Le déterminisme historique économique contre les Lumières

Les auteurs tentent de montrer que les schémas interprétatifs de la période préhistorique dominants se fondent sur deux récits dont les origines se trouvent chez Hobbes et Rousseau. Le second imagine les premières sociétés humaines comme des groupes de petite taille égalitaires. Il postule que l’agriculture puis les premières villes auraient donné lieu à une hiérarchisation sociale progressive qui aurait abouti à la naissance de l’État mais également de la civilisation. Pour Hobbes, les premiers groupes humains étaient déjà inégalitaires, menant une guerre de tous contre tous, avant que l’État n’instaure des mécanismes de contrôle de nos tendances égoïstes. Selon Graeber et Wengrow, outre qu’ils souhaitent tenter de montrer qu’ils sont faux, ces récits auraient des conséquences politiques néfastes. La vision hobbesienne, partagée par la droite, serait au fondement de notre système économique actuel, alors que la position de Rousseau serait mise en avant par la gauche pour laquelle les inégalités, inévitables, ne pourraient être retouchées qu’à la marge. Enfin, en appauvrissant l’histoire, ces interprétations occulteraient la richesse des différentes organisations humaines possibles.

Graeber et Wengrow établissent que la position de Rousseau sur les origines des inégalités s’inscrit en partie en réaction à l’élaboration de la théorie du droit naturel moderne entre les XVIe et XVIIIe siècles. À l’opposé du récit dominant qui postule une pensée occidentale moderne vierge de toute influence étrangère, les auteurs montrent que les rencontres et les débats entre, d’une part, les colons, explorateurs et marchands européens et, d’autre part, les intellectuels des autres régions du monde ont joué un rôle essentiel dans l’élaboration de la pensée des Lumières. Quand ces intellectuels ne se rendaient pas eux-mêmes en Europe, les carnets de voyage étaient un important vecteur de ces débats. D’ailleurs, nombre de philosophes des Lumières européennes admettaient avoir emprunté des théories à cette littérature.

Parmi ces intellectuels extra-européens ayant contribué à la synthèse des Lumières, les auteurs mentionnent les philosophes amérindiens. Ils démontrent que ces derniers ont en effet élaboré une critique des institutions européennes alors prise au sérieux. Cette critique exposait que les gouvernements européens ne laissaient de place ni au partage de la parole au moyen du débat raisonné dans la gestion des affaires communes ni à celui des ressources entre les individus, ce qui avait pour conséquence l’esclavage politique et la pauvreté. Ils développaient ainsi une pensée fondée sur la liberté individuelle réciproque, liberté qui est qualifiée dans leur bouche ou dans les écrits de ceux qui rapportent leurs propos de « droit de naissance ». Cette pensée critique est ensuite développée par les Lumières européennes et la Révolution française pour lesquelles la liberté réciproque est également une valeur universelle.

Ce fut Turgot qui renversa cette critique. Dès 1751, il y réagit en élaborant une théorie générale de l’histoire dans laquelle le moteur des améliorations sociales était réduit au progrès technologique. Il en déduisit une théorie des phases de développement économique permettant de classer toutes les sociétés : aux chasseurs-cueilleurs devaient se substituer les agriculteurs qui à leur tour laisseraient leur place à la civilisation commerciale moderne. Seules les premières sociétés seraient égalitaires, mais elles connaîtraient la pauvreté, alors que les suivantes, inégalitaires, jouiraient de la prospérité. Graeber et Wengrow avancent alors que Rousseau aurait combiné la critique amérindienne avec la vision turgotienne : l’histoire serait fondée sur des stades de développement économique et l’inégalité, tout en étant condamnable, serait inévitable. Ils expliquent que cette lecture turgotienne et évolutionniste de l’histoire est à l’origine des principales théories modernes de l’évolution sociale. Ils montrent, qu’aujourd’hui encore, les études d’histoire mondiale font de l’État-nation capitaliste ou, pour les marxistes, du communisme le destin de toute société. L’histoire est alors, à de rares exceptions, étudiée en fonction de cette fin et des pans entiers du passé sont éludés par la recherche à l’exception d’une minorité de travaux.

