La Rousseaumania du Bicentenaire de la Révolution

En 1989, les satellites de l’historien François Furet, ont prétendu, lors du Bicentenaire de la Révolution française, qu’il fallait ressusciter Sieyès resté trop longtemps oublié. Ainsi un historien d’origine polonaise séjournant en Suisse, Bronislaw Baczko, merveilleux connaisseur de Rousseau mais piètre lecteur de Sieyès, fit paraître en anglais et en français une comparaison entre Sieyès et Rousseau sous le titre "Le Contrat social des Français" (4). Cet article fit bien des ravages sur la connaissance de Sieyès.

Dans le Dictionnaire critique de la Révolution française de François Furet et Mona Ozouf, encore publié à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution, ce rapprochement entre Rousseau et Sieyès a eu le vent en poupe. Dans l’entrée « Sieyès » rédigée par Keith Michael Baker, il est écrit : « Un discours plus explicitement politique qui semble tirer de Jean-Jacques Rousseau son inspiration essentielle »(5). Mais quelques-uns résistèrent néanmoins. Bernard Manin, auteur dans ce même Dictionnaire de l’article « Rousseau », n’adopte pas la position de Keith Baker fortement influencée par Baczko. Tout au contraire, il n’hésite pas à écrire :

« L’institution centrale établie par la Révolution, l’Assemblée représentative, est donc en fait étrangère au rousseauisme. Certains chefs révolutionnaires sont conscients de la distance qui sépare ainsi Rousseau de la Révolution, en particulier Sieyès… On comprend dès lors que Sieyès, plus lucide à cet égard que nombre d’autres révolutionnaires, adresse à Rousseau de vives critiques dans les rares textes où il se prononce explicitement sur lui (6) ».

Cependant Bernard Manin ne se fit pas entendre.

Nous sommes loin des assertions de Baczko qui donne Rousseau comme point de départ de la réflexion constitutionnelle de Sieyès. Il faut préciser que dans ce même article, Baczko s’appuie essentiellement sur les premiers pamphlets de Sieyès. L’historien avait connaissance également des deux discours de l’An III qu’il interprète comme une version spécifique du libéralisme français (7), question que l’époque mitterrandienne affectionnait : libéralisme contre socialisme. Mais là n’est plus notre intérêt.

Le point nodal selon Baczko serait que, pour les deux écrivains, Rousseau et Sieyès, « il faille remonter à une première convention, l’acte par lequel un peuple est un peuple » (8). Cette idée de retour à un pacte originel est étrangère à Sieyès, mieux il s’en moque. Il l’écrit clairement dans les Vues sur les moyens d’exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789.

« Peut-être même se persuaderait-il (9) qu’il existe apparemment quelque part sur la Terre, hors de la puissance des tyrans et à l’abri des ravages du temps, un dépôt sacré où se conservent religieusement les archives authentiques des peuples ; et que là, comme à un recours toujours ouvert aux nations, on peut aller consulter lorsqu’il est nécessaire, les conventions primitives qui déterminent la forme et les droits de toute association humaine » (10).

Sieyès en l’occurrence fait clairement allusion à Rousseau et à ce mouvement de régression pour aussitôt le récuser comme « un malheureux effet de cet esprit de vertige » (11). Et d’affirmer que les archives du peuple résident dans la raison et non ailleurs, dans une raison qui abolit toute distinction temporelle entre passé et présent.

Sieyès dans ses Préliminaires de la Constitution a écrit en 1789 : « Une Constitution suppose avant tout un pouvoir constituant… le pouvoir constituant peut tout en ce genre. Il n’est point soumis d’avance à une Constitution donnée » (12). Cette distinction-clé entre constituant et constitué que Sieyès ne cesse d’affuter dans ses premiers textes, est-elle déjà présente dans le Contrat social de Rousseau ?

Il ne suffit pas pour écrire une Constitution de reprendre à son compte les pouvoirs constitués antérieurs. La toute-puissance d’un pouvoir constituant, son auto-fondation qui a fasciné tant de constitutionnalistes, ne se trouvent pas dans Rousseau ; elles appartiennent à la fulgurance de la période révolutionnaire.

