N.B. La bibliographie des ouvrages recensés se trouve en fin d'article. Le dossier 'Philosophie allemande et révolution française' permet également d'élargir, par d'autres références, le présent propos.

D'abord, il s'agit de décrire les catégories philosophiques issues d'une lecture immédiate des principes de la Révolution française, et de leur mise en acte, par toutes sortes de philosophes, publicistes et jacobins allemands. Ainsi se met en place un corpus doctrinal sous l'égide des figures tutélaires de Kant et Fichte, avec en son centre les notions de "mouvement", enthousiasme"", "droit", "pouvoir", "force des choses", etc. (voire même de "révolution totale" avec Friedrich Gentz). Nous sommes alors dans l'univers de la radicalité révolutionnaire, qualifiée parfois de "radicalisme robespierriste", où l'approche esthétique de l'événement révolutionnaire lui confère sa dimension universelle.

Puis, nous sommes confrontés principalement avec Hegel, et secondairement avec Schelling, - deux philosophes très étudiés dans cet ouvrage collectif -, à une approche systémique et dialectique de la Révolution française. Alors que Schelling appréhende le système de la liberté issue de la Révolution française au plan transcendantal, Hegel objective l'agir des acteurs révolutionnaires en quête de liberté dans les catégories logiques de contradiction et de négation.

Il serait erroné de voir dans ces deux moments une progression, par le passage du subjectif à l'objectif, vers la théorisation la plus complète. Cette manière de lire le rapport de la philosophie allemande à la Révolution française est courante dans l'historiographie. Pourtant le pôle radical initial ne s'effacera pas, comme nous le verrons, dans la philosophie allemande du moins jusqu'au jeune Marx, proche des jeunes hégéliens adeptes de la lecture fichtéenne de la Révolution française, en particulier Köppen et Rutenberg, avec l'appui important de Heine. Même Hegel trouve toutes sortes d'éléments interprétatifs dans les écrits des jacobins allemands: "il méditera en allemand sur cette réflexion déjà allemande" (Jacques d'Hondt).



Kant et la radicalité de la Révolution française

Le rôle majeur de Domenico Losurdo, dans ces recherches, se précise à la lecture de son ouvrage sur Autocensure et compromis dans la pensée politique. L'interprétation usuelle de la relation de Kant à la Révolution française introduit, précise-t-il d’emblée, une coupure trop nette entre l'appréciation positive de l'humanisme politique des révolutionnaires et le rejet de tout activisme révolutionnaire. Condamnant tout droit de résistance à l'encontre de l'Etat, Kant serait certes favorable à la Constitution française de nature républicaine, mais sur la base du refus de toute violence révolutionnaire, source d'anarchie.

Dès l'introduction de son ouvrage, Losurdo montre qu'un tel cliché modéré résulte de toute une série de "distorsions historiographiques" introduites dans le sillage d'un "socialisme kantien" soucieux de dissocier marxisme et jacobinisme. Il s'agissait alors d'oublier l'enthousiasme kantien pour le spectacle de la Révolution française, d'associer ce philosophe à la condamnation vigoureuse de la terreur, de tronquer sa conception du libéralisme politique issue de la Révolution française, et par là même d'interpréter sa négation du droit de résistance comme un acte de résignation à l'égard de tout pouvoir.

Losurdo s'est constamment intéressé, dans ses articles et ouvrages, à la manière dont la philosophie classique allemande confère une signification forte à la Révolution française. Le présent ouvrage, par sa méthode et l'ampleur de ses résultats, en est le meilleur exemple. De fait, son approche du texte kantien consiste à contextualiser des textes particulièrement abstraits par le recours à d'autres textes moins lus, les notes de bas de page, les manuscrits préparatoires, la correspondance et aussi les témoignages des contemporains, des analyses des patriotes allemands jusqu'aux procès-verbaux de la police émis dans un climat de censure permanent. Une telle approche configurationnelle permet de montrer que le rejet du droit de résistance chez Kant n'est pas d'inspiration modérée, ne procède pas d'une hostilité à l'égard du radicalisme jacobin, mais au contraire prend appui sur une défense du pouvoir législatif issu de la manifestation exemplaire de la souveraineté du peuple pendant la Révolution française. Ainsi, précise D. Losurdo, " La négation kantienne du droit de résistance ne diffère pas, quant à l'essentiel, des doctrines révolutionnaires françaises qui, à partir de l'affirmation de la souveraineté du peuple, en viennent à considérer que le véritable rebelle, c'était le roi, lui qui se permettait de résister à la volonté du pouvoir législatif et donc du seul souverain authentique, le peuple" (page 96).

Résumons la position kantienne telle qu'elle apparaît à la lecture des résultats de la minutieuse enquête de Losurdo.

Kant affirme tout d'abord que la Révolution est un fait, et non un droit, dans la mesure où elle bouleverse l'ordre établi. C'est alors qu'elle fonde le droit: " Sans violence, aucun droit ne peut être fondé, en sorte que la violence doit précéder le droit" (cité page 59). La Révolution peut donc susciter tout au plus, le temps inaugural de la violence, l'émergence d’un "droit public gâché par l'injustice", distinct du droit conforme à la règle morale. De fait, avant que la volonté générale ne soit instituée au cours du processus révolutionnaire, le peuple dispose du "pouvoir irrésistible" d'exercer sa souveraineté: il échappe par là même à tout contrôle légal, il n'a pas à déclarer un quelconque droit de résistance puisqu'il peut faire surgir, "un moment où tout état juridique serait nié". Ainsi ce "cri de la nature" qu'est la révolution naissante se produit d'après une "loi naturelle nécessaire". Surtout, cette révolution permet d'amener "par des voies injustes un meilleur ordre des choses". C'est à l'encontre de cet ordre des choses que les forces réactionnaires, principalement les émigrés et les vendéens révoltés, invoquent les premiers le droit de résistance, ici totalement illégitime.

