« The Many and the Few » Économie politique aristocratique versus économie politique républicaine aux Etats-Unis (1790-1793) Etudes
dimanche 4 avril 2021par Marc Belissa Université Paris Nanterre
Dans mes articles précédents sur le républicanisme aux Etats-Unis dans la décennie 1789-1799, j’avais dans un premier temps étudié le débat sur la nature de la jeune république par le biais du cérémonial lors de la mise en place du gouvernement fédéral en 1789 et 1790, j’ai ensuite présenté la réception de la première partie de Rights of Man aux Etats-Unis en 1790 et 1791 et notamment le débat pour et contre la critique de Paine par John Quincy Adams/Publicola, débat qui posait à nouveau la question de la nature de la république américaine au regard de la « constitution britannique » et de la Révolution française (1). Je poursuis aujourd’hui en m’intéressant à l’émergence d’une économie politique républicaine, selon l’expression de l’historien Drew McCoy (2), en 1792-1793 chez un certain nombre de commentateurs critiques de la politique économique et financière du gouvernement fédéral. Une fois de plus, c’est la question de la nature de la république qui est posée à travers ce que l’on pourrait appeler, dans le langage actuel, des projets de société concurrents.
Dès 1789, des critiques s’élèvent contre la politique économique du Secrétaire d’Etat au Trésor Alexander Hamilton. Ces critiques s’accentuent en 1790 et 1791 jusqu’à provoquer l’apparition de ce que James Madison et Thomas Jefferson commencent à appeler au printemps 1792 le « parti républicain » ou le republican interest. Ces débats se poursuivent en 1792 et au début de 1793 en relation avec l’évolution économique et sociale qui marque ces premières années de la république fédérale.
Cette présentation se déroulera en trois temps. Je reviendrai d’abord sur la politique économique et financière impulsée par Hamilton et ses proches entre 1789 et 1792 et sur ses conséquences sociales et politiques, car c’est en partie en réaction à celles-ci que Jefferson, Madison, Logan et les « républicains » élaborent leur propre conception d’une économie politique républicaine concurrente. Je serai nécessairement synthétique, car les problèmes posés par la dette publique consolidée, par la création d’une Banque nationale et par celle de manufactures d’Etat entre 1789 et 1792 sont d’une redoutable complexité technique, économique et politique.
Dans un deuxième temps, je présenterai la manière dont se construisent les critiques de la politique hamiltonienne et comment une « opposition » d’abord peu organisée en 1789-1791 se constitue contre celle-ci et prend la forme d’un « parti républicain » en 1792. Cette critique s’exprime dans un certain nombre de journaux, dirigés soit par d’anciens anti-fédéralistes, soit par d’anciens fédéralistes de 1787, mais aussi au Congrès sous le leadership de James Madison et même dans le gouvernement avec l’action plus ou moins ouverte de Jefferson, alors Secrétaire d’Etat.
Dans un troisième temps, je m’intéresserai particulièrement aux écrits de George Logan, de John Taylor et de James Madison, publiés d’abord dans les journaux d’opposition. Ces ouvrages et articles, parus en 1792 et au début de 1793, reprennent et synthétisent l’ensemble de la critique républicaine de l’économie politique hamiltonienne qu’ils qualifient d’économie politique « aristocratique » et développent des pistes pour une politique alternative, selon eux, véritablement républicaine. Ils s’appuient notamment sur la tradition républicaine radicale anglaise, actualisée par Paine dans la deuxième partie de Rights of Man, mais aussi sur l’expérience française célébrée par le parti « républicain ».
Une économie politique au service du few : le système fisco-financier de Hamilton (3)
Pendant la guerre d’Indépendance, le Congrès avait été obligé de se tourner vers des banquiers étrangers (français, espagnols et surtout hollandais) pour financer la défense des jeunes Etats-Unis, l’achat d’armes, de fournitures, etc. Il avait également émis une quantité impressionnante de bons, de certificats de dette, de papier-monnaie au cours fluctuant pour payer les soldes des officiers et des hommes de troupes mais aussi les provisions achetées aux fournisseurs, aux fermiers, etc. Chacun des treize états fédérés avait dû faire de même — à des degrés divers — pour financer ses activités, ses milices, etc. Du fait de la très faible production de numéraire en Amérique du Nord, ils avaient souvent dû créer une monnaie-papier et avaient eux aussi contracté des dettes envers les particuliers ou envers des compagnies étrangères de commerce qui les ravitaillaient.
