de l’époque révolutionnaire distinguent différentes aires géopolitiques en Europe. Parmi celles-ci, une aire méditerranéenne du Portugal à Raguse et du Piémont à la Sicile est particulièrement présente dans le débat sur l’avenir de l’ordre continental.

La Révolution française ne découvre pas ce "croissant méditerranéen" du Portugal au Levant. Louis XIV et ses ministres le considéraient déjà comme une chasse gardée des négociants français et ses successeurs ont suivi avec application la même politique. La conquête de la Corse, la politique de maintien des intérêts français dans le Levant sous Louis XV et surtout sous Louis XVI avec Vergennes, bon connaisseur de cet espace, les projets de colonisation et de conquête en Méditerranée orientale, en sont autant d’indices. Barère n’innovait pas en proclamant en 1793 que l’espace méditerranéen n’est qu’un "grand canal de navigation dont la police doit appartenir à la France" (1) . Les liens incertains avec les Antilles, la domination anglaise sur les mers, accentuent l’intérêt géopolitique d’une domination absolue sur ce "lac intérieur" dans l’optique d’une politique coloniale de substitution. Par ailleurs, les victoires françaises en Italie à partir de 1796 posent évidemment de manière nouvelle les relations de la France avec le monde méditerranéen. Tous ces éléments contribuent à faire de cet espace un point important du débat sur l’ordre international. L’opposition entre une aire nord-européenne, foyer de la tyrannie anglo-russe et un sud, civilisé, irradié par la culture antique et régénéré par la France, est une des caractéristiques les plus frappantes des conceptions géopolitiques des républicains sous le Directoire. Dans cet ensemble du midi, comment se distinguent et s’articulent les sous-espaces ? Comment évolue leur perception et quels programmes, quels systèmes, applique-t-on dans ces espaces ?

Pour le Directoire, en l’an IV, le croissant méditerranéen peut être divisé en quatre secteurs dans lesquels une stratégie particulière s’applique au service d’un même objectif : chasser les Anglais du "lac français". Premièrement, la péninsule ibérique, puis une zone ouest-méditerranéenne limitée à l’ouest par les Baléares, au sud par l’extrémité de la Sardaigne, à l’est par les côtes toscanes, une zone est-méditerranéenne avec l’Adriatique et la côte dalmate, limitée au sud par Malte. Plus à l’est encore, s’étend une aire ottomane, théoriquement alliée bien qu’officiellement neutre jusqu’à la guerre de la Deuxième Coalition, et donc en dehors du champ d’intervention directe de la République jusqu’en 1799.

