Mais la dénonciation « consensuelle » de l’excès démocratique prend actuellement le dessus. Elle tend à considérer un peuple situé hors de la filiation, de la transmission au titre de l’illimitation et de sa conséquence majeure, l’autodestruction : il en ressort que les propriétés autrefois attribuées au totalitarisme, ennemi disparu, sont prêtées à la démocratie elle-même. En appui sur l’empirisme gouvernemental, et donc au nom d’une « démocratie des experts », un nouveau discours antidémocratique veut s’imposer sur la scène intellectuelle et médiatique.

La terreur comme espace illimité d’indifférenciation y trouve alors son compte. La référence à la Révolution française et à la terreur, comme totalitarisme originaire, occupe ici une position matricielle dans l’émergence d’un tel discours antidémocratique. L’aversion traditionnelle contre la Révolution française prend la tournure d’une véritable haine.

D’abord au terme du mouvement initié en France autour de François Furet dans les années 1980 (1). Ainsi « on a justement souligné le rôle joué par l’ouvrage de François Furet, Penser la Révolution française, publié en 1978. Mais on n’a guère saisi le double ressort de l’opération qu’il effectuait. Remettre la Terreur au cœur de la révolution démocratique c’était, au niveau le plus visible, casser l’opposition qui avait structuré l’opinion dominante. Totalitarisme et démocratie, enseignait Furet, ne sont pas deux vrais opposés. Le règne de la terreur stalinienne était anticipé dans le règne de la terreur révolutionnaire. Or celui-ci n’était pas un dérapage de la Révolution, elle était consubstantielle à son projet ; elle était une nécessité inhérente à l’essence même de la révolution démocratique » (page 20). On pourrait discuter sur l’adéquation de l’œuvre de Furet, en particulier dans sa dimension libérale issue d’une lecture attentive de Marx, à cette interprétation particulièrement droitière de sa pensée (2). Mais Jacques Rancière ne fait ici que souligner son caractère dominant au point que la critique attribuée à Furet de la Terreur est devenue la matrice de tous les excès de la démocratie qualifiés le plus souvent d’archaïsmes. D’abord la dramaturgie révolutionnaire, c’est-à-dire la série des événements révolutionnaires, est rapportée à la Terreur dont les origines sont recherchées dès 1789. Ainsi Timothy Tackett, dans Le roi s’enfuit (3) précise, dès l’introduction de son ouvrage, que « l’état de violence de 1794 était déjà inhérent dans la philosophie et le discours de 1789 » (p. 21). 1789 prélude à la Terreur, puis violence d’Etat et anarchie des masses marchent de pair vers la Grande Terreur. C’est faire bien peu de cas des analyses de Furet lui-même sur l’avènement en 1789, au terme d’un vaste travail de l’esprit politique dans les années 1770 et 1780, d’une figure émancipatrice de l’individu politique (4). Certes Furet dit bien que « la culture politique qui peut conduire à la Terreur est présente dans la Révolution française dès l’été 1789 ». Mais il précise avant qu’ « il serait faux de l’imaginer comme le seul produit de la pression des sans-culottes » (5), bien au fait des travaux incontournables de Soboul sur la dimension politique du mouvement de la sans-culotterie parisienne, donc irréductible à la simple violence. Il impute plutôt cette culture aux députés, et pas nécessairement aux plus radicaux. Il rejoint ainsi le Sieyès de l’an III qui dénonce la confusion parmi les députés entre « unité d’action » et « action unique », entre l’Etat de droit et l’Etat centralisateur au profit de l’instauration d’une « ré-totale » (6). A ce titre son analyse de la politique montagnarde met plus l’accent sur sa vérité politique, le rôle central du principe de la souveraineté absolue et indivisible d’une Assemblée unique qui fait de la Convention le centre unique du gouvernement, que sur sa vérité sociologique, le renforcement des vertus centralisatrices de l’Etat au travers de la présence massive du personnel sans-culotte dans les bureaux des ministères (7).

