Les origines du droit au travail en France (1789-1848) Annonces
dimanche 29 août 2021Nous publions ici une traduction en français de la conclusion de l'ouvrage de Pablo Scotto, Los orígenes del derecho al trabajo en Francia (1789-1848), Madrid, CEPC, 2021. Lire la conclusion, la préface et l'introduction en castillan. Voir la présentation sur le site de l'éditeur.
Le droit au travail : d’hier à aujourd’hui
Le langage des droits
Le droit au travail jouit aujourd’hui d’une large reconnaissance juridique. Malgré cela, c’est un droit dont on parle peu et qui reste, pour ainsi dire, à l’arrière-plan, au point que certains juristes et philosophes ont affirmé qu’il ne constitue pas un véritable droit. À mon avis, cela est dû — entre autres raisons — à la manière dont le discours des droits a été ravivé après la Seconde Guerre mondiale.
Entre 1789 et 1848, les droits ont suscité de grandes passions. Pendant la Révolution française, ils sont devenus synonymes de radicalisme politique, de démocratie, de terreur, d’anarchie. En fait, à la fin de ce grand bouleversement, l’un des principaux objectifs des contre-révolutionnaires était de combattre et de reformuler ce type de langage. Quelque chose de similaire s’est produit lors de la Révolution de 1848, bien que sous une forme plus courte. Certains droits, et en particulier le droit au travail, sont devenus synonymes de socialisme, de communisme, d’attaque contre la propriété, d’anarchie. Une fois le mouvement ouvrier parisien vaincu, les droits les plus encombrants ont été éliminés de la Constitution, et le langage même des droits a été subordonné à un autre fondé sur les devoirs.
Dans les deux cas, le renoncement au langage des droits était dû au fait qu’il était utilisé, ou pouvait être utilisé, pour dénoncer et renverser les privilèges des classes dominantes. Non seulement ceux des classes dirigeantes dont le pouvoir reposait sur le passé, mais aussi ceux des classes qui dirigeaient la révolution. Dans le cas de la Révolution française, les droits ont commencé à servir non seulement à critiquer le clergé et la noblesse, mais aussi la nouvelle « aristocratie des riches », et c’est alors qu’ils ont été éliminés. La même chose s’est produite en 1848 : à un certain moment, ils les droits ont servi non seulement à réclamer une ouverture contrôlée du régime politique, mais ont été associés à l’idée qu’il fallait étendre l’égalité politique, récemment obtenue, à la sphère du travail. Et c’est alors qu’ils ont été éliminés.
Cela a été suivi d’un siècle au cours duquel le langage des droits a décliné dans la sphère publique. Ce n’est que depuis 1948 qu’il est revenu sur le devant de la scène. On peut dire aujourd’hui que nous vivons l’âge d’or des droits. Non seulement des droits civils et politiques, mais aussi des droits sociaux, du moins du point de vue de leur consécration juridique. Le droit au travail, qui n’a jamais été reconnu au XIXe siècle, est aujourd’hui très présent dans les textes constitutionnels, et on peut en dire autant de nombreux autres droits.
Cependant, il semble parfois que cette multiplication des droits reconnus ne se traduise pas par une dénonciation plus incisive des injustices de notre temps. On a plutôt l’impression que les droits s’arrêtent aux portes de cet espace où règnent l’inégalité et l’arbitraire, comme l’a récemment souligné Samuel Moyn dans Not Enough. Et je ne fais pas référence au fait selon lequel les droits ne sont pas toujours effectivement garantis dans la pratique, mais à la théorie même des droits, à leur manque de radicalité.
Cette modération a ses avantages. Elle rend notamment possible l’existence d’un consensus international autour des droits de l’homme. Mais elle comporte aussi certains risques, comme celui de devenir un discours sans substance. Si les droits ne font pas référence à des idées claires que nous pouvons tous discerner avec notre raison, ni à des sentiments qui peuvent nous émouvoir intérieurement, les disputes à leur sujet seront probablement moins âpres, mais on risque de construire un consensus aux pieds d’argile.
La justice distributive et le travail
À partir de la Révolution française, le centre de gravité de la justice distributive s’est déplacé vers le monde du travail et les questions liées à la propriété, qui a commencé à être comprise précisément comme le fruit du travail. Comment le travail doit-il être distribué dans une société juste ? Et comment la richesse, créée par ce travail social, doit-elle être distribuée ? Entre 1789 et 1848, à travers le langage des droits, ces deux problèmes de justice distributive ont trouvé des réponses.
En ce qui concerne la première question, on rappellera que Turgot utilise l’idée du droit au travail pour s’opposer aux communautés de métiers. Le monopole exercé par chaque corporation sur son activité économique respective, soutient-il, va à l’encontre du droit de toute personne d’exercer la profession de son choix. La solution qu’il propose est la liberté du travail et, plus généralement, la liberté économique. Laissez faire les agents économiques, sans les entraver, et laissez passer les marchandises, sans leur imposer de taxes. Bien qu’en réalité ce soit un peu plus complexe, on peut dire que les injustices dans la distribution sont résolues en renonçant à l’existence de règles, en renonçant à l’existence d’une distribution contrôlée. Cette idée sera reprise pendant la Révolution par Le Chapelier, entre autres, et sera l’une des bases sur lesquelles se développera la pensée politique libérale sous la Monarchie de Juillet.
