Les préjugés détruits Textes
dimanche 17 février 2008Par Joseph Marie Lequinio
(extrait)
A travers un discours fortement critique et empreint de pessimisme sur la nature humaine, l’ouvrage de Lequinio, Les préjugés détruits constitue un véritable traité de civilité révolutionnaire où sont abordés les sujets les plus divers : la gloire, l’honneur, la guerre, la mort, la création, etc. Nous y trouvons également un jugement négatif sur tout ce qui est extérieur à l’homme, au nom de la nécessaire identité morale. Par contraste, il s’agit aussi de mettre l’accent sur les multiples valeurs qui reposent sur le principe de l’égalité et de la justice entre tous. Publié en novembre 1792, mais rédigé en grande partie avant la chute de la royauté, le 10 août 1792, cet ouvrage philosophique a fait l’objet d’une seconde édition, datée du 1er janvier 1793, qui sert habituellement de texte de référence. Nous proposons la transcription de l’un des chapitres de cette édition, De la mort, en relation avec notre étude sur le même thème.
Chapitre XVII - De la mort
(177) Qu’est-ce que la mort ? C’est le terme de notre carrière ; la fin de nos plaisirs et de nos maux ; la cessation de notre existence, et rien de plus ; c’est l’extinction du mouvement, le refroidissement de la chaleur vitale, et le principe de décomposition qui va reporter à d’autres êtres la substance de la nôtre.
Tous les êtres, dans la nature, prennent une organisation particulière ; tous vivent et croissent, et tous parviennent, après avoir décrit un cercle analogue à leur espèce, à un terme par-delà lequel ils ne peuvent prolonger leur existence, et qui les ramène au point où leurs parties se désassemblent, se confondent dans les divers éléments, et vont former de nouvelles agrégations et donner l’existence à des corps nouveaux.
Le limon se dépose et les pierres se forment ; elles prennent de la consistance, durcissent et deviennent enfin susceptibles d’être employées par l’industrie humaine : exposées aux influences de l’atmosphère, elles s’altèrent (178), vieillissent et tendent chaque jour à leur destruction ; la substance plus volatile qui formait le lien de leurs molécules, s’échappe ; elles se décomposent, et laissent tomber leurs parties grossières et terrestres : les unes de ces parties passent dans la végétation à la nourriture des plantes, tandis que les autres, entraînées par les pluies et les torrents, vont se rendre aux rivières qui les font rouler jusqu’aux rivages de la mer, pour y former des lits immenses de vases mêlées de sables et de coquilles, de poissons et de mille autres corps étrangers.
Au bout d’un certain temps, après la retraite des eaux qui rongent sans cesse quelques-uns de leurs bords, et prennent possession d’un côté en délaissant la côte opposée, ces vases durcissent, se dessèchent et retournent à l’état de tuf et de pierres qu’elles avaient quitté quelques siècles auparavant. Ce ne peut être autrement que se sont formées ces pierres monstrueuses par leur volume et si remarquables par leur blancheur, dont Paris, et beaucoup d’autres cités, sont entièrement construites, et dans la coupe desquelles on ramasse, à pleine main, les coquillages et les poissons pétrifiés.
L’existence de tous les êtres est toujours (179) d’une durée proportionnée à celle du temps nécessaire à leur accroissement : c’est ainsi que l’existence des pierres, avant qu’elles soient parvenues à leur décomposition, dure des milliers de siècles, de même qu’elles ont exigé des milliers de siècles pour leur formation ; c’est ainsi que, parmi les végétaux, les arbres forestiers qui ont besoin d’un siècle pour arriver au complément de leur croissance, en emploient encore un autre, à peu près, à descendre vers l’instant de leur parfait desséchement et de leur mort, pendant que l’humble laitue croît, existe et dépérit dans l’espace de quelques semaines.
Il en est de même parmi les animaux ; les uns reçoivent la vie, prennent l’accroissement et sont frappés de la mort comme le ciron, dans le même jour en quelque sorte, pendant que d’autres, tels que l’éléphant et l’homme, ont une existence d’une durée presque séculaire. Quoi qu’il en soit, il n’a y pas de différence que du plus ou moins, mais chaque espèce à sa carrière tracée, son terme fixe, et nulle puissance encore n’a pu prolonger ce terme d’une manière sensible et connue.