La politique française à l’égard de l’Espagne est déterminée par les impératifs de la lutte navale contre l’Angleterre. L’Espagne est le flanc sud de l’arc ouest-européen qui doit isoler la Grande-Bretagne du continent. Elle est aussi un débouché "naturel" pour l’activité commerciale de la République. Enfin, la bienveillance espagnole permet d’envisager une expansion en Méditerranée occidentale en facilitant la reprise de la Corse, occupée par les Anglais jusqu’en octobre 1796, voire celle de la Sardaigne à conquérir sur l’ennemi piémontais. Pourtant gouvernée par les Bourbon, l’Espagne est plutôt bien traitée lors de la paix de Bâle et plus encore lors des négociations du traité de Saint-Ildefonse puisque le Directoire renonce à obtenir la cession de la Louisiane et que l’alliance franco-espagnole garantissait les colonies perdues au profit de l’Angleterre, ce qui pose bien des problèmes lors des négociations avec Malmesbury en l’an V. En revanche, les Français ne purent jamais rien obtenir de Madrid concernant le Portugal. Véritable obsession pour certains commentateurs républicains, le Portugal est considéré comme une des bases avancées de la tyrannie insulaire sur le continent. D’où une volonté permanente de pousser l’Espagne à une annexion ou du moins à une pression militaire et diplomatique pour que le Portugal rejoigne l’orbite franco-espagnole et ferme ses ports aux Anglais (2) . La même contrainte s’exerce, sans succès, sur Lisbonne même. En fructidor an IV, les instructions données à l’envoyé officieux du Directoire Edouard Church (il était consul général des États-Unis au Portugal) lui demandent d’user de son influence pour convaincre les Portugais de "l’état d’oppression et de nullité où il a été amené successivement par la politique astucieuse et cruelle des Anglais" : le pays est en friche, leurs colonies sont menacées. Les Portugais doivent s’unir à la France et à l’Espagne, fermer leurs ports aux Anglais. On menace les Bragance d’une invasion conjointe de l’Espagne et de la France. Une résistance armée serait vaine et coûterait encore plus cher que l’indemnité de guerre exigée par le Directoire (3) . En brumaire an V encore — et malgré le fait que la signature du traité de Saint-Ildefonse enterrait l’idée d’une invasion franco-espagnole — le Directoire menaçait l’envoyé portugais M. d’Araujo, en exigeant "l’exclusion des vaisseaux anglais des ports du Portugal , l’établissement du commerce français en Portugal sur le pied de la nation la plus favorisée, la rétrocession de la rive gauche de l’Amazone enlevée à la France lors de la paix d’Utrecht, la libre circulation sur ce fleuve pour la France et l’Espagne, une indemnité pécuniaire suffisante 25 millions pour les dépenses de la guerre" (4) .

La presse républicaine est particulièrement acharnée à obtenir une expédition contre le Portugal. Dans L’Ami de la patrie ou l’Ami des Lois, le général à la retraite Charles de Hesse propose en frimaire an IV une domination conjointe et exclusive de la France et de l’Espagne — "réunifiée" par l’annexion du Portugal — sur la Méditerranée occidentale (5) . En l’an VI encore, il revient sur le Portugal, pays "faible et stupide", qu’il s’agit de réunir unilatéralement à l’Espagne. L’ancien général considère qu’une telle conquête ne serait guère qu’une promenade de santé et aurait une importance stratégique déterminante en fermant la Méditerranée aux Anglais (6). En l’an VII, il utilise même l’idée que le royaume du Portugal a été "usurpé en 1642 à son légitime possesseur le roi d’Espagne" pour justifier les droits de l’Espagne sur leurs voisins ! Dujardin de Beaumetz, au même moment, défend une position identique, un rattachement du Portugal à l’Espagne serait de toute manière conforme aux desseins de la nature qui a fait un bloc de la péninsule ibérique (7) . En messidor an VII encore, le programme néo-jacobin détaillé dans l’article "Aux hommes libres" paru dans le journal éponyme partage la même analyse en critiquant la pusillanimité de la politique du Directoire. Lisbonne est "le véritable Londres du continent de l’Europe". En rayant le Portugal de la carte de l’Europe, "le roi d’Espagne ne nous aurait pas pour cela aimé parce que d’abord un roi aime très difficilement même un confrère  ; mais s’il ne nous eut aimé, au moins il est certain qu’en lui remettant le Portugal, pour arrondir l’Espagne, il aurait toujours été forcé, par ses propres intérêts à nous servir" (8) . Mais les Espagnols n’étaient pas très pressés de se fourrer dans le guêpier qu’aurait constitué une invasion du Portugal, et sans eux, le Directoire n’en pouvait mais.

Le programme du Directoire du 7 thermidor an IV considérait l’Italie comme un front secondaire de diversion contre l’Autriche et il n’était pas question de favoriser l’éclosion d’une république dans la péninsule. Mais l’objectif général de contrôle de l’espace méditerranéen occidental imposait déjà une stratégie particulière de pression sur les États maritimes pour obtenir l’exclusivité de l’accès aux ports en mer Tyrhénéenne et en Adriatique (9) .