Pendant la guerre et surtout dans les années qui l’ont suivie, ces bons, certificats et billets de banque avaient circulé, servi de moyens de paiement et souvent changé de mains, car les soldats ou les petits fournisseurs aux abois étaient souvent obligés de s’en débarrasser pour une partie de leur valeur seulement. Des financiers avaient flairé les bonnes affaires et les avaient massivement rachetés aux propriétaires originels, accumulant ainsi une montagne de titres. Un véritable marché spéculatif dont le centre était New York (et secondairement Boston et Philadelphie) s’était progressivement constitué autour de la dette extérieure et intérieure des Etats-Unis et de celle des états fédérés. Un important et influent groupe de financiers autour de Robert Morris — le mentor d’Alexander Hamilton en matière économique — attendait avec impatience que le nouveau gouvernement fédéral statue sur les modalités et la durée du remboursement de cette masse de dettes qui s’élevait approximativement à 27 millions de dollars auxquels s’ajoutaient environ 13 millions de dollars d’intérêts accumulés (4). Ce réseau de spéculateurs et de financiers — que l’historien Elmer James Ferguson estime à 15 000 personnes environ, possédant la quasi-totalité de la dette intérieure (5) — faisait pression sur les hommes pressentis pour faire partie du nouveau gouvernement fédéral, et certains des responsables politiques et des députés eux-mêmes participaient, directement ou indirectement par leurs familles ou leurs réseaux personnels, à ce marché spéculatif (6). Par exemple, le futur ambassadeur américain en France (et contre-révolutionnaire pendant la Révolution française), Gouverneur Morris, était particulièrement impliqué dans le refinancement de la dette américaine en France et en Hollande (7) . William Duer, l’assistant d’Alexander Hamilton, était l’un des hommes clés de la circulation des informations entre les financiers et le gouvernement.
Les élites américaines voyaient avec frayeur les milieux populaires exiger dans plusieurs états le cours forcé du papier-monnaie qui avait circulé depuis la guerre (8) . Une autre revendication populaire était un moratoire, voire une diminution forcée des dettes des particuliers et un contrôle des prix basé sur ceux d’avant la guerre, une sorte de « maximum » donc. Les artisans revendiquaient — sans succès sauf peut-être en Pennsylvanie alors dotée d’un gouvernement plus « populaire » — des mesures pour maintenir le pouvoir d’achat des couches populaires. Pour l’élite propriétaire des états et pour le gouvernement fédéral, il n’était évidemment pas question de limiter « la liberté du commerce » ou de remettre en cause la « sainteté » des dettes.
Quand le gouvernement fédéral fut officiellement investi en avril 1789, les premiers débats au Premier Congrès des Etats-Unis furent consacrés à cette question urgente et à celle des revenus du nouveau gouvernement. Alexander Hamilton fut requis le 21 septembre de présenter au Congrès un rapport sur le crédit national. Celui-ci fut lu devant la Chambre des Représentants en janvier 1790.
L’honorabilité internationale et le crédit national des jeunes Etats-Unis impliquaient de rembourser d’urgence au moins une partie de la dette due à des créanciers extérieurs. Ne pas le faire aurait sérieusement compromis les chances du nouveau gouvernement de pouvoir se financer sur les marchés européens. Sur ce point, tous les députés et sénateurs, critiques ou non de la nouvelle constitution qui venait d’être ratifiée, étaient d’accord mais le sort de la dette intérieure fit immédiatement débat dans le premier Congrès. Le choix d’Alexander Hamilton comme Secrétaire d’Etat au Trésor était déjà une indication de taille : le marché spéculatif connut une forte hausse dès sa nomination, car on savait que le Secrétaire était favorable aux financiers.