En second lieu, une fois que le peuple est légalement rassemblé et représenté, qu'il forme un tout, il ne peut être rebelle. Sa volonté s'incarne dans le pouvoir législatif : en résistant à l'Assemblée nationale, il exercerait une contrainte sur lui-même ! Tout au plus, peut-il exercer une résistance légale contre le pouvoir exécutif, exiger une réforme radicale de la "manière de gouverner" en appui sur la prééminence du pouvoir législatif. Il convient ici de citer Kant lui-même sur cet aspect central de sa lecture de la Révolution française:

" Le peuple, dans tous les cas, doit être représenté, et comme tel, il doit avoir non seulement le droit à la résistance, mais également la force pour, sans avoir recours à la sédition, pouvoir reprendre sa liberté et refuser d'obéir aux gouvernants. A parler proprement, il faudrait dire: le peuple ne doit cesser à un aucun moment de constituer un tout, autrement tout arrive per turbas, c'est-à-dire par le biais d'un pouvoir usurpé, qui ne peut être transmis légalement à personne. Par conséquent, le peuple doit être représenté pour pouvoir se séparer et résister de façon légale " (cité page 67).

Cependant le remarquable travail généalogique de Losurdo, certes résumé trop succinctement ici, ne doit pas nous faire oublier le caractère foncièrement allusif du texte kantien, en ce qui concerne tout particulièrement la Révolution française. En effet, "Kant, dans ses oeuvres, évite de prendre directement position sur la Révolution française en lui consacrant un article dont elle constituerait le thème explicite; il procède toujours de manière indirecte, en tirant parti d'arguments lointains et apparemment inoffensifs, de la façon la plus discrète possible, en reléguant souvent ses prises de positions dans des notes qui, écrites comme elles le sont, dans un langage allusif et contourné, risquent d'échapper au lecteur peu attentif. L'expression même de "Révolution française" ne se rencontre pas dans le texte kantien" précise Losurdo (page 134).

Une même autocensure s'exerce sur l'expression trop voyante de "droits de l'homme et du citoyen". Ainsi, lorsque Kant veut défendre la Révolution française, dénoncer la guerre qui cherche à l'étouffer, il prend la défense de la "Révolution chrétienne", dans La Religion dans les limites de la simple raison. Il préconise une religion morale et rationnelle où les attributs de Dieu sont définis sur le modèle du législateur issu de la Révolution française. Au-delà du soutien de Kant à la Constitution civile du clergé, le tour jacobin de sa critique du despotisme clérical n'a pas échappé à ses contemporains: ne précise-t-il pas que l'organisation de religion rationnelle " se trouve dans le concept d'un peuple comme communauté, où il faut toujours penser à une puissance supérieure en sa triplicité ( *pouvoir /terme français/)" ? Nul doute que Kant a le regard tourné vers l'organisation politique de la France révolutionnaire, où prédomine le pouvoir législatif.

L'analyse entre les lignes, si l’on peut dire, de l'essai de 1793 Sur le lieu commun: il peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien, est tout aussi révélatrice du radicalisme jacobin de Kant. Ainsi, des notes préparatoires au texte lui-même, le mot d'ordre "liberté, égalité, fraternité" est traduit sous un forme soit fortement théorisée (unité à la place de fraternité), soit allusive (fraternité est remplacée par indépendance). L'insistance sur "l'unité de la volonté de tous" nous renvoie de nouveau à la centralité du pouvoir législatif, en appui sur le tout du peuple, argument particulièrement spécifique du projet montagnard.

Reste la question du procès du roi, incontournable dans la mesure où la tradition historiographique a amplifié, sans examen approfondi, le jugement moral négatif de Kant sur cet événement majeur. De fait, à propos de "l'exécution en bonne et due forme d'un monarque par son peuple", Kant développe un discours particulièrement contourné pour échapper à la surveillance de la censure. Une lecture attentive permet de montrer que la difficulté qu'il éprouve à répondre de façon tranchée sur la question de l'illégalité du procès du roi confirme ce philosophe dans sa thèse relative au "caractère inacceptable de toute révolution qui, en usant de violence contre le pouvoir en place, finit par créer une situation d'incertitude légale, dans laquelle il devient malaisé de désigner jusqu'à la source du droit, autrement dit une situation d'anarchie" (page 182).

Ainsi Kant semble considérer l'émergence "naturelle" du droit par la violence au début de la Révolution française comme un événement fondateur de la radicalité de la Révolution française, donc incontournable, mais qui ne peut se répéter une fois le peuple légalement représenté sans prendre le risque d'effacer l'origine "naturelle" du nouvel ordre des choses. Seule "l'autoconservation", constitutif d' "un droit de nécessité", peut être désormais invoquée. A ce titre, Kant n'interprète-t-il pas la position jacobine, et plus particulièrement robespierriste, sur le procès du roi, comme une manifestation en rien illégale, mais issue d'une mesure "conservatoire" de salut public ? Bien sûr, rien ne le prouve dans la lettre du texte kantien. Mais ce rapprochement, développé à plusieurs reprises par D. Losurdo, entre Kant et Robespierre - c'est un topos de la tradition marxiste italienne - nous paraît singulièrement corroboré par la proximité qu'il induit, au niveau du lien entre les concepts de peuple et de pouvoir législatif, entre l'analyse kantienne et le projet montagnard de 1794.

Qu'en est-il alors du Kant thermidorien ? Il est indéniable que Kant approuve la Constitution de l'an III. Il y voit une affirmation sans ambiguïté du libéralisme bourgeois à l'encontre de la conception jacobine d'un libéralisme de droit naturel qui restreint les possibilités de la propriété bourgeoise. Du point de vue historiographique, Il dissocie donc, dans son jugement porté sur la Révolution française, le moment politique du jacobinisme de sa dimension sociale. Il est plus sensible à l'évolution constitutionnelle de la France révolutionnaire qu’au caractère populaire de son programme social dans sa version jacobine. Qui plus est, la Constitution de l'an III lui paraît lever toute ambiguïté sur le "droit à la résistance", en évitant de le mentionner, dans la mesure où il perçoit ce mot d'ordre comme négateur de la prééminence du pouvoir législatif.