Avant même la campagne d’Italie et les victoires sur le royaume de Piémont, Choderlos de Laclos par exemple, conseillait dans un mémoire de la fin de l’an II l’invasion de la Sardaigne tout en favorisant la monarchie piémontaise en lui permettant de regrouper Milan, la Toscane, Parme et Plaisance en un grand royaume de l’Italie du Nord, satellisé par la France (10) . Charles de Hesse reprend la même stratégie et accorde lui aussi une importance toute particulière à la possession de la Sardaigne pour "verrouiller" la Méditerranée occidentale. C’est un véritable réseau insulaire et portuaire qu’il propose de constituer en reprenant la Corse tout d’abord, puis en plaçant des garnisons françaises à Gênes, à Savone, et même à Livourne si l’Empereur (dont le Grand-duc de Toscane est le parent) continue la guerre contre la République. Remarquons en passant que Charles de Hesse ne s’embarrasse pas du respect des traités puisque la Toscane avait été le premier État à renouer le contact avec la France en l’an III. Il conseille d’étendre ce réseau par une alliance privilégiée avec Venise — dont il prévoit dès la fin de 1795 qu’elle risque de subir le sort de la Pologne — qui doit fermer ses ports à l’Angleterre et les ouvrir à la France qui placerait également des garnisons sur la côte dalmate et les îles ioniennes et éventuellement en Égypte (11) . Enfin, il faut inonder la mer de corsaires pour ruiner le commerce de l’État pontifical et menacer le roi de Naples pour qu’il ferme ses États à l’influence anglaise.

Les victoires de Bonaparte, la défaite du roi de Piémont-Sardaigne, l’occupation du Milanais, de Parme et de Plaisance en 1796 modifient les priorités. Que faut-il faire des États conquis pour mettre en œuvre l’objectif du contrôle de la Mer Méditerranée ? Pour le Directoire, il est indispensable d’empêcher qu’une autre puissance n’y ait un accès direct. Jusqu’à Campoformio au moins (mais aussi au-delà pour ceux qui pensent que la République a été trahie lors des négociations d’Udine), barrer la route de l’Adriatique à l’Autriche est un dogme indiscutable. Même le journaliste de droite du Censeur des Journaux Jean-Pierre Gallais considère qu’il "est juste, il est nécessaire pour la paix de l’Europe et le bonheur de l’Italie, que la Maison d’Autriche n’ait plus d’influence dans cette belle contrée" (12) . Certes, la conquête du Milanais était à l’origine conçue comme une prise de gage en vue d’une négociation future pour obtenir la cession de la Belgique, c’est la raison pour laquelle le Directoire n’était pas pressé de statuer sur son sort. Mais rapidement, un autre objectif remplace le programme initial : chasser définitivement l’Autriche de la péninsule et la renvoyer dans ses "domaines naturels" allemands. Bien avant que le Directoire ne se rallie à cette fin, les publicistes républicains faisaient de l’expulsion des Habsbourg une obligation géostratégique majeure.

Le Journal des hommes libres consacre un long article, publié dans trois numéros consécutifs du 17 au 19 messidor an IV (5 - 7 juillet 1796), à la question des intérêts de la France en Italie (13) . Le gouvernement français veut une paix solide, mais celle-ci ne peut survenir tant que la péninsule n’est pas à "l’abri de l’influence étrangère". L’émiettement de l’espace italien est un obstacle à l’indépendance. Pour la conserver, l’Italie doit élever une barrière infranchissable entre l’Allemagne et elle. Le journal s’indigne du projet directorialiste d’offrir la Lombardie au roi de Sardaigne pour prix de son alliance. De toute manière, favoriser le Piémont pour servir d’État tampon entre l’Autriche et la France serait un très mauvais calcul, car le roi de Sardaigne — qui espère toujours récupérer la Savoie et Nice pour redevenir une puissance méditerranéenne — s’empresserait de s’allier avec Vienne contre la France. Les États sardes doivent être bornés "entre les Alpes d’un côté, et les républiques suisse, génoise et lombarde des autres", et réduire le royaume "à une nullité absolue dans la balance politique de l’Europe". Les seuls voisins acceptables pour la France sont des peuples républicains ou des "princes faibles". Le point de vue de Charles de Hesse dans L’Ami des Lois est plus proche de celui du Directoire à cette date. Le roi sarde vaincu, il faut s’en faire un allié, lui échanger le Milanais et la Lombardie contre la Sardaigne, car "la possession de cette grande île assure, non seulement notre domination en Corse, mais la prospérité de notre commerce, la sécurité de notre marine et l’abondance des grains dans nos provinces méridionales" (14) .

