C’est sans doute parce que nous vivons une telle phase de mutation entre deux ordres internationaux que nous pouvons nous interroger sur ce type particulier de moment historique. Comment définir ces périodes ? Comment les contemporains appréhendent-ils ce passage ? Quel type de débat cette transition engendre-t-elle ? Quelles réponses sont apportées à l’enjeu crucial de la redéfinition d’un ordre international ? Voilà quelques-unes des questions que cette étude entend aborder à partir d’un autre moment de transition : celui qui marque le passage de l’ordre des princes et des souverains de l’Ancien régime à l’ordre international qui suit la Révolution française.

Qu’est-ce qu’un "ordre international" ?

Le concept d’ordre est l’un des topoi les plus anciens du débat politique. Chez les peuples antiques, la réflexion sur l’ordre est surtout une interrogation sur les rapports entre ordre naturel et ordre politique humain. Avec le christianisme, cette réflexion se lie à celle d’ordre divin. Ce n’est qu’à partir de la montée des États modernes que l’idée d’ordre international apparaît. Précisons immédiatement que le terme "international" est utilisé ici comme une facilité de langage puisque l’époque moderne est une période dans laquelle les acteurs "internationaux" ne sont presque jamais des nations ou des États-Nation au sens actuel du terme. Ce qui caractérise les relations internationales sous l’Ancien régime, c’est justement qu’elles sont des relations entre souverains, entre princes, entre dynasties, mais certainement pas des relations entre "nations" constituées. La Révolution française est d’ailleurs l’un des moments de l’émergence d’un espace inter-national et le débat que nous entendons présenter dans cette étude est l’expression théorique de cette transition. Il aurait été peut-être souhaitable d’utiliser une autre terminologie mais l’usage très extensif et très commun du terme "international" rend difficile (et peu élégant) sa substitution par des néologismes barbares comme "relations inter-entités politiques" ou "inter-centres décisionnels". Par relations internationales, on entendra ici "l’ensemble des relations engagées lorsque des individus, des groupes, des biens, des institutions ou des idées traversent une frontière politique"(2).

L’idée qu’il existe, dans une période historique quelconque, une structure particulière des relations entre les États semble n’avoir besoin d’aucune démonstration. Dès que les États apparaissent et qu’ils entretiennent des relations économiques, culturelles ou militaires, leurs rapports sont structurés par des règles, des considérations idéologiques, des représentations politiques réciproques, etc. De la même manière qu’il existe des modes de production qui se modifient et évoluent, on peut discerner des modes de relations entre les États dont les transformations sont liées aux mutations internes des États eux-mêmes et à leurs interactions. Les historiens se servent parfois des termes "ordre international" ou "ordre européen" pour caractériser ces structures, mais ils s’interrogent assez rarement sur leur nature et sur la manière dont elles se transforment. Pourtant, le concept d’ordre international est l’un des plus discutés par les politologues depuis l’apparition des Relations Internationales en tant que discipline autonome au début du XXe siècle (3). Il est vrai que les historiens se méfient parfois des approches a-historiques des théoriciens des relations internationales, d’où un manque évident de conceptualisation dans l’histoire des relations internationales qui n’est souvent qu’une histoire des diplomaties nationales (4). Le reproche symétrique peut être fait aux politologues qui utilisent fréquemment les faits historiques en les décontextualisant. Une des ambitions de cette étude est justement de dépasser cette opposition en historicisant le concept d’ordre international. L’une des causes du défaut d’historicité dans les théories des relations internationales réside sans doute dans le fait que l’approche des politologues est structurelle, systémique et stato-centrée (5). On recherche les règles, les "invariants" qui structureraient les relations entre les États sans se préoccuper de l’évolution historique des États eux-mêmes et de leurs rapports. L’espace international est censé être un espace purement interétatique dans lequel des États-Nation construits et délimités se querellent dans une compétition de puissance. Aucune place n’est faite dans ce cadre pour les individus, les groupes infra ou supranationaux. Or, l’Europe de l’Ancien régime et de la Révolution est loin de ressembler à ce schéma, car il suppose une adéquation très improbable entre Nation, État, gouvernements et souveraineté.

On peut déterminer très schématiquement deux grandes approches du concept d’ordre international chez les politologues : l’approche de l’école dite "réaliste" ou "classique" de Hans Morgenthau à Raymond Aron et Kenneth Waltz et celle des critiques de cette école dominante (6). Les premiers théoriciens des relations internationales dans les années qui suivent la Première guerre mondiale définissent l’espace international en termes hobbesiens et social-darwiniens : les États-Nation individualistes et égoïstes n’ont pour objectif que le développement rationnel de leur puissance économique et militaire, de préférence au détriment de leurs voisins. L’école "réaliste" considère que les États sont toujours prêts à tout pour augmenter leur puissance. Seule la peur ou l’incapacité peut les en empêcher. La raison d’État et l’intérêt national sont l’alpha et l’oméga de la conduite des États dans un ordre international fondé sur l’état de guerre permanent et aucun comportement "social" de la part des puissances ne peut donc être distingué. Les "réalistes" jusqu’à Waltz reprennent pour la plupart ces présupposés.

Pour les critiques de ces "réalistes", le concept de "système international" se réfère à une structure objective indépendante de la volonté des acteurs. Dès que des États, dans une aire géographique donnée, entretiennent des relations politiques, militaires ou économiques et culturelles, on peut alors parler d’un "système international". Une "société des États" implique en revanche une conscience de la part des acteurs internationaux que certains intérêts et certaines valeurs leur sont communs. La société existe dès que les États se conçoivent eux-mêmes comme liés par des règles dans leurs relations réciproques (7).

Le premier but de la "société des États" est sa propre préservation. Les États défendent l’idée qu’ils sont les acteurs du système international, et les médiateurs des droits et des devoirs au sein de cette "société". Ainsi, la société des États européens à l’époque moderne se veut le défenseur du système contre les monarchies universelles ou les acteurs supranationaux comme la Papauté, ou encore contre les acteurs transnationaux comme les patriotes européens favorables à la Révolution française. Le deuxième objectif est la préservation de l’indépendance et de la souveraineté interne de chaque État comme conséquence de la volonté de préservation du système dans son ensemble. Les grandes puissances se pensent comme les gardiens de cette préservation du système, ce qui les amène parfois à transgresser l’impératif de l’indépendance et de la souveraineté des États particuliers (en témoignent les interventions et les partages rendus "nécessaires" par le maintien de l’équilibre et donc du système). Troisièmement, la société des États a pour vocation de maintenir la paix ou du moins de garder la violence entre les États dans des bornes acceptables par les puissances elles-mêmes. La paix est considérée comme un état "normal" qu’il peut être nécessaire de troubler conjoncturellement pour préserver le système dans sa globalité. Quatrièmement, il s’agit de maintenir le principe pacta sunt servanda, c’est-à-dire le respect des accords entre les États sans lequel aucune coopération ne pourrait s’établir. Enfin, la société des États doit garantir la stabilité de leurs possessions respectives, il s’agit là d’une conséquence de l’impératif de reconnaissance de la souveraineté.

L’ordre est l’une des caractéristiques majeures des systèmes internationaux, car les États partagent une conception commune de leurs intérêts et objectifs communs. La violence est limitée par des règles définissant son emploi légitime. Les possessions sont protégées par des règles de droit public, privé, morales ou coutumières. Ces règles peuvent avoir le statut de lois écrites, de coutumes, ou simplement une existence "objective". Le fait qu’il existe des règles acceptées ne signifie évidemment pas qu’elles ne soient pas violées de temps à autre, mais le consensus existe sur la pertinence des règles. Elles émergent en général d’abord comme des éléments objectifs puis acquièrent ensuite une dimension juridique ou morale. Les États dans une société internationale ont non seulement conscience qu’il existe des règles, mais ils élaborent même des règles pour "protéger" ces règles. Ainsi, l’équilibre des puissances n’est rien d’autre qu’un mécanisme destiné à protéger le système contre l’apparition d’un empire ou d’une monarchie universelle.