Il est donc une vérité certaine, et c’est la première que chaque homme devrait apprendre (180) en ouvrant les yeux à la lumière ; c’est qu’au bout d’un certain temps, après une époque qu’il ne peut reculer, il les y fermera pour toujours. Cette pensée salutaire présentée à son esprit, dès ses jeunes ans, lui ferait sentir qu’il est de son intérêt de jouir, et le porterait à mettre à profit, pour son bonheur, la courte durée que la nature laisse à sa disposition.
Cette pensée me chagrine et n’inquiète que les âmes faibles, ou celles qui ne s’y sont jamais arrêtées dans l’âge de la jeunesse et de la force. Dès lors que l’on s’est formée l’idée d’un autre monde, d’un lieu de peine et d’un lieu de délices dans cet autre monde, il est tout naturel que la pensée de la mort épouvante ; et il est plus naturel encore, et comme inévitable, qu’elle consterne l’homme coupable que son existence immorale condamne à ses propres yeux. La crainte des châtiments se fait bien plus sentir aux hommes que le désir des récompenses, les uns craignent les châtiments, parce que leur conscience criminelle leur atteste qu’il les méritent, et les autres, âmes timides et inquiètes, ont la frayeur de les avoir mérités : ces frayeurs croisent à mesure que la vieillesse s’avance, ou lorsque les maladies qui (181) affaiblissent la machine laissent l’homme dans un état d’abattement qui lui enlève tout sentiment de courage, et le réduit à la pusillanimité de l’enfance ; elles deviennent surtout le partage des hommes habitués à une vie opulente, oisive et luxuelle qu’ils voudraient pouvoir perpétuer, et qui, d’ailleurs, jouissent toujours, sans réfléchir jamais qu’il sont toujours prêts à cesser de jouir.
S’il est un homme qui, sans s’y préparer par la médiation, voie venir la mort avec indifférence, c’est l’indigent. Réduit au plus simple nécessaire, et n’ayant presque jamais connu son existence que par son travail et ses privations, il quitte la vie sans regret, parce qu’il n’a pas assez eu lieu de s’y attacher ; et sans crainte, parce qu’il n’étend point ses pensées au-delà du présent. La mort est pour lui, vraiment, la fin de ses peines ; il semble ne la voir que sous cet aspect, et souvent il rivalisera avec l’homme le plus philosophe sur la tranquillité morale, à ce dernier instant de la pénible carrière. En cela, comme en tout le reste, les deux extrémités se rapprochent, puisque l’état absolu d’ignorance et de privations où vivait cet indigent, l’élève à la hauteur que le philosophe (182) n’atteint que pas ses médiations habituelles.
Cependant ce malheureux a vécu plus que qui ce soit, livré à toutes les croyances ridicules des lutins, des revenans, et de mille autres êtres textes imaginaires que son esprit exalté par des récits importants et merveilleux, lui peignent comme des réalités, et dont l’existence chimérique est une supposition fort naturelle à quiconque se fait l’idée d’un autre monde.
Sans doute que les habitants de cet autre monde ne sont point dans cet état d’esclavage ; et s’ils jouissent de leur liberté, pourquoi ne reviendraient-ils pas errer quelque fois encore au milieu des humains et revoir leurs anciennes demeures ? Le plaisir de la réminiscence est si doux ! et ce sentiment qui reporte toujours nos regards et nos derniers désirs vers le lieu de notre enfance est bien garant du plaisir que nous devrions prendre à revenir visiter encore ce bas monde, après que la mort nous en aurait séparés !
Rien de si simple donc, à l’homme qui n’a point réfléchi, que l’existence de tous ces êtres vivants après leur mort ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est qu’ils n’existent que dans les ténèbres, comme s’il avaient peur (183) de se laisser reconnaître en se produisant pendant le jour, quelqu’invisibles qu’ils soient. Ce sont des êtres d’une nature bien particulière ; car ils sont purement spirituels, et cependant ils existent dans un lieu plutôt que dans un autre, et ils agissent, en tout, comme des corps, et on les aperçoit dans un temps où l’on n’aperçoit rien.
J’aurais à demander pardon à mon lecteur de l’arrêter quelques instants sur ces ridicules inepties, s’il était vrai que la majorité des hommes qui ont reçu quelqu’éducation en fût totalement désabusée ; mais plus de gens qu’on n’imagine y croient encore ; et quiconque a la faiblesse de croire que nous avons une seconde carrière à courir, que nous ne faisons que passer de cette terre dans un autre monde, enfin, que l’on vit après sa mort, aura difficilement le courage de se soustraire à toutes ces autres puériles suppositions, et qui ne sont que des dérivations de la première et des filles de l’ignorance et de l’irréflexion. Je l’ai déjà fait observer plus haut ; l’habitude est tout, et les préjugés inspirés par une vicieuse éducation nous quittent rarement dans l’âge mûr, si nous n’avons pas songé à nous en défaire, dès les premiers instants de notre existence morale.