Il n'en reste pas moins que l'adhésion de Kant à la Révolution française prend un tour radical, et non modéré, dans la mesure où ce philosophe amplifie, théorise une donnée majeure de l'organisation de la politique révolutionnaire, la centralité législative, y compris dans sa traduction montagnarde "maximaliste". A ce titre, il est erroné de situer Kant du côté des détracteurs d'une période de la Terreur où la représentation du peuple comme un tout au sein de la Convention atteint une forme théoriquement et pratiquement très achevée. A l'encontre de toute "prudence politique", il préfère les "moralistes despotiques", qui prennent des mesures trop précipitées, mais sont capables de retrouver le meilleur ordre des choses, aux "moralistes politiques" qui encensent le pouvoir dominant et sacrifient le peuple à leurs intérêts

Certes, mesurer l'adhésion de Kant au jacobinisme s'impose dans la mesure où il s'agit d'une question centrale dans la tradition marxiste et l'historiographie progressiste, mais nous aboutissons une fois de plus, et sans grande surprise, au constat de la limite sociale dite "bourgeoise", désignée par Marx lui-même, de la lecture de la Révolution française par les philosophes allemands idéalistes. Là n'est donc pas l'essentiel de la nouveauté de cet ouvrage sur Kant. De fait son mérite principal est d'avoir mis en évidence, de façon difficilement réfutable au vu des sources utilisées, le caractère radical de l'approche kantienne de l'organisation constitutionnaliste spécifique à la France révolutionnaire: l'expérience constitutionnaliste de la Révolution française dans son ensemble, y compris dans sa traduction montagnarde spécifique de la Terreur, est bien prise en compte par Kant. Dans cette perspective, le thème, propre à la tradition marxiste, de la traductibilité entre la théorie pratique française incarnée par les jacobins et la philosophie pratique allemande de Kant, Fichte et Hegel apparaît une nouvelle fois d'une grande valeur heuristique par les recherches nouvelles qu'il suscite. Il importe donc d’y revenir de manière récurrente pour comprendre ce qu’il est de la relation entre la philosophie allemande et la Révolution française.

Cependant, il convient, dans ce tour d’horizon de la pensée kantienne confrontée au constitutionnalisme et au républicanisme de la Révolution française, de préciser l’apport d’autres études certes plus partielles, mais d’un intérêt tout aussi grand.



Kant cosmopolite: le passage par l'intersubjectivité (Reinhold, Fichte).

Pour sa part, Gérard Raulet s’interroge, dans son ouvrage sur Kant, Histoire et citoyenneté, sur les enjeux du républicanisme kantien à l'aide d'une relecture systématique de ses Opuscules sur l'histoire. Le commentaire minutieux de l'auteur, d'un chapitre à l'autre, de ces textes bien connus en France depuis leur diffusion en livre de poche aboutit à la mise en valeur d'une conception téléologique de l'histoire respectueuse des différences, surtout d'un point de vue cosmopolitique, au sein d'une fédération d'États de droit basés sur la citoyenneté.

De fait, il est question, avec Kant, d'une téléologie indépendante du dogmatisme théologique des fins intentionnelles de la nature. Cette téléologie à visage humain permet d'abord de réfléchir sur les produits de la nature comme produits de l'expérience humaine en s'appuyant, sans en dériver directement, sur l'observation empirique de ce qui est advenu ou advient. Du constat de l'existence humaine, saisie dans son plein développement, à la détermination a priori d'une fin de l'humanité par la raison pure pratique, un trajet se construit dans l'historicité des hommes au plus grand profit de "l'Idée de souverain bien". Il importe alors de préciser que cette Idée n'est qu'un principe régulateur (le principe de la possibilité de l'expérience) au titre de la quête téléologique du jugement réfléchissant.

Les opuscules sur l'histoire apparaissent ainsi comme une sorte de "suite historique" de la troisième critique, la Critique de la faculté de juger. Si le jugement téléologique reconstruit l'histoire sur une base réfléchissante, la réflexion sur l'agir humain circonscrit les causes finales sans se substituer à la connaissance des causes efficientes. Qui plus est, la quête téléologique du jugement réfléchissant se complexifie singulièrement avec la recherche, dans l'événementialité même, de séquences qui font sens, de "signes" exprimant la causalité par la liberté.

C'est pourquoi l'auteur termine son commentaire par Le Conflit des facultés, opuscule centré sur l'événementialité de la Révolution française. S'inspirant des travaux de Lyotard, il montre que ce texte majeur sur la non-territorialisation du jugement réfléchissant en histoire rend intelligible une "faculté de passages" qui "fait communiquer les discours sans abolir leur différence". Au-delà du simple phénomène de Révolution, le signe qu'il en reste, en tant que manifestation morale attestée par un enthousiasme - étendu jusqu'à l'expression du sublime - des spectateurs de la Révolution, incarne l'Idée la plus haute de la finalité humaine. En fin de compte, Kant nous aide à méditer sur la validité d'une unification républicaine mise en oeuvre dans l'hétérogénéité et la multiplicité des passages. Sa relecture " implique une réflexion sur le validité du modèle français de l'intégration, c'est-à-dire sur la viabilité de cette conception téléologique du respect des différences dans la perspective de leur résorption dans une identité républicaine, la citoyenneté, qui entend être dans un État particulier le symbole de la citoyenneté universelle" (page 248). Encore faut-il préciser plus avant ce qu’il en est du jugement réfléchissant chez Kant, et de ses relectures ultérieures au regard des fondements de la représentation, et de son expressivité communicative.

Dans son ouvrage sur Kant et ses épigones. Le jugement critique en appel, Claude Piché réunit quatre études rédigées indépendamment les unes des autres, mais qui ont pour caractéristique commune de préciser le rôle de la faculté de juger dans son rapport avec la problématique des principes du discours philosophique au titre de sa confrontation avec les fondements métaphysiques de l’événement révolutionnaire à travers les figures de la représentation et du moi.

Dans la première étude intitulée "Liberté théorique et jugement chez Kant", il s'agit, à la différence de ce que le logicien appelle jugement, et même au-delà de l'idée de jugement judiciaire au sens où l'on dit de quelqu'un qu'il a du jugement, de renouer avec la définition de la critique comme art de juger. Cependant, d'un point de vue fondateur, il apparaît une "limite", pensée par Kant lui-même, à la systématicité de sa doctrine: le jugement déterminant, où les cas particuliers sont subsumés sous une règle générale a priori, n'interdit pas l'usage esthétique d'un jugement réfléchissant où les cas particuliers sont subsumés par un universel sans concepts a priori. Le système postkantien de Reinhold, présenté dans la seconde étude sur "Le principe au fondement du système. Kant et Reinhold", s'efforce de remédier à une telle "limite" du jugement déterminant par la promotion d'un principe universellement valable de représentation, véritable détermination originaire fondant la vérité de toute philosophie.