Les théoriciens critiques du "réalisme" ont donc préféré insister sur la stabilité et la coopération au sein de l’espace international. La guerre et le conflit sont des manifestations "anormales" du fonctionnement de l’ordre. Ce sont les périodes de stabilité qui dominent dans les relations internationales et non les périodes de guerre, bien que l’on étudie surtout ces dernières (8). Ces théoriciens insistent sur l’aspect subjectif de tout ordre international (9). Celui-ci est avant tout une projection de la manière dont les acteurs pensent leurs relations respectives, c’est pourquoi la stabilité d’un système dépend du fait que les valeurs, les idées et les concepts de base du système international sont partagés ou non, c’est-à-dire sur le degré de consensus à l’intérieur de ce système. Le consensus est fondé sur la possibilité d’anticiper les réactions de l’autre et de lui supposer une conduite selon des règles que l’on accepte soi-même. Il existe donc un code auquel les acteurs font référence et qu’ils sont censés, sinon suivre, du moins utiliser comme référence. Ce code possède une fonction stabilisatrice puisqu’il délimite en général les conduites à éviter dans la sphère internationale. Les recherches récentes en relations internationales se sont ainsi intéressées au comportement et à la rationalité des acteurs dans la sphère internationale, elles ont notamment cherché à comprendre la manière dont les croyances et les représentations influent sur l’ordre international (10). Mlada Bukovansky propose d’appeler cet ensemble de normes une "culture politique internationale" dont l’objectif premier est d’édicter les conditions de la légitimité et de la conduite des acteurs dans la sphère internationale (11). Cette "culture politique internationale" est générée et médiatisée par les formes du discours politique. L’étude de ces discours permet d’éclairer les rapports entre stratégie internationale et culture politique et donc d’appréhender les changements conceptuels et systémiques de l’ordre international (12).

Plus généralement, les politologues actuels tentent, à l’image de Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, de construire une sociologie de la scène internationale qui prenne en compte les acteurs non-étatiques. Comme l’écrit Christian Windler, "ce renouvellement questionne l’universalité de concepts tels que État ou souveraineté que les approches réalistes considèrent capables de rendre compte du fonctionnement d’un système international qu’elles étudient sans référence aux réseaux de relations spécifiques dans lesquels s’intègre chaque acteur" (13).

L’existence d’un ordre international implique une forme de régulation et d’homogénéité en son sein. La puissance et le droit sont les deux principes dominants de cette régulation internationale. La régulation par le droit est volontaire, consciente et organisée mais aussi subjective et relative, elle est tournée vers l’institutionnalisation, la stabilisation, la maîtrise, la seconde est objective, involontaire, elle tend à remettre en cause les situations acquises, elle est un appel permanent du fait contre le droit. La première correspond à un ensemble de règles publiques, la seconde est "invisible". Bref, les règles juridiques seraient fondamentalement stabilisatrices alors que la puissance serait désorganisatrice. La contradiction entre la puissance et le droit surgit d’un décalage : le droit est un instantané d’un contexte de puissance à un moment donné, il fixe le mouvement, alors que la puissance agit de façon mobile. Les procédures juridiques ont pour but de remettre la règle en adéquation avec le fait. L’ordre international est soumis à une dialectique de la puissance et du droit (14).

L’ordre international est également un ordre "topique", c’est-à-dire fondé sur une répartition spatiale, territoriale, un nomos selon Carl Schmitt. Sa théorie globale du droit dans l’espace international peut être considérée comme le pendant juridique des théories ultraréalistes (et ultraréactionnaires) des relations internationales. Pour Schmitt, le droit international ne peut être perçu que par le biais de l’État souverain et non à partir d’une communauté globale des hommes, le genre humain n’est donc pas un sujet du droit (15). Aucune institution ne peut reposer uniquement sur une structure normative formelle, elle doit s’appuyer sur une homogénéité qui peut être valable aussi bien à l’intérieur de la Nation qu’entre les formations étatiques. Ainsi, il aurait existé un ordre et un droit dans l’Ancien régime parce que les souverains s’y seraient affrontés en égaux sans égard à la justice de la cause. Le concept de guerre légitime — unique source du droit des gens — et celui de division spatiale fondamentale (le nomos) sont les deux principes de base de l’ordre juridique international. Celui-ci est donc essentiellement régulé par la guerre et la conquête territoriale légitime. L’idée de paix est fondamentalement "utopique" car elle ne repose pas sur la conception d’un tel ordre territorial. La guerre — pensée comme perpétuelle et consubstantielle à l’existence d’un système international — est, au contraire, l’expression la plus élevée de l’ordre parmi les hommes.

Il n’est évidemment pas question ici d’élaborer une nouvelle théorie des relations internationales ni de "plaquer" ces concepts sur la période révolutionnaire, mais de les utiliser comme éléments de réflexion et outils particuliers dans une démarche historique. Dans cette étude, je retiendrai comme postulat l’existence d’un ordre international défini comme une structure particulière des relations entre les acteurs internationaux. Cette structure possède une dimension chronologique, elle existe dans un moment dans lequel les rapports de force, économiques, militaires, culturels, etc. entre les acteurs internationaux sont encadrés (plutôt que déterminés) par une organisation politico-juridique fondée sur un corpus de droit public (traités, conventions, immunités, coutumes, etc.) et un type défini de relations diplomatiques ainsi que des représentations idéologiques de ces mêmes structures (16). Le moment se définit par une série de continuités dans le fonctionnement de la régulation au sein de cet ordre international (17). Les règles servant de base à l’ordre européen de l’Ancien régime imposent donc une certaine forme d’homogénéité dans son fonctionnement. Elles ont une fonction d’intégration dans la mesure où leur reconnaissance par ces acteurs internationaux marquent leur appartenance à cet ordre et leur volonté de se situer dans son cadre. Par ailleurs — et sans valider le moins du monde la théorie de Carl Schmitt — l’ordre se définit également par une certaine conception de la répartition spatiale de la puissance et par un découpage territorial.

Transition et Révolution

Comment ces règles se mettent-elles en place ? Comment évoluent-elles ? Quel rôle l’action délibérée des acteurs internationaux joue-t-elle dans ces évolutions ?

Le passage d’un ordre à un autre s’est souvent effectué dans l’histoire de l’humanité par des conflits généraux donnant lieu à des textes juridiques ou des traités censés réorganiser les relations au sein du système international. Ces traités s’accompagnent d’une redéfinition des territoires ou des zones d’influence des puissances. On peut ainsi parler d’un ordre de Yalta et de Potsdam, d’un ordre de Versailles ou de l’ordre du Congrès de Vienne (18).

Les ordres internationaux ne sont pas forcément des ordres mondiaux ou continentaux. Tout d’abord, à certains stades de l’histoire de l’humanité, les relations entre États et civilisations sont peu denses du fait de l’éloignement et de la faible "intégration" des espaces respectifs. Par exemple, la Méditerranée au Ve siècle ne forme pas un "système" avec la Chine de la même époque. Par conséquent, certains ordres internationaux n’ont été que des ordres partiels ou continentaux. Mais même lorsqu’un ordre continental global peut être défini, il n’exclut pas l’existence de sous-ordres géographiques. Ainsi, les traités de Westphalie forment de facto la base d’un nouvel ordre européen, mais pour ses initiateurs il s’agit aussi et surtout de construire un équilibre régional allemand. Par ailleurs, dans une séquence chronologique donnée peuvent se succéder des "sous-ordres" qui conservent certaines des caractéristiques fondatrices tout en laissant apparaître des éléments nouveaux transformant l’ordre sans le détruire. Ainsi, les traités d’Utrecht modifient ce que l’on pourrait appeler l’ordre westphalien sans le faire totalement disparaître.

Les ordres internationaux se modifient donc tout en conservant un certain nombre d’éléments de continuité. Comment s’effectuent les transitions, les passages d’un ordre à un autre ? Le concept de transition est tellement flou en histoire — si tant est qu’il existe — qu’il apparaît d’emblée comme peu opératoire. Comme toute l’histoire n’est que processus, toute situation est donc forcément une situation de transition ; mais certaines périodes sont néanmoins immédiatement reconnues comme telles par les contemporains, c’est le cas pour celle qui marque le passage de l’ordre international d’Ancien régime à celui du XIXe siècle défini lors du Congrès de Vienne. Dans une telle phase de transition, l’instabilité domine les relations au sein de la société internationale. Les événements ne découvrent pas encore leurs potentialités. Les résultats des dynamiques à l’œuvre restent imprévisibles, mais tous les commentateurs et tous les acteurs ont conscience de vivre une période dans laquelle les équilibres sont rompus et ce qui paraissait donné auparavant est incertain. Pourtant, on y décèle déjà quelques-uns des éléments d’une future recomposition sur de nouvelles bases. Cette instabilité s’accompagne "d’un déficit de puissance organisatrice, qui provoque une sorte d’entropie ou de désorganisation. Les anciens mécanismes stabilisateurs n’y sont pas adaptés et n’ont pu être rénovés ou renouvelés" (19).

