Car il s’est assurément trompé. L’explication avancée par quelques tenants du « Non » a alors été que l’on avait manqué de pédagogie. Le texte était si compliqué, et ce pauvre peuple si ignorant, si lent à comprendre, qu’il ne fallait donc voir dans le résultat du vote que l’indice d’une campagne référendaire mal menée. Face à la complexité des règles proposées pour une réglementation économiquement libérale du vivre ensemble, le peuple aurait eu un réflexe petit, immédiat. Son vote aurait été celui de la peur - la peur brute, subite, le résultat d’une incapacité à penser (2) et notamment à envisager tous les bons effets qui, à terme, auraient résulté du traité. Ainsi donc, une fois encore, le peuple de France s’était insurgé parce qu’il n’avait rien compris (3) ! il avait réagi instinctivement pour défendre ses petits intérêts économiques immédiats. Et ainsi donc, encore une fois, les élites libérales, avaient eu de l’émotion populaire la vieille « vision spasmodique », dont plus de trente ans auparavant, E.P. Thompson avaient démonté les mécanismes et montré l’inanité (4).

Quoique largement reprises, et notamment approfondies en France par les travaux de Florence Gauthier et Guy-Robert Ikni (5), ces thèses sont donc loin de former une « nouvelle orthodoxie » (6) ; les idées de Thompson restent à défendre et à faire jouer aujourd’hui. « Le peuple est-il doué de la faculté de penser » ? (7) L’archive permet de montrer que oui, même si « les résistances à leur politiques sont vues par les économistes comme un refus du rationnel » (8) : c’est dans cette tradition (britannique et française) d’interprétation des mouvements d’opposition au libéralisme économique, que s’inscrit cet article, en revenant sur les formes de rationalité mises en jeu dans les émeutes proto-révolutionnaires des années 1768-1775 et sur la façon dont elles ont été comprises par les auteurs engagés à l’époque dans une réflexion économique et politique.

De cet épisode, se dégage le sentiment qu’un projet d’émancipation a aujourd’hui à apprendre et des émeutes de la fin du XVIIIe siècle, et de la façon dont elles ont été reçues et comprises par quelques philosophes du temps qui s’en sont emparés pour aborder la question du droit de juger, du droit de penser sur la scène économique et politique.

I- Extraordinaires émeutes

Dans la France du XVIIIe siècle, il n’existe théoriquement pas de marché national du blé et la vente est soumise à trois contraintes principales qui portent sur le commerce entre les provinces, sur les lieux de vente, et enfin sur une interdiction de toute exportation. En réalité, dès le milieu du XVIIIe siècle, ces règles théoriques ne sont appliquées qu’avec une très grande souplesse et ne font retour que quand la pénurie menace. Lorsque commencent à paraître les textes des économistes remettant en question cette tradition et des édits royaux qui les suivent sur ce terrain, leur force de provocation réside donc moins dans la modification d’une pratique que dans une affirmation symbolique forte. À l’horizon des émeutes – et il est important de s’en souvenir – il y a donc sans doute autre chose que le spectre de la famine et la volonté d’y apporter remède d’une manière juste. L’horizon, pour ces paysans exprimant leur colère, est bien celui de textes, de discours – certes peut-être pas lus dans leur intégralité, mais connus. Il s’agit d’un premier indice pour comprendre pourquoi les émeutes de 1770, et celles de 1775, n’ont pas paru aux contemporains pouvoir s’inscrire dans la continuité de rébellions frumentaires anciennes. Il ne s’agit pas d’émeutes « ordinaires ». Hardy disait qu’ « on ne croyait pas que depuis l’existence de la monarchie française on eût encore vu un événement tel que celui dont on avait le malheur d’être témoin » (9). Aussi n’avait-on jamais vu, depuis l’existence de la monarchie française, un roi se déprendre de la figure pastorale de père nourricier de son peuple. Ce n’est pas le niveau de violence, relativement faible, ni même le nombre de personnes impliquées dans l’émeute qui peuvent expliquer un tel sentiment d’extraordinaire. C’est bien plutôt parce que ces émeutes ont été des prises d’autonomie du peuple dans le champ politique et parce qu’elles ont, même confusément, été perçues comme telles, qu’elles sont extraordinaires.



A- Absence d’autonomie de l’émeute ?

Lorsque l’on se plonge dans les interrogatoires effectués par la police sur les individus arrêtés pour fait d’émeute lors des événements d’avril-mai 1775, on constate la volonté systématique des autorités de retirer à l’émeute tout caractère possible d’autonomie. C’est une démarche assez fréquente, qui désigne l’émeute comme issue du complot de quelques-uns suivis par une masse passive, mais l’insistance particulière sur ce motif pendant la guerre des farines pousse à se demander si ce n’est pas la peur de l’inverse, l’apparition claire d’un mouvement autonome qui fait craindre le pire aux dominants.

1. Princes et capitaines émeutiers.

À la tête de la foule des émeutiers, les individus s’emparent apparemment de titres qu’ils n’ont pas – ou se les voient attribuer. Dans certains cas il est difficile de décider, au vu des archives, si ce motif est une invention des autorités policières effrayées, ressentant l’émeute non seulement comme un bouleversement de l’ordre habituel mais comme une mise en question des hiérarchies sociales, ou si les émeutiers ont réellement eu recours à ce type de discours. La chose est plus ou moins indécidable à partir des procès-verbaux de capture. Celui de Louis Marais, par exemple, affirme que ce carrier tireur de pierres, porté en tête des « séditieux », se disait « porteur d’ordres pour forcer les fermier à lui donner leur blé » (10). On peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une manière pour les autorités de ramener dans leurs propres cadres l’expression d’une légitimité populaire autre, qui se manifesterait sans passer par eux. Le curé de Chevry rapporte ainsi que lors de l’émeute du 5 mai au sujet des blés, plusieurs paysans, qu’il questionna sur leur projet, « répondirent insolemment qu’ils avaient des permissions pour faire main basse sur le blé des fermiers au prix qu’ils voudraient en donner ». Et comme le curé demandait à voir ces permissions « ils dirent qu’ils avaient avec eux un officier qui en était chargé ». Or, l’officier, prétendument resté dans un bourg voisin pour faire le compte du blé que chacun avait emporté, ne se présenta jamais. Le témoin ne l’a jamais vu, il croit seulement avoir entendu parler de ce déguisement et « a su que c’était le nommé Chevalier, garde chasse de M. de Valroche » (11). Rien ne nous indique clairement que ce garde chasse se soit vraiment déclaré officier et peut-être n’est qu’une interprétation du curé effrayé. Chez Hardy, l’histoire du garde-chasse s’enfle même de détails incongrus :

Celui des Particuliers arrêtés qu’on regardait comme le plus coupable n’était autre qu’un garde-chasse qu’on prétendait avoir parcouru les villes et les marchés décoré d’un cordon tantôt bleu tantôt rouge, contrefaisant le grand Seigneur et annonçant partout de prétendus ordres du Roi de diminuer le prix du Bled et celui du Pain. (Hardy, Ms 6 682, mai 1775)

Hardy marque bien lui-même l’incertitude des témoignages sur ce personnage prétendu, au cordon bleu selon certains, rouge pour d’autres. Les élites elles-mêmes inventent au peuple un besoin de respecter les formes sociales et politiques, dont il n’est pas sûr qu’il ait témoigné. En effet, pourquoi l’émeute devrait-elle absolument se donner les formes de légitimité qui sont celles des élites, dans le moment même où elle transgresse l’ordre social installé ? Dans certains cas du moins, on a la preuve que la légitimité populaire invente ses propres formes et ne passe pas par celles des élites. Dans son interrogatoire, le même Louis Marais qui était accusé de s’être dit porteur d’ordres, nie absolument la chose. Il affirme

que sur ce que les laboureurs chez qui il a été lui ont demandé en vertu de quels ordres il faisait distribuer le blé à raison de douze livres, il avait répondu qu’il n’avait pas plus besoin d’ordres que ceux qui avaient pillé sur la terre de Monseigneur le Prince de Conty, et qu’au surplus la nécessité contraint à bien des choses (12).

L’émeutier se drape de sa propre légitimité et n’a pas besoin des oripeaux du pouvoir officiel. Il répond par une référence à la légitimité que la foule se donne elle-même en marchant, puisqu’il n’a fait qu’imiter ce qui a déjà eu lieu ailleurs, et il ajoute une référence au droit naturel à la subsistance. Cette certitude de la foule d’avoir le droit d’agir comme elle le fait, paraît plus plausible que l’idée d’un nécessaire passage par la légitimation des autorités. La déposition de Nicolas Bailly, procureur de la ville de Beaumont, paraît confirmer cette intuition. Il explique qu’il

fut à la réquisition de plusieurs marchands de blé faire réquisition dans différentes maisons, la populace le voyant en exercice l’insulta et lui montra le poing en disant : B. tu ne veux pas faire la police ni faire diminuer le blé, mais va B., je la ferons nous-mêmes (13).

Ce n’est pas au nom des autorités, mais en leur nom propre, que les émeutiers jugent de la nécessité de taxer les blés (14).

2. Évidence de l’action.

Les élites tentent de décrire des émeutiers qui, trop emprisonnés dans le respect des règles et des normes du pouvoir, ne pourraient agir sans se faire autres, sans emprunter au pouvoir ses propres formes. Or, il semble plutôt que les paysans des Guerres des Farines se comportent d’une manière qui suppose qu’ils se sentent légitimés : ce qui est provocateur, c’est qu’ils accomplissent les gestes de l’émeute, qui sont aussi des gestes d’autorité, sans avoir besoin d’une autre justification que celle qu’ils se donnent eux-mêmes. Le procès criminel instruit en la commission de Clermont-Ferrand en 1771 contre la nommée Godié Debitou peut aussi expliquer comment, parfois, même si la revendication claire d’un ordre ou d’un statut d’autorité n’est pas explicite de la part des émeutiers, il se trouve invoqué (peut-être inventé) au procès. Ladite Debitou est supposée avoir dit « qu’elle était autorisé par le Vicomte de Beaune à faire les recherches des grains et farines et qu’elle ne pouvait sur cela s’en rapporter à la police ». Or, si elle n’a peut-être pas prononcé ces mots, il semble bien néanmoins qu’elle se soit comportée d’une manière qui supposait qu’elle se sentait légitimée. Elle avait refusé de s’en rapporter au lieutenant de police pour faire les perquisitions des greniers où l’on soupçonnait que du grains et des farines pouvaient être cachées et avait entrepris de le faire elle-même en compagnie de deux ou trois autres femmes.

ayant trouvé dans une écurie ou grange des sacs qu’elle soutenait contenir du blé ou de la farine, qu’un commissaire de police avec lequel elle se trouvait lui dit que c’était du sel, qu’en conséquence il croyait n’en devoir faire l’ouverture. Qu’elle, n’ayant pas voulu s’en rapporter à ce que disait le commissaire ne s’étant point trouvé de couteaux ni de ciseaux elle avait déchiré avec les dents la toile du sac et qu’elle avait vérifié que c’était de la farine (15).