Attachons nous un moment au cas de Reinhold, quelque peu méconnu de lecteur français tel qu’il est présenté par Martin Bondeli dans son livre sur Das Anfangsproblem bei Karl Leonhard Reinhold. Hormis ses textes sur la Philosophie élémentaire, peu de traductions de cet auteur sont disponibles en français, du moins à notre connaissance. Les études qui lui sont consacrées ne sont pas nombreuses, même en allemand. Pourtant Reinhold est considéré comme l'un des premiers exégètes de Kant, avant de rencontrer la philosophie de Fichte, puis de se tourner vers le réalisme. Cet ouvrage étudie ces trois phases de la philosophie de Reinhold avec beaucoup de minutie.

Dans un premier temps, Reinhold s'efforce de systématiser le kantisme, perçu comme une simple propédeutique à la métaphysique, en proposant sa refondation dans une philosophie élémentaire tant théorique que pratique, par l'établissement d'un principe universellement valable issu du "pouvoir de représentation". En second lieu, la phase fichtéenne est marquée par un échange fructueux avec l'auteur de la Doctrine de la science. Reinhold établit alors une déduction "circulaire" entre raison pratique et raison théorique toujours au nom de la recherche d'un principe absolument premier de toute connaissance humaine. De la dernière phase, centrée autour d'un réalisme rationnel, et sur lequel l'auteur apporte une première approche systématique, nous avons retenu, en tant qu’historien linguiste, la présence forte d'une philosophie du langage, déjà présente dans les périodes antérieures. En effet, Reinhold, après avoir affirmé en 1794, que "Ce n'est qu'à travers le mot que la pensée peut se fixer dans la conscience, et peut être apte à l'exercice du raisonnement et à l'analyse ultérieure", distingue le mot ou signe linguistique du signe de la chose. Ainsi l'unité de la pensée procède en fin de compte du langage conçu comme un dispositif analytique. L'accès au concept a pour condition préalable la fixation de la signification abstraite du mot. Donc, au-delà des variations doctrinales d'une philosophie plutôt touffue, la philosophie du langage y occupe une place singulière qui méritait d'être soulignée, dans la mesure où l’on assiste actuellement à une opération consistant à reformuler certains problèmes kantiens en termes de philosophie du langage, comme le note Lia Formigari dans son ouvrage sur La sémiotique empiriste face au kantisme (Liège, Mardaga, 1994 et en particulier sur Reinhold pages 142-153)

En continuité de la réflexion présente sur l'héritage postkantien, le cas de Fichte, abordé dans la troisième étude de Claude Piché ("Évidence géométrique et certitude morale chez Fichte"), nous introduit à une articulation inédite entre un Moi absolu situé au principe de toute philosophie et une intuition intellectuelle de ce même Moi inscrivant sa représentation originaire dans un acte, une dynamique. . Jean-Christophe Goddard, dans l'ouvrage collectif qu'il dirige sous le titre, Fichte, le moi et la liberté, précise plus avant ce qu'il en est d'une telle intuition intellectuelle par le moi de sa propre activité, par son inscription même au coeur de la pensée métaphysique. Dans cette perspective, la liberté du Moi renvoie à sa capacité d'agir selon la loi du droit, et plus largement au titre de la disposition morale de l'humanité. La philosophie de Fichte s'inscrit bien au coeur de la philosophie de la Révolution française en tant que traduction allemande de la métaphysique politique du mois et de son activité, si chère à Sieyès. Proximité qui n'échappera pas à la sagacité de Guillaume de Humboldt lors de son séjour parisien sous le Directoire.

Faut-il en conclure à "une éclipse quasi-totale de la faculté de juger" au sein d'une phénoménologie de la liberté où Fichte énonce le primat de la philosophe pratique ? Alain Renaut et Alexis Philonenko ont précisé ailleurs que le moi fichtéen ne peut se confondre avec un moi-substance : l'homme appréhendé dans son expérience propre, c'est-à-dire dans sa liberté, se situe à l'horizon d'un moi infini qui détermine ce qui doit être, et non ce qui est. C'est pourquoi, en dépit de la dévalorisation fichtéenne de l'esthétique kantienne développée dans la Critique de la faculté de juger, un jugement de droit persiste et s'amplifie chez Fichte dans une dimension fortement intersubjective, s'inscrivant précocement dans le paradigme de la communication.

Ainsi la dernière partie de l’ouvrage de Claude Piché sur Habermas, intitulée "L'héritage néo-kantien de Jürgen Habermas", conserve certes un lien avec les trois premières parties, mais nous introduit à un déplacement de l’interrogation kantienne de nature épistémologique vers des considérations sur les structures transcendantales de la communication qui mettent en avant "le thème de la validité des normes, lequel se fonde sur une théorie du jugement dont Fichte pourrait à juste titre réclamer la paternité" (page 12). A vrai dire, Habermas s’est aussi intéressé, dans son ouvrage sur La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, à la portée actuelle de la "troisième dimension" de la théorie kantienne du droit: l'idéal de la paix perpétuelle en tant qu'expression de l'idée d'un état cosmopolitique à la fois attractive et concrète. Il commence par préciser les trois temps du raisonnement kantien dans le Projet de paix perpétuelle: "la définition du but à atteindre, autrement dite la paix perpétuelle, la description qu'il donne du problème, celle de la forme juridique d'une fédération des peuples, en enfin la solution historico-philosophique de ce problème, à savoir la réalisation de l'idée de l'état cosmopolitique" (page 9). Puis il explore le devenir de cette idée kantienne à la lumière de l'histoire de ces deux derniers siècles, ainsi que sa reformulation possible dans le contexte mondial actuel.

En son temps, Kant anticipe la formation d'un espace public à l'échelle du globe alors qu'il vit dans un espace public à caractère plutôt mondain. De nos jours, Habermas est le théoricien majeur d'un espace public où domine la "liberté communicationnelle réciproque concédée" sur la base d'un pouvoir communicationnel de portée universelle (voir son ouvrage sur Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997). La rencontre entre ces deux philosophes, et consécutivement la révision de l'un par l'autre sur le plan de la cosmopolitique, est donc d'un très grand intérêt.