Nous avons vu que quels que soient les auteurs, l’idée d’ordre international est toujours attachée à une certaine forme d’homogénéité des motivations, des attentes, de respect des règles, etc. Quand un pouvoir rejette l’ensemble des structures, des procédures et même des valeurs du consensus qui fondent le système international, on entre alors dans une phase révolutionnaire dans laquelle le système homogène s’effondre et laisse la place à un ordre hétérogène pouvant lui-même se stabiliser ou bien former un ordre de transition entre deux systèmes internationaux différents (20). En temps "normal", les notions de consensus (ou la "culture politique internationale" dans la terminologie de Mlada Bukovansky) "disparaissent", car elles sont partagées par tous, mais quand elles sont soumises à la critique ou au feu d’un conflit, elles réapparaissent et font l’objet d’une réflexion sur leur rôle dans la stabilité du système. Bertrand Badie développe quant à lui le concept "d’anomie internationale" pour caractériser cette transition (21).

Selon David Armstrong, une des contradictions fondamentales pour un État révolutionnaire est de se trouver de facto en relation avec un système interétatique dont les fondements sont objectivement et subjectivement en opposition partielle ou totale avec la vision révolutionnaire de ce même système (22). Toute révolution construit sa propre image contre un Ancien régime dont un des éléments est justement une certaine conception des rapports entre les États. Le fait que malgré la révolution, les dirigeants révolutionnaires — en tant que dirigeants d’un État engagé dans un système international — soient obligés d’entrer en relation avec ce système ancien est difficilement acceptable pour ceux-ci. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont confrontés à une forme de "société internationale" avec ses codes, ses normes juridiques, ses intérêts, ses routines, etc. et sont même obligés d’entretenir des rapports directs avec elle. Face à ce dilemme, les réponses peuvent être le rejet, la recherche de l’isolement et à plus longue échéance l’espoir de renverser le système international ou du moins de le modifier en profondeur par l’action politique intérieure et/ou extérieure. Le système international est dans un premier temps rejeté en bloc parce que perçu par les révolutionnaires comme un système injuste, oppresseur et immoral au service des pouvoirs étatiques anciens. Mais dès le moment où une certaine forme de stabilisation se produit, l’État révolutionnaire est soumis aux pressions de la société interétatique pour lui faire adopter les règles en vigueur. L’État révolutionnaire se trouve donc confronté à la possibilité d’une intégration dans cette société internationale qu’il refuse.

Comment les États révolutionnaires modifient-ils la société interétatique dans laquelle ils se trouvent engagés sans qu’ils l’aient voulu ? Dans quelle mesure cette société des États parvient-elle à les intégrer ? Comment les révolutionnaires résolvent-ils le conflit entre "intégration" dans la société des États et identité révolutionnaire au sein de cette même société ? Quelle conscience les acteurs de ces événements ont-ils de cette contradiction et quelles en sont les conséquences sur les pratiques de l’État révolutionnaire et de ses adversaires ?

Il me semble que ces réflexions théoriques et ces questions peuvent s’appliquer à la période révolutionnaire, et particulièrement à la courte période entre la paix de Bâle en 1795 et la paix d’Amiens en 1802.

De la paix de Bâle à la paix d’Amiens

Les moments historiques qui sont compris d’emblée comme des tournants majeurs de l’histoire de l’humanité ne sont pas si nombreux. La Révolution française est l’un de ceux-là. Les contemporains l’ont vécue comme un bouleversement à l’échelle européenne et mondiale. Ses conséquences sur l’ordre international d’alors ont, elles aussi, été très vite perçues comme décisives. Dès 1789, un grand nombre d’acteurs politiques estiment qu’elle modifie radicalement les rapports de force entre les puissances. Ainsi, le cabinet anglais se réjouit dans un premier temps de ce qui lui apparaît comme un retrait français de la politique continentale. La France, occupée par sa crise intérieure, n’a plus les moyens de jouer un rôle quelconque sur la scène diplomatique. La Prusse, l’Autriche et la Russie voient les troubles du royaume de France comme une bonne occasion de régler entre eux et "sans témoins" le partage de la Pologne. Mais dans le même temps, les premiers penseurs contre-révolutionnaires comme l’anglais Edmund Burke estiment qu’il s’agit là d’un faux calcul. La Révolution française n’est selon eux qu’un aspect d’une guerre civile européenne, d’un conflit entre l’ordre ancien des princes et le désordre d’une société fondée sur les droits naturels des hommes et des nations. La déclaration de guerre d’avril 1792 puis les victoires françaises de l’automne (occupation de la Savoie, de la Belgique, de la rive gauche du Rhin, etc.) sont perçues par les contre-révolutionnaires comme la preuve que la Révolution est avant tout un mouvement continental de subversion de l’ordre ancien. Du côté des patriotes, on a également réfléchi très tôt aux implications extérieures de la Révolution. On est convaincu qu’elle doit nécessairement amener un bouleversement complet dans la manière dont les États se comportent les uns par rapport aux autres. Une nouvelle "politique" (23) est possible : la régénération de la France doit inéluctablement provoquer l’avènement d’un ordre pacifique et fraternel fondé sur les droits des nations et la proclamation d’un nouveau droit des gens. La guerre et la construction de la première coalition vont se charger de modifier les approches des révolutionnaires qui ne renoncent pas pour autant — du moins pour certains d’entre eux — à leur programme de fraternité universelle. Les acteurs politiques révolutionnaires ou contre-révolutionnaires ont donc eu une claire conscience qu’ils vivaient une période de bouleversement de l’ordre "international".

Jusqu’à la fin de 1794, les puissances coalisées et les émigrés peuvent encore caresser l’espoir de vaincre militairement la Révolution française et d’imposer une restauration sinon de l’Ancien régime du moins d’un pouvoir remettant radicalement en cause les transformations révolutionnaires. Avec la bataille de Fleurus (26 juin 1794), puis les victoires en Hollande (janvier 1795) et sur le Rhin, il devient évident pour les plus clairvoyants des acteurs politiques que la République française est un fait acquis pour longtemps. Les puissances coalisées ne se font d’ailleurs guère d’illusions : la guerre a plutôt pour objectif de contenir son expansion, ou d’obtenir la restauration interne d’une monarchie constitutionnelle qui assurerait une paix, fondatrice d’un nouvel ordre européen. Les traités de Bâle au printemps 1795 consacrent l’échec de la première coalition et le retrait de la Prusse, de l’Espagne et de plusieurs puissances mineures. Ces traités — les premiers signés par la République française — marquent le "retour" de la France sur le terrain diplomatique. Dès lors la question de la cohabitation entre la République française et les monarchies européennes se pose d’une manière inédite. L’existence d’une république puissante et ambitieuse pose un problème de fond pour la redéfinition de l’ordre européen. Les républiques du XVIIIe siècle étaient des États faibles, intégrés dans le système des puissances monarchiques, et dépendantes de la garantie octroyée par celles-ci. L’irruption d’une puissance républicaine dont les fondements idéologiques sont objectivement et subjectivement en opposition avec les bases politiques de l’ordre européen d’Ancien Régime induit une réflexion sur la rupture provoquée par la Révolution. La République peut-elle être réintégrée dans un nouvel ordre européen des puissances ? Est-elle par essence étrangère à tout ordre monarchique ?

De 1795 à 1802, des traités de Bâle à celui d’Amiens, un grand débat sur l’avenir de l’Europe s’engage en France, en Angleterre, en Allemagne et en Italie. Des contre-révolutionnaires aux néo-jacobins, les mêmes questions se posent : la Révolution française a bouleversé de fond en comble l’ancien ordre des choses, par quoi faut-il le remplacer ? Cette question en détermine une autre, encore plus urgente : quelle paix pour l’Europe ? La paix générale est-elle un objectif raisonnable ou la situation de transition créée par la Révolution implique-t-elle l’adaptation à une période plus ou moins longue de guerre continentale ? Cet ensemble d’interrogations se ramène en définitive à une seule : comment "finir" la Révolution en Europe ? Comment stabiliser l’ordre européen ?

Pourquoi avoir choisi la date de 1802 et la paix d’Amiens comme point terminal de ce débat alors que de toute évidence c’est 1815 et le Congrès de Vienne qui marquent réellement l’émergence d’un nouvel ordre ?

La paix d’Amiens n’est pas un événement isolé. Elle s’insère dans une séquence de "remise en ordre", un moment qui couvre les années 1800 – 1803, où Bonaparte multiplie les accords et les traités visant à stabiliser l’hégémonie française. Bien que l’acte de naissance de l’Europe contemporaine soit bien le Congrès de Vienne en 1815, l’acte de décès de l’Europe moderne est sans doute 1802, la période de la conquête napoléonienne — que l’on peut interpréter comme une tentative ratée de reconstruire un ordre européen entièrement "francisé" — étant une deuxième phase de la transition entre l’Europe d’Utrecht et celle de Vienne. La période 1804 - 1815 relève donc selon moi d’un autre moment du débat, devant faire l’objet d’une étude particulière (24). La paix d’Amiens est considérée ici comme un moment d’équilibre, très fragile certes, mais d’équilibre tout de même autour duquel un ordre intégrant la France aurait pu se construire. En affirmant cela d’emblée, je n’entends pas céder à la tentation de l’histoire fiction mais seulement refuser le déterminisme de la conception historiographique voyant dans les guerres napoléoniennes une phase de la prétendue "deuxième guerre de Cent Ans" (25). 1802 est donc selon moi une date tournant, non seulement parce qu’elle est celle de la construction d’un équilibre viable mais aussi parce que fondamentalement, la plupart des éléments théoriques qui interviennent dans la construction de l’ordre de Vienne sont déjà présents dans le débat politique.