Faisons une parenthèse sur Hamilton. Le Secrétaire d’Etat au Trésor se situait clairement dans la tradition politique de Mandeville et de Hume qui fondait l’ordre social sur le jeu des intérêts matériels individuels. Le but de la politique était pour lui de réaliser l’harmonie des intérêts matériels par le gouvernement des passions. L’intérêt personnel étant à l’origine de la propriété, de l’industrie et du commerce, les buts essentiels de la société politique étaient la protection de la propriété et de la liberté civile. Le républicanisme de Hamilton — qu’il réaffirma souvent face aux critiques — se limitait à l’égalité des droits civils, à la disparition des distinctions héréditaires et aux élections pour choisir des dirigeants.
Pour Hamilton, le républicanisme était donc avant tout une forme de gouvernement (avec ou sans roi d’ailleurs) adaptée à une société dans laquelle avaient été abolis la noblesse et les privilèges héréditaires et dans laquelle l’élection des représentants de la nation constituait le seul élément « démocratique ». Hamilton considérait que le gouvernement mixte à l’anglaise était une des formes les plus parfaites de gouvernement républicain mais qui ne pouvait s’appliquer en Amérique du fait des spécificités de la société coloniale, à savoir l’inexistence d’une noblesse. Ce qui faisait la supériorité du « gouvernement républicain » était son efficacité et sa capacité à assurer et à canaliser le jeu des passions et des intérêts des différentes classes de la société au service de la prospérité, et surtout des plus riches qui étaient les plus éduqués et donc les plus à même de gouverner. Contrairement à John Adams qui fondait sa théorie politique sur une anthropologie de la distinction, Hamilton était beaucoup moins attaché à l’idée de titres ou à celle de l’aristocratie « naturelle », préférant encourager la construction d’une aristocratie de la richesse en Amérique. Le principal danger qui menaçait les républiques était non celui de l’oppression des gouvernants mais celui des passions et des préjugés du many qui ne pouvait comprendre l’inégalité de la distribution de la propriété. La « licence populaire » qui s’était manifestée pendant la Révolution américaine dans les états fédérés devait être strictement contrôlée par un gouvernement puissant et national, seul capable de mobiliser les riches pour stabiliser la jeune société américaine.
La Révolution avait engendré une dérive populaire et le danger qui menaçait le gouvernement était l’anarchie démocratique et la tyrannie populaire. Comme John Adams, Hamilton considérait que toute communauté était divisée entre le many et le few, du fait de l’inégalité de la distribution de la propriété et de la divergence des intérêts qui en résultait. Depuis le début de la Révolution, le many avait eu l’avantage et il était devenu en quelque sorte l’oppresseur du few. Or l’inégalité de propriété ne pouvait que s’accentuer dans une société moderne commerciale, comme le prouvait l’exemple de l’Angleterre. Pour Hamilton, l’accroissement des inégalités était inéluctable et il fallait élever des barrières légales pour protéger le few et sa propriété contre la licence du many. L’inégalité de propriété rendait non moins inévitable l’apparition d’une aristocratie de la richesse et peut-être à terme d’une monarchie. Il fallait donc défendre l’intérêt de cette aristocratie en construction en la protégeant et en l’attachant à un gouvernement fédéral puissant dirigeant la nation en lui donnant le sens de l’obéissance à l’autorité.
Dans la Convention de Philadelphie, Hamilton s’était ainsi prononcé pour un Sénat, une Cour suprême et une Présidence à vie pour contrebalancer une Chambre des représentants élue pour trois ans. Il avait déclaré qu’il fallait que les riches et les well born aient une part « distincte et permanente » dans le gouvernement pour balancer « l’instabilité » de la « populace » et « l’imprudence » de la démocratie (9). Il souhaitait que les « préjugés » du peuple soient annihilés par le gouvernement des plus riches. Pour cela, le gouvernement devait disposer de larges moyens d’influence par le biais du patronage. Surtout, il souhaitait que le gouvernement fédéral ait un droit de véto sur toute la législation des états fédérés et qu’il soit seul habilité à lever les milices et à diriger les formes armées transformant les états en circonscriptions électorales et administratives. Hamilton était favorable à un gouvernement national puissant et énergique et voyait dans les gouvernements des états fédérés des reliques du passé révolutionnaire à détruire. Les états fédérés défendaient selon lui des intérêts particuliers qui affaiblissaient le pouvoir central, seul véritable représentant de la nation américaine. Il avait été battu dans la Convention et considérait que la constitution de 1787 était fort imparfaite et qu’il fallait à tout prix renforcer le gouvernement fédéral et le pouvoir exécutif pour assurer la stabilité de la société américaine. Heureusement, selon lui, la Constitution permettait une évolution vers une centralisation par le biais de l’administration exécutive des finances, du fisc et des forces armées. C’est la raison pour laquelle il ne se présenta pas à un mandat électif, préférant agir au sein de l’exécutif pour mener à bien son plan « national ». Ce programme que les historiens américains appellent « nationaliste » avait été élaboré dès 1787 par Robert Morris. Avec la réunion du premier Congrès, il était temps de le mettre en œuvre sous la direction de Hamilton.