Cette femme ne s’est pas dite porteuse d’ordres, elle a agi comme si elle en avait, mais en s’en passant absolument. L’idée d’attribuer aux émeutiers des déclarations selon lesquelles ils auraient reçu des ordres naît probablement non seulement du désir des élites de diminuer l’autonomie prise mais aussi de leur angoisse du complot. Celle-ci relève d’ailleurs de la même attitude. La spontanéité de l’émeute leur paraît aussi improbable que son auto-justification et ils cherchent (en vain) à découvrir d’éventuels donneurs d’ordres et éventuellement d’argent (16).

S’il est donc assez peu probable non seulement qu’il y ait eu des donneurs d’ordre, mais encore que des émeutiers se soient dits explicitement porteurs d’ordres, certains éléments ont en revanche pu accréditer cette invention des élites. Le mécanisme de formation de cette revendication prétendue d’une autorité apparaît clairement dans l’histoire de Madeleine Pochet, journalière dans un village près de Villeneuve Saint-George. Elle est accusée de s’être annoncée « comme une personne titrée et ayant des ordres, quoiqu’elle ne parut pas ce qu’elle était ». Or, ce qu’elle explique c’est que c’est la foule qui l’a ainsi désignée : « Quelques-uns ont dit Laissez-nous la, laissez-nous la, c’est notre princesse, c’est cette qualification qui a été répétée par plaisanterie qui a donné lieu aux propos dont est question au procès » (17). Ainsi, s’attribuer des titres, quand cela se fait dans l’émeute, ce n’est pas l’emprunter aux élites, mais donner un nom à sa propre activité. Non pas se métamorphoser, à peine se déguiser, mais se nommer, tout simplement.

C’est cette évidence de l’action du peuple à ses propres yeux qui est nouvelle dans le contexte des années 1770 et doit être expliquée.

B. Emeutes de subsistances ou émeutes politiques ?

Evidemment, on ne trouve jamais la formulation conservée dans les archives d’un projet politique. Jean Nicolas signale qu’il y a une nouveauté politique dans la formation d’une volonté collective, mais insiste sur l’idée qu’il n’y a « pas de programme au-delà de la revendication immédiate » (18) ? pas de programme, certes, mais la naissance d’un sentiment politique différent peut-être (19).

1- Délibérer sur l’émeute.

Un des biais par lesquels l’historien peut accéder à la part réflexive de la participation émeutière est de montrer qu’on n’entre pas en émeute sans peser mûrement la place qu’on y doit jouer et le sens que cette participation pourra prendre (20). L’action est précédée d’une délibération où la discussion avec les égaux et les supérieurs joue un rôle important. Cette discussion ne porte pas sur le sens politique de l’émeute en général (du moins n’en avons nous pas trace), mais sur l’opportunité de s’y engager soi, ici et maintenant, elle n’en devient pas moins un acte impliquant l’exercice de la réflexion et de la rationalité. La plupart des émeutiers arrêtés lors de la Guerre des Farines présentent un scénario en deux temps, celui d’une distance et d’une méfiance première face à l’émeute qui vient, puis la certitude posée d’agir avec raison. Dans un premier temps, l’émeute est abstraite et reste source de méfiance ; ensuite, il semble qu’on s’y engage pas à pas ou en réfléchissant sur son déroulement concret. Distance donc, pour Thomas Blaison, serrurier et procureur fiscal de Villemonble, qui s’était dans un premier temps excusé en observant qu’il n’était pas possible que le blé fut tombé aussi bas que prétendait le payer la foule des voisins s’en allant taxer à la ferme la plus proche et arrivée chez lui pour l’encourager à les rejoindre (21). Distance aussi pour Madeleine Pochet, journalière d’un village près de Villeneuve Saint-Georges : entendant que le blé s’était donné à douze francs au marché de Choisy, elle « fit part de cette nouvelle à son mari et de l’envie qu’elle avait d’aller le lendemain au marché de Brie ; son mari l’en détourna en lui disant d’attendre à la huitaine le marché de Choisy » (22). Distance première encore pour Marie Louise Arloux, partie au matin du cinq mai avec un sac et quinze livres en poche pour chercher du blé taxé, qui, rencontrant le sieur Peton, fils de l’inspecteur des chasses du comte d’Eu, lui demanda tout de même « s’il n’y avait pas du danger d’aller dans la ferme y chercher du blé à douze sols » et qui fut par lui dissuadée.



Considérée avec un certain niveau de généralité, l’émeute ne peut être appropriée. Dans un premier temps l’émeutier ne trouve pas les mots qui justifieraient son attitude et il ne sait comment se comporter. Pour beaucoup, on en restera donc à cette étape, présent, attiré, convaincu et pourtant comme extérieur. C’est dans cette veine que l’on peut comprendre l’importance des spectateurs de l’émeute, qui sont là, l’observent, y adhèrent par leur seule présence mais n’ont pas la formulation minimum de cette adhésion qui leur permettrait d’entrer dans la foule active (23). Les sujets qui agissent parmi la foule matérialisent un sens qui ne se donne pas toujours en mots et en formulation d’intentions, mais ceux qui sont spectateurs de cet événement peuvent néanmoins être considérés comme des spectateurs engagés (24). Les réponses de Louis Antoine Chevalier peuvent nous servir à concrétiser ce phénomène. Ce garçon maréchal à qui l’on demande pourquoi il s’est porté à exciter et entretenir l’émeute parisienne de la Guerre des Farines

A dit que c’est la curiosité de comprendre ce que c’était et qu’il n’a pris son bâton que sur la fin, sans dessein d’en faire mauvais usage (25).

Ou quand une autre fois on lui demande ce qui l’a déterminé à suivre les émeutiers dans différents quartiers de Paris, « a dit que c’était pour voir leur manière d’agir » (26). Il ne se désolidarise donc pas de la foule, mais tout se passe comme si, sur le moment, il n’avait pu formuler clairement les raisons de son adhésion au mouvement.

Pourtant on constate aussi chez certains une adhésion seconde, donc non instinctive mais réfléchie : Blaison, prenant le temps de considérer les événements, avait passé « avec sa femme dans son jardin où il fut suivi par Roux dit Maconnais et sa femme ; ils raisonnèrent ensemble sur ces événements ». Il finit aussi par suivre « les conseils du sieur Guillot son prévôt et son supérieur » qui lui recommandait d’y aller mais « de se conduire sagement et d’y maintenir le bon ordre » (27). Madeleine Pochet est finalement convaincue par une discussion avec sa voisine, la femme Leblanc (28). Quant à Marie Louise Arloux, dissuadée par le sieur Peton, elle est finalement persuadée par le curé rencontré ensuite, car ses propos « l’avaient rassurée et lui avait donné à croire qu’elle était bien en sûreté ». Ces propos rapportés à son mari l’avaient lui aussi tranquillisé (29). Ce qui semble interdit, inappropriable, critiquable à un certain niveau de généralité, prenant une tournure concrète et familière paraît alors légitime et autorisé.

Au cours de l’émeute elle-même, autour d’objectifs limités et concrets, il y a délibération entre les participants. Il ne s’agit pas de faire de grands discours politiques, mais les différentes voies d’action possibles sont, dans l’immédiateté de l’événement, analysées et discutées. Le déroulement de la Guerre des Farines témoigne notamment d’une discrimination réfléchie des cibles de la taxation. Tandis que parmi les émeutiers qui se sont rendus chez Marie Catherine Bouchez « quelqu’un d’eux se sont dit qu’il ne fallait rien emporter parce qu’ils voyaient bien qu’ils n’étaient pas dans une maison aisée » (30), on s’est précipité chez le boulanger Chevillard, « parce que ledit Chevillard est un misérable » (31).

Pas de discours politique direct, donc – et en cela Jean Nicolas a parfaitement raison. Mais, et c’est cela qui frappe, une émeute parfaitement réfléchie et légitimée, un usage de la raison en situation concrète. Une raison populaire nominaliste, en quelque sorte,quoique développée à l’horizon d’une situation politique et discursive nouvelle et perçue comme telle.

2. Légitimité et autonomie.

C’est sur le sentiment d’une légitimité à agir de manière autonome que l’on voudrait insister ici : car c’est ce qui paraît absolument nouveau dans ces émeutes des années 1770. On insistera sur le mot autonome. E.P Thompson a permis à la recherche de faire sens de ces émeutes. C’est lui qui le premier a mis l’accent sur le sentiment de légitimité des émeutiers et leur façon de se rattacher à une économie morale populaire, mise en œuvre entre 1580 et 1630, inscrite dans le Book of Orders, et reconnue par une partie paternaliste des élites. Il explique que la foule tirait son sentiment de légitimité du souvenir de ce modèle paternaliste. C’est une avancée décisive. Cependant, cela a conduit certains historiens (par exemple C. Bouton (32)) à faire porter fortement l’accent sur la volonté des émeutiers d’en appeler aux autorités, aux propriétaires, pour qu’ils retissent les liens communautaires anciens. C'est-à-dire qu’il s’agirait bien, dans le cadre de cette interprétation, de tenir compte avant tout de la valorisation par l’émeute des valeurs traditionnelles. Sans être passéiste, cette interprétation tient compte avant tout de la chaîne des éléments passés et considère comme seule pensable une relation d’influence descendante des élites vers le peuple.