S’il ne m’est pas possible de juger de la pertinence de cette critique du point de vue de l’écriture de l’histoire mondiale, en tant qu’historien de la Révolution française, elle me semble tout à fait pertinente. Elle fait écho à ce que le philosophe Jean-Pierre Faye désigna comme le « récit standard » (2) de l’histoire de la Révolution française. Plusieurs historiens de cette période ont en effet mis en évidence que les schémas interprétatifs dominants, de l’historiographie « libérale » à l’historiographie « marxiste », étaient fondés sur un strict déterminisme historique économique qui fait d’une succession mécanique des modes de production le ressort du progrès. La Révolution française, succédant à la société féodale, aurait ainsi été nécessairement une « révolution bourgeoise »(3).

Tout au long de leur ouvrage, Graeber et Wengrow tentent à leur tour de remettre en cause les différents préjugés au fondement de l’interprétation déterministe de la Préhistoire.

Les sociétés libres : un projet politique précis et conscient

Les auteurs commencent par indiquer qu’au Paléolithique supérieur (45 000 à 12 000 avant notre ère), s’ils sont rares, il existe quelques tombes comportant un mobilier funéraire riche ainsi que des monuments architecturaux (comme les structures composées de défenses et d’os de mammouths). Ils estiment que la quasi-totalité de ces vestiges se trouvant au centre de lieux de rassemblements saisonniers, points de rencontres éphémères pour l’organisation de grandes chasses, les structures politiques dont les tombes seraient la trace peuvent être considérées comme des expédients temporaires. Cela est confirmé par le fait que la majorité des individus ainsi enterrés présentent des anomalies physiques – les auteurs les décrivent comme des « bossus, des géants et des nains » – et que, par conséquent, ils ne constituaient pas une aristocratie permanente (4).

Cette interprétation est fondée sur une comparaison avec des données ethnologiques qui mentionne ce type de dualisme saisonnier chez plusieurs peuples de chasseurs-cueilleurs. Elle est également corroborée par l’inventaire planétaire de mythes et de rites de l’anthropologue écossais James George Frazer, le Rameau d'or, qui fait état de rois éphémères dans des cultures du monde entier.

Graeber et Wengrow partagent ici l’interprétation de l’ethnologue français Pierre Clastres selon laquelle les sociétés « primitives », et en particulier celles d’Amérique (5) et d’Océanie (6), ont développé un projet politique précis. Ce dernier est fondé sur l’institution de mécanismes permettant d’empêcher l’émergence d’un pouvoir coercitif, c’est-à-dire séparé de la société, ou État. Le pouvoir politique est ainsi au service de la société. Clastres qualifie donc les sociétés « primitives » de « sociétés contre l’État ». Si les auteurs se situent dans la continuité de ses travaux, ainsi que de ceux de James C. Scott qui développe l’interprétation de Clastres pour la Zomia (7), ils ne mentionnent pas ceux d’anthropologues ayant confirmé cette démonstration pour l’Afrique (8), la Sibérie (9) ou encore l’Asie du sud-est insulaire (10).

Pour Graeber et Wengrow tant les sociétés paléolithiques que « primitives » étaient fondées sur la garantie de trois formes de libertés individuelles fondamentales qu’ils opposent à différentes formes de domination : la liberté de désobéir, la liberté de reconfigurer la réalité sociale et la liberté de quitter les siens pour rejoindre une autre société. Cette dernière était fondée sur des organisations sociales longue distance caractérisées par des réseaux d’hospitalité et deux principales institutions : l’organisation d’unités démographiques de base en confédérations et l’accueil des étrangers. Ces réseaux existaient au Paléolithique et les échanges pouvaient même avoir lieu entre plusieurs continents, comme celui reliant les Alpes à la Mongolie. Ils ont également été identifiés par exemple chez l’ensemble des peuples aborigènes pré-coloniaux de l’Australie d’une part et de l’Amérique du Nord d’autre part. Les auteurs qualifient ainsi ces sociétés de « sociétés libres ». Contre le récit évolutionniste, ils considèrent finalement que les sociétés paléolithiques, tout comme les sociétés « primitives », ont développé un projet politique précis et conscient.

