Faut-il rappeler que Robespierre a fait partie de ceux qui ont demandé la suspension du pouvoir exécutif, la déchéance du roi selon Mathiez et l’élection d’une Convention le 29 juillet, que le ministre de la Justice avait dénoncé Robespierre à l’accusateur public à la suite de son adresse aux Fédérés du 11 juillet, puis que Isnard et Brissot ont demandé un décret d’accusation contre Robespierre et Anthoine pour que les deux hommes soient traduits devant la Haute-Cour à Orléans. Le 7 août, Pétion serait intervenu directement auprès de Robespierre pour lui demander d’influencer les délégués de la Commune insurrectionnelle dans le sens d’une annulation de l’insurrection… ce qu’il ne fit pas, au contraire. Mieux, l’après-midi du 10 août il fut élu délégué de sa section à la Commune insurrectionnelle… Difficile d’imaginer qu’il se soit arrangé avec ceux qui voulaient son accusation quelques jours auparavant, à moins de considérer que Robespierre était une « girouette »… mais c’est peut-être en partant de cette idée qu’Antoine Reverchon a imaginé ce retournement spectaculaire de veste.

La suite est à l’avenant. Les « sans-culottes vaincus se satisfont de voir Louis XVI neutralisé ». Dumouriez et Brunswick négocient après « un simulacre de combat à Valmy » et un traité de paix est signé. On retrouve ici le vieux mythe de la fausse bataille de Valmy négociée entre les francs-maçons Dumouriez et Brunswick (on ajoute d’habitude Danton à ce duo)… Si l’on sait depuis longtemps que le combat de Valmy n’a pas été une bataille décisive du point de vue militaire, la retraite des Prussiens dans les journées suivantes, a été, elle, bien déterminante. Certes, on a accusé, avec quelque raison, Dumouriez de ne pas avoir poursuivi Brunswick et Danton d’avoir tenté de négocier avec les Prussiens, mais rien ne prouve que Valmy aurait pu être « un simulacre de combat ».

Dans le récit alternatif du Monde, le règne paisible de Louis XVII, sous la direction de Dumouriez, s’ensuit. Il « assurera à une France où règnent les principes d’égalité, de liberté et de propriété, une prospérité qui en fera vite la rivale de l’Angleterre dans l’industrie, le commerce au long cours et les colonies ». Exit donc (entre autres) l’abolition de la féodalité du 17 juillet 1793, la récupération et le partage des biens communaux par les communautés paysannes, la Révolution de Saint-Domingue (pourtant déjà commencée en août 1791, comment y met-on fin dans le récit alternatif ? par l’écrasement de l’insurrection des esclaves aussi sans doute) et bienvenue à la bienfaisante révolution industrielle dont on sait qu’elle a été une bénédiction pour le « progrès » et accessoirement pour les couches populaires en Angleterre et ailleurs…

Dans l’histoire telle qu’elle s’est passée, la propriété paysanne en France a au contraire été consolidée par l’abolition de la féodalité du 17 juillet 1793 et la violence de la prolétarisation de la paysannerie au XIXe siècle a été bien moins marquée qu’en Angleterre, faisant de la France une société moins inégalitaire qu’Outre-Manche. Mais une telle vision contrevient à l’interprétation historique libérale qui fait de la Révolution française une catastrophe économique, cause du « retard » sur l’Angleterre. Last but not least « Condorcet, à force de persuasion, fera voter l’éducation gratuite pour tous (cela n’a jamais été au centre de ses projets), l’émancipation légale des femmes (Condorcet parlait surtout des femmes propriétaires et pas celles des couches populaires), et, après de houleux débats, l’abolition de l’esclavage (Condorcet ne s’est prononcé que sur l’abolition de la traite et pour un processus très long de 70 ans de substitution progressive de la main-d’œuvre servile par une main-d’œuvre libre et pauvre) ». Tout est bien qui finit bien : la Révolution s’est arrêtée au bienheureux règne des propriétaires sous la direction d’un roi soliveau, les couches populaires ont été heureusement empêchées de participer à la vie politique et de défendre leurs revendications égalitaires et sociales… Une élite sociale et propriétaire bienveillante dirige le pays dans une heureuse fin de l’histoire…

Il est frappant de constater que l’histoire contrefactuelle du Monde correspond largement au grand récit libéral de la « modernité » qui voit dans la liberté économique des « modernes » anglais l’antidote à liberté politique des « Anciens » censée aboutir à la Terreur selon l’interprétation de Benjamin Constant. Que ce grand récit libéral soit développé dans le Monde, rien d’étonnant mais on est ici plus dans l’exercice de l’histoire rêvée telle qu’elle aurait dû être si la révolution populaire avait été écrasée que dans celui de l’histoire contre-factuelle : une histoire dans laquelle les élites « bourgeoises » éclairées font advenir la « modernité ».

Mais pas de chance, dans la réalité, la Révolution du 10 août a non seulement accouché d’une république mais l’élan révolutionnaire des couches populaires a balayé les Girondins et, pour un temps, leur politique favorable à la liberté absolue du propriétaire contre la canaille…

Pourtant, que les révolutions sont belles quand les insurrections populaires sont écrasées !