Or, une telle interprétation néglige quelque peu de prendre en compte ce que l’on vient d’essayer de montrer justement, c’est-à-dire l’autonomie profonde du mouvement, son détachement vis-à-vis de toute autorité constituée. En replaçant le mouvement dans la longue histoire du pacte de subsistance (ou de sa réinterprétation populaire), cette explication néglige le choc que dut représenter pour le peuple la rupture de ce pacte passé avec le roi et les dominants. Il nous tourne vers une tradition et nous empêche ainsi quelque peu de mesurer l’espace nouveau ouvert, un espace non seulement d’adhésion à un ensemble de valeurs partagées avec le pouvoir, mais au-delà, un espace d’autonomie, de formation de valeurs en dehors du pouvoir, voir contre le pouvoir. Certes, pendant toutes les émeutes frumentaires du XVIIIe, on en appelait au roi, autorité suprême, père protecteur et évergète. Mais que se passe-t-il lorsque c’est le roi lui-même qui, par édit, annonce qu’il se retire du processus et renonce à incarner la demande de justice ?

Une fois rompu le pacte qui assurait au peuple sa subsistance contre sa soumission, celui-ci ne redevient-il pas autonome ? peut-être ne faudrait-il pas négliger la force de ce pacte et la force libératrice de sa rupture. Si le roi ne protège plus le peuple de la famine, celui-ci retrouve son autonomie politique. C’est cet enjeu politique profond, qui voit naître un sujet politique, qui me semble affleurer à partir de ces archives. Florence Gauthier suggérait d’ailleurs, dans une note du même ouvrage où elle éditait E. P. Thompson et C. Bouton, de se départir de cette vieille vision d’une relation verticale descendante entre culture des élites et culture populaire, pour ne pas assimiler trop rapidement l’économie populaire au vieux paternalisme monarchique : « en fait, on peut se demander, soulignait-elle, si ce n’est pas l’Absolutisme qui, sur ce point, a été obligé de transiger et d’intégrer la morale populaire » (33).

Parmi toutes les émeutes de subsistances, parmi même toutes les émeutes se réclamant de l’économie morale populaire, celles-ci ont une particularité, c’est cette affirmation d’un sujet autonome. Quelque chose de nouveau apparaît donc. On peut aussi le mesurer à partir d’un élément très concret : la composition des foules en insurrection. Traditionnellement les émeutes frumentaires sont affaires de femmes. Bien sûr, elles se trouve encore en nombre dans ces émeutes-ci, comme ce sera aussi le cas sous la Révolution, et Hardy par exemple insiste sur leur présence (34). Néanmoins, C. Bouton affirme (quoique le dénombrement ne soit jamais clair (35)) que les hommes ont joué, dans la guerre des farines, un rôle beaucoup plus important que dans toutes les autres émeutes frumentaires précédentes (36). De ce fait qu’elle met en avant, elle a une interprétation assez peu convaincante, qui le relie à une détérioration de long terme du statut masculin dans le peuple pauvre, qui soumettrait les hommes à des soucis et des nécessités d’action similaires à ceux des femmes (en faisant ainsi des « feminized men »). On pourrait plutôt faire l’hypothèse que s’il y a plus d’hommes que dans d’autres émeutes frumentaires, c’est parce que l’enjeu n’est plus seulement frumentaire, ou pas seulement de maintien d’une certaine forme de justice sociale, mais bien, sur le vide ouvert par la rupture du pacte de subsistance, de constitution d’un nouveau sujet politique.

3. Rapport entre les émeutes et les ouvrages d’économie politique de l’époque.



Si le pouvoir n’écoute plus le peuple et les règes d’économie morale qu’il propose, s’il s’en remet au fonctionnement du marché, certains hommes de lettres en revanche, semblent écrire dans un mouvement de compréhension et de retissage des anciens liens à la foule. Néanmoins, la nature de ce lien entre quelques-uns parmi les élites pensantes des années 1770, et le peuple, doit être examiné de plus près. S’agit-il d’une reprise simple par des élites traditionnelles d’un discours qui ne le serait pas moins, ou s’agit-il d’autre chose ? Les contemporains eux-mêmes ont fait un lien entre les réflexions des philosophes et les manifestations du peuple. Ils n’ont néanmoins pas clairement fixé la nature de ce lien, ils n’ont pas semblé y reconnaître la moindre relation traditionnelle et il n’y avait rien là qui leur semblât évident.

Condorcet dit à la fois que le « peuple a malheureusement adopté les principes de ces Ecrivains (37) » (il parle des opposants aux édits de libéralisation du commerce des grains, et en particulier de la brochure de Necker, « La législation et le commerce des grains »). Mais il trace aussi le tableau d’une causalité inverse, telle que ce serait les élites cultivées qui auraient puisé leurs raisonnement à la source des émeutes populaires, car pour lui les préjugés du peuple « se répandent dans des classes qui ne devraient point partager les opinions du vulgaire » (38) et « c’est presque uniquement sur la frayeur du peuple et sur ses préjugés que l’on a fondé la nécessité prétendue des lois prohibitives » (39).En ce sens, il est assez caractéristique des hésitations de l’époque sur le lien à faire entre revendications populaires et argumentation lettrée dans ce contexte, et sur le statut d’une émeute où ne semblent décidément pas pouvoir être lus les repères traditionnels de l’émotion frumentaire. L’hypothèse d’une lecture, ou du moins d’une connaissance des économistes par le peuple, ne nous paraît sans doute pas « purement humoristique », comme elle le paraissait à Edgar Faure : « Nous ne voyons guère, écrivait-il, les émeutiers armés de brochures de Necker » (40). Plus exactement, nous n’avons pas trace d’une formulation du souci de l’émeute dans les termes du débat intellectuel et, surtout, le peuple n’en a assurément pas besoin pour comprendre de quoi il retourne, puisqu’il s’agit de ce qui touche à son besoin le plus proche. En l’occurrence, il nous semble que la relation est plutôt celle d’un mouvement d’écoute du peuple par quelques lettrés, plutôt que de reprise et de transformation d’une argumentation savante par le peuple. Cette écoute est rendue possible non pas tant par un nouveau regard sur le peuple lui-même, que par le contexte épistémologique particulier dans lequel s’inscrivent les débats de l’époque.

II. Modalités de la preuve scientifique et modes d’appréhension du réel et des émeutes.

Jusqu’à la fin des années 1760, on trouve extrêmement peu d’ouvrages qui constituent le peuple comme une entité propre mobilisable dans le débat du temps. Or, à partir de ces années-là au contraire, le peuple devient la pierre de touche permanente de débats qui ne le concernent que très indirectement. Il sert notamment d’argument sur la question des modes de raisonnement, entre science de la certitude et empirisme sensualiste.

A. Evidence et éducation.

1. L’évidence dans la théorie des physiocrates.

Lorsqu’elles naissent en 1765, les Éphémérides du Citoyen ou Chronique de l’esprit national (le journal des physiocrates) se veulent, d’après l’Avis du libraire, « à peu près dans le goût du Spectateur Anglais (41) », c’est-à-dire refusant le discours monologique du savant, pour impliquer sans cesse l’auteur et les lecteurs, proches du fait. En 1767 néanmoins, le périodique des physiocrates est réorganisé. Sous le titre désormais d’Éphémérides du Citoyen ou Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques, le premier tome de 1767 fait apparaître une nouvelle classification en trois parties, qui resteront désormais celles du périodique (42) . À la présentation souple propre au Spectateur, il substitue la grille d’exposition d’un journal savant (43) . Il s’agit désormais d’exposer une vérité. Le modèle est celui des lois de la nature qui, physiques ou morales, fondent un ordre que la raison a pour tâche d’étudier. Partis d’un intérêt pour la réalité concrète, les physiocrates vont avoir tendance à mettre de plus en plus l’accent non plus sur les phénomènes mais sur la loi de causalité qui les lie, passant à ce que Ph. Steiner appelle un « sensualisme normatif » (44).

Dès 1767, Le Mercier de la Rivière, dans L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, construit l’ordre social sur le modèle de l’ordre naturel, tous deux appartenant à l’ordre physique englobant. La genèse du monde politique et social est rapportée à l’enchaînement nécessaire de conséquences découlant des caractéristiques du monde physique, notamment dans sa dimension de besoin et dans sa dimension désirante. Il y a un ancrage dans les données physiques, mais leur absolutisation conduit à un éloignement du concret de la vie, à une impossibilité de penser tout surgissement singulier qui perturberait la régularité du système. Apparemment lié à la réalité concrète, le système débouche paradoxalement sur le refus de l’événement (45). Au moment de la Guerre des farines, les physiocrates tardifs, comme Le Trosne par exemple, mettent très nettement l’accent sur cette idée de lois des sociétés humaines, voire se refusent à examiner ce qui est de l’ordre du fait singulier. « Ecartons, dit Le Trosne, les faits qui nous dérobent la vérité, pour nous attacher aux principe qu’elle vient de nous découvrir » (46). C’est d’après ces lois des sociétés humaines que les physiocrates concluent à la nécessité de la liberté du commerce : les passions, laissées à leur libre jeu, conduisent au bien et au juste. Dès 1770, lorsque Turgot écrit à Terray sur cette matière, il explique clairement :

Mon dessein était de traiter à fond cette matière, d’en poser les principes, de faire tous mes efforts pour leur donner à vos yeux l’évidence d’une démonstration mathématique, comme ils l’ont aux mieux, et, j’ose le dire, à ceux de toutes les personnes qui ont spécialement dirigé leurs réflexions sur cet objet important (47).

Le rapport au fait n’arrive jamais que comme concession dont on sait qu’elle est attendue des contradicteurs. Ainsi Condorcet, après une longue plaidoirie abstraite pour les édits libéraux, introduit la comparaison classique avec l’Angleterre en disant : « si ces raisons ne paroissent pas suffisantes, nous pourrons les appuyer de quelques faits » (48). Pratiquement chaque fois qu’il y a une apparente concession à l’empirisme et à l’exemple historique, c’est cette exemple de l’Angleterre qui revient : on le retrouve ainsi chez Turgot, pas très convaincu.

L’expérience est ici pleinement d’accord avec le raisonnement : cette expérience n’a été faite qu’une fois, et même elle n’a été faite qu’à demi, puisque l’Angleterre n’a pas accordé la liberté entière du commerce des grains (49).

Ce qui leur importe surtout c’est de refuser le fait de la cherté des grains au moment où ils parlent comme pouvant être une preuve contre leur système. Cette manière de poser ce que doit être une théorie de la société a des implications quant au statut que l’on peut donner à l’émeute populaire.

2. Interprétation des émeutes par les physiocrates.



Cette évidence du bien fondé de la théorie physiocratique et des édits qui en résultent n’étant manifestement pas reconnue par le peuple en émeute, quelle interprétation leurs promoteurs en donnent-ils ?

a) La reconnaissance de l’opinion.