Cette problématique a été peu abordée par l’historiographie. Jusqu’à récemment, la période directoriale a été largement délaissée par les chercheurs. Il n’est pas besoin de longs développements pour comprendre les raisons de ce vide relatif : pour la tradition dite "jacobine", le Directoire, c’est la Révolution bourgeoise, c’est l’ère de la stabilisation impossible, mais c’est surtout l’ère des médiocres et des corrompus qui fait suite à la période héroïque de la Convention, pour l’historiographie dite "conservatrice", le Directoire c’est le régime qui précède la remise en ordre impériale et l’épopée conquérante de Napoléon Ier. Coincée entre ces deux moments "glorieux", la période du Directoire fait pâle figure. Pourtant, elle est capitale pour comprendre, entre autres, la manière dont s’est réorganisée l’Europe après le choc de la Révolution. La dynamique commémorative aidant, les dernières années ont vu de nouveaux travaux sur la période directoriale et consulaire. Le tableau d’une période coincée entre l’épopée révolutionnaire et la conquête napoléonienne n’est plus aussi pertinent qu’avant mais il reste juste par bien des aspects, en particulier en ce qui concerne les aspects extérieurs de la politique directoriale et consulaire qui reste un champ de travail peu exploité, du moins dans une perspective globale.

Pourtant il ne fait aucun doute que la Révolution est bien un des moments clé de la transformation structurelle de l’ordre européen et que l’Europe de 1815 n’est plus pensée comme celle de 1789. L’Europe des Princes et des Rois de l’Ancien Régime possédait des valeurs, des modes de régulations fondés sur le droit dynastique et le droit positif des traités et enfin une pratique diplomatique et un cérémonial longuement élaborés qui fondaient ce que les contemporains appelaient le "système politique de l’Europe". C’est cet ordre qui est définitivement détruit entre 1789 et 1815, laissant la place à d’autres structures et à d’autres modes de régulations. Mais quelle est la nature de ces transformations ? Sont-elles les conséquences de la Révolution ou plutôt du Premier Empire ? Le "principe des nationalités" et "le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes" — expressions anachroniques très postérieures à la Révolution — sont-ils des produits de la conception révolutionnaire des relations entre les peuples ? La question des transformations des relations entre les États à l’époque révolutionnaire constitue encore un chantier très largement ouvert, car peu abordé par les spécialistes de la Révolution.

Très grossièrement, on peut dire que l’historiographie a produit trois interprétations fondamentales de l’impact de la Révolution française sur l’ordre européen. Pour la première — représentée par la plupart des historiens du XIXe siècle et par l’ancienne histoire diplomatique — la Révolution marque une rupture fondamentale parce qu’elle inaugure une nouvelle ère : celle des guerres idéologiques. La croisade de la liberté et l’expansionnisme de la Révolution ont provoqué la création de la coalition des monarques contre elle. Le conflit était un choc de principes opposés qui ne pouvait se résoudre que par une restauration et par la défaite militaire de la France. La reconstruction d’un ordre européen intégrant la République était donc essentiellement vouée à l’échec comme toutes les tentatives de compromis, de paix ou de stabilisation.

Deuxième schéma : celui des politologues et en particulier de l’école "réaliste" des relations internationales. Selon eux, la paix de Westphalie de 1648 a donné naissance à un ordre international de type nouveau. Cette coupure prend l’allure d’un paradigme : tout ordre international jusqu’à nos jours serait un "ordre westphalien". Les traités de Münster et d’Osnabrück auraient créé un ordre international formé d’une juxtaposition d’États-Nation théoriquement égaux, dotés d’une souveraineté absolue et de frontières soigneusement délimitées et institutionnalisées. L’ordre westphalien serait marqué par une sécularisation de l’espace politique, une dépersonnalisation de l’autorité, et enfin un effacement des identités culturelles devant l’affirmation territoriale (26). Si les États-Nation existent depuis le XVIIe siècle, alors, la Révolution française cesse d’être un moment de rupture dans l’ordre international et n’est plus qu’une phase comme une autre dans un processus multiséculaire. Une partie des historiens des relations internationales considèrent ainsi que les éléments de continuité l’emportent largement sur les ruptures et que le seul véritable impact de la Révolution française est la transformation qualitative de la nature de la guerre par la mobilisation de la Nation en armes.

En simplifiant beaucoup, on peut rattacher une partie de l’historiographie révolutionnaire à cette interprétation, et notamment Albert Sorel dont l’ouvrage monumental, L’Europe et la Révolution française publié entre 1885 et 1903, a eu une grande influence, jusque chez François Furet (27). Pour Albert Sorel, les guerres révolutionnaires ne sont rien d’autre que la continuation de la politique de puissance et des rivalités d’Ancien Régime sous un nouvel habillage idéologique. Les guerres révolutionnaires ne sont pas des guerres pour les principes mais des guerres pour les frontières naturelles contre les principes affichés en mai 1790 par les patriotes. Le Directoire et Bonaparte ne font que renouer avec la Raison d’État intemporelle déterminée par la "nature des choses" (28). L’influence de Sorel se lit indirectement dans l’idée très répandue que le Directoire se serait finalement contenté de chausser les bottes de l’Ancien régime en matière de politique extérieure. La même remarque s’étend parfois à la période consulaire (29).

L’autre interprétation majeure est celle de Raymond Guyot. L’auteur du Directoire et la paix en Europe publié en 1911 entend montrer qu’entre 1795 et 1799, une paix était possible sur la base du "système" adopté en l’an IV par le Directoire. Pour Raymond Guyot, c’est la politique italienne de Bonaparte qui a été le principal obstacle à la réalisation de la paix que désirait le Directoire et la France. En un mot, la paix et la stabilisation de l’ordre européen était possible. Georges Lefebvre adopte en partie cette interprétation bien que, selon lui, elle sous-estime les contradictions et les pressions auxquelles le Directoire était soumis (30).

D’autres historiens estiment quant à eux qu’une consolidation et un affermissement d’une hégémonie française sur l’Europe était possible non entre 1795 et 1800, mais en 1802 (31). Georges Lefebvre considère encore que si Bonaparte avait fait des concessions et qu’il avait respecté les accords signés en évacuant la République batave, la Suisse et la Cisalpine, une telle stabilisation de l’hégémonie aurait été viable sur la base de la paix d’Amiens (32). L’idée de la guerre "inévitable et nécessaire" oublie l’anglophobie générale en Europe qui rendait possible un arrangement avec les autres puissances aux dépens du "tyran des mers" détesté. Les diplomates de Napoléon croyaient d’ailleurs à une normalisation au prix de quelques concessions. Les Anglais eux-mêmes ont montré qu’ils étaient prêts — du moins provisoirement — à accepter l’annexion de la Belgique lors des négociations de 1797 (33).

Les approches globales de l’ordre international dans la période révolutionnaire ont été finalement peu nombreuses. Ce n’est qu’à partir des années cinquante — en synchronie avec l’apparition de l’histoire des relations internationales symbolisée par la synthèse dirigée par Pierre Renouvin — que les perspectives se sont modifiées notamment avec Robert Palmer et à un degré moindre Jacques Godechot. En effet, malgré son caractère pionnier, La Grande Nation de Jacques Godechot a toujours tendance à analyser la période 1789-1799 en termes "d’expansion révolutionnaire de la France". Or ce concept identifie la "France en tant que puissance" et "la Révolution en tant que système" pour reprendre la terminologie de Eric Hobsbawm (34). Il me semble au contraire nécessaire de dissocier "l’expansion française" et "l’expansion révolutionnaire" — elles s’opposent même parfois — pour mieux comprendre les enjeux du débat global sur l’ordre européen. Je crois que Robert Palmer a mieux évité ce biais dans son ouvrage The Age of Democratic Revolution. Palmer considère que c’est la dynamique autonome de la vague révolutionnaire européenne matérialisée dans la création des Républiques-sœurs qui a empêché la stabilisation malgré la possibilité d’un compromis intégrateur entre la France et le reste de l’Europe. Ce qu’il appelle la "marée haute de la démocratie révolutionnaire" — c’est-à-dire la période entre Campoformio et la guerre de la deuxième coalition — est l’expression d’un ordre républicain en devenir qui s’oppose de facto à l’ordre monarchique (35).