Dans son premier rapport sur le « Crédit Public », Hamilton proposa de créer une dette nationale consolidée regroupant non seulement les titres de la dette du Congrès mais aussi ceux de la dette des états fédérés. C’est ce que l’on appelle alors l’assumption de la dette. À rebours de toute la tradition républicaine whig, Hamilton affirmait qu’une dette nationale, si elle n’était pas excessive, était une « bénédiction nationale » (national blessing). L’État fédéral reprenait à son compte l’ensemble des titres et proposait à ses détenteurs de nouveaux bons de la dette portant intérêt, ce qui permettait d’échelonner la dette et de refinancer le gouvernement fédéral. Ce projet souleva débats et oppositions et fut largement amendé pour devenir une loi le 4 août 1790.
On a vu que la plupart des porteurs originels des bons les avaient vendus à bas prix et en 1789, la plus grande partie de ces titres était possédée par des financiers et des spéculateurs. James Madison posa dans la Chambre des Représentants la question de savoir s’il ne fallait pas indemniser les porteurs originels en même temps qu’on rembourserait les actuels propriétaires de ces titres. Il proposa ainsi d’opérer une discrimination entre les différents groupes de porteurs : on indemniserait les soldats, les officiers, les petits fournisseurs et les fermiers qui avaient rendu des services pendant la Guerre et qui avaient été obligés de se séparer de leurs bons à bas prix, et on donnerait aux détenteurs actuels des bons avec un intérêt réduit par la première indemnisation. On comprend aisément le sens social de cette proposition : elle visait à ne pas spolier les porteurs originels au bénéfice des financiers et à réduire les effets sociaux de la spéculation sur la dette. Hamilton et ses partisans dans le Congrès firent échouer la proposition de Madison, battue par 36 voix contre 13, au nom de la « sainteté des contrats » qui devait fonder le crédit national. Un certain nombre de pamphlets et d’articles de journaux prirent la défense de la proposition de Madison en faveur des soldats et des officiers et dénoncèrent les spéculateurs qui sacrifiaient le many au bénéfice du few (10) .
Finalement, dans le Funding Act d’août 1790, il n’y aurait pas d’indemnisation des porteurs originels mais bien la reprise des bons aux financiers à une valeur conséquente. Ceux-ci pouvaient se faire rembourser en partie en numéraire (et donc souvent réaliser des plus-values juteuses), en partie en bons de la dette consolidée portant intérêt à 4 ou 6 % selon les formules choisies. Les intérêts de la dette seraient financés par des revenus fiscaux spécifiquement affectés à ce paiement.
Le deuxième débat avait des conséquences encore plus importantes et suscita une très forte opposition : c’était celui autour de l’assumption que l’on pourrait traduire en français par la « reprise de la dette ». En effet, les treize états fédérés avaient des niveaux d’endettement très inégaux. Certains (comme la Virginie, le Maryland, la Caroline du Nord et la Géorgie) avaient déjà remboursé une partie de leurs créanciers, d’autres (comme le Massachusetts et la Caroline du Sud) avaient encore des dettes très importantes. Par ailleurs, l’assumption posait le problème de la concentration de la dette au niveau fédéral et pour James Madison et les opposants au plan Hamilton, une telle concentration était dangereuse car elle permettait au gouvernement fédéral de prendre la main sur les finances des états fédérés et limitait de facto leur souveraineté puisque seul l’Etat fédéral pouvait lever des taxes pour le paiement de la dette. Par ailleurs, les opposants à l’assumption soupçonnaient — à juste titre — Hamilton de chercher à créer une dette perpétuelle à l’image de celle de l’Angleterre, permettant aux financiers et spéculateurs d’aspirer les revenus fiscaux à leur profit. L’assumption risquait par ailleurs de faire renchérir la valeur des bons de la dette de certains états fédérés alors qu’un remboursement local, état par état, pouvait se réaliser à moindre coût. Elle risquait donc de faire gonfler artificiellement la dette nationale, d’au moins un tiers selon Jefferson, au seul profit des spéculateurs.