Si pour eux la politique relève de l’ordre des vérités géométriques, les physiocrates n’en reconnaissent pas moins une place à cette figure d’extériorité que peut être l’opinion de la nation (ils envisagent même la possibilité d’une représentation locale des principaux agents économiques). Il y a chez eux une forme apparente d’ouverture démocratique. À des individus considérés comme responsables il n’est pas possible a priori d’imposer comme seul principe celui de l’obéissance passive. Les hommes entrant en société conservent absolument tous leurs droits d’ordre juridique et moral. Toute entrave qui leur est faite constitue alors un « abus de l’autorité » (50). Dans la dédicace de son traité De l’ordre social, Le Trosne félicite donc le Margrave de Bade d’avoir mis « ses sujets en état de juger par eux-mêmes des principes » de son administration (51) et s’oppose à ceux qui voudraient les « gouverner à discrétion, comme un vil troupeau » (52).

b) Les préjugés et la nécessité de l’éducation.

Avec un tel programme, ne sont-ils alors pas prêts à reconnaître une légitimité à l’émeute, au jugement de l’opinion ? Pas vraiment, car si la politique relève de l’ordre des vérités géométriques, il faut, comme le dit Le Trosne, repousser « le sable mouvant et sans consistance de l’opinion arbitraire et versatile » (53). Ce que manifeste l’émeute ce n’est pas le caractère contestable des règles proposées mais seulement les préjugés de la foule (54), « la fantaisie d’une multitude ignorante, effrayée » (55). Il n’y a, comme le marquait le roi en marge d’une lettre de Turgot à La Tour du Pin, « nulle espèce de raison » dans les « excès » auxquels se porte le peuple en réaction aux édits (56). En apparence accordée d’un côté, la légitimité de l’émeute est retirée de l’autre et tout sens lui est retiré.



Mais, si les bienfaits du libre commerce du blé sont de l’ordre de l’évidence mathématique, pourquoi ne sont-ils pas reconnus par la foule ? C’est que la foule n’a pas l’éducation nécessaire. C’est à parfaire cette éducation que travaillent les physiocrates. Une fois cette éducation faite, le « pouvoir irrésistible » de la théorie physiocratique lui soumettra « tous les esprits et tous les cœurs, amènera sans effort et sans violence la plus entière et la plus heureuse révolution dans la législation, dans les mœurs, dans le gouvernement, dans la politique » (57). La reconnaissance de l’opinion n’est que celle d’une opinion théorique, idéale, non contraire à la physiocratie. L’opinion de la foule hic et nunc, telle qu’elle surgit au moment où écrivent les physiocrates et où se déroulent les émeutes, cette opinion là n’est pas vraiment une opinion et n’a donc pas de valeur à leurs yeux.

3. Peuple et populace.

L’opinion n’est pas une pour les physiocrates, elle est celle des gens éclairés ou celle des hommes à préjugés. Les préjugés ne sont pas vus comme incorrigibles (58) chez les gens éclairés et ceux qu’ils peuvent influencer, c’est la raison de la persévérance des physiocrates dans le débat. Car quoique presque tout ait été dit, et dit même avec évidence sur le commerce des grains, il faut bien traiter encore cette matière, puisque des personnes d’ailleurs éclairées doutent encore, et que ces doutes ont fait une très grande impression sur un très grand nombre d’hommes (59). En revanche, il y a bien abandon et mépris d’une certaine partie de l’opinion populaire, vue comme incapable de comprendre les motifs d’une administration guidée par les principes physiocratiques. Le raisonnement ne se fait pas d’après l’idée d’une unité de la population. Condorcet distingue trois ou quatre espèces d’opinion : celle des gens éclairés, l’opinion publique, l’opinion du peuple, l’opinion populaire. Les trois premières sont dans un rapport de hiérarchie et d’influence verticale, la dernière, l’opinion populaire, n’existe au fond pas réellement comme opinion, elle est le mouvement de « la partie du peuple la plus stupide et la plus misérable » (60). Elle n’a, dit Condorcet, « d’influence que dans les pays où le peuple n’étant compté pour rien (ce qu’il considère être la situation de la France de 1775), la populace oblige quelquefois un gouvernement faible de la compter pour quelque chose ». Pour Condorcet, le peuple des émeutes n’est pas le peuple travailleur, c’est la populace conduite par des fripons. La même structure d’influence hiérarchique verticale se retrouve chez Le Trosne :

Il n’y a que les gens accoutumés à réfléchir, qui puissent admettre la vérité par voie d’examen et de discussion. C’est à eux qu’il appartient d’entraîner le suffrage d’une nation, de former et de déterminer l’opinion publique (61).

Ainsi, par cette distinction du peuple et de la populace, de l’homme ignorant et de l’homme instruit à venir, l’idée d’opinion se trouve apparemment préservée et la légitimité de l’émeute impossible. Il en va tout autrement chez ceux dont les prémisses ne sont pas l’idée que l’ordre social a pour base un ordre physique connaissable avec certitude.

B. Empirisme et sensualisme.



Contre ce qu’ils appellent le dogmatisme des physiocrates, en tout cas contre un raisonnement essentiellement économique et abstrait, leurs opposants réfléchissent avant tout à partir des faits.

1. Place du fait dans le raisonnement économique et politique.

Les opposants des physiocrates ne partent pas des lois physiques de la nature, mais de l’expérience vécue. « Croyez-vous, demande l’abbé de Mably aux partisans des économistes, que tout cela s’arrange aussi aisément dans un Etat que dans un livre ? » (62). Aux « raisonnements métaphysiques », ils opposent les faits qui « font une impression bien plus profonde sur notre esprit » (63). C’est qu’ils sont restés profondément sensualistes. Ces faits, ils vont les chercher essentiellement dans l’histoire passé et récente. Les deux opuscules De l’étude de l’histoire et De la manière d’écrire l’histoire publiés par Mably en 1775, sont en grande partie issus d’une réflexion sur la nouvelle législation et sa réception. La plus saine lecture que Mably conseille au Prince de Parme, c’est la Vie des hommes illustres de Plutarque (64). Et dans ses Doutes proposés aux philosophes économistes, Mably s’écrie : « Ouvrez toutes les Histoires, vous verrez » (65), il s’insurge contre Mercier de la Rivière qui

dit quelque part qu’il n’est point historien, et dans un autre endroit, qu’il ne jette les yeux sur aucune Nation, sur aucun siècle en particulier, et qu’il cherche à peindre les choses telles qu’elles doivent être essentiellement, sans consulter ce qu’elles sont, ou ce qu’elles ont été dans quelque pays que ce soit (66).

Quant au chevalier, porte-parole de Galiani dans ses Dialogues (67), il affirme n’avoir lu aucune des brochures parues sur la question du commerce du blé, mais insiste sur le fait qu’il a beaucoup voyagé et revient notamment d’Italie où il a été confronté à la grande famine de Naples. Il insiste sur une réflexion à partir de l’exemple, mais il pousse l’empirisme très loin en exigeant que l’on s’enfonce dans les spécificités des exemples choisis, car la source première de l’erreur est selon lui « l’habitude de généraliser une idée particulière » (68). Cette importance donnée aux particularités des événements dans l’histoire et au ressenti qu’ils provoquent, les conduisent à une autre analyse des émeutes populaires que celle des physiocrates.

2. Le vécu, la raison et la loi morale.

Pour un sensualisme cohérent et poussé à terme, le ressenti est un mode d’entrée dans la raison (69). « Le peuple n’a pas besoin de raisonner, il lui suffit de sentir et d’éprouver » (70). Et ce ressenti de l’injustice ou de la faim a assez de sens pour modifier la théorie. Les hommes et les femmes du peuple « ne sont pas plus mutins ; mais ils ont plus de faim » (71), et ce ressenti est à prendre au sérieux :

Le peuple n’est pas absurde et imbécille, comme les Ecrivains toujours prodigues de louanges lui font l’honneur de le lui dire à tout instant. Mais il est sensible, et lorsqu’on touche à son nécessaire, il crie (72).

Et l’on trouve l’équivalent absolu chez Necker (73) :

Le peuple, sans réfléchir, mais éclairé par son instinct, commandé par ses besoins, envisage le bled comme un élément nécessaire à sa conservation ; il est sur la terre, il y veut vivre, il veut pouvoir atteindre à sa subsistance par son travail ; il réclame des loix de police qui lui en répondent (74).

Ce n’est pas avant tout une vision différente du peuple qui fait la différence entre les économistes et les autres (75), mais une compréhension différente des modes possibles d’approche de la raison.



Pour saisir la portée de cette différence, il faut aussi se souvenir que dans un monde où ce sont les sensations offertes qui guident vers le sens, le peuple, qui apparaît comme celui qui est proche d’un contact innocent, direct et par conséquent vrai, avec la nature des choses, ne peut être rejeté du côté du non-sens. Au contraire, l’imagination ou la généralisation intellectualisante qui sont vues comme l’apanage des élites, ne peut venir que pervertir l’évidence du fait. Galiani raconte ainsi l’histoire suivante :

Vous avez par exemple une jatte de porcelaine dont vous voulez connaître la capacité, et savoir combien elle tiendra d’eau. Il y a deux méthodes pour y parvenir. La première est d’envoyer votre jatte à un grand Mathématicien pour la faire mesurer. Le Mathématicien la voit, la tourne en tous les sens, l’examine et trouve que c’est une courbe dont la rotation sur son axe engendre cette espece de conoïde renversé que vous autres profanes appellez une jatte. Il soumet à l’analyse cette courbe et rencontre une diablesse d’hyperbole du troisième degré, si revêche qu’elle ne se laisserait quarer pour rien au monde. Alors le Mathématicien a recours au calcul intégral, et au bout de six mois par un déluge d’x et d’y, de plus et de moins il quare par approximation la courbe et le solide qui en est engendré, et vous envoie sur un morceau de papier l’équation finale toute piquée, toute lardée d’x, y et z que vous pourriez lire à l’Académie. Mais je ne vous conseille pas de vous y fier ; car si la plume lui est échappée des mains, et qu’il ait écrit un plus pour un moins, vous croirez ne pas remplir votre jatte et vous renverserez votre punch. Voilà la première méthode. Il y en a après cela une autre moins exacte et plus simple ; c’est d’appeler un manan quelconque et lui dire, mon ami, mesure-moi combien cette jatte tient d’eau. Cet homme met d’abord le vase bien de niveau ; il prend une pinte d’eau et l’y verse ; s’il voit qu’elle ne le remplisse pas, il en prend une autre et va toujours de même jusqu’à ce que la jatte soit comble et que l’eau commence à verser par les bords. Alors il vous dit, Monsieur, votre jatte tient trois pintes moins un poisson, et vous pouvez vous y fier hardiment (76).