Au mal dont je parle en cet instant, le remède pour l’avenir est fort simple ; il ne s’agit que de ne pas corrompre l’enfance des générations naissantes, et de ne plus les forcer à de ridicules croyances, qui ne leur présenterait que l’image de la folie, si l’on attendait pour les y plier qu’ils eussent atteint le moment de penser, et de juger. Quant au présent, je ne connais qu’un moyen bien efficace, c’est l’étude de l’anatomie : personne au monde n’existe plus avec les morts que les anatomistes ; personne ne les connaît et ne les pratique davantage, et personne au monde n’a moins eu qu’eux des preuves que les morts vivent après leur trépas.
Pendant qu’un respect superstitieux s’est opposé à l’étude de cette science intéressante, il est peu d’hommes qui aient pu se soustraire à l’empire des suppositions d’une existence ultérieure à celle dont nous jouissons sur terre ; mais cette science et les progrès de la physique nous ont enfin conduits à la découverte de la vérité, comme à la tranquillité qu’elle procure ; et nous savons très bien aujourd’hui que la mort n’est que l’extinction du principe vital, et le terme parfait de notre existence, après laquelle il n’y a ni plaisirs, ni peine ; de cette certitude, il suit (185) que nous ne pouvons appréhender cet instant, qu’autant que des jouissances trop luxuelles et trop voluptueuses, nous donneraient une attache à la vie, dont l’homme sage et qui veut jouir vraiment du bonheur, saura toujours se défendre.
Mais à quoi bon, peut-on dire, tous ces raisonnements si contraires aux maximes de tous les peuples ? Et n’est-il pas plus juste et plus utile de supposer une autre existence, dont les châtiments et les récompenses deviennent dans ce monde des moyens d’encouragement ou de crainte pour nous conduire toujours dans les sentiers de la vertu par l’espérance d’un plaisir ou par l’appréhension d’un tourment éternel ? Ce dépouillement du préjugé ne va-t-il pas devenir la ruine des mœurs et la désorganisation de l’ordre social ?
Pauvres humains qui ne voulez point observer, et qui baptisez toujours le monde, chacun selon votre manière de voir, vos passions et vos vues particulières et bornées ! Dites-moi donc si la race humaine fut meilleure dans les siècles de la superstition la plus exaltée, qu’elle ne l’est aujourd’hui que l’on commence enfin à s’en défaire. Dites-moi si toutes vos croyances chimériques (186) ont arrêté l’ambition, la jalousie, la haine ; si elles ont empêché l’inceste, l’adultère et des désordres encore plus grossiers, et si tous ces vices n’ont pas été connus des peuples les plus religieux et les plus croyants ? Dites-moi, surtout, si les perfidies, les trahisons et le meurtre, si les assassinats les plus révoltants, si le carnage, enfin, n’ont pas été compagnons des pratiques pieuses ? Si la société ne fut jamais plus en désordre, si la terre a jamais été plus trempée du sang des hommes que lorsqu’il fut versé pour la cause des Dieux, et si tous les genres de forfaits ne furent pas communs à ces siècles de désolation. Dites-moi, si vous l’osez, et surtout prouvez-le-moi, que la race humaine est plus perverse, depuis que l’on a moins de préjugés, qu’elle ne l’était auparavant ; dites si la société se trouve, et moins heureuse, et moins bien organisée.
La frayeur des châtiments éternels n’épouvante et ne retient que l’homme né avec une âme trop sensible et trop amie du bien pour pouvoir faire le mal ; l’appréhension des châtiments humains est la seule cause qui retienne l’homme pervers ; quant à l’espoir des récompenses, elle est absolument de nul effet, et la jouissance d’une maîtresse ne (187) s’abandonne pour les célestes plaisirs que lorsque la saison d’user des voluptés d’ici-bas n’existe plus.