Je remarque ici que ce projet est fondé sur les mêmes principes que ceux de la philosophie du droit naturel moderne dont les théoriciens ont mis en avant trois niveaux de droits : les droits de la personne, dont le premier d’entre eux est la liberté individuelle, les droits des peuples, qui est la réciprocité du droit naturel individuel à la liberté en société défini comme la participation de chaque homme à l’autorité souveraine, et les droits de l’humanité, qui créent un devoir d’entraide entre les hommes et les peuples pour défendre leurs droits. Dans ce courant de pensée, la liberté est aussi une liberté sans domination : être libre, c’est n’être soumis au pouvoir d’aucun autre homme. De même, le refus du despotisme de l’État séparé de la société, mis en lumière par Clastres, est une composante essentielle de la philosophie du droit naturel (11). Ces éléments confirment l’importance établie par l’ouvrage de la pensée critique amérindienne dans l’élaboration de la théorie du droit naturel moderne dont font partie les Lumières.

Néanmoins, contrairement à Clastres, Graeber et Wengrow qualifient les structures politiques temporaires instituées par des sociétés préhistoriques et « primitives » de « hiérarchies ». Il me semble néanmoins que ce terme ne peut être appliqué à des institutions réversibles (12). D’ailleurs, en conclusion de leur ouvrage, ils reviennent sur ce terme en proposant de lui substituer, à la suite de Carole Crumley, celui d’hétérarchie. La philosophie politique, notamment celle du droit naturel, comporte nombre d’autres termes qui pourraient également le remplacer tel que système du commis de confiance. Pour Wengrow et Graeber, refuser de qualifier certaines institutions desdites sociétés de hiérarchiques ne permettraient pas d’expliquer comment elles auraient conscience de la domination politique et les enfermeraient dans un modèle politique unique, celui de « sociétés égalitaires ». Le fait même, démontré tant par les auteurs que par Clastres, que leurs institutions politiques ont pour objet d’éviter l’apparition de structures hiérarchiques pérennes, à mon sens, suffit à affirmer qu’elles ont conscience de la possibilité d’organiser leur société différemment. Si Wengrow et Graeber s’opposent avec raison au fait que, dans l’historiographie de la Préhistoire et dans la littérature anthropologique, l’égalité est généralement un qualificatif négatif – les sociétés étudiées sont égalitaires car elles ne possèdent pas de signes d’inégalités – ils vont jusqu’à écrire que désigner ainsi ces sociétés n’apporterait rien à la compréhension de leur pensée politique. Néanmoins, plus loin dans leur ouvrage et à la suite d’Eleanor Leacok, ils affirment qu’il est possible de les qualifier d’égalitaires dans le sens où l’égalité serait définie comme la réciprocité de la liberté. De nouveau, cette interprétation confirme le lien entre cette la philosophie politique de ces sociétés et celle du droit naturel puisque cette dernière définit explicitement l’égalité comme réciprocité de la liberté.

Modes de production et sociétés libres

L’ouvrage étudie ensuite la période mésolithique qui débute vers 12 000 ans avant notre ère et se termine à des époques différentes selon les différentes aires culturelles mondiales. Elle se caractérise parfois par l’apparition des premières traces de centres de peuplement permanent et de stockage de biens matériels. Certaines de ces aires continuèrent à pratiquer un dualisme politique saisonnier comme l’illustre l’exemple du site mégalithique de Göbekli Tepe (9000 avant notre ère) en Turquie. Cet établissement témoigne que la mise en place d’institutions permettant de mener à bien de grands travaux pouvait être suivie de leur abandon pendant la majeure partie de l’année.