Il y a une vérité du rapport populaire à la raison, qui ne passe pas exactement par le raisonnement, mais par une proximité avec les choses : là où se trouve le point d’équilibre de l’action politique, « le peuple le sent par instinct », dit le Chevalier qui porte la parole de Galiani. « Je vois, conclut son interlocuteur avec raison, que vous faites plus de cas des sensations du peuple, et de la pratique des gens en charge que des opinions des auteurs (par où il faut entendre, des auteurs de la physiocratie) » (77 ). En revanche, il y a une proximité manifestée dans les modes de raisonnement, entre le peuple et les sensualistes. Galiani propose, de façon assez saisissante et audacieuse, un réel rapprochement entre eux : le Chevalier (porte parole de Galiani) ayant évoqué la question du transport du blé dans un système de commerce libre, le Marquis s’exclame « voilà une réflexion bien neuve ». Et le Chevalier de répondre : « Pour vous, peut-être, ou pour vos Ecrivains ; mais les Rouliers, les Boulangers, les Commerçans la savent à merveille » (78). Loin d’être dans une stratégie de distinction par rapport au commun, Galiani identifie ici sa parole et la parole populaire.

Ne pas écouter la parole populaire ou ne pas écouter les sensualistes semble relever du même geste. A propos des rouliers, boulangers et commerçans, « est-ce qu’on ne les as pas consultés ? », demande le Marquis. « Je n’en sais rien », élude le Chevalier, de manière à laisser chaque lecteur répondre comme il est évident : non. On n’a pas plus consulté le peuple que l’on a entendu les opposants à la physiocratie. Un sensualisme conséquent a donc besoin de valoriser l’expérience du peuple et d’ entendre « le grondement de l’émeute ».

3. Si le peuple ne raisonne pas, ce n’est pas qu’il n’ait pas de raison.

Le peuple ne formule pas de théorie, mais les édits libéraux, et le libéralisme économique de manière plus générale, étant compris par leurs opposants comme une porte ouverte aux pures passions et un déni de raison, ils sont tout prêts à comprendre ce qui, dans l’économie morale de la foule, relève justement du refus d’une définition de l’homme comme pur animal de besoins. Tandis que le peuple a longtemps été pensé dans le champ de l’animalité (79), les opposants au libéralisme économique, le voit ici se dresser contre des édits rédigés par quelques-uns de « ces hommes sans mœurs, qui vous invitent à vous salir dans la fange de vos passions » et qui réduisent justement l’homme à la bête. Pour Mably, « nous tenons le milieu (…) entre les pures intelligences et les brutes », ce qu’oublient les physiocrates (80). Au contraire, la Guerre des Farines peut être lue par lui comme le mouvement d’une foule humaniste se rappelant de sa nature morale et non pas seulement animale. Si les physiocrates sont pensés comme insensés, injustes, vicieux et orgueilleux, alors, d’une certaine manière, il ne pouvait pas ne pas se produire une ouverture et une écoute envers ceux qui les combattent. Si l’on est face à une lutte de l’instinct et de l’humain, alors le peuple qui initie cette lutte contre une société où les passions se heurteraient sans frein ne peut plus être rejeté du côté de l’animalité.Prise en compte des contraintes de la temporalité.

Exigeant certes une prise en compte de la part raisonnable de l’homme, les opposants au libéralisme n’en sont pas pour autant des idéalistes. Leur intérêt pour le fait les conduit à proposer leur propre usage de la notion d’évidence et à contester celui qu’en font les physiocrates. À l’évidence déductive et abstraite de ces derniers, ils oppose une évidence sensible. Mably se moque ainsi de ceux qui sont « assez sots pour fermer les yeux à l’évidence, et douter imperturbablement de tout » (81). Une des évidences qui leur semble négligée par les physiocrates est celle du temps et de la dépendance de l’homme envers lui. La prétention des physiocrates est aussi d’écrire pour tous les temps et tous les pays. On a déjà noté que Galiani (en bon historien) mettait en garde contre toute confusion entre des contextes non homogènes (82). Mais c’est tout simplement la dimension concrète du temps que les opposants de la physiocratie mettent en avant. Contre un raisonnement a priori, ils appellent en somme à tenir compte de ce cadre de l’expérience. Turgot, lui, appelle explicitement à raisonner sans tenir compte du temps et à ne pas juger le système de la liberté du commerce trop rapidement :

Il ne faut pas, lorsqu’on verra des disettes après trois ou quatre ans d’une liberté imparfaite, qui n’a encore pu faire naître ni monter le commerce, s’écrier que l’expérience a démenti les spéculations des partisans de la liberté (…) elle doit un jour assurer la subsistance des peuples, malgré les inégalités du sol et des saisons ; mais c’est une dette qu’il ne faut exiger d’elle qu’à l’échéance (83).

Les « prohibitifs » lui répondent qu’on ne peut faire fi de ce temps, car c’est un temps pendant lequel les hommes ont besoin de manger pour vivre. Ainsi, pour Galiani, que les prix des blés laissés en liberté finiront par s’équilibrer « rien n’est si vrai en théorie ». Mais cela ne vaut rien en pratique, car « cet insecte appelé homme n’en a que trop de huit jours de jeûne pour mourir » (84). Contrairement à d’autres biens qui s’usent et que l’on peut attendre avant de remplacer, le temps que les prix baissent, « le pain est une chose qui ne s’use pas, mais qui se consomme » (85). On trouve exactement la même prise en compte du temps chez Mably. Dans ses entretiens intitulés Du commerce des grains (1775), Mably met aux prises Eudoxe, représentant des sectateurs de la liberté du commerce du grain, et Cléante, son porte parole. Le premier assure que le bonheur est au bout de la libéralisation du commerce du grain :

Ce ne sont pas là des espérances chimériques, et je ne conçois point comment des vérités si démontrées, si claires, si évidentes, n’ouvrent pas les yeux à tout le monde.



Je ne vous contredirai point, Eudoxe. Je me fie, continuai-je, à vos promesses. Mais à votre évidence qui nous annonce un avenir si heureux, prenez-y garde, le peuple oppose une évidence qui regarde le moment présent, et ce moment est bien fâcheux pour lui. Comment voulez-vous qu’il se repaisse des belles espérances des économistes, tandis qu’il a faim, et n’a d’argent que pour acheter la moitié du pain dont il a besoin (86).

L’évidence n’est pas ce qu’une construction intellectuelle élaborée et contournée parvient à affirmer, mais ce qui se tient là, au plus prêt de la vie tremblante. Ici encore, entendre la clameur du peuple est pour les opposants du système physiocratique, une nécessité liée non pas à une bienveillance philanthropique, mais à des considérations sur la nature des savoirs et leur rapport au réel.

Outre des considérations sur la nature des savoirs et du raisonnement en général, le débat porte plus précisément, à l’occasion de la question des grains, sur la nature des sciences politiques - si elles existent. L’enjeu est en effet de déterminer si quelque chose comme une science est possible dans le domaine politique. Si oui, à qui profite-t-elle ?

III. Enjeux sociaux et politiques du débat sur le commerce des grains.

A. Experts ou citoyens ?

Selon que la rationalité politique est perçue comme un ensemble de règles universellement vraies ou qu’elle est référée à une proximité avec les choses et laissée à l’appréciation des sens, les porteurs sociaux possibles diffèrent.

1. La nécessité d’un despotisme éclairé.

Les physiocrates comptent donner aux administrateurs « des lumières capables de diriger leur conduite » et se moquent des « anciens philosophes (qui) nous ont donné de fort beaux traités de morale » propres « à former des sages (...), à inspirer des vertus aux administrateurs » (87). Ils pensent la politique comme un univers rationnel ou comme un ensemble de passions susceptibles d’être mises en algorithmes, ils la réduisent à la science des intérêts de l’homme et à la gestion de ses désirs. Il n’y a pas d’autre politique que la science économique.

Dans ce contexte, il n’y a pas de place pour le peuple, pas même en réalité pour ce qu’ils appellent l’opinion publique. Ce qu’ils prônent est un despotisme éclairé. Le premier à lancer la notion est Quesnay dans Le despotisme en Chine mais elle est ensuite au cœur de la doctrine physiocratique. C’est donc largement dans cette conception de la chose publique qu’il faut chercher l’origine de la répression menée contre les paysans soulevés lors de la Guerre des Farines : il s’agit de réprimer un mouvement qui est vu comme devant nécessairement ralentir ou empêcher le progrès – et ce, afin de faire le bonheur du peuple, malgré lui (88).

2. Il n’y a pas de science économique.

Les sensualistes, on l’a vu, ne voient pas l’ordre social comme résultant d’un pur mécanisme connaissable de manière aussi sûre et distincte que les lois des sciences de la nature. Cela est notamment dû au fait qu’ils souhaitent prendre en compte non pas seulement des causes physiques, mais aussi des causes morales : l’homme n’est pas réduit par eux à « un animal qu’il faut nourrir », mais il est vu comme un être « intelligent et sensible » (89). La conséquence est fondamentale. « Plût à Dieu, écrit Mably, que les Economistes eussent raison, et que toutes les vérités politiques fussent évidemment démontrées ! » (90). Mais, dans ce cas d’ailleurs, il ne serait pas besoin de despotisme, puisque tout le monde reconnaîtrait la validité des solutions proposées. Or, montre Mably, « il n’y a rien en morale ni en politique sur quoi les gens qui ont l’esprit le plus exercé et le plus de lumières ne se trouvent partagés » (91). Il est même impossible d’attacher « les mêmes idées aux mêmes mots qu’on employe » en politique. Mais c’est que la chose est par définition impossible, « les Politiques et les Moralistes méditant sur des questions très compliquées » (92). La politique ne peut être objet d’un savoir maîtrisé, ni de la part du souverain, ni de celle de cette extériorité multiforme dressée face à lui. Ne reste plus alors qu’un domaine de confrontations des pures volontés individuelles. Dans ce cadre, l’État est sans cesse soumis au risque du désaccord et de l’émeute, mais aussi à l’enrichissement que cela peut représenter. La solution rationnelle émerge de la délibération publique et démocratique. On se trouve donc là dans une configuration théorique semblant nettement appeler de ses vœux ces « pratiques intersubjectives de décision et de délibération », également souhaitées par Habermas et décrites par Jacques Guilhaumou comme pratiques effectives dans Marseille en révolution (93). Puisque nul (pas même le despote éclairé), ne peut produire et maîtriser des lois en économie politique, puisqu’ « il n’y a aucun de nous qui n’ait besoin des lumières de ses semblables pour parvenir à la vérité », Mably tire une conclusion résolument républicaine : « nous sommes égaux » et la société doit se décider à la pluralité des suffrages (94).