François Furet ainsi enrégimenté à tort, c’est alors que la haine de la Révolution française peut se focaliser, heureusement pour une minorité d’historiens, sur ce qui fait l’authenticité de la Révolution française, la référence aux droits de l’homme et du citoyen. Au titre de « la dénonciation très française de la révolution individualiste déchirant le corps social », le discours sur la démocratie s’inverse, précise Jacques Rancière. Face au concept de totalitarisme devenu hors d’usage, c’est la période clé en la matière, la Révolution française, qui devient matricielle. Il n’est plus question, dans un langage biopolitique, que de l’homme nu, sans droits face aux droits proclamés de l’individu égoïste. « L’état d’exception » (8), et de façon matricielle la terreur révolutionnaire, deviennent la règle de la démocratie. Sophie Wahnich avait déjà précisé que « C’est au terme de ce raisonnement (elle vient de présenter la position d’Agamben) que la question posée à la Révolution française apparaît sous la forme d’une solidarité profonde entre démocraties et totalitarismes, d’un fondement où il n’y a plus de différence entre vie animale et vie politique » (9), sans aller jusqu’à considérer, à l’égal de Jacques Rancière, que le terme de démocratie, pris en négatif, devient indistinct de celui de totalitarisme, le remplace.

La haine de la Révolution française prend ici figure de répulsion des droits de l’homme et du citoyen, qui s’avèrent alors responsables de la rupture de filiation d’un peuple à sa communauté d’origine, voire à son roi-pasteur, qui plus est par l’instauration d’une « communauté des frères » expulsant les femmes du pouvoir politique. Nous y reviendrons.

L’opération antidémocratique est, il est vrai, ici fort retorse : il faut d’abord réduire la démocratie à une forme de société dominée par des individus égoïstes, puis confondre l’individu égoïste avec l’individu égalitaire, enfin recouvrir une telle trivialité par l’image « consensuelle » de « la société individualiste de masse » . C’est faire bien peu de cas à vrai dire de l’égalité, et du fait que « la société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires » (p. 55). La haine de la démocratie et de la Révolution française relève donc bien du refus de voir « un scandale démocratique », la présence incontournable du moment où le sans-part demande au gouvernant de parler avec lui d’égal à égal, dans la mesure où il parle une langue des droits au plus près de ses besoins égalitaires que le législateur doit prendre en compte pour pouvoir légiférer de manière juste. Ainsi Jacques Rancière de conclure sur la dynamique de l’ordre naturel des choses, et sa nécessaire continuation dans l’ordre social au fondement de « la vraie démocratie » - C’est une formule de Marx (10) ! - dans les termes suivants : « la nature elle-même se dédouble, l’inégalité de nature ne s’exerce qu’à présupposer une égalité de nature qui la seconde et la contredit » (page 56).

De son côté, tout en montrant que les conséquences de la fuite du roi à Varennes en 1791 constituent le vrai moment du régicide, plus que l’exécution du roi lui-même en 1793, Mona Ozouf est fort prudente lorsqu’il s’agit d’associer cet événement aux origines de la terreur (11). Plus que les méfaits supposés de la consubstantialité entre la terreur et la Révolution française, ce sont plutôt les impasses de la consubstantialité entre le roi et patrie, toujours affirmée par Louis XVI, que cette historienne met en évidence, en soulignant ainsi la part de responsabilité de l’individu roi dans la mort d’une royauté incapable de comprendre ce qui fait aussi l’authenticité de la Révolution française, l’invention du pouvoir législatif.

En portant son attention à la parole des femmes, et tout particulièrement à Madame Roland, Mona Ozouf (12) avait déjà montré que les choses ne sont pas si simples que le dit le discours antidémocratique dans l’évidence de la distinction entre la vie domestique et la vie politique, entre la société civile et la société politique, la première ayant été sacrifiée par la révolution - vieille rengaine il est vrai de la haine de la Révolution française.

Jacques Rancière y revient à propos du fameux énoncé d’Olympe de Gouges dans l’article 10 de sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à tribune ». Ni Olympe de Gouges, ni Madame Roland n’échapperont à l’échafaud, donc à la terreur, même si cette dernière s’est toujours refusée de monter à la tribune. Toujours est-il que Jacques Rancière voit dans cet énoncé le refus même de la distinction entre la vie domestique et la vie politique, donc l’affirmation d’un continuum démocratique dans la revendication des droits des citoyennes dans une société irréductible au pouvoir du mâle dominant et égoïste. De cette réalité démocratique en révolution jusque dans les recoins de la société privée, il en ressort l’impossibilité d’un raisonnement propre au discours antidémocratique : l’homme nu n’a pas de droit, telle serait la femme exclue des droits politiques en révolution, donc les femmes ne peuvent, sans illusion, réclamer leurs droits dans un espace totalitaire dominé par les droits égoïstes du mâle.

