N.B. La rubrique Mots s’intéresse aux termes et expressions en usage dans les pratiques langagières de la Révolution française au sens large (1770-1815). Elle s’inscrit ainsi, d’un point de vue méthodologique, dans le champ de la linguistique, de la lexicologie et de la sémantique historiques, de la rhétorique et de l’argumentation discursives à l’horizon d’une analyse de discours du côté de l’histoire. A ce titre, elle prolonge la publication du Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), y compris par la présentation de corpus d'archives et de discours métadiscursifs associés à de telles recherches.



Documents

Présentation

Dans des lettres, publiées de mai 1778 à février 1779 dans Le Babillard, l’échange épistolaire des deux Voyageurs, un Français en visite à Londres et un Anglais de séjour à Paris, qui font part de leurs impressions au rédacteur, permet à Rutlidge de composer un tableau vivant et contrasté des mœurs des deux capitales. Cette série de lettres constitue un essai particulièrement réussi du périodique où l’auteur commente la peinture que se renvoient les deux voyageurs en conservant une distance critique ; son but est de détruire les préjugés de part et d’autre sur les goûts et les usages des habitants de Londres et de Paris, pour instaurer un échange plus authentique. Le dialogue sur les mœurs joue des usages contrastés pour corriger ce qui est et suggérer ce qui devrait être en aiguisant l’esprit critique. Le Parisien découvre ainsi sa propre culture et apprend à se connaître par comparaison en questionnant ses valeurs.

Mercier s’est inspiré du journal de Rutlidge pour certains chapitres du Tableau de Paris, ce qui n’a pas manqué de brouiller les deux auteurs, mais ces emprunts ont le mérite de montrer ce qui les distingue. Dans le chapitre intitulé Plébéiens, Mercier reprend les principaux arguments sur le peuple de Londres pour conclure au défaut de capacité et de patriotisme du peuple de Paris ; ce dernier n’a pas d’existence politique, parce qu’il manque d’instruction : « il est peuple, populace ou bourgeois ! ». Le plébéien anglais n’est évoqué par Mercier que pour produire un effet de contraste, opposer deux peuples ou plutôt deux images du peuple. L’intention de Rutlidge était tout autre ; voulant dissiper les « préventions gallicanes » contre le peuple londonien, il démontrait sa modération et son patriotisme éclairé. Reprenant l’usage républicain du mot plébéien, étendu au corps politique, il en fait un synonyme de peuple, opposé à multitude. Toute la Lettre du Voyageur Français vise à opposer les effets pervers du despotisme à ceux bénéfiques de la liberté politique, en louant le caractère d’un peuple libre, injustement traité par les Français. On voit comment, peu avant la révolution, sur un sujet aussi brûlant que celui de la liberté politique, les arguments et l’usage du vocabulaire peuvent mener à des jugements de valeur et à des tableaux contrastés. (Raymonde Monnier)

Textes

1- Jean-Jacques Rutlidge, Le Babillard, n° 81. 20 février 1779 (Le Babillard, t. IV, p. 151-160)

HUITIEME LETTRE DU VOYAGEUR FRANÇOIS A LONDRES

MON CHER BABILLARD,

Notre correspondance n’a été aussi longtemps interrompue, que parce que j’ai cru à propos de la suspendre jusqu’à ce que la première croûte de mes préventions gallicanes fût brisée ; pardonnez-moi cette expression qui sent un peu le pays que j’habite. J’espère vous prouver que j’ai étudié le genre de Peuple au milieu duquel je vis, & vous donner lieu d’augurer que dans les circonstances critiques où il se trouve, je suis pas à pas l’esprit politique, qui le soutient dans ses résolutions & l’équité naturelle qui le distingue.

En général on est assez persuadé, & surtout à Paris, que chez la Nation angloise le Peuple est plus Peuple qu’ailleurs : je veux dire qu’on l’y croit plus ignorant, plus emporté & plus séditieux. Voilà un préjugé que j’oserai contredire : en examinant avec attention, & par-dessus toutes choses, en ne tirant des conséquences que des faits, je crois pouvoir avancer au contraire que la masse des Citoyens des classes inférieures, non seulement a ici moins de cette stupidité qui dans tous les autres Pays civilisés de l’Europe caractérise la multitude, mais encore moins de grossière barbarie & de férocité aveugle.