Le général François Pommereul prend position pour une rationalisation mesurée de la péninsule en trois entités : un État italien du Nord sous direction sarde (sans Venise), un État républicain du centre, un État du sud autour du roi de Naples. Ces trois États formeraient une ligue perpétuelle alliée de la France pour acquérir la prépondérance commerciale en Méditerranée. Si le roi de Sardaigne ne se contentait pas de sa position, il faudrait envisager, écrit Pommereul, de créer trois nouveaux départements des Alpes pennines, des Alpes Cotiennes et du Pô. Comme Charles de Hesse, ou le Journal des hommes libres, Pommereul exige en tout état de cause l’annexion immédiate de la Sardaigne (15) .

Les Italiens ne sont évidemment pas absents du débat. Buonarroti place sa Paix perpétuelle avec les rois, écrit en 1796, dans une conception géopolitique identique même si son programme unitaire n’est pas celui du Directoire. Il s’agit toujours d’expulser les Autrichiens de la péninsule, de priver les Anglais de leurs points d’appui en Méditerranée et constituer un limes du Texel à l’Adriatique (16) . Un peu plus tard la même année, Matteo Galdi défend lui aussi l’idée d’une république italienne unitaire par le fait, notamment, qu’elle seule peut rendre "nul ou précaire le commerce britannique dans le Levant" (17) et qu’elle seule peut empêcher — avec la France et ses alliés — l’invasion de la Méditerranée par les barbares du nord. Une "Ligue de la liberté" comprenant la Hollande, l’Espagne, la France, l’Italie et l’Empire ottoman constituerait "l’union des peuples du Midi" qui imposerait la paix aux peuples du Nord, réalisant une "nouvelle disposition de la balance politique" (18).

Dans sa correspondance avec le Directoire, Bonaparte est beaucoup moins préoccupé par l’idée d’expulser les Autrichiens de l’Italie. Le 13 pluviôse an V, il propose non seulement de restituer le Milanais et le Mantouan à l’Empereur et même d’y ajouter le duché de Parme en cas de nécessité. L’influence étrangère en Italie ne le gène décidément pas beaucoup puisqu’il envisage de donner Rome à l’Espagne pour acheter son alliance dans la péninsule italienne (19) . Les préliminaires de Léoben et les clauses de Campoformio confirmaient que la politique personnelle de Bonaparte n’avait pas pour objectif principal l’expulsion des Autrichiens de la péninsule. Le Directoire était divisé et hésitant. Les instructions envoyées par Talleyrand à Bonaparte et Clarke lors des négociations préalables à Campoformio spécifient que les dédommagements offerts par la France à l’Empereur pour la perte de la Belgique et du Milanais doivent être pris en Allemagne et non dans la péninsule à proximité des nouveaux États italiens (20) . Mais le 29 fructidor an V (15 septembre 1797), Talleyrand rappelait à Bonaparte que s’il était hors de question de céder Venise, Mantoue et le Frioul, le Directoire pourrait transiger sur Trieste, l’Istrie et la côte dalmate pour peu que la France conserve les îles Ioniennes pour "verrouiller" l’Adriatique et l’accès à la Méditerranée orientale.