Créditant Kant, à tort ou à raison, de vouloir maintenir les citoyens sous la dépendance de l'État au sein même d'une fédération d'États libres, Habermas propose d'aller au-delà. Il définit alors un "droit cosmopolitique" résidant "dans le fait qu'il concerne, par-delà les sujets collectifs du droit international, le statut des sujets du droit individuel, fondant pour ceux-ci une appartenance directe à l'association des cosmopolites libres et égaux" (page 57). Il retrouve ainsi les réflexions de l'historienne Florence Gauthier dans son ouvrage sur Triomphe et mort du droit naturel en Révolution (Paris, P.U.F, 1992), qui voit dans l'héritage de la Révolution française la possibilité d'une "cosmopolitique de la liberté" triplement définie par la liberté personnelle, la liberté en société et la liberté des peuples du monde.

Est-il donc si évident que le Kant cosmopolite soit actuellement dépassé par l'évolution de l'ordre des choses ? Ne s'agit-il pas plutôt de préciser une fois de plus, dans la voie empruntée par Habermas, des potentialités inédites de la traductibilité réciproque entre la philosophie pratique allemande et la théorie pratique jacobine ? Tel est, à vrai dire, l’objectif d’Eustache Kouvelakis dans son ouvrage sur Philosophie et Révolution de Kant à Marx, qui nous permet d’en venir à une proposition de synthèse du thème de cette revue critique.

De Kant à Engels et Marx: les médiations de Hegel, Heine, Hess et Ruge.


Nous vivons actuellement dans un contexte de forte dénégation de l’idée de Révolution, voire de haine de la Révolution française, comme nous l'avons montré sur le présent site. En répétant sans cesse que la Révolution (française) est terminée, une certaine vulgate libérale pousse à l’abandon de la tradition révolutionnaire, contre un mouvement social qui met toujours à l’épreuve les référents de 1789-1793 dans la tension constitutive du droit et le maintien du « devenir-sujet » des mouvements populaires, comme le souligne Eustache Kouvélakis dans sa conclusion.

A ce titre, le moment où « De Kant à Marx, la trajectoire de la théorie allemande circonscrit le nouvel espace ouvert par la révolution au concept », dans le fait même de la contemporanéité de l’idéalisme pratique allemand et des langages politiques des Révolutions françaises (1789-1848) constitue bien la matrice interprétative majeure de l’événement révolutionnaire. Nous sommes donc en droit de nous interroger sur la portée de parcours philosophiques où s’exprime la conviction centrale suivante : c’est dans la théorie allemande que la pratique révolutionnaire a trouvé sa réflexion et son expression accomplies.

A partir des études pionnières d’Auguste Cornu, Lucien Calvié, dans son ouvrage fondamental sur Le renard et les raisins. La Révolution française et les intellectuels allemands (1789-1845) élargit le champ de recherche en nous conviant à suivre le parcours de l’idéalisme allemand vers le moment jeune-marxien, fondateur d’un événement théorique majeur à l’horizon de la Révolution radicale. En effet, l'analyse des enjeux successifs du rapport des intellectuels allemands à la Révolution française relève, par analogie avec la fable de La Fontaine, "Le Renard et les Raisins" (voir le titre de son ouvrage), d'abord de l'expression première d'un fort sentiment d'abstraction politique face aux artifices intstitutionnels de la Révolution française avant d'en venir, faute de pouvoir accéder en terre allemande à la Révolution, à une prise de distance, donc à une dévalorisation au profit d'une Révolution idéale, esthétique. Cependant à côté des diverses étapes d'une telle singularité allemande - l'idéalisme schillerien et sa conception esthétique de la Révolution française, le romantisme politique de Novalis et l'image d'un Äge d'or médiéval, la Jeune Allemagne et la gauche hégélienne autour de la double idée d'une révolution littéraire et philosophique - se précise, à distance de l'analogie avec la fable de La Fontaine, la tradition proprement jacobine, en appui sur le jacobinisme allemand des années 1790. Elle s'apparente à la recherche, dans l'autonomie même de la pensée allemande, d'une sorte de répondant artificiel, conceptuel, en matière d'ordre social et politique. Kant donne ses lettres de noblesse à une telle tradition, et Hegel lui ajoute une expression dialectique totale. Sa lecture par Heine et Marx dans les années 1840 lui confère alors le label de "tradition marxiste", dont l'origine s'apparente à un choix existentiel en faveur de l'humanité souffrante avant même la double découverte du prolétariat comme force révolutionnaire et du matérialisme historique.

Eustache Kouvélakis élargit une nouvelle fois la perspective, d’une part en le confrontant avec le parcours anglais d’Engels, de première importance dans la mise en avant de la question de l’antagonisme de classe, d’autre part en insistant sur l’entreprise constante de conjuration du spectre révolutionnaire sous la modalité d’une Révolution qui hante, donc fascine ou répulse, le présent dans la réflexion des penseurs allemands. A ce titre, la philosophie allemande apparaît comme une réaction réfléchissante et toujours actuelle à la crise ouverte par l’événement révolutionnaire, au-delà de la réitération de l’impuissance initiale de l’idéalisme allemand à promouvoir une pratique révolutionnaire en Allemagne, « Misère allemande » déjà étudiée sous ses multiples facettes dans le N°7 (1999) de Chroniques allemandes par Lucien Calvié et Francois Genton.

De Kant à Marx, à travers une suite de parcours qui radicalisent la position initiale sur le lien philosophie/Révolution, tout en marquant l’émergence du lien social, via l’expérience anglaise, au sein même du politique, nous pouvons alors mieux comprendre in fine la radicalité critique du moment jeune-marxien, sa dimension d’événement théorique majeur : il permet à la politique, non pas de se dissoudre dans le social, mais de rencontrer son concept (« la vraie démocratie ») dans l’événement/processus de la Révolution qui « annule » la distinction du social et du politique. Plus largement, c’est ce travail de « réduction » à l’essentiel, qui interdit toute « absolutisation » du concept inscrit à l’horizon de la Révolution, qu’Eustache Kouvélakis pointe à chaque moment du trajet intellectuel qu’il décrit avec beaucoup de minutie, une large érudition, et un grand effort de clarté.