La deuxième question, qui concerne la manière dont les richesses doivent être réparties dans une société juste, est présente dès le début de la Révolution française, donc avant son moment le plus radical, à partir de 1793. Le célèbre pamphlet de l’abbé Sieyès y apporte en effet une réponse précise. Le tiers état, affirme l’abbé, produit toutes les choses utiles, tandis que les privilégiés, sans rien faire, jouissent des meilleurs fruits du travail. La proposition de Sieyès est que chacun reçoive selon son mérite, selon sa capacité. Cette idée joue un rôle central dans le déroulement de la Révolution et sera reprise, sous différentes formes, tout au long du XIXe siècle. Saint-Simon mettra les producteurs à la place où Sieyès plaçait le tiers état, mais il défendra essentiellement la même chose. Peu après, ce seront les travailleurs manuels eux-mêmes qui s’approprieront cette rhétorique : eux, qui sont l’estomac du corps social, ont le droit de recevoir le produit de leur travail.
Voici la double réponse : la manière la plus juste de distribuer le travail est de laisser chacun prouver sa valeur sur les marchés ; la manière la plus juste de distribuer les richesses est de donner à chacun selon son mérite.
Vers 1840, et en opposition à ces deux idées, se développe en France un type de socialisme qui apporte une réponse différente à chacune des deux questions. Louis Blanc est le principal représentant de ce socialisme républicain ou jacobin.
Il défend, d’une part, l’idée selon laquelle la répartition du travail doit être effectuée de telle sorte que chaque individu puisse développer au maximum ses capacités, qui sont considérablement différentes d’un individu à l’autre. La seule façon d’y parvenir, souligne-t-il, est d’universaliser les moyens de production, les instruments nécessaires au travail.
Il affirme, d’autre part, que la distribution des fruits du travail ne doit pas se faire sur la base du mérite, ni en donnant à chacun une part exactement égale. L’objectif, du moins à long terme, est que chacun reçoive selon ses besoins. Comme les besoins concrets de chaque individu sont très difficiles à connaître et à mesurer de l’extérieur, on ne doit pas attendre, dit Blanc, que l’État prenne en charge la distribution, en substitution des actuelles classes dirigeantes. L’idée est qu’il ne doit pas y avoir de distribution d’en haut, que l’accès à certains biens particulièrement importants doit être garanti de manière universelle et inconditionnelle.
C’est la double nouveauté. Distribuer le travail en fonction des capacités de chacun, et pour cela universaliser les moyens de production. Distribuer les richesses en fonction des besoins, et pour cela rendre universel et inconditionnel l’accès à certains biens et services fondamentaux.
On peut dire aujourd’hui que Turgot et Sieyes ont devancé Blanc. En ce qui concerne la distribution du travail, c’est l’absence de distribution de Turgot — la liberté du travail dans des marchés de plus en plus ouverts et globaux — qui s’est imposée. La seule alternative, dit-on, est la planification économique, derrière laquelle se cache le souvenir du totalitarisme soviétique. En ce qui concerne la justice distributive proprement dite, c’est-à-dire la répartition des fruits du travail, la méritocratie prônée par Sieyes a triomphé, et la seule alternative serait une société sans incitations, dans laquelle règne une égalité niveleuse. En bref, nous sommes confrontés à l’hégémonie de deux droits inhospitaliers : le droit de montrer que l’on est meilleur que les autres, et le droit d’être récompensé pour cela. C’est le double aspect du problème qui sert de titre au dernier livre de Michael Sandel, La tyrannie du mérite.
Cela ne doit pas être interprété comme une attaque contre les droits de l’homme, mais plutôt comme un signal d’alarme. Il ne fait aucun doute que d’énormes progrès ont été réalisés au nom des droits au cours des 70 dernières années. Les droits sociaux, en particulier, ont permis de garantir, dans de nombreux pays, l’accès universel à l’éducation et aux soins de santé, ainsi que, bien que dans une moindre mesure, l’accès au logement et à des conditions de travail dignes. Mais nous ne devons pas oublier que les droits peuvent également être utilisés pour remettre en question les relations de pouvoir social, en particulier celles basées sur la sphère productive. Ils peuvent être utilisés pour exiger une répartition plus équitable du devoir de travailler, ainsi que des fruits de ce travail social.
Comme j’ai essayé de le raconter tout au long de ces pages, le droit au travail a précisément rempli cette fonction. À un certain moment, il a été utilisé par le mouvement ouvrier et socialiste du XIXe siècle pour s’opposer à la manière capitaliste d’organiser la production. Connaître et prendre en compte cette histoire pourrait peut-être contribuer à lui donner un nouvel élan aujourd’hui. Cela pourrait au moins empêcher que ce droit continue d’être assimilé à la promotion publique du plein emploi, assimilation qui empêche de voir le lien qui l’unit si profondément à l’aspiration de démocratiser la sphère du travail. Si c’était le cas, il me semble que le droit au travail non seulement se renforcerait, mais pourrait revitaliser le langage des droits lui-même, en le sortant de cette sorte de Marais où il se trouve actuellement.
Le socialisme démocratique, qui utilise tant le langage des droits aujourd’hui, ferait bien d’offrir aux perdants de la mondialisation autre chose qu’une plus grande dose de justice distributive, c’est-à-dire un accès plus équitable et plus complet aux fruits de la croissance économique. Cette autre chose n’est rien de plus qu’un accroissement de la justice productive : la possibilité de participer, sur un pied d’égalité, à la production des biens et des services qui sont nécessaires à la survie et au développement de toute société. S’il ne le fait pas, s’il reste ancré dans la myopie de son libéral-progressisme, le socialisme ouvrira la voie aux dérives régressives qui balaient le globe.