La Fin de l'Etat par Jacques de Cock Recensions
mercredi 16 février 2022Contrairement à ses ouvrages publiés à la suite de l’aventure des "Œuvres complètes" de Marat avec Charlotte Goetz, le dernier livre de Jacques de Cock, "La Fin de l’Etat", n’est pas consacré à la Révolution française. Il s’agit d’un court essai historique et philosophique sur la manière dont l’Etat moderne s’est construit dans un premier temps, à partir du XVIe siècle, contre les communautés historiques humaines, puis, dans un second temps, a envahi l’ensemble des aspects de la vie sociale jusqu’en 1914 et a, selon Jacques De Cock, pris la place de la société depuis lors.
On pourra partager ou non les analyses de l’auteur et son constat sur la société actuelle mais l’un des mérites de ce livre est sans doute qu’il interroge la pertinence des analyses historiques statocentrées. L’État n’est en rien un invariant, il a une histoire qui n’est pas seulement celle de ses institutions, de ses serviteurs ou de ses politiques. Cette histoire peut être aussi envisagée, comme le fait Jacques de Cock, dans son rapport conflictuel à l’histoire de l’humanité.
Pour autant, et pour en rester sur ma période d’expertise, je ne suis pas du tout convaincu par cette affirmation de Jacques de Cock :
« La Raison des Lumières généralise ces conceptions (celles qui justifient la mutation de la monarchie en « monarchie administrative » économiste – ma formulation MB) dans l’Europe entière, même si les Lumières revêtent l’apparence d’adversaires du Pouvoir. Mais, adversaires du seul pouvoir arbitraire, les Lumières sont en réalité les principaux flambeaux de la Raison d’Etat, et elles vont jusqu’à élaborer le concept de Despotisme éclairé, reposant sur la seule Raison. (…) La Révolution française apporte alors une pierre majeure à l’édifice du Pouvoir, en tant qu’événement symbolique à la faveur duquel celui-ci se transforme de domination sur le peuple soumis en émanation du peuple éclairé. Le Pouvoir absolu de l’Etat est désormais incarné par les représentants du peuple, garants d’un ordre juste et rationnel… » (p. 27, les italiques, les caractères gras et les majuscules sont de l’auteur)
Certes, Jacques de Cock ajoute juste après qu’il « brosse ainsi des siècles d’histoire à grands coups de pinceaux sans aborder véritablement avancées et reculs, ni entrer dans les nuances » (p. 28) mais à ce niveau de généralité, ces affirmations en deviennent, selon moi, fausses et contre-productives.
Les Lumières prises comme un bloc monolithique n’ont, me semble-t-il, pas de réalité et Jacques de Cock sait aussi bien que moi qu’un Rousseau ou un Mably ne peuvent guère passer pour des défenseurs de la « Raison d’Etat » et que ceux qui élaborent le concept de « Despotisme légal » (et non « éclairé », expression inventée au XIXe siècle par les historiens allemands pour caractériser la Prusse de Frédéric II et l’Autriche de Joseph II) ne sont pas toutes les Lumières, mais sont certains physiocrates seulement, et que ce concept loin d’émaner de toutes les Lumières, a été très vivement critiqué par une grande partie des philosophes des Lumières. La fascination de certains philosophes pour les « rois éclairés » n’a pas été générale et parfois n’a pas dépassé un interêt temporaire (par exemple chez Diderot). Par ailleurs — et Jacques de Cock le sait mieux que personne comme l’ont montré ses travaux sur Marat — les acteurs de la Révolution française — et non la Révolution française — n’ont, pour la plupart, pas du tout cherché à construire un « Pouvoir absolu de l’Etat » incarné ou non par les représentants du peuple, mais ont au contraire cherché à créer une société fondée sur les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui ne dit pas grand-chose de « l’Etat » mais beaucoup sur la souveraineté de la Nation, ce qui n’est pas la même chose, me semble-t-il. Certes, Bonaparte construit, un Etat exécutif prétendant représenter la Nation (en réduisant à néant le pouvoir législatif des représentants supposés du peuple d’ailleurs) mais Bonaparte n’est pas la Révolution française. Marat, Robespierre, Saint-Just, la Montagne, le mouvement populaire, les Cordeliers, etc., malgré leurs divergences théoriques ou pratiques, n’avaient nullement comme projet de construire un « Pouvoir absolu de l’Etat », pas plus que bien d’autres acteurs révolutionnaires d’ailleurs… À trop généraliser, on perd la complexité des processus. Que l’Etat exécutif se soit substitué à la démocratie aux XIXe et XXe siècles et jusqu’à nous est une idée (un peu trop générale) que je peux peut-être partager avec Jacques de Cock, mais englober les Lumières et la Révolution française dans ce processus multiséculaire ne me paraît pas en faciliter la compréhension…
Cet ouvrage, comme ceux de l’auteur consacrés à l’histoire de la Révolution française, peuvent être retrouvés sur le site https://fantasqueseditions.blogspot.com/.
On conseillera en particulier les Œuvres complètes de Marat dont quelques collections complètes sont encore disponibles (en 10 volumes), les trois volumes sur Marat avant 1789, mais aussi les volumes Les Cordeliers dans la Révolution française ; Mirabeau et la naissance du régime parlementaire et L’Affaire de la Mairie de Paris en 1789.
Marc Belissa (Paris Nanterre)