D’un côté, donc, une politique faite par des administrateurs experts et imposée au peuple, de l’autre, une politique laissée au risque du vote de tous et de la vertu de chacun. Mais qui seraient ces experts et à quels positionnements sociaux correspondent concrètement ces discours ?

B.Qui a intérêt à l’existence d’une science politique ?

Pour répondre à cette question, il paraît utile de revenir un moment sur la question des destinataires naturels de ces textes, à partir d’une interrogation sur leur style.

1. Dialogues ou démonstrations ?

Mably et Galiani écrivent des dialogues ou des entretiens. Le premier fait par exemple converser Eudoxe (au pédant et malsonnant patronyme désignant « la bonne doctrine ») et Cléante (au prénom de héros du théâtre de société) (95) ou s’adresse en première personne à celui dont il se fait le contradicteur, Mercier de la Rivière (96). Galiani met face à face les personnages imaginaires que sont le Marquis de Roquemaure, le Chevalier de Zanobi et le Président de ***. Le ton est celui de l’aimable conversation de salon, et l’on s’adresse « aux personnes d’un goût naturel et simple » (97) - c'est-à-dire pour ainsi dire tout le monde. Il s’agit d’ouvrir le débat le plus largement possible. Cela est évidemment cohérent avec ce que nous avons vu du désir des ennemis des physiocrates de faire émerger la solution rationnelle d’un débat public et démocratique. Cette ouverture large du débat est en apparence ce que demandent aussi les physiocrates. C’est du moins à cela que devrait servir leur revue, les Éphémérides du citoyen, qui accueillent volontiers les contradicteurs. De même Turgot croyait-il en « la nécessité de discuter cette matière (la question du libre commerce du blé) au tribunal public » (98). Néanmoins, leurs textes ont le ton de la savante démonstration et manifestent clairement une stratégie d’intimidation et de rupture avec les règles du discours de la bonne société. Ils installent un style, leur style.



Il semble donc s’opérer clairement un partage non pas seulement doctrinal mais stylistique et éditorial. Le seul qui semble difficilement situable dans ce partage physiocratie // traité vs. réglementaristes // discours de bon ton, c’est Necker – dont le texte est plutôt sur le mode sérieux et, faut-il le dire, ennuyeux. Or, Condorcet, en bon tenant de la libéralisation du commerce du grain, qualifie le livre de Necker d’ « ouvrage d’éloquence » et le dénigre par ce biais en même temps qu’il lui fait rejoindre une catégorie qui semble entendue pour les ouvrages hostiles à la physiocratie (99). Cette opposition stylistique semble avoir été reconnue, cultivée, amplifiée et être en quelque sorte devenue partie prenante du débat. Ainsi Jacques-Hippolyte Ronesse (qui, largement inconnu, peut être pris comme modèle de ce qui était devenu la vulgate du débat entre les économistes et leurs contradicteurs), écrit :

J’ai été frappé de voir dans les écrits des Economistes, un système qui m’a paru suivi, soutenu dans toutes ses parties, de manière à produire un résultat clair, facile à saisir, et très certainement propre à délivrer le Royaume des maux dont il est accablé depuis tant d’années ; et dans leurs Adversaires, à travers tout le style pompeux dont quelques-uns ont orné leurs écrits, j’ai aperçu nombre d’erreurs et de contradictions (100).

Derrière ce partage stylistique affirmé, ce sont deux habitus sociaux qui s’affrontent, deux mondes en rivalité pour le pouvoir.

2. Administrateurs et hommes du monde en rupture de ban.

Condorcet commence son ouvrage en effectuant un partage entre hommes de lettres (dont il serait) et hommes du monde. Il rejette les opposants à la physiocratie dans cette seconde catégorie. La terminologie de l’insulte comme du groupe ne semble pas absolument fixée : Le Trosne critique quant à lui « les gens de lettre » - par quoi il désigne clairement ceux qui ne croient pas à l’idée d’un ordre de la société régi comme l’ordre de la nature. Ils sont, selon lui, incapables de reconnaître dans l’histoire les moments prospère et les autres, ils jugent en fonction du bonheur des peuples et « la gloire qu’ils distribuent n’est pas toujours la véritable gloire » (101 ). Condorcet quant à lui, précise plus loin dans son ouvrage de quoi serait faite cette catégorie de ce qu’il appelle des hommes du monde. Il dénonce un groupe agissant par intérêt propre : « Ce n’est point seulement par pitié pour le peuple que les Prohibitifs veulent qu’on respecte ses préjugés sur le commerce des grains » (102).

Ces hommes du monde sont des « propriétaires eux-mêmes intéressés à laisser le peuple dans ses préjugés » (1O3). Car si le peuple commençait à poser des questions sur ces vérités abstraites que recèle la question des grains, il pourrait bien en venir à poser des questions sur l’origine des rangs, ce que, d’après Condorcet, ils ne veulent surtout pas. L’accusation de Condorcet est un peu rapide, tant il est vrai que c’est par exemple Mably qui demandait (et le seul fait de poser la question est assez extraordinaire, surtout dans un texte adressé au prince de Parme, même si c’était pour répondre un petit non) : « faut-il Monseigneur, vous dépouiller de votre qualité de prince, faut-il anéantir les prérogatives de la noblesse, et rendre au peuple les droits imprescriptibles que la nature lui a donnés ? » (104). Ces hommes du monde propriétaire sont servis par des « employés subalternes employés au maintien des lois sur les subsistances » et qui ont donc également intérêt à leur maintien (105). La même critique des administrateurs en charge de la gestion de l’économie des subsistances se trouve chez Le Trosne :

Les administrateurs sont naturellement jaloux du pouvoir, et disposés à tout ramener à eux. Ils désirent de faire le bien, qui le seroit souvent mieux sans leur intervention ; mais ils veulent qu’on le leur doive, et qu’on leur en rapporte la gloire, et les raisons d’Etat ne manquent jamais de se présenter pour justifier leur zèle (106).Pour lui aussi, « il est beaucoup de gens intéressés à la perpétuité du désordre, ils ne manqueront pas de réunir leurs efforts (sous-entendu, notamment en écrivant) pour arrêter les progrès de la réforme » (107).

Il ne s’agit pas ici de statuer sur les intérêts objectifs, les intérêts de classe, de chacun, mais de prendre peut-être au sérieux cette opposition de style en essayant de la rattacher à des oppositions sociales. Plusieurs parmi les physiocrates peuvent être considérés comme des hommes relativement nouveaux, ayant à conquérir leur statut dans l’administration (108), tandis que des hommes comme Turgot qui vient de la petite noblesse normande, comme Mably, issu de la noblesse de robe de Grenoble (109), comme Galiani qui fut diplomate (110) tout comme Mably, évoluent dans des cercles autres. Non seulement du point de vue de la position défendue mais aussi du point de vue de la méthode d’exposition, Sieyès, avec ses « Lettres aux économistes », paraît avoir sa place dans ce groupe (111). Il critique la méthode des économistes d’un point de vue logique et démonte leur raisonnement de manière serrée. Il montre qu’ils sont partis de faux principes et à leur esprit de système oppose le sensualisme de Condillac. En outre (et quoique Sieyès se défende de « cette sorte de politesse minutieuse et face, qui des cercles passe dans les lettres » (112)), le mode d’adresse est proche de celui de tous les autres opposants à la physiocratie : il implique son interlocuteur (« suivez-moi, de grâce », « je voudrais que vous vous demandassiez vous-même » (113) etc.) et s’oppose en cela au tableau ou à l’exposé doctrinaire qu’imposent les physiocrates à leurs lecteurs. Jacques Guilhaumou a bien montré l’importance aux yeux de Sieyès des usages sociaux de la langue : les formes du dire ne sont pas hors du combat politique (114).

Le partage se fait donc largement sur des modes d’exposition et des modalités du raisonnement. Les formes acceptables de la rationalité sont des enjeux de pouvoir et peuvent être lus comme structurant des groupes antagonistes. D’un côté, les physiocrates apparaissent clairement comme des hommes nouveaux revendiquant le statut d’experts pour se faire un place. De l’autre, un groupe plus difficile à cerner. Si l’on suivait les analyses de Johan Heilbron (115) on pourrait y lire un groupe autrefois dominant et en déclin (les hommes de lettres recourant à des moyens littéraire d’expression), voyant sa position menacée justement par les hommes nouveaux. Les opposants à la physiocratie ne sont pas pour autant des tenants de la vieille noblesse. Tout en reprenant le jeu d’esprit aristocratique, le goût pour le savoir mis en forme plaisante, tous se distingue de la culture salonnière futile : comme l’a bien vu Catherine Larrère, Mably joue avec les formes salonnières mais c’est justement pour rappeler « que le sérieux est ailleurs, dans la faim du peuple, qui ignore les changements de la mode. La faim du peuple ne rentre pas au salon : une plaisanterie vient interrompre le tableau de la famine, pour rappeler où on est » (116).

Conclusion

Contre le discours de certitude qu’essaient d’imposer ces hommes nouveaux que sont les physiocrates, leurs opposants développent un discours qui ne fait pas de la politique l’objet d’un savoir, mais emprunte au sensualisme le goût de l’expérience, du fait, et développent donc une sensibilité à la mémoire historique. Dans le cadre de cette opposition, le peuple se trouve instrumentalisé. Mis à distance par les physiocrates dans un stratégie de distinction (qui touche à la fois le style et la légitimité même du jugement), il est au contraire utilisé par leurs opposants comme faire valoir de leur théorie du fait et d’une politique qui ne peut être science. Pour instrumental que puisse paraître ce regard sur le peuple, il n’en conduit pas moins à une rencontre réelle. À partir d’opposition de style et de reconnaissance des formes de rationalité, se structure un rapport nouveau au peuple. S’ils veulent être logiques dans leur conception du savoir, les opposants à la physiocratie sont, quasi mécaniquement, conduits à une forme de républicanisme.