Baczko, après avoir désigné le pouvoir constituant, effectivement nommé dans les trois premiers pamphlets de Sieyès et dans son projet de Déclaration et de Constitution de 1789, enchaîne sur l’idée de Nation et assimile le pouvoir constituant à l’exercice de la volonté générale dont il serait l’expression. Reproduisons la citation que nous donne Backzo, extraite de Qu’est-ce que le tiers état ? (page 77) à l’appui de son argumentation :

« La Nation est tout ce qu’elle peut être par cela seul qu’elle est… » Mais Sieyès poursuit… ce qu’oublie de citer Baczko : « Il ne dépend point de sa volonté de s’attribuer plus de droits qu’elle n’en a ».

Alors, pourquoi Baczko enchaîne-t-il « sur la volonté nationale alors que trois lignes avant, Sieyès nous avait prévenus : « Il serait ridicule de supposer la Nation liée elle-même par les formalités ou par la Constitution… S’il avait fallu attendre pour devenir une Nation, une manière d’être positive, elle n’aurait jamais été. La Nation se forme par le seul droit naturel ».

Visiblement pour le révolutionnaire, la Nation et la Constitution n’appartiennent pas à la même strate. Baczko se livre en fait à un tour de passe-passe qui nous plonge dans Rousseau mais pas dans Sieyès.

Il faut le reconnaitre, le futur constituant ne dit pas grand-chose du rapport Nation et Pouvoir constituant. Il est même plutôt fuyant sur le sujet :

« Mais puisque la Nation n’a pas pourvu au grand ouvrage de la Constitution par une députation spéciale, il faut bien supposer que les prochains états généraux réuniront les deux pouvoirs. Au surplus, ce sujet intéressant nous mènerait trop loin, il mérite un mémoire à part » (13).

Sieyès adopte la même attitude de fuite dans Qu’est-ce que le Tiers État ? lorsqu’il écrit : « Dans chaque partie, la Constitution n’est pas l’ouvrage du pouvoir constitué mais du pouvoir constituant. Aucune sorte de pouvoir délégué ne peut rien changer aux conditions de sa délégation… Nous n’offrons ici qu’une idée fugitive, mais elle est exacte » (14).

Très conscient qu’il ne serait pas compris par les Constituants ses contemporains qui auraient certainement vu dans cette conception du Pouvoir constituant une figure autoritaire qui enlèverait du pouvoir aux Assemblées, Sieyès n’insiste pas. Mais Baczko – à l’instar d’ailleurs de Keith Baker - ne comprend pas que Sieyès est très étranger intellectuellement à l’idée de souveraineté, un mot qu’il emploie très rarement. Il semble d’ailleurs que pour les historiens américains, l’idée d’un Sieyès rousseauiste soit communément acceptée. James Swenson n’hésite pas à parler du Rousseauisme représentatif de Sieyès, ce qui est une aberration tant pour l’œuvre de Rousseau que pour celle de Sieyès (15).

Le Pouvoir constituant

Jonathan Israël fait de Sieyès un précurseur de la pensée libérale qui anticiperait Benjamin Constant (p. 725) mais il n’accorde aucune attention à ce nouveau concept, « le pouvoir constituant », à travers lequel l’abbé exprimait avec jubilation la radicalité de sa pensée. Israël reconnaît néanmoins (p. 125) que dans les Préliminaires de juillet 1789, Sieyès présente une thèse principale contraire à la pensée de Rousseau. Mais en quoi était-elle contraire ?

Jonathan Israël donne peu d’explications et malgré de nombreuses références à Sieyès, il contourne littéralement le concept de pouvoir constituant, ce qui est un tour de force. En fait, avec sa volonté de rapprocher les acteurs principaux de la Révolution en de longues listes, il brouille les ressorts de cette histoire intellectuelle de la Révolution française qui est pourtant son projet. Il échappe certes à la pratique de l’hagiographie à laquelle les historiens ont si souvent cédé. Mais où sont les concepts de cette histoire si ce n’est à travers des associations opportunistes de personnalités. Lorsque par exemple, il évoque le Comité de constitution du 11 octobre 1792 (p. 378) auquel Sieyès participe, Israël ne dit rien de la domination girondine qui s’exerce au dépend des positions constitutionnalistes que développe l’abbé et il n’entame jamais la discussion constitutionnelle.