D’où la gêne de l’opinion républicaine — y compris Reubell et La Revellière-Lépeaux dans le Directoire — à l’annonce des conditions de la paix. Toute la presse républicaine s’indigne du partage de Venise, non seulement parce qu’on a trafiqué un peuple comme un "troupeau de moutons" mais aussi parce qu’on a délibérément tourné le dos au projet de contrôle exclusif de l’Adriatique et donc de la Méditerranée orientale. Avec Trieste et Venise, l’Empereur acquiert un accès à la mer terriblement dangereux pour la prospérité et la sécurité méditerranéenne de la République. Le Journal des hommes libres s’exclame après les préliminaires de Léoben : "la France est déshonorée, ses alliés sont trahis ; l’Autriche rit de ses défaites, insulte à ses vainqueurs et prépare en paix de nouvelles chaînes (21) ." L’accès de l’Autriche à la mer l’élève "à une hauteur telle que rien ne doit plus arrêter ses prétentions". Les États Habsbourg acquièrent une densité territoriale inquiétante puisqu’ils forment désormais une masse ininterrompue de Vienne jusqu’au Mincio. L’Ami des Lois de Poultier tente pourtant de justifier la signature de la paix en assurant que la possession d’Ancône et des îles Ioniennes est une garantie suffisante et qu’elle fera "acquérir toute sa justesse à la dénomination de lac français" accolée à la Méditerranée (22) .

L’affermissement de la République cisalpine, la création de la République romaine en l’an VI modifient les équilibres. La situation nouvelle déstabilise particulièrement le royaume de Piémont-Sardaigne désormais enchâssé, entouré par des républiques dont les intérêts sont parfois divergents, identifié à une de ces enclaves que la rationalisation géographique condamne inéluctablement. Il semble à la plupart des commentateurs que ses heures sont comptées mais le Directoire n’est pas pressé de porter le coup de grâce, d’autant que le roi de Sardaigne demande lui-même un démembrement de la République ligurienne en échange de la Sardaigne si convoitée par les publicistes républicains (23) . Les agents du Directoire mènent par ailleurs une politique très éloignée de la prudence affichée par Paris. Ginguenné, envoyé comme ambassadeur à Turin le 4 germinal an VI (24 mars 1798), ne s’embarrasse pas et prend contact avec les républicains piémontais, liguriens et cisalpins mais aussi avec le général Brune pour accélérer le processus de destruction de la monarchie sarde. Le Directoire désavoue l’ambassadeur qui est rappelé le 4 vendémiaire an VII (25 septembre 1798).

Les républicains démocrates soutiennent les tentatives de liquidation de la monarchie sarde et proposent de compléter le réseau de contrôle de l’espace méditerranéen. C’est ce qu’écrit Charles de Hesse dans la Correspondance des représentants du peuple, avatar du Journal des hommes libres. Il caractérise la politique du Directoire comme une stratégie conservatrice qui préserve les monarchies au lieu de renforcer les républiques (24) . L’Empereur a réussi à garder un pied en Italie et le roi de Sardaigne règne toujours à Turin. En maintenant ce dernier en vie, on laisse exister un ennemi irréconciliable qui n’acceptera jamais la perte de la Savoie et de Nice. En revanche, en le "licenciant", on suspend les communications entre l’Empire et la péninsule et on renforce les républiques ligurienne et cisalpine, "en partageant entre elles deux ce royaume impolitique de quinze cent mille âmes, vous complétez les défenses des côtes du Levant" et la France et l’Italie récupèrent le grenier à blé qu’est la Sardaigne (25) .

Il faut également se débarrasser du duc de Toscane, réunir la population du duché aux deux républiques, prendre le contrôle des ports de l’île d’Elbe, d’Oneille, de Piombino, de Livourne. On empêcherait ainsi l’Empereur — parent du Grand-duc — d’utiliser cette tête de pont en Italie pour s’en faire le maître. Le roi de Naples doit être dépouillé de ses États pour pouvoir prendre le contrôle de la Sicile et parfaire le quadrillage de la Méditerranée occidentale, car la prise de Malte n’est rien sans celle de la Sicile. Enfin, le contrôle de Corfou donnera la clé de l’Adriatique et au delà de liaison avec la Porte.