La présentation de cette période est l’occasion pour les auteurs de revenir sur deux préjugés du récit déterministe. Ils s’opposent à l’idée que le supposé progrès technologique émanciperait progressivement l’humanité du travail. Leur démonstration se place explicitement dans le cadre des travaux de Marshall Sahlins, directeur de thèse de Graeber, qui remet en cause l’idée selon laquelle les sociétés « primitives » et préhistoriques, du fait d’un prétendu sous équipement technique, passeraient tout leur temps à produire le minimum nécessaire à leur survie et seraient incapables de produire du surplus. Sahlins montre que les peuples « primitifs » qu’il étudie travaillent en moyenne moins de quatre heures par jours et se caractérisent non par leur incapacité mais par leur refus de produire un surplus inutile aux besoins de la société (13). S’ils partagent ce tableau général, les auteurs exposent également que certains peuples chasseurs-cueilleurs mésolithiques et modernes ont choisi de valoriser le travail par rapport aux loisirs. Dans tous les cas, ils établissent également que l’accumulation d’excédents de biens matériels ne feraient pas systématiquement surgir des classes sociales qui en accapareraient de larges portions et donc des structures de domination politique.

Par exemple, les villages amérindiens modernes de la côte pacifique nord-américaine étaient fondés sur la valorisation de l’accumulation de richesses par le travail individuel. Elles étaient divisées en deux aires culturelles différentes. L’aire canadienne comportait des classes sociales héréditaires parmi lesquelles des esclaves et l’aire californienne était essentiellement composée de sociétés libres. Pour les Californiens, l’institution esclavagiste canadienne était un objet de rejet moral et politique conscient. Suivant en cela l’anthropologue français Marcel Mauss, Graeber et Wengrow font l’hypothèse que les aires culturelles se définissent principalement pas le refus conscient de partager certains traits culturels avec les aires voisines, processus qu’ils nomment schismogenèse.

Pour les auteurs, cette démonstration s’oppose d’une part au déterminisme écologique, qui fonde les choix comportementaux sur une prétendue rationalité économique humaine s’exerçant dans un milieu écologique particulier, et d’autre part au culturalisme et au structuralisme pour lesquels les choix individuels seraient principalement déterminés par la culture. Contrairement à ces courants anthropologiques, ils estiment qu’il est nécessaire de reconnaître les rôles tant du libre arbitre des individus et des sociétés, sans le réduire à la rationalité économique, que du déterminisme culturel. Cette proposition peut être rapprochée de la théorie de l’action maussienne, mise en valeur par Alain Caillé, que les auteurs ne mentionnent pas. À l’encontre des postulats tant utilitaristes qu’holistes, cette théorie affirme que toute action non aliénée comporte une part de libre arbitre et une part d’obligation et que ce sont ces deux dimensions qui, prises ensembles, permettent aux individus de rentrer dans le cycle du don (14).

Graeber et Wengrow rejettent le terme de « révolution néolithique » qui aurait constitué un saut radical entre deux modes de subsistances différents – la chasse et la cueillette d’une part et l’agriculture d’autre part – et constituerait une étape obligatoire du développement des sociétés humaines. En effet, la culture des terres a débuté des millénaires avant la domestication des plantes proprement dite et tant cette pratique que l’agriculture ont souvent constituées une technique de gestion de l’environnement parmi d’autres. De nombreux peuples chasseurs-cueilleurs connaissent par ailleurs l’agriculture mais ont choisi de ne pas l’adopter, d’autres l’ont quant à eux abandonnée au cours de leur histoire.

L’ouvrage étudie les premières sociétés du Néolithique, période définie par l’adoption de l’agriculture et de l’élevage probablement suite aux conditions environnementales favorables créées par le réchauffement climatique. Ces sociétés apparaissent vers 8500 avant notre ère dans le Croissant fertile. Cette région, qui s’étend des rives orientales de la Méditerranée aux contreforts des monts Zagros, en Iran, est caractérisée par deux aires culturelles. Les sociétés des plaines ont développé des sociétés libres, à l’image du village de Çatal Höyük (7400 à 5900 avant notre ère), en Turquie, qui ne présente aucun signe de hiérarchie. De nouveau, ces sociétés étaient fondées sur un projet politique conscient qui s’opposait à celui des sociétés d’éleveurs des hauts plateaux, avec lesquelles elles étaient en contact et qui étaient caractérisées par l’apparition d’une stratification sociale. Il me semble utile de rappeler ici que, dans différents travaux, Clastres fait également mention de nombreux exemples de sociétés pratiquant l’agriculture et l’élevage mais n’ayant pas développé de structure politique de domination.