Jean-Denis Bredin (16), auteur d’une biographie de Sieyès, cité par Israël, dit qu’on ne sait à peu près rien de ce Comité de constitution. D’après les archives de l’abbé Sieyès déjà citées, il semble qu’il attende son heure pour être entendu :

« Je ne puis répéter en 1792 ce que j’ai dit en 1789, soit en public, soit au Comité de constitution mais il faut prévenir un faux jugement. Il est resté quelques personnes à mi-chemin, il n’est pas à la hauteur de 1792 » (17), écrit-il avec un peu d’arrogance.

Pour caractériser le constitutionnalisme de Sieyès face à celui de Condorcet qui accordait au peuple des formes de démocratie directe, il faut se rapporter à un échange de lettres reproduit dans Le Moniteur le 16 juillet 1791 entre l’abbé et le républicain Thomas Paine : Paine demande à Sieyès de rejoindre le camp des républicains ce que refuse Sieyès et Israël donne du crédit aux propos de Condorcet qui font état d’une entente et tout au moins d’une mise en scène :

« Le prétendu différent portait sur la question de savoir si la République était préférable à la monarchie constitutionnelle. Sieyès avait avancé sans grande conviction, des arguments favorables à la monarchie constitutionnelle dans Le Moniteur afin de donner l’occasion à Paine et à Condorcet de les mettre en pièces dans Le Républicain » (p. 237).

À la question de savoir si la république était préférable à la monarchie constitutionnelle, Sieyès sans aucun doute choisit la figure unitaire du monarque non héréditaire et non pas un gouvernement exercé par plusieurs, une polyarchie.

Pour Pasquale Pasquino (18 , la réponse de Sieyès à Paine n’est pas une mise en scène, elle est corroborée par un discours de Sieyès qui ne fut jamais prononcé et qui nous donne l’idée de ce qu’était pour lui un gouvernement (p. 90) : « Il en est une (proposition du Comité de constitution) tellement importante et tellement étrange, tellement subversive de notre constitution que j’ai cru devoir vous soumettre quelques-unes des observations sur lesquelles je fonde mes croyances… Il s’agit du dernier mot à cette question, la France a une Constitution représentative, les représentants sont le corps législatif et le Roi... Le Roi n’agit que comme ministre de l’intérêt national auprès de l’Assemblée, il n’est pas représentant du législatif » (cote 284 AP 4, Doss. 12) .

Le système représentatif selon Sieyès

Sieyès n’accepte pas le principe de la limitation du pouvoir prônée par les monarchiens de 1789, Thouret, Barnave et Duport… Pour Thouret et Barnave, le Roi est le représentant à part entière de la Nation, au même titre que le corps législatif élu par le peuple. Ce que refuse Sieyès. La démonstration de Pasquale Pasquino est brillante et elle est soutenue par un extrait d’archives.

Au-delà des péripéties des législatures, la conception de Sieyès sur le système représentatif éclate de mille feux dans son fameux discours du 2 Thermidor l’An III : « Article 1er : Il y aura sous le nom de Tribunat un corps de représentants… il y aura sous le nom de Législature, un corps de représentants…

Il y aura sous le nom de Jurie constitutionnaire un corps de représentants… » (19)

La continuité de l’œuvre de Sieyès, l’un des dix philosophes de la Constituante, est restée inaperçue par Jonathan Israël, au profit d’une chronologie tout ce qu’il y a de classique. Ainsi dans sa conclusion, Israël distingue-t-il trois Révolutions :

« La première Révolution démocrate et républicaine, la vraie révolution (écrit-il plus loin)… La seconde prône le monarchisme constitutionnel… La troisième incarne un populisme autoritaire » (p. 527).

L’essentiel de son objectif dans cette histoire intellectuelle de la Révolution française, est de déterminer le lien avec « les Lumières radicales », c’est-à-dire les Lumières républicaines, démocrates et laïques (p. 728). L’enthousiasme manifesté par Israël pour l’exercice de ces Lumières radicales républicaines, réunissait des hommes aussi différents que Brissot, Desmoulins, Condorcet, Cerutti, Pétion, Carra, Gorsas, Robert, Kersaint, Mercier, Bonneville, Prudhomme, Lanthenas, Roederer, Guyomar, Marie-Joseph Chénier et Jean-Joseph Dusaulx ainsi que bien que moins ouvertement, Mirabeau et Sieyès (p. 734).