Chez les historiens anglo-saxons, on a souvent envisagé la transition révolutionnaire selon la problématique du déclin et de l’émergence des puissances. La période révolutionnaire est analysée en continuité avec les nouveautés du milieu du XVIIIe siècle, à savoir la montée de la Prusse, l’irruption de la Russie dans les affaires européennes et la place de plus en plus grande de la "question orientale" dans la diplomatie. Paul Schroeder par exemple a tenté d’analyser les transformations des relations internationales du milieu du XVIIIe siècle jusqu’en 1848. Il replace les guerres révolutionnaires dans le cadre général de l’effondrement de l’ordre européen dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. L’impossibilité de faire la paix à l’échelle européenne est selon lui révélatrice de l’incapacité des principales puissances à concevoir un système global de sécurité collective jusqu’au Congrès de Vienne. Mais l’approche de Schroeder ne prend pas en compte pas la réflexion sur les théories politiques et ne permet donc pas d’intégrer l’étude des représentations des contemporains dans l’histoire des relations internationales. Pour Derek Mc Kay et H. M. Scott, la Révolution française marque la fin de la division politique de l’Europe en deux sphères — est et ouest — largement distinctes. Par ailleurs, au delà des continuités évidentes avec la diplomatie classique de l’Ancien régime, une nouvelle dimension idéologique s’impose dans les relations internationales, dimension qui contribue à marquer durablement le monde contemporain (36).

Jeremy Black place lui aussi les changements révolutionnaires dans la continuité du XVIIIe siècle. Les guerres révolutionnaires peuvent être vues autant comme une rupture que comme une variation extrême du système des relations internationales de l’Ancien Régime. Si la Révolution a mobilisé comme jamais auparavant les forces de la France dans sa lutte contre l’Europe, les moyens techniques restent ceux de l’Ancien Régime et même l’enrôlement politique des masses est selon Jeremy Black plus un avatar du XIXe siècle que de la Révolution (37). La rupture fondamentale est selon lui le fait que la Révolution française a rejeté les règles admises de la diplomatie des rois. Les périodes révolutionnaire et impériale ont abouti également à des changements géopolitiques importants : la "question occidentale" (c’est-à-dire le statut des Pays-Bas et de l’Italie) redevient cruciale alors qu’elle avait disparu des enjeux diplomatiques depuis 1748, le Congrès de Vienne marque l’expansion de la Prusse vers l’ouest et celle-ci devient la barrière contre la France en Allemagne à la place de l’Autriche, l’Allemagne est bouleversée, la Russie et l’Angleterre s’imposent comme puissances dominantes, etc.

Mais, à l’exception de ceux de Jacques Godechot, les travaux se sont très peu intéressés au débat déterminant la politique extérieure de la période moderne et de la Révolution en particulier (38). Ces dernières années, en relation avec le débat politique actuel sur l’ordre mondial, un "frémissement" semble indiquer un regain d’intérêt pour les relations internationales, mais le mouvement reste limité. Certains travaux récents sur le Directoire, en particulier ceux de Bernard Gainot et Anna-Maria Rao sur l’Italie et les néo-jacobins, ont contribué à renouveler les approches. Les patriotes italiens et leurs alliés néo-jacobins ont activement réfléchi à la possibilité de la construction d’un ordre républicain nouveau s’opposant à l’ordre monarchique ancien (39). Ce débat ne se limite pas au couple franco-italien puisqu’il pose de manière plus générale la question de la "nouvelle diplomatie" dans un ordre continental hétérogène et celle de la cohabitation entre l’ordre monarchique et l’ordre républicain en gestation. Dans la même perspective, le colloque de Clermont-Ferrand (1997) sur "La République Directoriale" et la série de quatre colloques sur le thème "Du Directoire au Consulat" (1998 - 2000) ont été l’occasion de se pencher de nouveau sur la question des relations entre les peuples pendant la période directoriale et consulaire (40). En Angleterre et aux États-Unis, d’autres études se sont intéressées aux conceptions politiques de l’ordre international dans la période révolutionnaire. Citons notamment les travaux de Peter et Nicholas Onuf mais aussi de Emma Vincent Mc Leod (41). Cette dernière historienne s’est intéressée en particulier aux attitudes anglaises vis-à-vis des guerres contre la France révolutionnaire. Elle met notamment en valeur le poids des représentations idéologiques de la scène internationale dans la manière dont Burke, Pitt ou les démocrates anglais se posent la question de la guerre et de la paix dans la période 1792-1804. Federal Union Modern World de Peter et Nicholas Onuf entend montrer que le passage de "l’Europe de Vattel" à l’Europe des États libéraux est une manifestation des processus de "rationalisation" et de "modernisation" tels qu’ils sont décrits par Max Weber. Le passage de l’ordre d’Ancien régime à celui du XIXe siècle serait donc une des manifestations de la "modernité" (au sens wébérien). Il se manifesterait notamment par le passage du droit des gens au droit international, du droit naturel au positivisme juridique.

L’objectif de cette étude n’est pas de refaire l’histoire événementielle des négociations de la période — l’ouvrage de Raymond Guyot ayant sur ce point remarquablement peu vieilli — mais d’essayer de comprendre comment les acteurs pensent ce "moment de transition" et quelles conceptions de l’ordre européen sous-tendent ces négociations. Il ne s’agit donc pas de faire une histoire diplomatique ou de la politique extérieure, mais plutôt une histoire du discours politique dont le thème est l’ordre européen (42). Je voudrais donc insister ici sur le débat politique autour de la paix et de l’ordre européen, en particulier en France et en Angleterre, "lieux" dans lesquels le débat public se déploie le plus largement. En présentant les théories de l’intérêt national et de la fraternité universelle au XVIIIe siècle, j’ai utilisé ailleurs l’expression "d’histoire politique des relations entre les peuples" (43). Malgré la longueur et peut-être l’inélégance de la formule, je l’utilise encore ici, car c’est celle qui me paraît le mieux correspondre à cette problématique et à ma démarche.

Plutôt que de poser une fois de plus la question de l’inéluctabilité ou non de la guerre, je voudrais comprendre avec quels outils conceptuels les acteurs ont posé la question de la paix et de la stabilisation de l’ordre européen. Malgré d’évidentes continuités, l’expérience révolutionnaire a profondément modifié les conceptions de l’ordre européen des contemporains qui ne pensent plus en 1795 les relations internationales comme en mai 1790. La rupture de 1795 que j’ai déjà évoquée ailleurs n’est pas absolue : malgré la défaite de la perspective cosmopolitique dans les années 1792-1795, on continue chez les républicains démocrates par exemple à défendre une Europe des peuples mais la manière d’envisager le lien et la réciprocité de la souveraineté dans cette Europe des nations n’est plus la même que celle des philosophes des Lumières. Le même constat peut se faire chez les dirigeants des puissances contre-révolutionnaires. Il ne s’agit donc pas de savoir si le Directoire, Bonaparte ou Pitt ont voulu ou non la paix, mais plutôt de se demander quelle était la nature de la paix qu’ils recherchaient et comment les acteurs ont conçu l’ordre découlant de cette paix. Jusqu’ici les études sur l’impact de la Révolution française sur l’Europe ont été dans leur écrasante majorité centrées sur l’espace national. De toute évidence, cette échelle ne peut pas être pertinente pour la compréhension de la transition entre les ordres internationaux. La démarche adoptée ici permet peut-être d’éviter le stato-centrisme trop fréquent dans l’histoire des relations internationales. En choisissant l’ordre européen comme échelle d’analyse et comme sujet du discours, j’espère notamment pouvoir montrer que la pensée des acteurs politiques contemporains ne se limitait pas au cadre étatique, ni au cadre national. Il aurait peut-être été préférable d’élargir la problématique et intégrer les aspects coloniaux ainsi que les relations avec les États-Unis qui, eux aussi, doivent repenser de fond en comble leurs rapports avec l’ordre européen dans lequel ils sont nolens volens intégrés. Un travail de ce type aurait débordé du cadre d’un livre raisonnablement épais.

Moments, acteurs et sources du débat

La période choisie — environ sept ans — est suffisamment courte pour que ce débat puisse être abordé globalement. De 1795 à 1802, les mêmes questions se posent avec la même acuité. On peut néanmoins distinguer une série d’inflexions déterminées par le contexte militaire et diplomatique général mais aussi par les événements internes à la République française et aux Républiques-sœurs. Ces inflexions ne recoupent pas strictement les articulations traditionnelles de la période — premier Directoire jusqu’en fructidor an V, deuxième directoire jusqu’en prairial an VII, "troisième Directoire" jusqu’en brumaire an VIII, et enfin "premier" Consulat jusqu’en 1802 — car le débat sur l’ordre européen concerne non seulement les acteurs politiques français mais aussi anglais, allemands et italiens.