Des figures promues par Kant, nous retenons généralement la figure du spectateur enthousiaste de la Révolution française, en tant qu’expression de l’idée de droit et de progrès, mais qui prend ses distances face à la charge traumatique de l’événement. Eustache Kouvélakis met plutôt l’accent sur le présence, dans la pensée kantienne, de la figure du « politique moral » ( à la différence du moraliste politique) qui promeut une « vraie politique » par référence à une liberté du sujet inscrite au plan supérieur de la moralité : cette « réduction » du politique à des impératifs moraux, véritable « principe métapolitique » fonde alors une ligne de conduite en politique pour les sujets empiriques déployés dans l’espace public, qui leur permet de se tenir à distance de la dimension plébéienne de « l’émeute » et au plus près de la réforme.

Nous comprenons alors pourquoi le premier geste de Hegel est d’abolir, face à Kant, l’idée de fondation morale du droit qui, selon lui, provoque une dissociation entre l’être et le devoir-être, introduisant ainsi l’illusion d’une conscience spectatrice des événements révolutionnaires. Contre le contractualisme (Rousseau), et son caractère jugé abstrait, Hegel revalorise le point de vue de la société civile, liée au besoin et au travail, et distincte de l’Etat. Mais dans la mesure où l’antagonisme social paraît irréductible dans le cadre de la société civile-bourgeoise, par l’inclusion, à la différence de Kant, du surgissement de la plèbe et de sa revendication du droit à l’existence, il revient à l’Etat de reconstruire l’unité, de donner un fondement de la politique dans un esprit réformiste et réformateur. C’est alors qu’Hegel promeut les corporations d’une part, les intellectuels d’autre part comme médiations dans la recherche de la cohésion sociale au titre d’une « science philosophique de l’Etat ». Ainsi « l’Etat hégélien peut dès lors apparaître comme l’énigme résolue de l’histoire : il intègre les acquis de la révolution tout en en faisant l’économie, en la rendant impossible dans l’avenir » (p. 67).

L'étape suivante est franchie par Henri Heine: médiateur privilégié entre la France et l'Allemagne, il nous a laissé une "oeuvre française" basée sur une critique constante du nationalisme allemand sous toutes ses formes, y compris les plus démocratiques, en s'appuyant sur l'expérience de la Révolution française. Nulle surprise donc si la Révolution de 1789 occupe une place centrale dans l'ouvrage que Lucien Calvié vient de consacrer à Heine. Philosophe et poète, cet écrivain allemand d'origine juive se situe à la confluence de l’universalisme de la Révolution et de la tradition culturelle allemande, mais sous sa forme plutôt poétique dans une relation complexe à Goethe, longuement analysée par Lucien Calvié, dans le mesure où Heine exprime un fort rejet de la judéophobie et de la francophobie des patriotes allemands, donc de leurs idées nationalistes.

A l'instar des intellectuels allemands radicaux qui critiquent "la misère allemande" (il est sans doute l'un des précurseurs de ce thème majeur de la tradition marxiste), Heine entre en résonance avec le libéralisme politique de la Révolution française dans le but de rapprocher la révolution de son principe, voire de l’y « réduire » pour l’arracher à toute tentative de régression historique. Réfutant l'existence trop souvent présupposée d'une liberté germanique originaire, il souligne la parenté entre la Révolution française, et ses principes, l'hégélianisme, et le libéralisme politique français, en se situant bien sûr dans le droit fil de l'expression de la liberté dans les Révolutions de 1789 et de 1830. Il en ressort un plaidoyer pour l'émancipation universelle des peuples, non sans une certaine réserve pour l'émancipation d'un seul peuple au sein d'une seule nation du fait des risques inhérents au nationalisme allemand.

Alors, en inscrivant en exergue de la version allemande de De la France, "Vive la France ! quand même", Heine en vient à préconiser une "grande science de la liberté" sur le modèle de "la nouvelle science politique", ainsi désignée par Sieyès en 1789. Tout cela au titre d'une connaissance précise de l'historiographie de la Révolution française, en particulier Thiers, Cabet et Mignet, mais surtout au nom d'un effort de conceptualisation centré sur la reprise de schéma hégélien de la négation de la négation, dans le passage de l'enthousiasme pour la révolution de 1830 à la critique de la Révolution de 1789 comme Révolution bourgeoise à l'horizon du communisme dans les années 1840.

C'est là où Lucien Calvie formule son hypothèse principale sur le représentation heinienne de la Révolution selon un mouvement dialectique de type hégélien, étendu à l'ensemble de la démarche des intellectuels allemands radicaux:

"Le recours au contenu révolutionnaire supposé - et parfois présenté comme ésotérique - de la philosophie allemande, en l'occurrence celle de Hegel, peut être vu comme une négation, au nom de la révolution sociale à venir, de l'insuffisance révolution politique de type français, elle-même explicitement liée par Heine au "matérialisme" français du XVIIIème siècle français. Mais la référence à cette même révolution politique - de 1789 à 1830 - constituait déjà chez Heine, comme aussi chez Ruge et Chez Marx, dans une phase de leur développement intellectuel, une première négation des réalités insupportables de l'Ancien Régime, et surtout de la misère allemande, c'est-à-dire de l'immobilité politique de l'Allemagne depuis 1815." (p. 214).

La Révolution française reste donc bien présente à l'horizon de l'émancipation humaine. Ainsi Heine n'hésite pas à incarner la figure du « vrai flâneur » qui déambule au milieu du peuple parisien en 1841, convaincu que « la révolution est toujours la même, nous n’en avons vu que le commencement, et beaucoup d’entre nous n’en verront pas le milieu ! » (cité par Kouvélakis p. 92). Il promeut ainsi le principe de révolution permanente, en appui sur le droit à la vie, et désigne par là même le caractère indépassable de l’antagonisme, mis en valeur par les premières luttes ouvrières françaises, à l'exemple des canuts lyonnais. C'est alors au sein du mouvement républicain et ouvrier français que Heine et les intellectuels allemands trouvent la preuve concrète de la révolution allemande et européenne à venir.

Reste une dimension messianique, prophétique dans la pensée de Heine, reprise par Walter Benjamin. Il s’agit d’affirmer d’une part la fulgurance du présent révolutionnaire, d’autre part la suspension du destin du héros révolutionnaire au titre du refus de la répétition historique, de la mise à l’écart des spectres d’un pays-fantôme, l’Allemagne. Un messianisme il est vrai qui s’humanise par une distance ironique vis-à-vis de la comédie du présent, annonciatrice de l’avènement de la « vraie tragédie » (le communisme), par exemple dans le cas de la remise à la mode des « gilets à la Robespierre ». Eprouvant une haine toujours plus tenace contre le nationalisme teutomane, Heine en vient bien à prendre, de manière paradoxale, le parti d'une France de l'extrême centre, donc d'un radicalisme plutôt libéral-étatique, et d'un communisme qui brise l'égoïsme régnant et dont il apprécie tout particulièrement le charme de son universelle dérision.