Charles de Hesse justifie sa politique radicale par l’opposition irréconciliable entre monarchies et républiques (alors que la cohabitation ne lui semblait pas encore impossible en l’an IV et en l’an V) mais surtout par le danger de détruire tout le réseau de contrôle du sud de l’Europe. La pusillanimité n’est plus de mise ; "si on veut tirer des coups de canon de la main droite aux princes parjures de l’Italie, et les protéger cependant de la main gauche… vous exposez les Romains et les Cisalpins à n’avoir été républicains que trois ans ; vous perdez la Corse et la Sardaigne ; vous perdez infailliblement Malte, Corfou et Ancône ; vous enlevez aux cinq provinces anciennes du midi de la France leur nourriture nécessaire et le commerce immense du Levant, vous accordez à l’Angleterre, et même à la Russie la suprématie sur les cinq mers de la Méditerranée" (26) . Marc-Antoine Jullien utilise des expressions similaires dans son Essai sur le système politique à suivre dans la campagne de Naples (27) . Un peu plus tard, en messidor an VII, et alors que le Piémont est occupé par les troupes de Souvorov, c’est avec les mêmes arguments qu’Auguste Hus ex-commissaire près la municipalité de Turin, défend dans le Moniteur, l’idée d’une annexion future du Piémont, en cas de reconquête (28) .

Ces éléments d’un programme géopolitique républicain appliqué à l’espace méditerranéen sont repris intégralement lors du moment néo-jacobin de l’an VII. Les termes employés par Briot dans son discours programme du 12 fructidor an VII (29 août 1799) sont absolument identiques à ceux de Charles de Hesse. Il y parle des barbares "venus des glaces du Nord" pour dépouiller "les belles contrées du midi" et insiste sur la nécessité du quadrillage insulaire de la Méditerranée :

"Il faut non seulement que l’Italie n’appartienne pas à l’Autriche, mais il faut encore qu’elle soit libre et républicaine. Il vous faut une barrière contre l’Autriche et la Russie ; il vous faut un point de contact avec l’Égypte, l’Inde et le Levant ; Malte et Corfou ne sont rien pour vous, si la Sicile n’est pas révolutionnée, et il faut enfin ôter à l’Angleterre l’empire de la Méditerranée, en attendant qu’elle perde la domination des mers. Garantissons aux Italiens leur indépendance, et ils oublieront leurs malheurs pour se rallier à vous ; les insurgés mêmes se battront contre les Austro-Russes, et Florence deviendra la capitale d’une nation ennemie implacable de l’Autriche et alliée reconnaissante de la Grande Nation (29) ."

Conclusion

La situation géopolitique dans le "croissant méditerranéen" est donc l’objet d’une attention toute particulière de la part du Directoire et des commentateurs néo-jacobins ou crypto-royalistes entre 1795 et 1800.

L’objectif du Directoire est de structurer l’ouest de l’Europe par l’alliance franco-hispano-batave formant une barrière entre l’Angleterre et le continent. La jonction des trois flottes permettrait, pense-t-on, de s’opposer à celle de l’Angleterre et de lui barrer la route des marchés du nord et de la Méditerranée. Pour cela, le Portugal doit impérativement, soit être annexé par l’Espagne, soit suffisamment menacé pour qu’il cesse d’être la base avancée de la domination britannique sur les mers.

Pour fermer définitivement la Méditerranée à l’Angleterre, il est nécessaire de reprendre Gibraltar et de contrôler les ports italiens. Un réseau d’îles et de ports doit permettre dans un premier temps de transformer la Méditerranée occidentale en lac français, avant de se tourner vers la Méditerranée orientale en verrouillant notamment la mer Adriatique par le contrôle de la côte dalmate. Pour constituer ce réseau, il faut s’emparer de la Sardaigne et indemniser son monarque en permettant la constitution d’un royaume d’Italie du Nord pouvant par ailleurs servir de barrière entre la Maison d’Autriche et la République.

