Sur la question de Kant, je ne pense pas avoir pris parti pour un Sieyès kantien dans mes travaux sur Sieyès. La confusion tient peut-être au fait j’ai montré dans mon premier ouvrage sur Sieyès, intitulé Sieyès et l’ordre de la langue, et dans un article des Annales Historiques de la Révolution française sur « Sieyès et la métaphysique allemande », que, durant le Directoire, des philosophes allemands côtoyant les Idéologues, qualifiés d’« école de Condillac », tels qu’Humboldt, et Oelsner qui a rédigé une Notice sur la vie de Sieyès, critiquent vivement le sensualisme institutionnel des Idéologues. Ils se tournent alors vers Sieyès dont ils apprécient les connaissances philosophiques et s’efforcent de le rapprocher de Kant en l’incitant à en discuter avec eux, voire à correspondre avec ce philosophe déjà connu. Certes nous disposons dans les Archives Sieyès d’un manuscrit intitulé « Fragments des ouvrages du philosophe Kant », mais sans savoir s’il est de la main de Sieyès. De fait il est attesté dans la correspondance d’Humboldt que Sieyès émet une forte critique du kantisme lors d’une discussion avec Humboldt et d’autres philosophes allemands : « Vous commencez donc par le faîte de l’édifice et vous ne parviendrez jamais à une philosophie véritable ». Il considère ainsi que la métaphysique allemande, en considérant l’a priori d’un moi basé sur le factum de la représentation, constitue une théorisation hâtive, exclusive de la formation du moi, au risque à la fois d’effacer la réalité créatrice, constituante de l’homme et de méconnaître le moi supérieur, ou « moi directeur ». Mais nous n’en saurons pas plus tant que nous n’aurons pas à notre disposition la correspondance de Sieyès, dont la publication est prévue chez Vrin sous la direction de Pierre-Yves Quiviger, l’un des spécialistes de Sieyès. Il ressort de cette tentative de rapprochement une récurrence jusqu’à nos jours du lien Sieyès-Kant chez les philosophes spécialistes de Kant considérant Sieyès comme un « Kant virtuel », dont Christine Fauré a cité l’un d’entre eux, et dont j’ai certes lu les travaux avec intérêt sans en épouser leur thèse sur le rapport philosophique entre Kant et Sieyès. J’ai tenu à décrire cet événement historique d’ordre intellectuel, sans en déduire un kantisme de Sieyès sous quelque forme que ce soit.
L’attitude critique de Sieyès vis-à-vis du kantisme relève d’un fait majeur, que je partage pleinement avec Christine Fauré, la centralité de Condillac chez Sieyès en ce qui concerne l’existence supérieure, mais sans a priori, d’un moi sentant et agissant. La relation intime entre Sieyès et Condillac est attestée non seulement dans le Grand Cahier métaphysique, mais aussi dans une centaine de feuilles volantes attenantes au Grand Cahier métaphysique sous la côte 284 AP 2 (1). Dans l’une de ses fiches, très succincte, Sieyès souligne l’originalité de sa proximité avec Condillac dans des termes par ailleurs bien soulignés par Christine Fauré dans son exposé :
« Réfléchissez, creusez tant qu'il vous plaira, soit au dedans, soit au dehors, vous ne trouverez jamais que phénomène connu par sensation, par évidence, et action, autre phénomène que le sens constant vous donne pour cause du premier, c'est-à-dire qu'il résulte de vos recherches que l'objet d'un sens est constamment précédé de telle impression appartenant à un autre sens. Nous n'en savons pas davantage. Toutes les sciences ont la même méthode, nous ne connaissons que succession, ou identité. Creusez tant qu'il vous plaira, il y a action partout, car un effet ne peut être que le produit d'une action. La sensation suppose action, ou acte de notre force intérieur, la repliation de l'âme sur ses sensations n'est de même qu'action; le sentiment des rapports entre les sensations n'est de même qu'action. Il n'y a qu'action, que sensation. » (Les termes en italiques sont soulignés dans le manuscrit) ».
Cependant Sieyès associe, dans ces fiches, au couple sensation - action, un troisième terme, « moi », présenté dans une feuille volante intitulée justement « moi (1773) ». Cette fiche existe bel et bien, et nous allons prochainement en publier l’image et la transcription dans un billet sur « Sieyès, le cerveau et la mémoire » sur un carnet Hypothèses.
