Pour des lecteurs francophones, le terme de « social mouvement » utilisé par Alpaugh doit être explicité, car il ne renvoie pas à ce que l’on entend par « mouvement social » aujourd’hui en France, à savoir un mouvement professionnel et/ou syndical qui peut (ou non) embrasser des pans entiers de la société mais qui renvoie plutôt aux travailleurs en général. Alpaugh utilise le terme dans un tout autre sens, celui donné par le sociologue Charles Tilly dans son ouvrage Social Movements, 1768-2004 (2004). Pour Tilly, un « social mouvement » correspond à des « associated groups making a sustained public effort to convince authorities of their cause’s (and their own) worthiness to advocate for legal and policy changes » (1) . Les « social mouvements » sont donc des groupes qui ont pour but d’organiser des protestations ou des prises de position publiques sans limite géographique ou sociale, à destination des autorités ou des « opinions publiques » pour transformer la société et/ou la politique. Le terme est générique et polysémique. Dans la période considérée par Micah Alpaugh, l’étude des « social mouvements » correspondrait (en partie) à l’histoire des sociabilités et des pratiques politiques dans l’historiographie française.

L’ouvrage de Micah Alpaugh se situe entre la monographie et la synthèse : il relève de ce que l’on pourrait appeler une « mise en perspective » de phénomènes par ailleurs connus. En effet, chacun des chapitres est centré sur un « mouvement » mais ce qui intéresse l’auteur est plutôt les liens qui les unissent et la circulation entre eux des modèles d’association, de principes et d’action politiques.

Selon Alpaugh, jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, la plupart des mouvements de protestation politique (à l’exception des mouvements religieux) étaient caractérisés par leur localisme, leur impact ponctuel dans le temps et leur faible structuration en organisations. Ce qui change à partir de la Révolution américaine, c’est le fait que les mouvements de protestation se pensent comme universels (voire cosmopolites), qu’ils visent des transformations sociales et politiques globales et surtout qu’ils se dotent d’organisations réticulaires « nationales » ou « internationales » par le biais de la correspondance et de l’affiliation. Certes, il existait, depuis la fin du XVIIe siècle, dans le monde britannique, des clubs et des réseaux politiques mais ils limitaient le plus souvent leurs affiliations à des groupes restreints, localement ou socialement délimités. Après la seconde moitié du XVIIIe siècle, les groupes de protestation ou de réforme s’ouvrent plus largement, les clubs se multiplient et leurs centres d’intérêt se diversifient mais ce n’est qu’à partir des prémices de la Révolution américaine que des réseaux intégrés de clubs se constituent et que ces groupes se pensent comme faisant partie d’une sorte d’opinion élargie et cosmopolite en interaction. Alpaugh insiste sur le fait que les différents mouvements patriotiques des années 1760 aux années 1800 se sont fondamentalement inspirés de leurs prédécesseurs aussi bien dans leurs objectifs que dans leurs pratiques d’organisation. Il écrit ainsi que,

« The corresponding society model innovated by America’s Sons of Liberty and Committees of Correspondence from British origins over the decade preceding 1775 sparked a first wave of social movements. In Britain, the Wilkes and Liberty cause borrowed American tactics to pursue greater liberties and soon sympathizers organized petitioning movements for peace and reconciliation with the colonies. Amid the war’s reversals, activists redirected their efforts into the first organized push for British Parliamentary reform mobilized around American-style organizations. Concurrently, British imperial weakness encouraged Irish nationalists to develop a nationwide militia network similar to their American brethren that won Ireland parliamentary independence. Debates over American freedom’s meaning motivated the rise of organized abolitionist movements first in revolutionary America and then in postwar Britain. Minority churches’agitation for religious freedom in America led British Protestant Dissenters into comparable campaigns. (2) (p. 6) »

La Révolution française marque le début d’une seconde vague de constitutions de réseaux affiliés particulièrement denses et à vocation universelle, imitée à son tour dans le monde atlantique :

« The United Irishmen applied French universalism to overcome religious divides and pursue national independence. The « British Jacobins » sought Parliamentary reform to open their political system. Free-black and mixed race Gens de couleur in the French colony of Saint-Domingue organized to demand voting rights and helped spark the Haitian Revolution. The American Democratic Party developed as activists borrowed French models to more effectively oppose ruling Federalists. Each cause, recognizing their international origins, adapted preexisting examples for their national political purposes, bringing prior methods together in unprecedented and dynamic ways. Atlantic conversations led these movements to innovations they would likely not have discovered on their own.(3) » (p. 7)