Quand j’avance ce paradoxe si propre à affliger notre vanité que tous les parallèles offensent, je ne prétends point dire que le Plébéien anglois isolé & considéré dans son individu, ait plus de valeur que le Plébéien françois ; mais il est certain que l’influence de la liberté politique dont il jouit, que l’habitude & le pouvoir d’exprimer sans contrainte sa haine & son mécontentement, sa satisfaction & son estime, que cette liberté indéfinie de la presse, qui provoque ici tout le monde à lire & à disserter, lui donnent un air d’instruction & de capacité qu’il n’a point chez nous. Je ne mettrai pourtant pas une trop grande valeur à cette écorce suspecte & trompeuse. Ce ne sera point sur l’espèce d’habileté indigeste dont il lui arrive souvent de se revêtir, qu’il obtiendra une préférence dans mon opinion.

C’est lorsque ce Peuple est réuni ; quand il juge, pour ainsi dire, en corps ses intérêts et ses guides, qu’il a réellement un caractère de raison & de rectitude, ou si l’on veut m’interdire à son égard des expressions que l’orgueil des classes supérieures croit devoir être réservées pour elles, une sureté d’instinct qui frappe & qui étonne. Je vais surprendre bien davantage, en ajoutant qu’il y joint une modération dont la multitude n’est capable nulle part. En effet, mon cher Babillard, depuis l’expulsion des Stuart, il seroit difficile de citer une seule circonstance où la populace angloise ait commis des excès de faits, & sur-tout où elle ait manqué à l’équité qui est dans ses principes. On pourroit en rapporter au contraire un grand nombre, où elle a fait justice & manifesté un patriotisme éclairé, avec le fracas à la vérité & le tumulte qui est son expression inévitable, mais sans danger & sans désordre essentiel.

Les applaudissemens & le chant même de victoire d’un Peuple, qui se livre à son contentement & à ses affections, peuvent affliger les oreilles du despote orgueilleux. Concentré dans ses fastueux Palais, il veut être adoré en silence par des esclaves tremblants ; à plus forte raison la contradiction la plus légère & la moindre impatience lui paroissent toujours l’attentat séditieux d’une révolte illégitime ; & la vérité, lorsqu’elle est émanée de la bouche publique, offense sa fierté stupide. Est-ce un si grand malheur pour le Souverain qui la chérit & qui cherche à la connoître, que de l’entendre parvenir jusqu'à lui, malgré la barrière que les lâches Courtisans veulent lui opposer, & de l’apprendre avec sûreté par les mouvemens passagers & sans périls de la masse libre & indépendante de ceux qui lui obéissent ? N’est-ce point cette masse qui est la plus à portée de juger des maux publics & la plus en droit de s’en plaindre ; puisque c’est elle qui en supporte le fardeau, & qui placée loin du Trône, qu’environnent le mensonge, la flatterie, l’ambition & la cupidité, voit les événemens & sent le contre-coup des méprises d’un Conseil, où ces passions viennent s’asseoir.

J’imagine, M. le Babillard, que rien même n’est plus propre à éteindre l’esprit de faction, à adoucir un Peuple & à le rendre équitable que la liberté civile. De l’aveu de tous ceux qui ont écrit sur ces profondes matières, on est bien plus à l’abri des commotions, quand on a atteint ce point difficile de la législation, que lorsque l’équilibre de l’autorité & de l’obéissance se trouve détruit entre les Parties constituantes d’un Etat, par la coexistence d’un pouvoir abusif & illimité & d’une odieuse servitude.

Plus les prérogatives d’un Peuple lui assurent une portion satisfaisante de cette même liberté, plus il est assuré que le cri de son mécontentement aura d’activité et d’énergie, & moins il y mettra de passion & de fureur. Plus il a droit de parler & d’être écouté, & moins il sera emporté & séditieux. La conviction, qu’a le Peuple anglois qu’il est quelque chose, est le garant de sa modération ; c’est la cause efficiente de cet amour de l’ordre, précieux à tous les Citoyens parce qu’il leur est favorable à tous ; de cette espèce de police naturelle qu’ils y exercent entr’eux & qui force à multiplier les Archers et les Janissaires dans ces contrées, où un Peuple qui n’a aucun droit ne peut point en connoître. C’est encore la force du principe d’équité soutenu, avec laquelle il a quelquefois exigé que les objets de la faveur fussent dévoués à sa vengeance, & dédommagé les victimes de leurs brigues & de leurs cabales, par les honneurs d’un triomphe d’autant plus flatteur qu’un cris impartial & unanime le décernoit.