Les auteurs réfutent également le lien, souvent établi, entre néolithisation et apparition de la propriété privée des terres. Les sociétés du Croissant fertile pratiquaient une agriculture de décrue qui obligeait les paysans à changer régulièrement d’espace cultivable. L’ouvrage rappelle également que l’histoire mondiale des sociétés agraires comporte aussi de nombreux exemples de communautés villageoises gérant des biens communaux et organisant des travaux collectifs.

La thèse selon laquelle les sociétés de chasseurs-cueilleurs et d’agriculteurs-éleveurs ne vivraient qu’en petits groupes isolés, et que l’égalité ne pourrait exister que dans de tels groupes, est également rejetée. L’existence de réseaux d’hospitalité liant ces sociétés permet aux auteurs de qualifier cette affirmation de vue de l’esprit. Il me semble intéressant d’indiquer que leur démonstration rejoint les travaux du géographe Simon Springer, absent de la bibliographie de l’ouvrage, qui dénonce le discours géographique dominant fondé sur l’assimilation irréductible des hiérarchies d’échelles aux hiérarchies politiques. Springer propose et commence à mettre en pratique l’étude de sociétés humaines à des échelles autres que celle de la vie quotidienne sans partir de ce présupposé (15).

Wengrow et Graeber définissent alors les villes comme de grandes concentrations durables d’habitants en un lieu unique et avancent que leur apparition aurait également été favorisée par le réchauffement climatique. Ils invalident le récit évolutionniste concernant leur origine sur deux points. D’une part, ils exposent que les premières villes n’ont pas inévitablement succédé à des sociétés ayant fait de l’agriculture leur mode de substance unique puisque nombre des premières cités pratiquaient également la chasse et la cueillette. En outre, en Amérique, des chasseurs-cueilleurs ont bâti leurs propres villes. Elles étaient destinées à l’échange régionale de connaissances, comme celle de Poverty Point (1600 avant notre ère) en Louisiane. D’autre part, les auteurs prouvent que le premier monde urbain comportait de nombreuses sociétés libres. Des villes se sont ainsi autogouvernées pendant plusieurs siècles.

Les premières villes sont apparues en Ukraine et Moldavie vers 4100 et, jusqu’en 3300 avant notre ère dans cette région, elles étaient gouvernées par des processus de décisions collectives explorés par les auteurs. Je note que l’apparition de la métallurgie du cuivre dans cette culture permet d’affirmer que ce que des archéologues ont défini comme la période chalcolithique, et qui est caractérisée par cette technique (16), n’est pas non plus exempte de sociétés libres.

En Mésopotamie, parmi les villes autogouvernées, celle d’Uruk (4000 avant notre ère) était dirigée par une assemblée citoyenne et des comités de quartier. Il est intéressant de noter que, même après l’apparition de structures hiérarchiques (à partir de 2900 avant notre ère en Mésopotamie), des villes de tout le Croissant fertile comportaient encore de telles assemblées, comme les cites-états phéniciennes, hittites ou israélites. Uruk possédaient ainsi des édifices communaux et une cour conviviale dédiés tant à la célébration du culte religieux et de fêtes populaires qu’aux réunions publiques. Des ateliers étaient administrés par un corps de scribes qui maîtrisaient l’écriture sumérienne depuis 3300 avant notre ère, phénomène marquant traditionnellement le début de l’histoire antique. Le sumérien, la plus ancienne langue connue, comportait ainsi un mot pour évoquer la « liberté » qui allait être employé durant la période dynastique pour qualifier l’annulation des dettes par les rois.

L’âge du Bronze connut également des sociétés libres comme la civilisation de l’Indus (2600 à 1900 avant notre ère) dont le foyer est situé au Pakistan. Elle comportait des villes égalitaires, comme Mohenjo-daro, qui avaient développé une écriture encore non déchiffrée. Au cours du Néolithique anglais, la ville de Durrington Walls (3300 avant notre ère), puis, au cours de cette même période mais également de l’âge de Bronze, les monuments de Salisbury Plain (2800 à 1100 avant notre ère), dont les plus connus se trouvent à Stonehenge, mirent en place le même dualisme politique saisonnier que celui décrit précédemment.