Pourtant, Olympe de Gouges nous dit bien, et Jacques Rancière avec elle, que les citoyennes « exercent, par leur action, le droit des citoyen(ne)s que la loi leur refuse. Elles démontrent ainsi qu’elles ont bien les droits qu’on leur dénie » (p. 68), et à ce titre elles contribuent au processus démocratique propre à la Révolution française, « en travaillant sur l’intervalle des identités, en reconfigurant les distributions du privé et du public, de l’universel et du particulier » (p. 69). Voilà une démonstration par la preuve historique (13) que le discours de haine à l’égard de la démocratie et de la Révolution française ne peut entendre et comprendre, tant il est emprunt, dans la bouche de ses apôtres, de mépris social, les inventions démocratiques du peuple.

Tout était bien en place pour engager de manière inappropriée la figure de François Furet au sein de la campagne antidémocratique contre la Révolution française. « L’événement » vient alors d’un journaliste, qui signe Ph. J-C dans un article du Monde des Livres du 10 février 2006 dont l’objectif avoué est de rejouer les dualismes simplificateurs, au regard d’une telle confusion entre démocratie et totalitarisme. Il s’agit de dénoncer les figures archaïques du monde des historiens de la Révolution française, d’abord les « Lefebvre, Mathiez et autres Soboul » pour les morts, et de façon encore plus odieuse, Michel Vovelle qui rejouerait ainsi la partition de l’archaïsme de la tradition issue de l’expérience des révolutions démocratiques françaises (14).

Sous couvert d’un François Furet magnifié dans son livre sur Penser la Révolution française (15), et de la réédition du livre d’Annie Jourdan, La Révolution, une exception française ? (16), il n’est plus question que de « la mécanique qui préside à un déroulement événementiel où les paradoxes et les contradictions cèdent aux passions et aux luttes de faction, avant de centrer son examen sur ce moment de Terreur qui embarrasse Vovelle…. ». Embarras bien peu perceptible à la lecture des nombreuses références à la Terreur, toujours formulées dans des termes conformes aux connaissances historiques les plus récentes. Ainsi en est-il de la réponse p. 74-75 à la question C’est quoi la terreur ? qui n’élude nullement les massacres des « colonnes infernales » en Vendée, ni « la procédure expéditive » du Tribunal révolutionnaire, sans pour autant faire l’impasse, comme d’autres, sur la politique sociale de la Convention montagnarde. Le seul fait de dire que « Robespierre et ses amis ne sont pas des tyrans sanguinaires » suffit-il à être taxé de pensée archaïque, pour ne pas dire antidémocratique ?

Or il convient de rappeler que François Furet n’a jamais remis en cause la grandeur de l’œuvre historique d’Albert Soboul, dans leur commun attachement aux analyses de Marx relatives à la Révolution française, tout en marquant ses fortes réserves à l’égard de l’interprétation usuelle de la Révolution française par l’historiographie dite universitaire (17). Par ailleurs, sensible à la manière dont Jean-Pierre Faye décrit le lien sémantique des deux termes opposés de Droits de l’homme et Terreur (18), Furet se garde de les confondre, mais aussi de les dissocier au regard de l’apologie de l’un ou de l’autre dans une stérile oscillation entre libéralisme et stalinisme. En restituant la radicalité de 1789 en particulier à travers les « duels successifs de langage » selon l’expression de Jean-Pierre Faye, François Furet refuse lui aussi de tomber dans l’ornière d’un récit standard de la Révolution (19).

Face à cette offensive du mépris, voire de la haine, à l’égard de la Révolution française, une vive résistance s’est faite jour autour de tous ceux qui considèrent Michel Vovelle comme un historien de stature internationale. Le texte le plus significatif en la matière est la lettre de Christine Peyrard contre cette entreprise anti-démocratique dont on trouvera le contenu sur le site Web du Comité de vigilance face aux Usages publics de l’histoire, lettre accompagnée d’une longue liste de personnes soutenant une telle démarche vigilante aux excès de la haine contre la démocratie au travers de la Révolution française.

(1) Nous n’abordons pas présentement le cas beaucoup plus complexe des relations de l’historiographie anglo-saxonne à l’œuvre de François Furet. Une biographie intellectuelle de Furet par un historien américain est actuellement en cours de publication.

(2) Voir notre étude « Furet, lecteur de Marx. Marx, lecteur de Furet », Actuel Marx N°6, mars 1989, p. 170-177.

(3)Traduction française, Paris, La Découverte, 2004.

(4) Voir en particulier la manière dont François Furet caractérise « la naissance de la politique moderne » à travers « l’avènement de l’individu moderne, égal à n’importe quel autre individu, soumis aux mêmes codes, libre de tout ce que ne lui défend pas la loi » dans l’introduction au volume de La Pléiade (Paris, Gallimard, 1989) sur les Orateurs de la Révolution française, en particulier p. LXX.