Les réflexions que j’ai faites à ce sujet ont été fortifiées par l’événement qui vient de vous occuper presqu’autant à Paris, qu’il a agité les esprits à Londres. Je connois assez bien la précipitation de nos pétulans Compatriotes, pour ne point douter que l’antipathie nationale ne leur ait fait hasarder les commentaires habituels sur la férocité & la barbarie angloise, & proférer d’odieux & sinistres prognostics sur le sort de l’Amiral Keppel /…/(1) .

Je pense, M. le Babillard, avoir apperçu un des résultats les plus précieux de la constitution britannique. Il a deux faces : pour la partie exécutive, la sûreté d’être toujours bien obéi, & pour les instrumens qu’elle emploie, la certitude de n’être jamais enveloppée dans le blâme encouru par l’Administration qui projette quelque fois mal, et dont l’ordre public les rend les Agens aveugles & passifs. C’est incontestablement l’une des perfections les plus frappantes de la machine politique, lorsque le premier & le plus essentiel des points de la Justice distributive est établi dans le service de l’Etat, par cette assurance où se trouve chaque individu dans sa position relative à son ensemble, de ne supporter jamais que le poids bien apprécié & bien décidé de ses fautes réelles, & d’obtenir infailliblement la récompense d’avoir rempli la tâche claire & déterminée qu’on lui a imposée.

A Londres, ce premier Février.

LE VOYAGEUR FRANÇOIS.

(1) L’amiral Keppel, qui commandait la flotte anglaise au combat d’Ouessant en 1778, traduit en justice pour avoir manqué de résolution dans cette affaire, fut finalement renvoyé absous et comblé d’éloges par les Chambres. Rutlidge cite ce cas en exemple de la prudence du Gouvernement Britannique, qui s’assure de la fidélité des chefs des armées par l’examen de leur conduite et une justice impartiale.


2- Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1782 et (1789) : Plébéiens

Mais aussi la liberté politique, qui serait encore plus précieuse, à Paris, est nulle. Je suppose que l’on veuille ressusciter parmi nous le nom de plébéiens : eh bien ! cela serait impossible, parce qu’il n’y aurait aucun sens attaché à ce mot. On ne pourrait pas dire le plébéien français, ainsi qu’on dit le plébéien anglais. Le plébéien n’existe pas à Paris : il est peuple, populace ou bourgeois ! Il a des titres, des maisons, des privilèges ou des charges ; mais il n’a point d’existence politique : il n’a ni l’habitude ni le pouvoir d’exposer sans contrainte sa haine ou son mécontentement. Le plébéien anglais juge, pour ainsi dire en corps, ses intérêts et ses guides : il a un caractère de raison et de rectitude. Le peuple de Paris, pris en masse, n’a point cet instinct sûr qui démêle ce qui lui serait convenable, parce qu’il manque d’instruction, qu’il ne sait point lire, ainsi que le plébéien anglais. Comme il ne jouit point de la liberté de la presse, il manquera longtemps de capacité ; il est voué à l’ignorance. Son patriotisme n’étant pas éclairé, il est nécessairement faible, on ne connaît que des saillies qui se refroidissent. Il n’a pas même la liberté de se livrer à ses affections : on redouterait peut-être ses applaudissements autant que ses murmures.

Paris enfin n’a point de bouche publique par où s’échappe le cri fort et direct de la vérité. Elle ne tonne jamais à l’oreille du souverain ; elle sort d’une manière timide et détournée du sein du petit nombre qui, supportant moins le fardeau des maux publics, voit avec plus d’indifférence les méprises du gouvernement.

Ainsi point d’activité, point d’énergie pour les choses publiques, parce que le peuple n’a ni le droit de parler, ni d’être écouté. Il sait très bien qu’on métamorphoserait en attentat séditieux, en révolte illégitime, la contradiction la plus légère, la moindre impatience ; et il se rend simple spectateur des opérations ministérielles. Il croit que le gouvernement est, comme le cours du soleil, physiquement déterminé par une nature invariable. Aussi la stupidité et l’ignorance politique sont le caractère de la multitude à Paris, plus que dans les autres pays de l’Europe ; et je n’en excepte aucun.

(On ne peut donc rien imaginer de plus sot que la manière dont un bourgeois parle des puissances voisines. Il arrange tout sur l’idée du syndic de sa communauté, et il prend la hiérarchie du commissaire, du lieutenant de police et du ministre, pour le modèle de tout gouvernement. Il ne conçoit pas pourquoi des républicains se mêlent si vivement de la chose publique ; il est disposé à les regarder comme des mutins, des séditieux, qu’un roi devrait morigéner, pour les rendre plus paisibles).

Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, t. I, chap. CCXXXII, p. 582-584.