Dans un contexte où le pouvoir physiocratique cherche à retirer toute légitimité politique aux anciennes élites et au peuple par la construction d’une science qui s’imposerait à tous, il semble donc s’effectuer une rencontre entre ces deux derniers. Néanmoins, l’explication sociologique est ici quelque peu prématurée et c’est plutôt sur une voie proprement épistémologique que nous mettrons l’accent pour conclure. On se trouve devant une configuration telle que la rencontre du populaire ne semble possible qu’à une théorie ouverte sur l’évidence du monde matériel, ancrée dans une relation à l’objet et à l’histoire et refusant le solipsisme de l’intellectuel. Ainsi il nous semble que la perte de confiance dans une rationalité populaire, accentué par le refus des économistes et politiques contemporains d’entendre les raisons de quelques votes récents n’est pas seulement due à la perte d’influence politique des partis marxistes mais, bien plus fondamentalement, à un rejet théorique de la pensée non pas seulement matérialiste mais tout simplement empirique. Le dogmatisme économique est d’abord perte de l’objet, de l’homme et du droit naturel au profit du discours. « On est doctrinaire dans un sens péjoratif, écrivait Gramsci, quand on garde une position purement abstraite et académique, et que l’on ne s’efforce pas d’organiser, d’éduquer et de diriger une force politique correspondant à des conditions déjà existantes ou qui sont en train d’apparaître » (117 ). Les opposants à la physiocratie ont su entendre ces forces populaires en train d’apparaître, et les Jacobins qui se sont réclamés d’eux également. Si Mably, Galiani et les autres opposants sensualistes à la physiocratie constituent autant de sources d’inspiration pour le jacobinisme, alors nous sommes à nouveau en face d’éléments nous forçant à repenser celui-ci comme rationalisme républicain, refusant de réduire l’homme en société au seul jeu des passions, mais aussi comme libéralisme politique non doctrinaire et reconnaissant à tous et à chacun un rôle dans l’élaboration de la politique révolutionnaire (118). Loin du discours abstrait, autoréférentiel et déconnecté de la société civile que stigmatise François Furet (119), les origines du discours jacobin sont empiriques, à l’écoute de l’émeute qui vient et d’un peuple qui n’est pas rejeté du côté de l’absence de raison.



Octobre 2006.

Une version écourtée et légèrement différente de ce texte a paru sous le titre « Y a-t-il des ignorants en politique ? De la guerre des Farines de 1775 au référendum sur le TCE en 2005 », in ContreTemps, n°17, septembre 2006 « Lumières : actualités d’un esprit », pp. 45-52.

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Notes

(1) M. Barnier sur France 2, Emission « Les quatre vérités », 30 mai 2005.

(2) La plupart des éditorialistes des journaux dominants de centre gauche jugent que le vote résulte d’une crispation nationale, d’un rejet de ce qu’ils englobent sous le terme de « plombier polonais ».

(3) Déjà, pendant la Révolution il n’avait rien compris, selon certains historiens, tel Furet, pour lequel « dès 89, la conscience révolutionnaire est cette illusion de vaincre un Etat qui déjà n’existe plus ». François Furet, Penser la Révolution française (Paris, 1978). p.48-49.

(4) Edward P. Thompson, "The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century," Past and Present 50 (1971).

(5) Edward P. Thompson, in F. Gauthier, G. R. Ikni éd., La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle, Paris, Ed. de la Passion, 1988.

(6) Dale Edward Williams, "Morals, Markets and the English Crowd in 1766," Past and Present 104 (1984).

(7) Florence Gauthier et Guy-Robert Ikni, introduction à La guerre du blé au XVIIIe siècle, op.cit.

(8) Florence Gauthier, ""De Mably à Robespierre. De la critique de l'économie à la critique du politique. 1775-1793"," in La guerre du blé au XVIIIe siècle , p.114.

(9) Siméon-Prosper Hardy, "Mes Loisirs, ou Journal d'événements tels qu'ils parviennent à ma connaissance. Commençant à l'année 1775," (Ms 6 682), p.64.

(10) AB 12 443. Procès verbal extrait des minutes du greffe de la maréchaussée de Paris, du 4 mai 1775 (fol. 6 à 11).

(11) AN Y 11 441, Interrogatoire mené par le commissaire Pierre Chenon, du 15 mai 1775.

(12) AB 12 447, Interrogatoire par Charles Gabriel de la Balue, lieutenant de la maréchaussée de Paris, du 6 mai 1775 (fol. 324-325).

(13) Interrogatoire par le commissaire Chenon, du 11 juillet 1775. Ce document se trouve en plusieurs exemplaires dans les archives, en AN Y 11 441 mais aussi AB 12 447 (fol. 384-390) et AB 12 447 (fol. 58).

(14) Mably est un des rares à l’époque à avoir compris ce point. Refusant la thèse d’un complot fomenté par les grands, dont le peuple ne serait que le bras armé, il assurait qu’« il seroit assez raisonnable de penser que le peuple s’est rendu le maître du prix des marchés parce qu’il manquoit d’argent, et qu’ensuite les ennemis du ministère ont imaginé ces arrêts du conseil pour entretenir et exciter la fermentation des esprits. » abbé Gabriel Bonnot de Mably, "Du commerce des grains," in Collection complète des Oeuvres, Paris, 1794, p. 147.

(15) BN coll. Joly de Fleury, Ms 1991 : Recours en grâce. Commutations. 3 (Duc-Go). A partir du fol. 134.

(16) George Rudé, "La taxation populaire de mai 1775 à Paris et dans la région parisienne," Annales historiques de la Révolution française 28 (1956): p.165-173. et George Rudé, "La taxation populaire de mai 1775 en Picardie, en Normandie et dans le Beauvaisis," Annales historiques de la Révolution française 53 (1961): p. 323-325.

(17) AN Y 11 441. Interrogatoire de Chenon, du 1er juillet 1775.

(18) Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, L'Univers historique (Paris, 2002). p.257.

(19) A propos de la protestation sociale, Thompson notait : « It is not usually helpful to examine it for overt, articulate political intentions, although these sometimes arose through chance coincidence.” Thompson, "The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century," Past and Present 50 (1971). p.126.

(20) Arlette Farge et Jacques Revel, Logiques de la foule. L'affaire des enlèvements d'enfants, (1750) Paris, 1988, p.11.

(21) AB 12 447, fol. 234-238 et AN Y 11 441. Interrogatoire par Pierre Chenon du 23 mai 1775.

(22) AN Y 11 441. Interrogatoire par le commissaire Chenon, du 1er juillet 1775.

(23) Colin Lucas a notamment signalé ce point : selon lui, les spectateurs n’étaient pas seulement une partie inévitable de l’action de la foule, ils lui étaient indispensables. Ils constituaient un public pour la foule active, et étaient rarement indifférents à son action. Colin Lucas, "The Crowd and Politics between Ancien Régime and Revolution in France," The Journal of Modern History 60 (1988): p. 426.

(24) Sur ce thème et le rôle des porte-parole pendant la Révolution et de nos jours, voir Jacques Guilhaumou, La parole des sans. Les mouvements actuels à l'épreuve de la Révolution française, 137 ed. Fontenay/Saint-Cloud, 1998.

(25) AN Y 9 828. Commissaire Serreau, du 4 mai 1775.

(26) Ibid. Commissaire Serreau, du 3 mai 1775. De même Sébastien Daious, dit La Poste, « interrogé s’il n’a pas couru toute la journée chez les boulangers et s’il n’a pas enlevé du pain, des deniers comptants ou effets. A dit qu’il n’a rien pris et qu’il a eu la curiosité de suivre les autres qui entraient chez les boulangers. » AN Y 10 558, commissaire Laumonnier, 3 mai 1775.

(27) AB 12 447, fol. 73 et AN Y 11 441. Interrogatoire mené par Pierre Chenon le 6 mai 1775.

(28) AN Y 11 441.

(29) AB 12 447, fol. 136. Addition d’information faite le 19 juin 1775 par M. Marchain, lieutenant de maréchaussée à la résidence de Charenton.

(30) AN Y 10 558. Commissaire Sirebeau, du 10 mai 1775.

(31) Ibid. Commissaire Duchesne, 3 juin 1775. Pour l’Angleterre du XVIIIe siècle, Thompson a également noté la précision avec laquelle des distinctions sont faites entre les cibles et la manière dont, lorsqu’il y a éventuellement non pas seulement taxation mais vol, on peut repérer des motifs de punition ou de revenche. Thompson, op.cit, p.113.

(32) Cyntia A. Bouton, The Flour War, Gender, Class, and Community in Late Ancien Régime French Society, University Park, 1993.

(33) F. Gauthier, G.R. Ikni, La guerre du blé au XVIIIe siècle, op.cit., Introduction, note 68, p.25.

(34) « Je remarque dans la foule beaucoup de femmes et d’enfants des deux sexes. », Hardy, "Mes Loisirs, ou Journal d'événements tels qu'ils parviennent à ma connaissance. Commençant à l'année 1775.", 3 mai 1775.

(35) Pour le XIXe encore, Nicolas Bourguignat affirme la difficulté du dénombrement et le fait que la forte présence des femmes relève peut-être plus du postulat que d’une conclusion argumentée. Nicolas Bourguinat, Les grains du désordre. L'Etat face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, 2002.

(36) op.cit, chap. 6, notamment les pages 223-229.



(37) Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés, Londres, 1776. p.136.

(38) ibid., p.65.

(39) ibid., p.94.

(40) Ibid.

(41) Abbé Nicolas Baudeau, Ephémérides du citoyen ou Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques, (1765)Milan, 1969, p. iii. t. 1 de 1765.

(42) 1ère partie : pièces détachées – dites Fugitives dans les tomes de 1767 (éloges historiques, état des prix) ; 2ème partie : Critiques raisonnées (recherches économiques, recherches érudites) ; 3ème partie : Événements publics et traits de bienfaisance. En 1770 une quatrième partie est ajoutée pour contenir les « Notices et annonces ».

(43) Pierre-Henri Goutte, "Les Ephémérides du citoyen, instrument périodique au service de l'ordre naturel (1765-1772)," Dix-huitième siècle 26, 1994, p. 140.