Graeber et Wengrow mentionnent encore la ville mexicaine de Teotihuacan (100 avant notre ère à 600). Également gérée collectivement et utilisant une écriture restée elle aussi non déchiffrée, elle comptait environ 100 000 habitants. Dans cette région, des villes autogouvernées ont existé jusqu’au XVIe siècle, comme celle de Tlaxcala qui partageait la langue nahuatl avec l’Empire aztèque et qui comprenait, avec ses dépendances rurales, 150 000 habitants. Tlaxcala était dirigée par des conseils d’élus responsables devant l’ensemble des citoyens. Ces informations tirées de récits de colons, qui qualifiaient ces villes de républiques, sont confirmées par l’archéologie à partir du XIVe siècle.

La majorité des historiens de ces différentes cités ne qualifient pas leur gouvernement de démocratie. Ce terme n’est pas plus attribué aux sociétés égalitaires étudiées précédemment. Graeber et Wengrow pensent qu’il s’agit d’un préjugé fondé sur le présupposé que la démocratie serait née uniquement en Europe, et seulement en Grèce, avant d’être diffusée par la colonisation. Pour eux, ce qu’ils nomment la démocratie participative fut une réalité, avant même son apparition en Grèce et y compris dans de nombreuses grandes villes.

Contre un préjugé trop répandu, ils rappellent également que, comme la philosophie politique, progrès techniques, chefs-d’œuvre artistiques et découvertes scientifiques existent depuis la Préhistoire et ne sont pas le seul fait des sociétés urbaines et encore moins étatiques. Ils évoquent alors l’esprit d’appropriation des États d’un système de connaissances préexistant mais pas forcément mis par écrit. De même, les systèmes administratifs élaborés ne sont pas apparus avec les sociétés inégalitaires ni même avec les villes. Les auteurs mentionnent deux cas convaincant. Le premier a trait aux villages égalitaires du Néolithique tardif proche-oriental (6200 avant notre ère) qui ont développé de telles techniques parmi lesquelles l’utilisation de jetons et de sceaux. Ils sont suivis par ceux de la période d’Obeïd (Ve millénaire avant notre ère) qui utilisaient ces systèmes pour éviter l’apparition de différences de statuts. Le second exemple concerne les communautés villageoises de l’Empire inca (ayllus), chargées entre autres de la redistribution périodique des terres entre leurs membres, qui géraient les services que les familles se rendaient mutuellement à l’aide d’un système comptable.

Pour Graeber et Wengrow, dès la période mésolithique, certains régimes politiques commencèrent à comporter des institutions fondées sur le principe de la domination et limitaient de ce fait la garantie des libertés fondamentales décrites précédemment. Ces sociétés se caractérisent par la présence d’élites permanentes dévoilées en archéologie notamment par l’abondance de riches sépultures. L’existence de telles sociétés, comme de certains groupes de chasseurs-cueilleurs inégalitaires étudiés par l’ethnologie, montre également que les modes de production n’entretiennent pas de rapport direct avec l’apparition, ou l’absence, des inégalités.

Ici, les auteurs font état de différences de degrés dans l’exercice de la domination. Dans ce qu’ils appellent les régimes de premier ordre, les dominants n’exercent leur pouvoir que sur leur entourage immédiat. Dans les régimes de second ordre, qui correspondraient à l’avènement de « l’État », le spectre de la domination est étendu. Pour eux, seul le second cas constituerait une véritable rupture pour le respect des libertés fondamentales. Contradictoirement, alors que la réciprocité de la liberté n’est plus garantie, ils en viennent ainsi à qualifier les régimes de premier ordre de sociétés libres. Pour éviter cette aporie, il me semble plus pertinent de faire de la domination, quelque-soit son étendue spatiale, l’antithèse de la liberté, comme Graeber et Wengrow le proposent eux-mêmes, à plusieurs reprises, ailleurs dans leur ouvrage. Dans la continuité de Clastres, le terme d’État pourrait alors désigner tout régime de domination. Cette perspective n’empêcherait pas d’analyser des différences de degrés dans l’exercice de la domination mais permettrait de clarifier le projet politique des sociétés l’ayant refusé.