Ce "programme" évolue évidemment en fonction de la situation militaire et diplomatique. Au début de l’an IV, l’opposition fondamentale entre un "camp de la liberté", composé des Républiques française et batave, et un camp du despotisme de la coalition est encore assez simple. Le schéma se complique considérablement avec l’alliance franco-espagnole de Saint-Ildefonse (qui peut difficilement passer pour un membre à part entière du "camp de la liberté" !) et surtout avec l’apparition des républiques italiennes.

Les républicains de la période directoriale reprennent — consciemment parfois comme l’admet La Revellière-Lépeaux en ce qui concerne la politique italienne de la France — bien des éléments des conceptions géopolitiques de l’Ancien Régime, mais il est faux, ou du moins très réducteur, de dire qu’il ne s’agit que d’un retour aux traditions d’avant 1789. L’ordre territorial rationalisé défendu par les Français, et même par certains de leurs adversaires, n’est pas celui de l’Ancien Régime. C’est un ordre dans lequel des États nationaux, délimités occupent un "bassin topographique" et une zone de développement économique qui leur sont propres. L’émiettement territorial, les États fédéraux, les souverainetés éclatées sont rejetées au rang des vieilleries "gothiques". L’équilibre n’est plus celui des "individus à couronne" mais celui des États nationaux rationnels.

L’ordre hégémonique mis en place par Bonaparte entre 1800 et 1803 reprend très largement les éléments de la géopolitique que je viens de décrire, mais il innove également. L’Italie du Nord, l’Espagne sont purement et simplement satellisées dans un système de glacis protecteur différent du projet d’ordre républicain défendu par le deuxième Directoire et par les républicains démocrates. La Méditerranée occidentale est contrôlée mais Bonaparte échoue à conserver Malte dans sa dépendance et renonce au projet néo-jacobin de contrôle de la Sicile. Le dessein méditerranéen du Directoire est inachevé avec la défaite en Égypte, malgré les points d’appui acquis en Adriatique (occupation de la côte dalmate et création d’une "République des Sept Iles"). Eschassériaux regrette cet échec, car l’expédition d’Égypte devait "ouvrir aux nations de l’Asie et de l’Europe une nouvelle route vers les arts du commerce et de la civilisation" (30) . La tentative pour coloniser l’Égypte était une "des belles entreprises du siècle". La Méditerranée doit devenir un espace soupape de sûreté pour les États n’ayant pas de colonies, d’où la nécessité absolue de "franchiser" l’Égypte. La République italienne est agrandie, mais le Premier Consul négocie avec le Pape et abandonne les Romains et les Napolitains à leurs souverains, il n’est évidemment pas question d’une quelconque unité italienne.

Par la suite, les priorités de Napoléon Ier l’amèneront à délaisser cet espace entre 1804 et 1807. C’est, comme sous le Directoire, la lutte pour verrouiller le lac français qui remet la question méditerranéenne sur le devant de la scène, mais Napoléon Ier tourne le dos au programme directorial en imposant une nouvelle dimension dynastique en Espagne et en Italie. Il est permis de penser que cette conception néo-monarchique de l’organisation de l’espace européen en général et méditerranéen en particulier est un des éléments fondamentaux de l’échec de l’Europe napoléonienne.

NOTES

(1) Cité par D. Ligou, Jeanbon Saint-André, Paris, Éditions Sociales, 1989, p. 133.

(2) AAE, Mémoires et documents, Portugal, 1, "Aperçu sur l’intérêt actuel de la France dans ses relations avec le Portugal".

(3) "Le Directoire exécutif au citoyen Edouard Church" dans A. Debidour, Recueil des Actes du Directoire exécutif jusqu’en février 1797, Paris 1910-1917, tome 3, p. 557-558. 21 fructidor an IV (7 septembre 1796).