On reconnaît dans cette liste des intellectuels et des journalistes, des ténors des droits du peuple et de la République, accessoirement des adeptes du droit des femmes suiveurs de Condorcet, la plupart victimes de la Montagne, plusieurs guillotinés ou cachés.

« Ce républicanisme démocratique » se caractérise par un rejet de l’autorité religieuse et une philosophie « moniste » c’est-à-dire une position philosophique qui affirme l’unité indivisible de l’être ; le monisme s’oppose au dualisme cartésien . Ainsi dans son livre sur la Révolution française, Israël jette-t-il une passerelle avec son travail précédent sur Spinoza et les Lumières radicales (20).

« Les idées radicales contribuèrent ainsi indéniablement à faire la révolution. Mais il est également certain que la Révolution réinterpréta la pensée des Lumières, la reformulant à travers une nouvelle terminologie » (21) écrit-il dans son épilogue « Rousseau, le radicalisme et la révolution ». Dans ce chapitre, il reconnaît le rôle pivotal de Rousseau, au plan philosophique. Ce déisme panthéiste déborde largement la simple recherche d’une origine culturelle de la pensée de tel ou tel. Dans cette perspective, le rousseauisme de Sieyès me semble une question mineure. Et puisqu’il ne s’agit pas de remplacer Rousseau par Spinoza (22) dans les écrits de Sieyès — la bibliothèque idéale selon Sieyès (23) garde de nombreuses traces de sa lecture de Spinoza — , ne peut-on trouver dans l’invention politique et constitutionnelle du révolutionnaire, une autre forme de radicalisme.

Sieyès voulait-il renouveler en politique l’expérience des philosophes empiristes et sensualistes qui ont tenté de réduire la distance entretenue entre le corps et les opérations de l’esprit. De qui s’agirait-il ? d’Helvétius, de Condillac et du naturalisme de Charles Bonnet.

Dans ses écrits de jeunesse, Sieyès, dans les années 1775, avait commenté ces auteurs. Il avait par exemple soutenu contre Condillac alors qu’il était très attaché au modèle condillacien de la statue : « J’ai dit qu’à l’approche de la rose, la statue acquerrait la sensation de la rose et rien de plus… Vous êtes étonnés de ce préambule, il est nécessaire puisque vous assurez que la statue est purement passive dans sa sensation… Sa sensation est une action et ce n’est que parce que la statue est active qu’elle sent… Quand la statue aura connu le plaisir et la douleur, elle sentira son activité à acquiescer à la sensation agréable ainsi qu’à rejeter la sensation désagréable » (24). Ce développement n’est pas un simple jeu pour le jeune Sieyès. Lorsqu’il traite l’analyse de Condillac « de louche et superflue » parce que ce dernier emploie le terme d’attention à propos de la sensation, la violence de sa réaction dénote des enjeux plus importants. Ils se cristallisent autour de la définition de l’action :

« Toute sensation est action, ainsi donc vous agissez mais vous ne savez que vous agissez qu’après vous être comparé aux objets extérieurs, avoir aperçu que vous produisez les mêmes effets que les objets actifs… » (25).

C’est donc une véritable théorie de la connaissance qu’il tente à travers l’étude de la sensation. Cette conviction va prendre en 1789 une ampleur insoupçonnée pour l’homme politique qu’il s’apprête à être.

Ayant repoussé une théorie du jugement au profit de la sensation-activité, il n’hésite pas à brandir un matérialisme audacieux :

« Je suis collection et sous ce rapport, je suis un, il y a une pluralité qui pense en moi et plus cette pluralité s’augmente et plus ma sensation devient vive, forte… Je suis une multitude de corps ou de points de réunion qui affecte mes divers sens. Je suis en même temps cause et effet, il y a multitude puisqu’il y a partout des qualités différentes et je suis d’autant plus multitude que je me donne plus de sensations » (26).

Sieyès s’écarte de toute projection d’un sujet. Les comparaisons avec la vie individuelle ne lui plaisent pas. La matérialisation des expériences sensorielles fait-elle appel à un moi continu ? Sieyès ne le pense pas. Il est très proche de Hume lorsque ce dernier écrit sur l’identité personnelle : « Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement conscients de ce que nous appelons notre moi… Malheureusement, toutes ces affirmations positives sont contraires à cette expérience même que l’on invoque en leur faveur et nous n’avons aucune idée du moi de la manière qu’on vient d’expliquer » (27).