Quatre moments peuvent être ainsi isolés. Le premier va des traités de Bâle et de l’installation du Directoire jusqu’à la reprise des combats au printemps 1796. Dans ces quelques mois, les intervenants s’interrogent sur les conditions de la paix et sur le système politique de l’Europe. En France, le "parti des anciennes limites" s’oppose à celui de la frontière du Rhin par presse interposée. En Angleterre, le Parlement envisage la possibilité d’ouvertures de négociations directes avec le Directoire. Kant publie son Projet de paix perpétuelle qui lance ce que Jacques Droz a appelé une "guerre de plumes" en Allemagne. Les patriotes italiens réfugiés défendent l’idée de l’impossibilité de la cohabitation entre la France républicaine et les monarchies qui l’entourent.

La deuxième phase court des premières victoires de l’an IV en Italie qui aboutissent à l’armistice de Cherasco avec le roi de Sardaigne (9 floréal an IV - 28 avril 1796) jusqu’au traité de Campoformio (26 vendémiaire an VI – 17 octobre 1797). Il s’agit d’une période dans laquelle une intense activité diplomatique aboutit à la signature d’un grand nombre de traités (avec la Sardaigne, le pape Pie VI, Gênes, le duc de Parme et de Plaisance, le roi de Naples Ferdinand IV, l’Espagne, le Portugal, le Bade, le Wurtemberg et l’Autriche). Comme le remarquait déjà Frédéric Masson, le ministère de Delacroix est peut-être "depuis l’origine de la monarchie française, celui qui vit le plus d’actes internationaux" (44). Mais il s’agit également d’un moment dans lequel l’offensive "modérée" ou crypto-royaliste se concentre sur la question de la politique extérieure du Directoire, en particulier en Italie. Cette campagne est un des éléments qui provoque le coup d’État de fructidor. En Grande-Bretagne, l’opposition entre partisans des négociations et burkéens favorables à une guerre d’anéantissement s’amplifie. En Italie, le débat sur l’unité s’intègre dans une réflexion plus générale sur la place du nouvel ordre républicain dans l’ordre européen avec notamment Matteo Galdi.

Troisième moment : de Campoformio au 18 Brumaire an VIII. Dans cette phase, l’échec du congrès de Rastatt marque celui de la stabilisation directoriale. Les projets de redéfinition de la carte européenne et d’une nouvelle répartition territoriale des puissances sont à l’ordre du jour. L’an VII est le moment où les néo-jacobins proposent une vision alternative à celle de l’intégration et de la stabilisation "modérée". Leur critique de la politique extérieure du premier et du deuxième Directoire aboutit à une redéfinition du projet des Républiques-sœurs et donc du nouvel ordre républicain en construction.

Enfin, le "premier Consulat", de Brumaire à la paix d’Amiens, peut être interprété comme une réponse autoritaire (plutôt que "semi-monarchique" selon la terminologie de Palmer) aux interrogations suscitées par ce débat. Bonaparte ne cesse de répéter que la Révolution est finie, il lui faut prouver que la guerre l’est également. En se présentant comme le "général de la paix", Bonaparte joue sa carrière politique. D’où la succession impressionnante de traités et de conventions de paix signés entre 1800 et 1803 et destinés à construire et à consolider une hégémonie continentale française viable. Le "premier" Consulat est bien un moment de "remise en ordre", non seulement sur le plan intérieur, mais aussi sur le plan extérieur. Remise en ordre qui se manifeste par la récurrence du thème du retour de la France dans la famille européenne dans la presse, les proclamations officielles et même les représentations du Premier Consul. La remise en ordre consulaire coïncide avec une volonté affirmée de certains juristes en Allemagne et en Angleterre notamment d’en finir avec les paradigmes des Lumières et notamment avec ceux de la paix perpétuelle et du droit naturel des gens. Le début du Consulat est ainsi marqué par un désenchantement progressif et un scepticisme accru quant à la possibilité de construire un droit naturel des peuples.

Jusqu’ici, j’ai utilisé les termes "acteurs internationaux" ou "intervenants" pour caractériser les individus et les groupes dont les positions forment le débat sur l’ordre européen, qui sont ces acteurs et ces intervenants ? La Révolution est une période dans laquelle le débat politique possède une fluidité particulière. Pas de séparation ici entre commentateurs et acteurs. Les diplomates se font journalistes, les députés ou les ministres n’hésitent pas à intervenir dans la presse pour défendre leur action. Ainsi Talleyrand utilise le Moniteur pour répondre au Journal des hommes libres. Bonaparte est encensé par ce même journal et défendu contre les attaques des députés Clichyens qui inspirent certains articles de la Quotidienne, etc. Les agents diplomatiques sont pour certains des militants avant d’être des spécialistes de la fonction. On emploie autant de militaires que de diplomates professionnels pour traiter avec les monarques étrangers. Les "philosophes" ne sont pas étrangers au monde de la diplomatie : Gentz qui écrit sur la paix perpétuelle en 1800 est journaliste mais aussi philosophe (il a été formé à Königsberg en suivant les cours de Kant) et employé par la Prusse et l’Autriche. L’ensemble des intervenants sera donc considéré comme un milieu relativement homogène du point de vue social, du moins en France. Il est clair que le biais et les sources choisies ici ne nous donnent aucune idée précise de l’opinion populaire au sujet de l’ordre européen. Les sources policières utilisées par Alphonse Aulard (45) disent toutes à peu près la même chose : les propos de cabaret sont favorables à la paix. Mais quelle paix ? dans quelles conditions ? et pour quoi faire ? Nous ne le savons pas ou très peu. La représentativité des idées avancées dans le débat est donc limitée ici à un milieu particulier — celui des élites dirigeantes issues pour la plupart de la bourgeoisie "à talents"— et ne peut sans certitude être étendue au-delà.

Qui sont ces intervenants ? Tout d’abord, le personnel politique dirigeant : en France, les Directeurs, les ministres des Affaires étrangères, les généraux ; les députés aux Conseils des Cinq-Cents et des Anciens mais aussi le personnel diplomatique, les agents qui rendent compte au ministre par des rapports, des mémoires, etc. En Angleterre, les ministres, les orateurs de la Chambre des Communes et de celle des Lords, les négociateurs. En Italie, ou en Hollande, les patriotes des Républiques-sœurs. Les sources sont classiques : débat parlementaire dans le Moniteur et la presse en France, Parliamentary History de Cobbett pour l’Angleterre, recueil des actes du Directoire, corpus des traités et conventions diplomatiques, correspondances des ministres, de Bonaparte, mémoires comme ceux de La Revellière, mais aussi les Mémoires et Documents des Archives Diplomatiques (46). Deuxième groupe : les journalistes, "publicistes" et pamphlétaires, auteurs divers qui s’intéressent de près ou de loin à la question de la paix et de l’ordre européen. Ils sont fort nombreux. J’ai dépouillé une partie non négligeable des brochures, pamphlets et textes de circonstances publiés dans la période chez les révolutionnaires comme chez leurs adversaires. On en trouvera une sélection à la fin du volume. A ces textes courts s’ajoutent les ouvrages plus volumineux. Il s’agit, soit de traités politiques et philosophiques (comme ceux de Burke, Kant, Fichte ou Gentz), soit d’ouvrages prenant la forme très courante du "Tableau des puissances", c’est-à-dire d’une vue d’ensemble de la situation européenne, État par État. La presse surtout a été largement utilisée comme productrice d’opinion et diffuseur de l’information diplomatique et militaire. Un large panorama politique allant des journaux crypto-royalistes à ceux des néo-jacobins a été dépouillé (voir bibliographie et sources).

Nous l’avons vu, le débat sur l’ordre européen pose deux questions fondamentales : celle de l’intégration de la République dans un nouveau système politique continental, celle de la recomposition d’un ordre territorial des puissances liée à celle de la régulation (et donc de la dialectique du droit et de la puissance) au sein de cet ordre. Il va de soi que ces deux aspects sont en permanence imbriqués dans le discours : par exemple, il est rare que la question de la cohabitation entre Monarchies et Républiques ne pose pas aussi celle des frontières de la République française et du droit sur lequel elle doit s’appuyer pour les faire reconnaître. La thématisation proposée par cette étude relève évidemment de la reconstruction et non d’une structure du discours politique lui-même.

J’aborderai d’abord les thèmes de la cohabitation et de l’intégration. Comment les contemporains pensent-ils le système des États européens avant 1789 et comment analysent-ils sa destruction par la Révolution ? Une cohabitation est-elle possible entre la République française et l’ordre monarchique européen ? Une intégration est-elle souhaitable ? Un ordre hétérogène est-il viable ou l’homogénéité est-elle une condition indispensable au retour à un ordre pacifique ? Le moment de remise en ordre du Consulat marque-t-il un tournant dans la fin de l’Europe "moderne" et l’apparition des éléments d’un ordre international "contemporain" ?