Pour terminer, l’ouvrage contribue à démontrer que l’existence de sociétés inégalitaires n’est pas irréversible. Des révolutions sociales ont existé depuis la Préhistoire et plusieurs exemples sont analysés tout au long de l’ouvrage. Ainsi, dans la ville chinoise de Taosi, créée en 2300, les hiérarchies sociales disparaissent entre 2000 et 1800 avant notre ère. Il me semble utile ici de mentionner les travaux du préhistorien français Jean-Paul Demoule, non cité dans l’ouvrage. Si les auteurs insistent plus particulièrement sur les riches tombes du Paléolithique, il me paraît également essentiel d’indiquer qu’il met en avant l’existence, à cette même période, de nombreuses tombes ne présentant aucune différence de statut social. Il rappelle également que, dans les premiers siècles du Néolithique européen (6500 à 4500 avant notre ère), les vestiges archéologiques ne montrent aucune différence de statut social. Enfin, il établit, qu’entre l’apparition de l’agriculture et la colonisation romaine, dans les sociétés européennes, l’archéologie a régulièrement identifié des moments de disparition des phénomènes de hiérarchie. Il lie ces derniers aux mécanismes de défense des sociétés contre la montée de pouvoirs coercitifs mis en lumière par Clastres (17).

Au terme de leur ouvrage, il me semble que Graeber et Wengrow ont remis en cause les schémas interprétatifs de la Préhistoire dominants et fondés sur le déterminisme historique économique pour lesquelles un progrès technique et économique linéaire entraînerait inéluctablement le développement des inégalités sociales. À la suite des travaux de Clastres et de ses continuateurs sur les sociétés « primitives », ils ont ainsi montré que les sociétés paléolithiques ont développé un projet politique précis et conscient fondé sur la garantie de trois formes de libertés individuelles fondamentales et réciproques qu’ils opposent à différentes formes de domination. Aux époques suivantes, ce projet est loin d’être systématiquement remis en cause par l’adoption de nouvelles techniques et de nouveaux modes de production : stockage, agriculture et élevage, centres urbains. L’existence d’une succession mécanique de phases de développement économique, à laquelle toutes les sociétés humaines seraient soumises et qui constituerait le ressort du progrès de l’humanité, tant technique que culturel, est elle-même remise en question.

À l’opposé de la vision dominante de l’histoire qui qualifie les sociétés libres de préface, de postface ou d’intermède à l’établissement de sociétés hiérarchisées et qui, le plus souvent les évacue du champ de leur recherche au bénéfice des empires ou des royaumes, Graeber et Wengrow affirment que les régimes politiques fondés sur la domination ont été durant la quasi-totalité de l’histoire de l’humanité des îlots au milieu d’associations politiques libres. Cette situation a duré jusqu’à la période moderne durant laquelle la colonisation a détruit la majeure partie des sociétés qualifiées dans cet ouvrage de libres, les auteurs rappellent ainsi que 90% de la population amérindienne fut décimée par la conquête européenne. Ils proposent alors aux historiens « d’envisager l’histoire du monde du point de vue de ces lieux et de ces temps intermédiaires » (p. 484).

Il me semble que Graeber et Wengrow ont commencé à montrer que les sociétés libres qu’ils étudient dans leur ouvrage défendent les mêmes principes que les théoriciens du droit naturel, fondés sur la réciprocité de la liberté de chaque être humain. Leur démonstration du rôle joué par ces sociétés dans l’avènement de la philosophie du droit naturel moderne et, en particulier, des Lumières me semble également pertinente. Ainsi, il m’apparaît également que l’étude des révolutions des droits naturels, et en premier lieu de la Révolution française, contribue au projet, à la fois plus proche de la réalité historique, plus stimulant et plus optimisme, appelé de leurs vœux par Graeber et Wengrow.

NOTES

(1) Jean-Paul DEMOULE, « David Graeber a montré que les inégalités ne sont pas une fatalité », Bibliops, mis en ligne le 6 septembre 2020, LIRE.

(2)Jean-Pierre FAYE, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Paris, Gallimard, 1982, entrée « Terreur », p. 149.