Sieyès est resté dans les mémoires comme un homme public inventeur de l’idée de constitution et d’une citoyenneté certes à deux vitesses. Il semble paradoxal de le raccrocher au wagon de l’empirisme radical qui pulvérise l’idée du moi. L’art constitutionnel semble avoir maintenu une étanchéité entre ce qui relèverait du droit et de l’organisation de la cité, d’une part et de l’autre, des modèles philosophiques à vocation cognitive. Pourtant, la mue de Sieyès s’accomplit sous nos yeux en 1789. Elle est sous-jacente à la définition d’un pouvoir constituant : « Libre de toute contrainte et de toute forme autre que celle qu’il lui plaît d’adopter » (28).

L’anti-cartésianisme initie un courant théorique fort et une application sociale, avec la publication notamment du Commerce et du Gouvernement de Condillac (1776). La théorie de la valeur selon Condillac introduit une dimension subjective. Elle est fondée sur le besoin que nous en avons. Sieyès dans Qu’est-ce que le tiers état ? accorde au travail une valeur identique à celle de Condillac. Il ne s’agit plus du propriétaire cultivateur comme chez les physiocrates, le travail désormais répond à des besoins, à des utilités et à des agréments. Le travail est donc un vecteur de rassemblement de la Nation. Cette dimension affective commune à travers la définition du travail, ne peut pas être interprétée en termes de psychologie, car on reviendrait à une métaphysique générale et à une étude de l’âme humaine en contradiction directe avec la doctrine phare de Condillac selon laquelle les opérations de l’esprit résultent de la sensation.

En 1789, persiste un sensualisme qui garde une fonction de levier pour mettre en place les nouvelles catégories politiques de la citoyenneté active. Les historiens du droit ont rarement pris en compte la dimension empirique de la démarche de Sieyès qui constitue à nos yeux sa modernité.

Jonathan Israël a pris connaissance du « Grand Cahier métaphysique » (p. 87, 781 note 69) et des écrits du jeune Sieyès sur Condillac. Mais il se contente de marquer l’influence de l’auteur du traité des sensations sans aller plus loin sur l’influence de l’empirisme dans la Révolution et il fait l’impasse sur le concept de pouvoir constituant.

Le pouvoir constituant versus jurie constitutionnaire

Ce pouvoir constituant, comment peut-on le définir ? En 1793, la rédaction même de la Déclaration des droits marque dans son préambule, cette dimension d’auto-fondation déjà signalée du pouvoir constituant : « Le peuple français… a résolu d’exposer dans une déclaration solennelle… afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté… » (Constitution du 24 juin 1793).

Le pouvoir constituant qui de distingue du pouvoir constitué est une grande idée des Français proclame Sieyès avec enthousiasme : « Elle comptera parmi les découvertes qui font faire un pas à la science ; elle est due aux Français » écrit Sieyès dans son discours du 2 Thermidor l’An III. Sieyès est très conscient de la portée de son concept : « Voulez-vous donner une sauvegarde à la Constitution, un frein salutaire qui contienne chaque action représentative dans les bornes de sa procuration spéciale, établissez une jurie constitutionnaire. Le 18 Thermidor l’An III, il poursuit devant l’incompréhension des Conventionnels, furieux de ce qu’on leur propose de coiffer le pouvoir parlementaire d’une nouvelle institution et d’ainsi brider leur pourvoir. L’idée d’une jurie constitutionnaire a paru cocasse à ses contemporains. On l’a mise au crédit des bizarreries de l’abbé, homme qui a rarement changé d’avis et qui persiste dans ses raisonnements. Sieyès s’est inspiré de philosophes étrangers tel l’Anglais Harrington comme l’avait déjà remarqué l’abbé Morellet. Dans un article intitulé « Harrington, une source méconnue du bon gouvernement selon Sieyès », j’ai relevé l’influence du philosophe anglais sur les conceptions politiques du révolutionnaire (29) .

Et bien qu’il soit fuyant sur le sujet dans ses premiers textes, tout était déjà là en 1789.