(5) La Révolution (1770-1880), Paris, Hachette, 1988, p. 147.

(6) Voir en particulier l’ Opinion de Sieyès du 2 thermidor an III dans le troisième volume de ses Œuvres, Paris, Edhis, 1989.

(7) La Révolution (1770-1880), op. cit. , p. 143. Voir, à propos de cette question complexe, l’analyse de Françoise Brunel , « Terreur et institutions civiles », à paraître sur le présent site.

(8) Formule de Giorgo Agamben dans Homo Sacer I, le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.

(9) La liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, Paris, La Fabrique, 2003, p. 19.

(10) Dans son manuscrit de 1843 sur Hegel. Cf. Marx démocrate. Le Manuscrit de 1843, sous la dir. de E. Balibar et G. Raulet, Collection « Actuel Marx », Paris, PUF, 2001, et plus particulièrement notre « Note sur Marx. La Révolution française et le manuscrit de Kreuznach (1843) ».

(11) Varennes. La mort de la royauté, Paris, Gallimard, 2005.

(12) Les mots de femmes. Essai sur la singularité française, Paris, Fayard, 1995.

(13) Des travaux de Dominique Godineau et Martine Lapied à ceux de Christine Fauré et Anne Verjus en passant par bien d’autres, le double constat de Jacques Rancière a été largement démontré.

(14) « On l’aura compris, cette initiation se réclame d’une tradition ancienne, pour ne pas dire archaïque, mise à mal depuis plus de trente ans par le manuel de Richet et Furet et toute une historiographie critique moins favorable au catéchisme montagnard et à la figure de Robespierre, ici restaurée dans son aura exceptionnelle ». (Le Monde des Livres du 10 février 2006).

(15) Une lecture attentive du Dictionnaire critique de la Révolution française, sous la direction de François Furet et Mona Ozouf ( Paris, Flammarion, 1988) donne une toute autre tonalité à l’apport de l’historiographie critique, qui a ouvert de nouvelles questions, sans pour autant faire école, sauf dans l’imagination de notre journaliste. L’annonce ainsi réitérée d’une nouvelle vulgate, sous l’égide de François Furet, est contredite par les orientations même de ce dictionnaire : prise en compte de l’historiographie de la Révolution française dans son ensemble, accent mis sur la dimension réflexive du discours révolutionnaire, ce que Mona Ozouf appelle « le discours de la Révolution sur elle-même », étude des catégories révolutionnaires les plus porteuses d’émancipation. Cependant l’historiographie critique fait la part du rationnel et de l’imaginaire, en référence à la manière dont le Jeune Marx qualifie « l’illusion politique » des révolutionnaires, au point d’exclure les acteurs les plus radicaux de l’analyse de la réflexivité de l’action révolutionnaire. A ce titre, seule la radicalité de 1789 porte la rupture avec le passé : la chaîne des événements révolutionnaires avec leurs arguments propres, surtout après la fuite du roi et sa conséquence, la mise à mort de la royauté symbolique, disparaît sous le flot des foules émeutières, irréfléchies. Pour un point de vue fort différent, voir Révoltes et révolutions en Europe (Russie comprise) et aux Amériques de 1773 à 1802, sous la dir. de Raymonde Monnier, Paris, Ellipses, 2004.

(16) Dans la collection Champs chez Flammarion.

(17) Voir la partie « Histoire universitaire de la Révolution », qui s’arrête à la figure de Georges Lefebvre, dans le Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988.

(18) Jean-Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Paris, Idées/Gallimard, 1982.

(19) Voir son édition précitée des Orateurs de la Révolution française. Dans l’introduction, François Furet précise que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen permet de « constituer le socle de l’être-ensemble nouveau par l’énonciation des droits que chaque individu apporte avec lui en entrant en démocratie, et que la société doit en retour protéger et garantir » par où « l’homme de la nature devient un citoyen, et doit conserver comme être social ce qui lui appartient à titre imprescriptible comme être naturel » (p. LXXVI). Avec une telle dialectique de la réciprocité politique des droits de l’être-ensemble et du socle sociologique de l’être social, nous sommes bien loin de la vision d’un homme « mis à nu » par les droits en démocratie.

Jacques Guilhaumou, "La haine de la Révolution française, une forme de haine de la démocratie", Réflexion autour de l’ouvrage de Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, Révolution-Française.net, Actuel, mis en ligne le 29 mars 2006. http://revolution-francaise.net/2006/03/29/31-la-haine-de-la-revolution-francaise-une-forme-de-haine-de-la-democratie