(3) Florence GAUTHIER, « Critique du concept de "révolution bourgeoise" appliqué aux Révolutions des droits de l'homme et du citoyen du XVIIIe siècle », Raison Présente, 1997, n° 123, p 59-72 et Révolution Française.net, mis en ligne le 13 mai 2006, LIRE ; Florence GAUTHIER, « Albert Mathiez, historien de la Révolution Française », AHRF, 2008, N° 353, p. 95-112 ; les introductions de Yannick BOSC et de Florence GAUTHIER à Albert MATHIEZ, La Réaction thermidorienne, 1929, rééd. Paris, La Fabrique, 2010, Albert MATHIEZ, La Révolution française, 1922-1924, rééd. Paris, Bartillat, 2012, Albert MATHIEZ, Révolution russe et Révolution française, Paris, Éditions Critiques, 2017 et Albert MATHIEZ, Robespierre et la république sociale, Paris, Éditions Critiques, 2018 ; et Marc BELISSA et Yannick BOSC, Robespierre. La fabrication d’un mythe, Paris, Ellipses, 2013.

(4) Il n’est pas exclu que les individus ne présentant pas d’anomalie visibles n’en aient pas possédées d’un autre genre.

(5) Pierre CLASTRES, La Société contre l'État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, Minuit, 1974.

(6) Préface de Pierre Clastres à Marshall SAHLINS, Âge de pierre, âge d'abondance : l'économie des sociétés primitives, trad. de l’anglais, 1976, rééd. Paris, Gallimard, 2017.

(7) La Zomia est une zone géographique montagneuse s’étendant de l’Inde et la Chine au Vietnam, James C. SCOTT, Zomia ou l'art de ne pas être gouverné, trad. de l’anglais, Paris, Seuil, 2013.

(8) Luc de HEUSCH, « L'inversion de la dette (propos sur les royautés sacrées africaines) », in Actes des tables rondes internationales tenues à Paris (24-26 septembre 1987 et 18-19 mars 1988), Rome, Publications de l'École Française de Rome, 1993, N° 168, p. 9-26.

(9) Charles STEPANOFF, « Les hommes préhistoriques n’ont jamais été modernes », L'Homme, 2018, N° 227-228, p. 123-152 et « Des inégalités inégales », L’Homme, 2020, N°234-235, p. 267-290.

(10) Thomas GIBSON et Kenneth SILLANDER dir., Anarchic Solidarity : Autonomy, Equality, and Fellowship in Southeast Asia, Yale University Southeast Asia Studies, 2011.

(11) Florence GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992, p. 117, nouvelle édition : Triomphe et mort de la révolution des droits de l'homme et du citoyen (1789-1795-1802), Paris, Syllepse, 2014, et « De Juan de Mariana à la Marianne de la République française ou le scandale du droit de résister à l’oppression », Révolution Française.net, mis en ligne le 1er décembre 2007, LIRE.

(12) Clastres indique par exemple que les Nambikwaras du Brésil, étudiés par Lévi-Srauss et mentionnés par les auteurs, pouvaient révoquer leurs chefs à n’importe quelle saison de l’année.

(13) Marshall SAHLINS, Âge de pierre, âge d'abondance..., op. cit.

(14) Marcel MAUSS, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, 1925, rééd. Quadrige/PUF, 2007 et Alain CAILLE, La sociologie malgré tout : autres fragments d'une sociologie générale, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2015.

(15) Simon SPRINGER, Pour une géographie anarchiste, Montréal (Québec), Lux éditeur, 2018.

(16) Jean GUILAINE éd., Le Chalcolithique et la construction des inégalités, Paris, Errance, 2007.

(17) Jean-Paul DEMOULE, « La société contre les princes », Publications de l'École Française de Rome, 1999, N° 252, p. 125-134, Les dix millénaires oubliés qui ont fait l'histoire : quand on inventa l'agriculture, la guerre et les chefs, Paris, Fayard, 2017 et « Comment changer le cours de l’histoire ? », dossier avec des textes de David Graeber, David Wengrow et Jean-Paul Demoule, Revue du Crieur, 2018, N° 11, p. 5-39.