La présente fiche écrite recto-verso débute et se termine de la manière suivante :
« moi (1773)
+ moi
existence a parte rei
je distingue plusieurs
je me fais un
je juge ou perçois
/…/
Dès que vous discernez vos sensations, vous voyez les unes suivre les autres. Exprimer ces liaisons, c'est juger ou apercevoir les rapports de succession. »

Constatons, d’une fiche citée à l’autre, le passage de l’énoncé « Nous ne connaissons que succession, ou identité » à un autre énoncé : « Exprimer ces liaisons, c'est juger ou apercevoir les rapports de succession. ». C’est l’imbrication des « rapports de succession » qui présente, d’une fiche à l’autre, le rapport sensation-action-moi. Par ailleurs, dans une autre feuille volante intitulée « Époques », Sieyès introduit, reprenant Condillac, ce qu’il en est de la progression de la sensation - action au moi, soit du trajet de la succession des sensations aux rapports de succession de la sensation dans l’action sous l’égide du moi, donc sans a priori aucun. Ici se précisent les étapes du développement de la faculté de sentir, soit le passage d’une époque à l’autre, du simple constat de l’organisation d’une telle faculté à la manière dont elle perfectionne et distingue les sens. Ainsi d’une feuille volante à l’autre, et nous aurions pu citer à l’appui du rapport sensation-action-moi des extraits des fiches intitulées « faculté de connaître et de sentir », « imagination », « mémoire », « réminiscence », « mouvement intérieur », « ordre local », « unité » et bien d’autres, se configure, point par point, ce qu’il est du mouvement sensation - action - moi dans le cerveau et en quoi ce mouvement permet de comprendre la formation de l’unité de l’individu.
En dernier lieu, je souhaite aussi préciser que j’ai étendu la proximité entre Sieyès et Condillac non seulement dans l’ordre des idées, mais aussi dans la description du contexte dans lequel se matérialise un tel rapport de succession sensation - action - moi. Ainsi, dans notre second ouvrage sur Sieyès, intitulé Cognition, et ordre social chez Sieyès. Penser les possibles, nous avons essayé de montrer en quoi la présence de Condillac est attestée durant la période pré-révolutionnaire des années 1770-1780 sous la forme d’une nouvelle conception du travail de l’esprit, mais aussi dans des réalités pratiques, du simple débat intellectuel à des événements précis. Il est alors possible de parler d’un moment condillacien de type nominaliste que Sieyès tout à la fois initie dans le silence du manuscrit, puis auquel il donne forme politique en fin de parcours dans Qu’est ce que le Tiers Etat ?. Sieyès cerne, du manuscrit à l’imprimé, les contours d’un individu à la fois sensible, agissant et unifié. Dans ce contexte s’ouvrent des possibles tout au long de la Révolution française, comme le montre Christine Fauré dans ses travaux sur Sieyès homme politique et juriste révolutionnaire. Une fois démontré le peu de crédibilité, en matière d’arguments et de références textuelles, d’une figure rousseauiste de Sieyès, Christine Fauré a ouvert un espace de recherches sur la marque condillacienne de notions sieyèsiennes de premier plan, en les analysant à l’aide d’une grande diversité de termes et de situations, comme elle l’a précisé à la fin de son exposé. Le Sieyès condillacien est bien présent tout au long de sa formation intellectuelle et de sa carrière politique.
Une dernière question concerne l’inscription de Sieyès dans la tradition empiriste. Christine Fauré a mentionné oralement David Hume par sa présence dans la « Bibliographie idéale » publiée dans le volume 2 des manuscrits. Considérant de notre côté la présence de Locke dans cette Bibliographie, nous avons insisté sur le lien entre Condillac et Locke en ce qui concerne le pouvoir de l’imagination, que Sieyès qualifie de « force de l’imagination » dans une de ses feuilles volantes, dans le but de marquer son caractère hautement inventif. Là encore, la première personne est sur le devant de la scène selon la progression, « je sens », « je veux », « j’imagine », mais à distance de toute philosophie du sujet. Ce que je perçois ici de la démarche commune à Christine Fauré et moi-même, c’est au-delà de l’empirisme radical de Condillac, sa concrétisation par Sieyès tant dans la pratique politique que dans la pensée philosophique. Il s’agit ici conjointement d’un empirisme de la genèse et d’un empirisme de la constitution au regard du développement de l’unité de l’opération de l’esprit, sur la base de la donation d’un matériau sensible. Plus encore, tous deux bons connaisseurs de Leibnitz et Wolff, Condillac et Sieyès se retrouvent une fois de plus sur la question de l’ordre d’exposition des ressources conjointes de la sensation, de l’action et du moi. Je remercie l’intervenante de m’avoir permis de lui répondre.