Dans la voie du messianisme ainsi tracé, de Hess, prophète d’une révolution nouvelle sur le terrain social, considérant que Fichte et Babeuf (« le Fichte français ») devaient être regardés comme les deux héros de la Révolution - comme l'a précisé par ailleurs sur ce site Jean-Christophe Goddard -, et de Engels, passeur du social au « social-isme », présentés dans les chapitres III et IV, nous retiendrons également l’avènement de la pensée de « l’homme social » en révolution, dans la complémentarité d’un récit à fonction prophétique, et d’une nécessaire « objectivité » de la Révolution face à « l’homme-corps », au « corps-machine » totalement assujetti par la Révolution industrielle. Le bio-pouvoir prend consistance dans la dénonciation de la société capitaliste par l’introduction du soupçon sur la réorganisation des savoirs dominants (en l’occurrence l’émergence des sciences humaines), et par la mise en visibilité du corps des prolétaires dénudés de toute liberté, du fait que la mort est contenue dans la vie, en conditionne la productivité, au titre d’une guerre sociale où se pratique « le pillage réciproque sous le couvert de la loi » (Engels). Il entre ensuite en résonance avec le messianisme propre à « un récit téléologique à fonction prophétique qui lie, sous le signe de l’inéluctable, la figure de la Catastrophe (l’effondrement économique) et celle de la Parousie (l’insurrection prolétarienne) » (p. 274). Notons que cette mise en relation du biopouvoir et du messianisme n’est pas sans écho dans ce qui se dit et s’écrit actuellement sur la Révolution française, à l’exemple de l’ouvrage de Sophie Wahnich sur La liberté ou la mort. Essai sur la terreur et le terrorisme (La Fabrique, 2003) donnant parfois, face à l’avènement démocratique de la liberté humaine, l’impression d’un « non-sens », pourtant inscrit dans la tradition interprétative majeure du concept de Révolution (française), la tradition de l’idéalisme allemand.

A vrai dire Marx retiendra de ce socialisme engelsien, selon Eustache Kouvélakis, « l’impossibilité même d’un concept de politique adéquat à cette révolution présentée comme un destin » et ira rechercher dans un retour critique à Hegel « la vrai démocratie » pensée à la fois dans la continuité et au delà des limites de la Révolution française. L’inscription du moment jeune-marxien dans le contexte du libéralisme rhénan, le passage en accéléré de la courte expérience de la presse libre au repli dans le cabinet de lecture, puis au chemin vers l’exil parisien, durant les années 1842-1845, constituent un moment intellectuel d’une étonnante richesse, et qui ne cesse donc de fournir de nouvelles ressources interprétatives, en particulier à l’historien de la Révolution française. Résumant sa recherche en ce domaine dans une intervention en séminaire, Eustache Kouvélakis insiste ainsi sur la richesse des réflexions de la période jeune-marxienne en matière de démocratie révolutionnaire.

A l’exemple du Marx démocrate du Manuscrit de 1843 – titre et sous-titre d’un ouvrage sous la direction d’Etienne Balibar et Gérard Raulet (PUF, 2001) - , il apparaît que le jeune Marx est immergé dans un climat intellectuel d’héritage, de discussion et de sympathie vis-à-vis de la Révolution française, au titre d’une réflexion qui s’inscrit dans un courant de La démocratie contre l’Etat, au regard d’un moment machiavelien, selon le titre de l’ouvrage de Miguel Abensour (PUF, 1997).

Nous convions donc le lecteur à regarder avec beaucoup d’attention, au sein de l’ouvrage de Kouvélakis, le chapitre V (pages 293-412) consacré à Marx, dans la suite des travaux de ses prédécesseurs. Nous en retiendrons là encore l’étonnante continuité entre le projet révolutionnaire du jeune Marx et le projet du libéralisme égalitaire, en y apportant cependant une nuance : n’est-ce pas la totalité du champ du libéralisme politique issu de la Révolution française que Marx balise en si peu de temps, que ce soit le libéralisme constituant (Sieyès), le libéralisme civique (le mouvement populaire) et le libéralisme égalitaire (Robespierre), ainsi qu’il apparaît dans une partie des contributions du numéro 32 (2002) d’ Actuel Marx sur Les libéralismes au regard de l’histoire ?

Bien sûr la voie de recherche sur le thème de la philosophie allemande et de la Révolution française reste largement ouverte, en dépit de ses nombreux balisages récents dont nous avons présenté des avancées nous l’espérons significatives. La preuve en est, parmi d’autres, les nouvelles recherches de Lucien Calvié sur le milieu intellectuel des jeunes hégéliens dans les années 1830-1840 en Allemagne. Nous avons déjà abordé, sous sa plume, l'apport "tutélaire" de Heine: il nous propose aussi le cas de Ruge, de la même génération que Marx.

Ce qu’on appelle la gauche hégélienne joue un rôle essentiel dans la genèse démocratique et révolutionnaire du marxisme, donc dans le passage, au sein de la pensée du jeune Marx, d’un humanisme hérité des Lumières à un socialisme qui demeure inscrit à l’horizon universaliste de la Révolution française. Si l’on connaît relativement bien les figures de Bruno Bauer et de Moses Hess, qui gravitent autour du Jeune Marx au moment où se précisent les tenants et les aboutissants de sa quête du communisme, Arnold Ruge demeurait, jusqu’ici, une figure encore floue d’autant qu’il incarne plus le journaliste politique que le philosophe hégélien. A ce titre il convenait de mener à bien un vaste travail d’érudition et de réflexion sur son itinéraire personnel, ses entreprises journalistiques, le contexte politique et social de ses interventions, la teneur de ses débats et de ses divergences avec Marx et d’autres intellectuels, toutes choses que Lucien Calvié fait dans sa longue présentation des textes traduits sous le titre "Aux origines du couple franco-allemand. Critique du nationalisme et révolution démocratique avant 1848" (p. 9-90).