En conclusion, je voudrais insister sur l’empreinte de Condillac sur le concept de pouvoir constituant et notamment sur l’importance des notions de force et de puissance. Le moi dans cette perspective n’est pas un principe de permanence substantielle. Sa conception de la Nation obéit à un principe actif du mécanisme constitutionnel. Ajoutons qu’en cette fin du XVIIIe siècle, Sieyès a une vision très claire du risque d’un totalitarisme embryonnaire qu’il appelle la ré-totale. En ce sens, il est un théoricien de la modernité mais il n’est pas rousseauiste. Son radicalisme a d’autres sources : l’empirisme philosophique français, l’utopie politique de l’Oceana d’Harrington.

Notes

(1) Jonathan Israël, Idées révolutionnaires, une histoire intellectuelle de la Révolution française, 1ère édition : Princeton University press, 2014 ; Alma éditeur-Buchet Chastel, Paris, 2019, 930 pages.

(2) Ibid., p. 31.

(3) Marie-Josèphe Chénier, poète et dramaturge, frère cadet d’André Chénier.

(4) « The Political culture of the old regime », ed. by Keith Michael Baker, vol. 1 dans The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, Oxford, Pergamon press, 1987. Réédition « Le contrat social des Français : Sieyès et Rousseau » dans Job mon ami, Paris, Gallimard, 1997.

(5) « Sieyès », dans Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 339.

(6) Ibid., Bernard Manin, « Rousseau », p. 875.

(7) « Le Contrat social des Français, Sieyès et Rousseau », op. cit., p. 329.

(8) Ibid., p. 303.

(9) Le sujet selon Sieyès « est un être doué d’un sens pur ». Autrement dit un être chimérique qui revient aux vieux recueils du droit public.

(10) « Vues sur les moyens d’exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789 », dans Œuvres de Sieyès, Paris, EDHIS, 1989, vol. 1.

(11) Ibid., p. 34.

(12) Sieyès, Préliminaire de la Constitution. Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen. Lu les 20 et 21 juillet 1789 au Comité de Constitution par M. l’abbé Sieyès, dans Les Déclarations des Droits de l’Homme de 1789, textes réunis et présentés par Christine Fauré, Paris, Payot, p. 100.

(13) Sieyès, « Vues sur les moyens d’exécution… », op. cit., p. 77.

(14) « Qu’est-ce que le Tiers État », dans Œuvres de Sieyès, Vol. 1, op. cit., p. 76

(15) "Sieyès’s representative rousseauisme" dans On Jean-Jacques Rousseau considered as one of the first authors of the Revolution, by James Swenson, Stanford, California, Standford University press, 2000, p. 201.

(16) Jean-Denis Bredin, Sieyès, la clé de la Révolution française, Paris, Fallois, 1988, p. 256-257.

(17) Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, Christine Fauré (sous la dir.), 284 AP5. 1-1, Paris, Champion, 1999, p. 456.

(18) Pasquale Pasquino, Sieyès et l’invention de la Constitution en France, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 90, 171-173.

(19) « Opinion de Sieyès sur plusieurs articles du titre IV et V du projet de Constitution », dans Œuvres de Sieyès, op. cit., vol. III, p. 25.

(20) Jonathan Israël, Les Lumières radicales, la philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité, 1650-1750, Paris-Amsterdam, 2005, Oxford University press, 2001.

(21) Ibid., p. 790.

(22) Christine Fauré, « Sieyès, Rousseau et la théorie du contrat » ; Pierre-Yves Quiviger, « Sieyès et Spinoza », dans Figures de Sieyès, P.Y. Quiviger, Vincent Denis et Jean Salem (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2008.

(23) Des Manuscrits de Sieyès, 1770-1815, Christine Fauré (dir.), Paris, Champion, 2007.

(24) Sieyès, « Le Grand Cahier métaphysique, manuscrit et note » dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 108.

(25) Ibid., p. 109.

(26) Ibid., p. 80.

(27) David Hume, L’Entendement, Livre 1, IV-VI, Paris, Flammarion, 1995, p. 342.

(28) Sieyès, Reconnaissance et exposition raisonnée dans Les Déclarations des Droits de l’Homme de 1789, op. cit., p. 100.

(29) Christine Fauré, "Harrington, une source méconnue de Sieyès" dans « Le voyage des Républiques anglaises dans l'espace européen aux XVIIe et XVIIIe siècles » sous la direction de L. Borot et M.-I. Ducrocq, Philosophical Enquiries : revue des philosophies anglophones – juin 2017, n° 8, p. 167-181.