Selon Alpaugh, les plus influents de ces « social mouvements » ont fonctionné comme une « totality ». Les sociétés affiliées nationales ou atlantiques ont adapté partout les mêmes modèles d’organisation et les mêmes principes. En tant qu’amis de la liberté et de l’humanité, leurs membres ont participé à des campagnes politiques atlantiques pensées comme telles (Alpaugh prend notamment pour exemple les campagnes abolitionnistes) :

« Despite national pride, local particularity, and sometimes-selfish defense of their own interests, reformers and revolutionaries privileged models that stretched beyond their own causes, regularly cheering advancements elsewhere, pursuing distant interactions, and integrating useful international examples into their own movements. (4)» (Idem).

Ces sociétés ont non seulement pris en charge les combats des Lumières mais elles ont été le berceau de l’extension de la participation démocratique et plus largement de la mise en avant de la démocratie comme forme de gouvernement. Alpaugh considère que les « transational connections berween social mouvements » n’ont que rarement été au centre de l’attention des historiens des révolutions atlantiques et que c’est encore le cadre national ou impérial qui domine dans les études atlantiques des mouvements politiques (à l’exception des études sur le mouvement abolitionniste). Il écrit ainsi :

« The interplays between Atlantic revolutionary movements have remained under-examined. Most work to date – building from popular interest in America’s core « Founding Fathers » and scholarly focus on European elite political culture – has centered on small coteries of trans-Atlantic intellectuals, garbled misunderstandings of events abroad, or else retreated into comparative history. Many studies, like their « global » history bedfellows, have been criticized for implicitly following neoliberal celebrations of economic integration, cosmopolitan elitism, and « disruptive » network construction – while underserving the Age of Revolutions’transgressive potential, popular appeal, and social upheaval. (5) »

C’est sans doute exact, et en particulier chez les historiens « atlantistes » anglo-américains qui connaissent finalement peu la Révolution française elle-même et qui ne remettent guère en cause le « récit standard » de la Révolution bourgeoise et/ou le récit libéral furétien. La tentative de Micah Alpaugh de les dépasser dans une perspective large n’en est que plus intéressante.

Certes, les chapitres de l’ouvrage sont plus des synthèses que des monographies sur chacun des « social mouvements » en question mais l’intérêt du travail de Micah Alpaugh réside surtout dans la mise à jour des dynamiques, des liens et des interactions établis entre eux. On pourra trouver ici ou là des généralisations et des simplifications (par exemple, l’auteur sous-estime, à mon avis, l’hétérogénéité du réseau jacobin en France et n’a pas vu que la première crise au sein des Jacobins ne fut pas la scission des Feuillants mais le débat de mai 1791 sur les « libres de couleur » dans son chapitre 9) qui pourront faire tiquer les spécialistes de chacun de ces mouvements mais l’essentiel n’est pas là. C’est l’approche de l’auteur qui doit être ici mise en avant, une approche qui prend au sérieux l’universalisme et les interrelations des mouvements républicains et démocrates (6). Comme il l’écrit dans sa conclusion :

« The predominantly nation-based histories of the Age of Revolutions have obscured how the actors themselves understood the tide of events. Rather than a fragmented Atlantic basin focused on separate national progressions, which have often been further fragmented by particularlist historiographies, this study instead chronicles an unbroken chain of movements creatively adapting organizing tactics to their own advantage. Each movement examined here explicitly borrowed from their predecessors as they built their campaigns as « Friends of Freedom, » creatively adapting rhetoric, models, and strategy from their predecessors to pursue their own visions of liberty. (7) » (p. 424).

Notes

(1) « groupes associés faisant un effort public soutenu pour convaincre les autorités de la valeur de leurs causes (et de leur capacité) à plaider en faveur de changements juridiques et politiques ». (notre traduction).