La croyance dans une autre vie ne fait donc que remplir inutilement l’âme de frayeurs et de chimériques suppositions, qui la tiennent dans un état de rétrécissement, d’où naît toujours, pour l’individu, le tourment et le malheur, sans aucun avantage réel pour la société. La réflexion, au contraire, la connaissance de la mort et la certitude que c’est bien le terme de l’existence humaine, dépouille sur le champ de toutes les terreurs pusillanimes ; et quand elle n’aurait pas de plus heureux effet, c’en est toujours un bien important pour notre repos. Mais je prétends que cette certitude doit étendre ses effets bien au-delà, et que rien ne peut contribuer davantage à donner aux hommes des sentiments de bienfaisance qui puissent les conduire au bonheur par l’amour réciproque et la pratique de la plus douce fraternité principe de toutes les vertus. Il faut spécialement convenir que c’est la sauvegarde de la liberté des peuples, qui seront toujours dominés par le despotisme et réduit à l’esclavage, tandis qu’un imposteur, aux gages de leurs tyrans, pourra les conduire au nom du ciel, et les diriger vers un point auquel ils sacrifieront toute leur existence actuelle, par la sotte, mais ferme persuasion d’une récompense dans l’avenir.
La destruction d’un préjugé d’une autre vie devient donc nécessairement la protection des peuples, et la défense des faibles et des indigens contre l’aristocratie des hommes puissants par leur opulence ou par leur autorité ; aussi ces derniers se sont-ils, dans tous les siècles, opposés, autant qu’ils ont pu, au développement de ces vérités et de ces principes triomphateurs de leur injuste domination ; mais une fois la vérité connue, ces hommes, si hauts et si méchants jusqu’à ce jour, vont être forcés de se faire plus familiers, plus humbles et plus gens de bien ; leur exemple, en devenant la meilleure des leçons, ne pourra donc aussi manquer d’élever et d’améliorer les classes indigentes, et celles-ci désabusées du fol espoir d’une existence ultérieure, sauront se résoudre à redoubler d’émulation et d’industrie, pour rendre aussi fortunée qu’elle peut l’être la courte durée du temps pendant lequel elles peuvent jouir.
Enfin, les préjugés tombant ensemble, (189) ainsi qu’ils se sont établis de concert, celui-là ne se détruira point sans en faire disparaître un autre ; et la race humaine, une fois imbue de la vérité, sentira que le bonheur pour elle n’est que dans les lumières, le bon ordre et la vertu, dans la franchise, la fraternité, l’esprit d’égalité, de liberté, l’amour réciproque et le désir individuel de chercher sa propre satisfaction dans celle d’autrui. C’est ainsi que la mort, objet sur lequel l’esprit humain a paru craindre de s’arrêter jusqu’à ce moment, et qui n’a semblé nous donner que des conceptions tristes et désolantes, va devenir, si nous y réfléchissons, sinon un sujet d’hilarité, du moins un sujet de consolation, et l’une des sources de la félicité publique.
O mort, dominatrice inexorable de tous les êtres vivants, et qui exerce ta puissance sur les rois avec autant de liberté que sur les peuples ; désespoir du méchant et consolation du malheureux ; terreur de l’homme pusillanime et soutien du sage ; terme de notre carrière et fin de nos plaisirs ainsi que de nos maux ; montre-toi désormais aux humains, ainsi que tu l’es, le passage au repos éternel et la descente au néant ; que tous les spectres hideux dont la superstition, (190) la frayeur et l’ignorance avaient pris soin de t’investir, se hâtent à disparaître et qu’ils ne tiennent plus des millions d’être pensants asservis à des chimériques nullités, principes de leur malheur, sources de leurs préjugés, de leur volontaire impuissance, et causes de l’esclavage des nations et de la domination des tyrans. Tu servis longtemps le despotisme et la criminelle hypocrisie coalisés contre la félicité des peuples ; commence enfin à servir l’infortune, et protège la faiblesse contre l’audace et l’ambition des intrigants. Tu n’as vu passer encore devant toi jusqu’ici que des races pusillanimes, incogitantes et séduites ; amène désormais des générations franches, courageuses et constamment ennemies de l’erreur ; répare tous les désordres, et tous les maux que la frayeur de ton pouvoir et de tes suites ont occasionnés jusqu’à ce moment, et deviens, en te faisant mieux connaître, la protectrice du genre humain, le soutien des vertus, la source et l’appui de l’heureuse fraternité qui doit un jour unir sincèrement tous les peuples ; établis la paix perpétuelle, en faisant marcher la vérité devant toi ; sache enfin de sacrifier toi-même, et ne crains pas d’altérer ton propre empire sur une espèce malheureuse, soumise depuis le commencement des siècles au fléau des cruelles superstitions qui tant de fois ont opéré tes triomphes, et failli de l’anéantir toute entière.