(44) Voir Ph. Steiner, « L’économie politique du royaume agricole. François Quesnay », pp.225-253 dans Alain Béraud et Gilbert Faccarello, éds., Nouvelle histoire de la pensée économique. Des scolastiques aux classiques, Paris, 1992.

(45) Les passions, fruits de notre nature, sont les bases d’où découlent toutes les règles sociales et morales : « la chaîne de nos besoins physiques sert à nous guider dans la recherche du juste absolu : à mesure qu’ils se développent à nos yeux, la nécessité physique de l’ordre auquel ils nous assujettissent nécessairement, se rend sensible ; et cette nécessité physique, qui est absolue, nous fait connaître ce qui est d’une justice absolue. » Pierre-Paul-François-Joachim-Henri Le Mercier de La Rivière, L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Collection des économistes et des réformateurs sociaux de la France, Paris, 1910. p. 14-15. Le mot souligné l’est, de manière significative, par l’auteur.

(46) Guillaume-François Le Trosne, De l'ordre social. Ouvrage suivi d'un traité élémentaire sur la Valeur, l'Argent, la Circulation, l'Industrie et le Commerce intérieur et extérieur, Paris, 1777, p.41.

(47) Turgot, "Lettres sur la liberté du commerce des grains," in Œuvres, ed. Eugène Daire, Osnabrück, 1966, Première lettre, de Limoges, 30 octobre 1770.



(48) Condorcet, Réflexions sur le commerce des blésop.cit., p.58.

(49) Turgot, op.cit., p.194.

(50) Le Trosne, De l’ordre social. Ouvrage suivi d’un traité élémentaire sur la Valeur, l’Argent, la Circulation, l’Industrie et le Commerce intérieur et extérieur, Paris, Debure, 1777, p.41.

(51) Ibid., p.IX.

(52) Le Trosne, op.cit, p.270-271.

(53) Le Trosne, op.cit, p.56.

(54) Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés, p.65 et p.94. Condorcet a tout le chapitre IV, « Des préjugés du peuple sur le Commerce des bleds », voir à partir de la page 133.

(55) Ibid., p.133.

(56) Lettre de Turgot du 20 avril 1775, en réaction aux émeutes de Dijon. Cité dans Faure, 12 mai 1776, La disgrâce de Turgot, p.236.

(57) Condorcet, op.cit., p.10.

(58) Condorcet, ibid., p.144.

(59) Turgot, "Lettres sur la liberté du commerce des grains," p.161.

(60) Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés, p.140.

(61) Le Trosne, De l'ordre social. Ouvrage suivi d'un traité élémentaire sur la Valeur, l'Argent, la Circulation, l'Industrie et le Commerce intérieur et extérieur, p.3.

(62) Gabriel Bonnot de Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, La Haye- Paris, 1768, p.70.

(63) Ibid. p. 98.

(64) Gabriel Bonnot de Mably, "De l'étude de l'histoire," in De l'étude de l'histoire et De la manière d'écrire l'histoire, Paris, 1988, p.13.

(65) Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. p.12.

(66) Ibid. p.211.

(67) Ferdinand Galiani, Dialogues sur le commerce des blés, (1770) Paris, 1984.

(68) Ibid. p.94. Necker reprend cette idée : « Les hommes qui méditent dans leur cabinet, pleins du louable désir d’éclairer le monde, mais trop facilement disposés à croire que c’est toujours faute d’esprit qu’une administration est imparfaite, pressés de délier le nœud gordien, établissent un principe, le généralisent, le poussent à l’extrême, et en étendant ainsi son empire, ils l’affoiblissent ou le dénaturent », in Necker, Sur la législation et le commerce des grains, 2e ed., 2 vols. (1775), vol. 1, p.6-7.

(69) Cet aspect est bien développé dans Catherine Larrère, L'invention de l'économie au XVIIIe siècle. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, 1992, p.260.

(70) Galiani, Dialogues sur le commerce des blés,op. cit., p.178.

(71) Ibid. p.45.

(72) Ibid. p.162. C’est moi qui souligne.

(73) Il faut dire que les emprunts, souvent non signalés, de Necker à Galiani sont nombreux, ce que dénonce d’ailleurs Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés, p.179.

(74) Necker, Sur la législation et le commerce des grains, vol. 1, p.5-6.

(75) Le peuple est aussi borné pour les uns que pour les autres. Pour Necker : « le pain qui le nourrit, la Religion qui le console ; voilà ses seules idées : elles seront toujours aussi simples que sa nature ; la prospérité de l’Etat, les siècles, la génération suivante, sont des mots qui ne peuvent le frapper ; il ne tient à la Société que par ses peines », ibid., t.1, p.152. Et Condorcet aura même beau jeu de dénoncer le mépris de Necker, qui n’envisage pas même d’éducation possible pour le peuple dont il dit : « Le peuple de tous les tems sera toujours le même ; n’entendit jamais raison sur la cherté du pain, et ne l’entendra jamais », ibid, t.1, p.158.

(76) Galiani, Dialogues sur le commerce des blés, p.126-127.

(77) Ibid. p.205.

(78) Ibid. p.157.

(79) Dans son Dictionnaire, Furetière (1690) introduit par exemple une étymologie fantaisiste qui fait descendre « canaille » de canis.

(80) Gabriel Bonnot de Mably, Entretiens de Phocion sur le rapport de la morale avec la politique (1797), p.37.

(81) Ibid. p.42.

(82) « L’exemple doit être pris a Simili. L’expérience doit avoir été faire sur un objet tout pareil, tout semblable, sans quoi il ne prouve rien », in Galiani, Dialogues sur le commerce des blés, op. cit., p.17. Ceci pour démonter l’exemple auquel reviennent sans cesse les physiocrates, celui de l’Angleterre.

(83) Turgot, "Lettres sur la liberté du commerce des grains," (page ?).

(84) Galiani, Dialogues sur le commerce des blés, p.211.

(85) Ibid., p.165. Thompson a très bien compris et repris cet argument « It is notorious that the demand for corn, or bread, is highly inelastic. When bread is costly, the poor (…) do not go over to cake. », Thompson, "The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century," p. 91.

(86) Mably, "Du commerce des grains," p.252. C’est moi qui souligne.

(87) Le Trosne, De l'ordre social, op. cit., p.76.

(88) Voir Florence Gauthier, ""De Mably à Robespierre. De la critique de l'économie à la critique du politique. 1775-1793",in La guerre du blé au XVIIIe siècle, op. cit. p.114.

(89) Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, p.31.

(90) Ibid., p. 243. Il ne peut donc s’agir de ne raisonner que sur les passions, il faut aussi espérer que l’homme agisse dans l’histoire par vertu. « Sans vertu tout est perdu », assure le Président des Dialogues, pour une fois porte parole de l’auteur. Galiani, Dialogues sur le commerce des blés, p.121.

(91) Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes, op. cit., p.56.

(92) Ibid., p.57.

(93) Jacques Guilhaumou, Marseille républicaine (1791-1793), Paris, 1992. La référence à Habermas se trouve en particulier p. 239.

(94) Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes, op. cit., p.254.

(95) Mably, "Du commerce des grains", p. ?

(96) Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes, op. cit., p. ?

(97) Galiani, Dialogues sur le commerce des blés, op. cit., p.8.

(98) Turgot, "Lettres sur la liberté du commerce des grains", op. cit., p.161.

(99) A propos de l’ouvrage de M.N, il écrit (p.123-124) « ces contradictions qui pourraient nuire à un Ouvrage de raisonnement, ne sont rien à un livre d’Eloquence, où le lecteur ébloui par le brillant des phrases, oublie en lisant chaque page, ce que la précédente contenait ». Et dès les premières pages de son propre livre (p.vij), il avait moqué le « succès d’un livre d’éloquence où l’on attaquait les principes qui servaient de prétexte à l’émeute ». Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés.

(100) Jacques-Hippolyte Ronesse, Lettre à un ami du peuple, Amsterdam et Paris, 1775, p. 6-7.

(101) Le Trosne, De l'ordre socia, op. cit., p.209.

(102) Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés, op. cit., p.129.

(103) Ibid. p.130.

(104) Mably, "De l'étude de l'histoire," p.36.

(105) Ibid., p.51-52.

(106) Le Trosne, De l'ordre social, op. cit., p.70.

(107) Ibid., p.338.

(108) Une analyse sociale des réseaux du libéralisme égalitaire a été menée par Arnault Skornicki, "L'Etat, l'expert et le négociant: le réseau de la "science du commerce" sous Louis XV", Genèses 65 (2006). Une analyse semblable reste à mener pour les physiocrates.

(109) Voir Johnson Kent Wright, A Classical Republican in Eighteenth-Century France. The Political Thought of Mably, Stanford, California, 1997. L’auteur insiste en particulier de manière utile sur les premiers écrits monarchistes de l’auteur et un parcours qui commence dans la diplomatie parmi la grande noblesse française.

(110) Secrétaire de l’ambassade napolitaine à Paris.

(111) Emmanuel-Joseph Sieyès, "Lettres aux économistes sur leur système de politique et de morale," in Ecrits politiques, ed. Roberto Zapperi, Bruxelles, 1985.

(112) Ibid., p.28. Et la phrase se poursuit ainsi : « l’esprit qui règne dans la société est si différent de celui qui doit animer les gens de lettres : le premier cherche à plaire, celui-ci n’en veut qu’au vrai. ».

(113) Ibid., p. 41 et p.37.

(114) Jacques Guilhaumou, Sieyès et l'ordre de la langue. L'invention de la politique moderne (Paris, 2002).

(115) Johan Heilbron, The Rise of Social Theory, Oxford, 1995.

(116) Larrère, L'invention de l'économie au XVIIIe siècle, op. cit., p.266.

(117) Gramsci, Cahiers de prison, cahier 8, § 73, cité in Guilhaumou, Marseille républicaine (1791-1793), p.21.

(118) Voir sur ce site l’article de Jacques Guilhaumou, « Jacobinisme et marxisme. Le libéralisme politique en débat ».

(119) Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978.

Déborah Cohen, "Le débat sur le commerce du blé (1768-1775) : formes et porteurs légitimes de la rationalité en question", Révolution française.net, Etudes, mis en ligne le 2 décembre 2006, http://revolution-francaise.net/2006/12/02/85-debat-commerce-ble-1768-1775-porteurs-legitimes-rationalite