(2) « Le modèle de société correspondantes créé par les Sons of Liberty et les Comités de Correspondance en Amérique au cours de la décennie précédant 1775 a déclenché une première vague de mouvements sociaux. En Grande-Bretagne, la campagne « Wilkes and Liberty » a emprunté les tactiques américaines pour obtenir de plus grandes libertés et bientôt des sympathisants ont organisé des mouvements de pétitions pour la paix et la réconciliation avec les colonies. Au milieu des revers de la guerre, les militants ont réorienté leurs efforts vers une réforme parlementaire britannique grâce à la mobilisation d'organisations à l'américaine. Parallèlement, la faiblesse impériale britannique a encouragé les nationalistes irlandais à développer un réseau de milices à l'échelle nationale, similaire à celui de leurs frères américains, et ont obtenu l’autonomie parlementaire de l'Irlande. Les débats sur la signification de la liberté américaine ont motivé la montée de mouvements abolitionnistes organisés, d'abord dans l'Amérique révolutionnaire, puis dans la Grande-Bretagne d'après-guerre. L'agitation des églises minoritaires pour la liberté religieuse en Amérique a conduit les dissidents protestants britanniques à construire des campagnes comparables. », notre traduction.

(3) « Les Irlandais unis ont mobilisé l'universalisme français pour surmonter les divisions religieuses et obtenir l'indépendance nationale. Les « jacobins britanniques » combattaient pour une réforme parlementaire afin d’obtenir un système politique plus ouvert. A Saint-Domingue, les Gens de couleur et les Noirs libres se sont organisés pour exiger le droit de vote et ont contribué à déclencher la révolution haïtienne. Le Parti démocrate américain s'est développé à mesure que ses militants empruntaient des modèles français pour s'opposer plus efficacement aux fédéralistes au pouvoir. Chaque cause, reconnaissant ses origines internationales, a adapté des exemples préexistants à leurs objectifs politiques nationaux, réunissant des méthodes antérieures de manière inédite et dynamique. Les relations atlantiques ont conduit ces mouvements à des innovations qu'ils n'auraient probablement pas découvertes par eux-mêmes. », notre traduction.

(4) « Malgré les fiertés nationales, les particularités locales et la défense parfois égoïste de leurs propres intérêts, les réformateurs et les révolutionnaires ont privilégié des modèles allant au-delà de leurs propres causes, encourageant régulièrement les avancées ailleurs, poursuivant des interactions distantes et intégrant des exemples internationaux utiles dans leurs propres mouvements. », notre traduction.

(5) « Les interactions entre les mouvements révolutionnaires atlantiques ont été peu étudiées. La plupart des travaux à ce jour – s'appuyant sur l'intérêt populaire pour les « pères fondateurs » de l'Amérique et l'accent universitaire sur la culture politique de l'élite européenne – se sont concentrés sur de petites coteries d'intellectuels transatlantiques, ont mis en avant les distorsions des visions des événements étrangers ou se sont retirés dans l'histoire comparée. De nombreuses études des chercheurs en histoire « atlantique », comme celles de leurs confrères de l'histoire « globale », ont ainsi pu être critiquées pour avoir suivi implicitement les célébrations néolibérales de l'intégration économique, de l'élitisme cosmopolite et de la construction de réseaux « perturbateurs » – tout en sous-estimant le potentiel transgressif, l'attrait populaire et les bouleversements sociaux de l'ère des révolutions. », notre traduction.

(6) J’ai moi-même insisté, dans plusieurs articles publiés dans Revolution-francaise.net, sur le lien étroit entre expérience française et émergence du parti républicain-démocrate aux Etats-Unis. Je suis donc heureux que Micah Alpaugh insiste lui aussi sur ces liens.

(7) « Les historiographies à prédominance nationale de l'ère des révolutions ont obscurci la façon dont les acteurs eux-mêmes comprenaient le cours des événements. Plutôt qu'un bassin atlantique fragmenté axé sur des progressions nationales distinctes, qui ont souvent été encore davantage fragmentées par des historiographies particularistes, cette étude fait plutôt la chronique d'une chaîne ininterrompue de mouvements adaptant de manière créative les tactiques d'organisation à leur propre avantage. Chaque mouvement examiné ici a explicitement emprunté à ses prédécesseurs alors qu'ils construisaient leurs campagnes en tant qu'« Amis de la liberté », adaptant de manière créative la rhétorique, les modèles et la stratégie de leurs prédécesseurs pour poursuivre leurs propres visions de la liberté », notre traduction.