La deuxième partie sera ensuite consacrée à la définition du nouveau nomos de cet ordre et aux formes de la régulation en son sein. Quelle répartition spatiale des puissances ? Quels traits communs aux projets de découpage, de sécularisations et de rationalisation de l’espace ? Quelle conception de l’hégémonie émerge de ce débat ? Un "camp de la liberté" s’oppose-t-il à une "Europe des despotes" ? Par ailleurs, quels que soient les observateurs, tous sont d’accord pour constater que l’ancien droit public de l’Europe, fondé sur l’ordre dynastique et les traités depuis ceux de Westphalie, n’est plus opératoire. La période de transition est-elle une période "sans droit" ? Quelles formes la régulation juridique peut-elle emprunter dans le nouvel ordre hétérogène ? Peut-on reconstruire un nouveau droit public, de nouveaux traités de paix ou de commerce, sur quelles bases et avec qui ?

Introduction de Repenser l'ordre européen (1795-1802). De la société des rois aux droits des nations, Paris, Editions Kimé, 2006, 461 p., préface de Jean-Clément Martin.

L'auteur : Marc Bélissa est maître de conférences habilité en histoire moderne à Paris X Nanterre. Il a participé à de nombreux ouvrages collectifs sur les idées politiques et les relations internationales au XVIIIe siècle et a publié Fraternité Universelle et Intérêt National, 1713-1795. Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998, ainsi qu'une nouvelle édition des Principes des Négociations de Mably en 2001.

Table des matières de l’ouvrage

INTRODUCTION

Qu’est ce qu’un "ordre international" ?
Transition et Révolution
De la paix de Bâle à la paix d’Amiens
Moments, acteurs et sources du débat

PREMIÈRE PARTIE "REPRENDRE UNE PLACE DANS LA BALANCE POLITIQUE DE L’EUROPE" ?

1. DE L’ORDRE IDÉAL DE L’ANCIEN RÉGIME AU DÉSORDRE ABSOLU DU MOMENT RÉVOLUTIONNAIRE
La mort de l’ordre de Westphalie et d’Utrecht
Les causes de l’échec selon les émigrés de Londres
2."PAIX GLORIEUSE" OU "ANCIENNES LIMITES" ?
La paix en l’an III
La campagne de la droite pour une paix immédiate
La "paix glorieuse" selon les républicains
3. NÉGOCIER AVEC LES PRINCES
Les succès diplomatiques de l’été 1796
Le débat sur la "paix régicide
Les premières négociations avec l’Angleterre
4. LA RUPTURE DE CAMPOFORMIO
Le tournant de la "propagande ?
Les négociations de Lille
Leoben et Campoformio.
5. L’ÉCHEC DE L’INTÉGRATION
La deuxième Coalition
La fin des rois ?
L’assassinat de Rastatt
Le moment néo jacobin
6. LA REMISE EN ORDRE DU CONSULAT
Un "système de modération et de repos"
Lunéville et la paix continentale
La paix générale comme fin de la Révolution.
7. LA DIPLOMATIE, INSTRUMENT D’INTÉGRATION DANS L’ORDRE EUROPÉEN ?
La réorganisation de l’an III et de l’an IV
Diplomatie républicaine et diplomatie d’Ancien Régime

Conclusion de la première partie

DEUXIÈME PARTIE : GÉOPOLITIQUES ET RÉGULATIONS DE L’ORDRE EUROPÉEN

1. FRONTIÈRES NATURELLES ET RATIONALISATION DE L’ESPACE, CONDITIONS DU NOUVEL ORDRE EUROPÉEN
Limites, frontières, barrière
Les frontières naturelles de la France.
Diffusion et effacement du modèle
Conclusion.
2. TYPOLOGIES DES PUISSANCES Er POLARISATION DE L’ESPACE EUROPÉEN
Puissances stabilisatrices, puissances dangereuses
Polarisations
Une nouvelle hégémonie
3. L’ARCHITECTURE GÉOPOLITIQUE CONTINENTALE
L’Angleterre et les océans
L’arc du Nord de la République batave à la Russie
L’espace allemand et helvétique
L’Europe oriental
Le croissant méditerranéen.
4. LES PATRIOTES EUROPÉENS ET L’ORDRE RÉPUBLICAIN
Peuples 'libres' et tutelle républicaine
Instrumentalisation et autonomie des patriotes européens
L’opposition néo jacobine et les patriotes étrangers
La désillusion cosmopolitique
Conclusion
5. LES TRAITÉS ET LA RÉGULATION DE L’ORDRE EUROPÉEN
Le refus du Congrès et la montée de l’unilatéralisme
Les traités du Directoire et du Consulat
Conclusion
6. DROIT INTER NATIONAL, DROIT DES GENS, DROIT DE LA PAIX L’ÉVOLUTION DES FORMES DE LA RÉGULATION
Proclamer le droit des gens ou imposer le droit national ?
Apogée du paradigme de la paix perpétuelle
Du désenchantement à la guerre nécessaire
Conclusion