(4) Délibération secrète du 1er brumaire an V dans Idem, tome 4, p. 105. 1er brumaire an V (22 octobre 1796).

(5) Cité par A. Chuquet, Un Prince jacobin. Charles de Hesse ou le général Marat, Paris, 1906, p. 281.

(6) Idem, p. 309.

(7) Dujardin de Beaumetz, Dissertation sur la situation politique de l’Europe et sur diverses puissances du globe, Poitiers, an VI, 25 nivôse an VI (14 janvier 1798), prononcée au Lycée des sciences et des arts de Poitiers.

(8) Le Journal des hommes libres, n° 14, 18 du 14, 18 messidor an VII (2 et 6 juillet 1799). Continuation de l’article "Aux hommes libres", p. 55.

(9) AAE, Mémoires et documents, Venise, 37, "Mémoire sur un projet d’expédition dans le golfe Adriatique", 1796.

(10) P. Choderlos de Laclos, Mémoire sur la guerre et la paix, Paris, Mercure de France, 1905.

(11) A. Chuquet, Un Prince Jacobin. Charles de Hesse, op. cit., p. 283.

(12) Le Censeur des journaux, n° 266 du 30 floréal an IV (19 mai 1796), p. 1.

(13) Le Journal des hommes libres, n°s 246, 247, 248 des 17, 18, 19 messidor an IV (5-7 juillet 1796). Des intérêts de la France en Italie, signé Jm. F.

(14) A. Chuquet, Un Prince Jacobin. Charles de Hesse, op. cit., p. 285.

(15) F. Pommereul,'' Vues générales sur l’Italie, op. cit. '' (16) F. Buonarroti, La paix perpétuelle avec les rois (1796), dans A. Saitta, Filippo Buonarroti. Contributi alla storia della sua vita e del suo pensiero, Roma, 1950, tome 2, p. 238-243.

(17) M. Galdi (trad. par L. Paris. Couret-Villeneuve), Discours sur les rapports politico-économiques de l’Italie libre avec la France et les autres États de l’Europe (1796), traduction Paris, 15 pluviôse an VI, p. 23-24.

(18) Cité par A. M. Rao, "Républiques et monarchies à l’époque révolutionnaire : une diplomatie nouvelle ?" dans AHRF, n° 296, avril-juin 1994, p. 273.

(19) N. Bonaparte, Correspondance de Napoléon Ier, Paris, 1863-1869, tome 2, n° 1435. Lettre au Directoire exécutif 13 pluviôse an V (1 février 1797).

(20) C. de Talleyrand- Périgord, Rapport de Talleyrand au Directoire du 15 thermidor V (2 août 1797) dans Correspondance diplomatique de Talleyrand sous le Directoire, pub. par G. Pallain, Paris 1891, p. 94-102.

(21) Le Journal des hommes libres, n° 100 du 11 fructidor an V (28 août 1797).

(22) L’Ami des Lois, n° 832 du 5 frimaire an VI (25 novembre 1797).

(23) Voir R. Guyot, Le Directoire et la paix, Paris, 1911, p. 785-795.

(24) Correspondance des représentants du peuple, n° 31 du 1 brumaire an VII (22 octobre 1798), Charles de Hesse, "Sur la paix séparée avec le Piémont et la Toscane".

(25) Idem, p. 128.

(26) Idem, n° 36, p. 148.

(27) M. A. Jullien dans A. de Saint-Aubin, Championnet, Général des Armées de la République française, Paris, 1961, p. 310-321.

(28) Moniteur, n° 281 du 11 messidor an VII (29 juin 1799), Auguste Hus, p. 1143-1144.

(29) Idem, n° 347 du 17 fructidor an VII (3 septembre 1797), p. 1410.

(30) J. Eschassériaux aîné tribun, Tableau politique de l’Europe au commencement du XIXe siècle et moyen d’assurer la paix générale, Paris, an X, p. 6.