Sa méthode relève de l’histoire des idées et des concepts, telle qu’elle s’impose actuellement par une attention majeure au contexte et à l’horizon des possibles ouverts par l’événement, donc elle se distancie d’une histoire philosophique qui s’en tient généralement au seul contenu des doctrines. A ce titre, la présentation de Lucien Calvié a une portée plus large qu’un simple état de l’itinéraire et de la doctrine de Ruge : elle met en évidence les enjeux de l’association/opposition entre humanisme et communisme, en regard de l’expérience révolutionnaire française étendue à la période contemporaine des publications de Ruge, à l’exemple de Marx. La part dialectique - et donc d’échange permanent - de la pensée et de la pratique de la gauche hégélienne s’avère particulièrement révélatrice de la mise en place, non sans quelques difficultés, d’une culture politique franco-allemande dont l’impact demeure dans notre présent européen.

Nous avons tout particulièrement retenu l’intérêt, dans le cadre « D’un projet d’alliance intellectuelle entre l’Allemagne et la France », du dialogue entre Ruge et Louis Blanc, même si Lucien Calvié conclut à un échec provisoire de cette recherche d’entente, sur la base d’un ambitieux projet critique et révolutionnaire d’une pensée unifiée autour des valeurs universalistes de l’humanisme et du socialisme. Echec qui tient aussi de la mise à l’écart, par Ruge lui-même, d’intellectuels français tels qu’Edgar Quinet, pourtant féru de culture allemande. Nous pouvons ainsi suivre pas à pas la pratique et la production intellectuelles de Ruge, tout en contextualisant avec précision les textes traduits et publiés dans la suite de l’ouvrage. La longueur de cette présentation se justifie par la complexité du contexte, du débat et de l’échange dans lesquels se situent les interventions de Ruge.

Les textes publiés, traduits et annotés s’avèrent alors d’un grand intérêt. En tant qu’historien de la Révolution française, nous avons tout particulièrement apprécié la publication de textes où la problématisation d’une Révolution française toujours actuelle aux yeux des contemporains du Jeune Marx occupe une place décisive. Nous retrouvons ainsi une question significative de l’apport réflexif du travail de Lucien Calvié, de Ruge à Heine dans ses travaux les plus récents : comment des intellectuels allemands peuvent-il écrire l’histoire du temps présent, donc participent-ils encore de la Révolution française, par la mise en valeur de la part de projet dans l’événement, à l’encontre de « la misère » politique régnante ?

Le premier texte, sur L’Entente entre Français et Allemands est particulièrement éloquent en ce domaine par son insistance sur la possible alliance, et donc « l’union spirituelle et intellectuelle » entre ces deux peuples civilisés, avec en son centre la figure de « l’être humain libre érigé en principe par la Révolution française ». Le second texte, sous forme d’extraits, sur Le Patriotisme, reprend d’emblée le thème du « règne d’être humains librement formés et vivant libres de toute domination » pour en développer les potentialités jusqu’à affirmer que l’être humain travaille, « en créant le monde nouveau dans sa vérité », à se faire lui-même, propos d’une étonnante résonance contemporaine. Il en vient ainsi à opposer au patriotisme et à la religion, expressions du vieil ordre des choses, « le nouvel ordre humain » où Français et Allemands proclament conjointement la liberté politique et la liberté de la philosophie.

Le couple franco-allemand, confronté tout particulièrement à la Révolution française, a encore un long avenir devant soi. En effet, l'insertion des ressources interprétatives de la philosophie allemande dans les travaux des historiens de la Révolution française s'avère toujours aussi fructueuse, et tout particulièrement dans sa formulation sous le sigle de la tradition marxiste, comme l'avait déjà souligné un numéro spécial des Annales Historiques de la Révolution française sur France-Allemagne. Interactions, références disponible en ligne, et comme le précise la présente revue critique.

N.B. Cette note critique procède de la refonte, avec modifications et ajouts, d'un série de comptes-rendus d’ouvrages, publiés dans les Annales Historiques de la Révolution française, Dixhuitième siècle et Actuel Marx.

Ces ouvrages sont les suivants:

- Rivoluzione francese e filosofia classica tedesca, a cura di Domenico Losurdo, Instituto Italiano per gli Studi Filosofici, Acta philosophica 13, Napoli, Ad. QattroVenti, 1993, 372 pages.

- Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Presses Universitaires de Lille, 1993, 245 pages.

- Gérard Raulet, Kant. Histoire et citoyenneté, Presses Universitaires de France, collection "Philosophies", 1996, 249 pages.

- Claude Piché, Kant et ses épigones. Le jugement critique en appel, Paris, Vrin, 1995, collection "Histoire de la philosophie", 248 pages.

- Martin Bondeli, Das Anfangsproblem bei Karl Leonhard Reinhold. Eine systematische und entwicklunggeschichtliche Untersuchung zur Philosophie Reinholds in der Zeit von 1789 bis 1803, Philosophische Abhandlungen Band 62, Klostermann, Frankfurt am Main, 1995, 445 pages.

- Jean-Christophe Goddard dir., Fichte, le moi et la liberté, Paris, PUF, 2000.

- Habermas Jürgen, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d'une idée kantienne, Paris, collection "Humanités", Cerf, 1996, 122 pages.

- Eustache Kouvélakis, Philosophie et Révolution de Kant à Marx, Paris, PUF, 2003, 427 pages.

- Lucien Calvié, Le renard et les raisins. La Révolution française et les intellectuels allemands (1789-1845), Paris, Edi, 1989.

- Lucien Calvié, Le Soleil de la liberté. Henri Heine (1797-1856). L'Allemagne, la France et les révolutions, Paris, PUPS, 2006.

- Arnold Ruge, Aux origines du concept franco-allemand. Critique du nationalisme et révolution démocratique avant 1848, Textes traduits de l’allemand et présentés par Lucien Calvié, Presses Universitaires du Mirail, 2004, 199 pages. Présentation, traduction et annotation du texte intégral, Pour l’Entente entre Allemands et Français (1843), et d’extraits de Le Patriotisme (1844).



Jacques Guilhaumou, "Philosophie et Révolution française", Recensions, Révolution Française.net, mis en ligne le 25 décembre 2005, mis à jour le 6 août 2007, URL:http://revolution-francaise.net/2005/12/25/12-philosophie-allemande-et-revolution-francaise.