Conclusion de la deuxième partie

CONCLUSION
SOURCES
BIBLIOGRAPHIE
CHRONOLOGIE


Notes

(1) Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts utilisent l’expression de "retournement du monde" pour qualifier cette transformation (Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Paris, Fayard, 1992), Michel Beaud parle lui de "basculement du monde" (Le basculement du monde, Paris, La Découverte, 1999).
(2) C. Gantet, Guerre, paix et construction des États, 1618-1714, Paris, Seuil, 2003, p. 9.
(3) Pour une présentation générale de ce débat chez les théoriciens des relations internationales voir N. J. Rengger, International Relations, Political Theory and the Problem of Order, London, Routledge, 2000.
(4) Voir les réflexions de Christian Windler sur la « nouvelle histoire diplomatique » dans La diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, 2002, p. 23 et suivantes, voir également M. Belissa, "Diplomatie et relations internationales au XVIIIe siècle : un renouveau historiographique ?" dans Dix-huitième siècle, 2005, à paraître.
(5) Voir A. Osiander, "History and International Relations theory" dans A. Hartmann et B. Heuser (dir), War, Peace and World Orders, London, Routledge, 2000, p. 14 - 24.
(6) On parle parfois d’école "idéaliste libérale" pour les qualifier, mais les termes me paraissent particulièrement mal choisis puisque ces théoriciens ne sont pas plus "idéalistes" ni pas plus "libéraux" (ou pas moins) que les prétendus "réalistes".
(7) C’est le point de vue de ce que l’on pourrait appeler "l’école anglaise" des théories des relations internationales, voir H. Bull, The Anarchical Society : A study of Order in World Politics, London, 1977, p. 13. L’auteur donne comme exemple le système formé par les Perses et les Grecs à l’époque classique : il s’agit bien d’un "système", mais pas d’une "société", en revanche, les Cités grecques forment bien une "société", de même, pour Hedley Bull, l’Empire ottoman forme un système avec les États européens à l’époque moderne, mais pas une société. Pour une approche plus récente que celle de Hedley Bull, voir notamment K. J. Holsti, Peace and War, Armed Conflicts and International Order, 1648-1989, Cambridge, 1991 et E. Luard, The Balance of Power : the System of International Relations, 1648-1815, MacMillan, 1992.
(8) A. Osiander, The States system of Europe 1640 - 1990. Peace-making and the conditions of International Stability, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 4.
(9) D. Armstrong, Revolution and World Orders, Clarendon Press, Oxford, 1993, p. 6.
(10) Pour une présentation très rapide des recherches en cours, voir l’article de J. C. Ruano-Borbalan, « Le point sur la théorie des relations internationales » dans Sciences Humaines, n° 116, mai 2001, p. 42-43.
(11) M. Bukovansky, Legitimacy and Power Politics. The American and French Revolutions in International Political Culture, Princeton, 2002, p. 2
(12) Idem, p. 22 et 60.
(13) C. Windler, op. cit., p. 26.
(14) Voir S. Sur, Relations internationales, Paris, Monchrestien, coll. "Domat politique", 1995, p. 246.
(15) Introduction de P. Haggenmacher à C. Schmitt, Le Nomos de la Terre, Paris, PUF, p. 5.
(16) Sur la notion de "moment", voir F. Brunel et J. Guilhaumou, Recherches sur la Révolution, un bilan des travaux scientifiques du Bicentenaire, sous la direction de M. Vovelle, Paris, La Découverte IHRF, 1991, p. 45-51.
(17) J. B. Duroselle, Tout Empire périra, Théorie des relations internationales, Paris, A. Colin, 1992, p. 271.
(18) A ce sujet, voir J. Holsti, op. cit., p. 21-22.
(19) S. Sur, op. cit., p. 147.
(20) Un système international homogène correspond d’après R. Aron "à un groupe d’États qui appartiennent au même type et obéissent à la même conception de la politique". Au contraire, un système hétérogène voit la confrontation d’États "organisés selon des principes autres et se réclamant de valeurs contradictoires" (J. J. Roche, Théorie des relations internationales, Paris, Montchrestien, coll. "Clefs", 1994) Alors que dans un système homogène "un contexte général de prévisibilité des comportements et de limitations des antagonismes assure une coopération constante, et constitue en quelque sorte le fond des rapports", dans un système hétérogène, les oppositions sont multipliées et plus profondes, "les compromis sont toujours pratiqués, mais ne conduisent pas à une entente de fond. Ils demeurent des ajustements provisoires et partiels", S. Sur, op. cit., p. 194.
(21) B. Badie, M. C. Smouts, op. cit., p. 120.
(22) David Armstrong (op. cit., p. 3) donne la définition suivante de l’État révolutionnaire : c’est un État qui entend modifier fondamentalement les principes de base qui fondent la société des États, soit qu’il prenne une attitude de confrontation directe assumée ou bien qu’il soit entraîné dans une confrontation directe par les implications objectives de la révolution ou encore que les autres États le perçoivent comme étant dans une logique de confrontation. L’État révolutionnaire est non seulement en opposition avec les mythes qui fondent l’ordre social interne mais aussi avec les idées, les règles et les pratiques qui sous-tendent les relations entre les États. Les États révolutionnaires posent un problème de fond pour l’ordre interétatique, car ce sont aussi les centres de mouvements à vocation universelle et, en tant que tels, ils peuvent mettre en péril non seulement le système de valeurs propre à une société interétatique donnée mais aussi le fonctionnement institutionnel interne de chaque État. Dans tous ces cas, l’État révolutionnaire est en position singulière parmi la société des États dont il est un membre objectif. David Arsmtrong enseigne les relations internationales à l’Université de Birmingham.
(23) Rappelons qu’au XVIIIe siècle, le terme de "politique" possède souvent le sens restreint de "relations entre les souverains". Le terme sera utilisé ici avec des guillemets pour ce sens limité.
(24) C’est aussi le sentiment de Paul Schroeder pour lequel la période 1792 - 1802 doit être comprise comme un tout, comme une période qui tente de répondre à la question de la place de la France dans le système européen après son repli de 1787 et l’effondrement du système de sécurité d’Utrecht, P. Schroeder, The Transformation of European Politics, 1763-1848, Oxford, 1994, p. 213. Jeremy Black considère également que la véritable rupture dans la politique extérieure de la France ne se situe pas en 1815 mais entre Brumaire et le sacre de Napoléon, J. Black, European International relations 1648-1815, Houndsmils Palgrave, 2002, p. 220.
(25) F. Crouzet, De la supériorité de l’Angleterre sur la France, Paris, Perrin, 1985.
(26) C. Gantet, Westphalie 1648 : réalités d’hier et représentations d’aujourd’hui, Conférences du CEHD, à paraître.
(27) A. Sorel, L’Europe et la Révolution française, Paris, 1885 - 1904, 8 vol. François Furet cite largement Sorel dans "Les Girondins et la guerre" dans F. Furet et M. Ozouf (dir.), La Gironde et les Girondins, Paris, 1991.
(28) On retrouve cette interprétation (en un peu moins caricatural tout de même) par exemple chez T. C. W. Blanning qui insiste également sur les continuités entre la politique révolutionnaire et l’Ancien Régime. The French Revolutionary Wars, 1787 - 1802, Londres, 1996.
(29) C’est le cas par exemple d’E. Driault (Napoléon et l’Europe, tome I : la politique extérieure du Premier Consul, Paris, 1910) qui voyait une même politique à l’œuvre des Bourbon à Napoléon. Beaucoup plus près de nous, J. Lovie et A. Palluel-Gaillard (L’épisode napoléonien. Aspects extérieurs, tome 5 de l’histoire de la France contemporaine, Points, Seuil, Paris, 1972) et T. Lentz (Le Grand Consulat, 1799-1804, Paris, Fayard, 1999) insistent sur les continuités entre la vieille diplomatie des rois et celle de Bonaparte. Dans un article récent, Joseph Smets revendique même la filiation sorélienne en affirmant qu’il est "difficile de croire comme G. Zeller, F. Braudel et D. Richet […] que la recherche des frontières naturelles n’ait pas été un mobile important de la politique française dans les deux, voire trois ou quatre siècles précédents" ("Le Rhin, frontière naturelle de la France" dans Annales Historiques de la Révolution française (ci-après AHRF), n° 314, 1998 (4), p. 683.)
(30) G. Lefebvre, La France sous le Directoire (1795-1799), Paris, Éditions sociales, 1977, p. 318.
(31) Sur l’historiographie de la politique extérieure de Napoléon voir N. Petiteau, "Débats historiographiques autour de la politique européenne de Napoléon" dans J. C. Martin (dir), Napoléon et l’Europe, Actes du colloque de La Roche-sur-Yon, Presses Universitaires de Rennes, 2002.
(32) G. Lefebvre, Napoléon, Paris, PUF, coll. "Peuples et Civilisations", 1935.
(33) A. Jourdan, L’Empire de Napoléon, Paris, Garnier Flammarion, 2000, p. 125.
(34) E. J. Hobsbawm, L’ère des révolutions, Paris, Fayard, 1969.
(35) R. R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution : A Political history of Europe and America 1760 - 1800, 2 volumes, Princeton, N. J., 1964, tome 2, p. 370.
(36) D. Mc Kay, H. M. Scott, The Rise of the Great Powers 1648-1815, Londres et New York, 1983.
(37) J. Black, The Rise of the European Powers, 1679-1793, Londres, E. Arnold, 1990, European International relations…, op. cit., p. 249.
(38) Une synthèse relativement récente confirme jusqu’à la caricature le manque d’intérêt des historiens pour cette problématique pour la période révolutionnaire puisqu’après plusieurs chapitres sur l’Ancien Régime, l’auteur passe directement au Congrès de Vienne faisant l’impasse sur la période 1789-1815 ! M. S. Anderson, The Rise of Modern Diplomacy, 1450-1919, London, New York, 1993.
(39) B. Gainot, Le mouvement néo-jacobin à la fin du Directoire : structures et pratiques politiques, thèse de Doctorat Paris I, sous la direction de M. Vovelle, 1993 et "Révolution, Liberté = Europe des nations ? La sororité conflictuelle" dans Mélanges Michel Vovelle. Volume de l’Institut d’Histoire de la Révolution Française, Paris, 1997. A. M. Rao, "Républiques et monarchies à l’époque révolutionnaire : une diplomatie nouvelle ?" dans AHRF, n° 296, avril-juin 1994, p. 267-178.
(40) H. Leuwers,"Théorie et pratique des relations internationales chez les hommes du Directoire" dans La République directoriale, textes réunis par P. Bourdin et B. Gainot, Actes du colloque de Clermont-Ferrand 1997, Paris, Société des Études robespierristes, 1998. Voir également les communications de J. Y. Guiomar et B. Gainot sur le sens et la contextualisation de l’expression "la Grande Nation" dans H. Leuwers, J. Bernet, J. P. Jessenne, Du Directoire au Consulat : 2. L’intégration des citoyens dans la Grande Nation, table ronde de Lille, 12 - 13 mars 1999, CRHEN-O Lille 3, Presses Universitaires de Lille, 2000 et M. Vovelle, Les Républiques sœurs sous le regard de la Grande Nation, 1795-1803, Paris, L’Harmattan, 2000.
(41) E. V. Mac Leod, A War of Ideas : British Attitudes to the Wars against Revolutionary France, 1792-1804, Aldershot, Ashgate, 1998. P. et N. Onuf, Federal Union, Modern World. The Law of Nations in an Age of Revolution 1776-1814, New York, 1993.
(42) Le lecteur souhaitant se remettre en mémoire la trame évenementielle — politique et diplomatique — est invité à commencer l'ouvrage par la chronologie figurent à la suite du texte.
(43) M. Belissa, Fraternité Universelle et Intérêt National, 1713-1795. Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998.
(44) F. Masson, Le département des Affaires étrangères, 1788-1804, Paris, 1877, p. 389.
(45) A. Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, Paris, 5 vol., 1898-1902.
(46) Cette série manuscrite contient des rapports, des mémoires, des projets, des extraits de correspondance qui tournent autour de la question de la paix et des relations de la France républicaine avec l’ordre européen. S’y expriment souvent les hommes des bureaux des Affaires étrangères parfois déjà en place sous la monarchie.