L’opposition était particulièrement forte en Virginie qui représentait un cinquième de la population des Etats-Unis et un tiers de son commerce extérieur. La législature de la Virginie prit une résolution s’opposant à l’assumption et appela — sans grand succès — les autres états fédérés à la rejeter au nom du refus d’une dette nationale perpétuelle. On l’a vu, ce programme n’était pas nouveau. Mais malgré de fortes oppositions et de très longs débats et amendements, la majorité du Congrès vota l’assumption (pour environ 21,5 millions de dollars de dette des états) avec l’accord contraint de Madison et de Jefferson qui « négocièrent » dans la coulisse ce qu’ils virent plus tard comme un marché de dupes, en acceptant en juillet 1790 l’assumption contre la promesse du déplacement de la capitale fédérale (qui était alors New York, centre de la spéculation) vers le Sud, c’est-à-dire sur le Potomac sur le site de la future ville de Washington.
Une autre des questions cruciales posées dans le premier Congrès de 1789 était celle des revenus du nouveau gouvernement fédéral. La plus grande partie de ces revenus provenant des droits de douane et de tonnage et en particulier les droits perçus sur le commerce avec la Grande-Bretagne. Pour Hamilton, ces revenus étaient indispensables à l’existence même du programme « nationaliste ». Il n’était donc pas question d’appliquer une politique discriminatoire à l’égard de l’Angleterre. En effet, pour Hamilton, la question des discriminations commerciales était directement reliée à celle de la dette. Fonder la dette permettait de la placer dans les mains des marchands engagés sur le marché mondial (et donc surtout avec l’Angleterre) qui étaient les forces dynamiques de l’économie. Dans cette version américaine de la théorie du « ruissellement », il estimait que, par les grands négociants qu’il voyait comme les représentants naturels de la nation, on influencerait les artisans, les manufacturiers et les fermiers qui, à leur tour, entreraient dans le système de crédit. S’appuyer sur les négociants impliquait de ne taxer que très faiblement les importations, surtout anglaises.
« L’anglophilie » de Hamilton n’était pas une affaire de sentiment ou d’attachement culturel à l’ancienne mère patrie mais bien un choix politico-économique (11). Les milieux financiers souhaitaient une politique d’entente avec la puissance anglaise et d’imitation de ses structures de crédit et de son mode de développement industriel, en espérant la rattraper à long terme. Imposer des taxes lourdes au commerce anglais revenait selon Hamilton à se tirer une balle dans le pied du fait que la plus grande partie des revenus du gouvernement fédéral provenait des taxes sur le commerce avec l’Angleterre. Le paiement de la dette dépendait lui aussi des rentrées fiscales provenant des importations anglaises. C’est la raison pour laquelle Hamilton entretenait des liens étroits avec les ministres anglais en poste en Amérique, liens qui allaient jusqu’à constituer une diplomatie parallèle dans le dos du Secrétaire d’Etat Jefferson. Hamilton considérait toute tension anglo-américaine comme un danger pour son plan fisco-financier et pour sa base sociale, à savoir les négociants du Nord-Est qui étaient également souvent les souscripteurs de la dette. Cette politique se heurtait aux intérêts des artisans et des manufacturiers américains mais aussi des négociants ne dépendant pas du marché britannique qui réclamaient au contraire une plus grande indépendance économique à l’égard de l’ancienne mère patrie, voire des mesures de protection contre la concurrence anglaise (12). Ainsi, la dette, le commerce et la politique fiscale formaient un véritable système d’économie politique visant à renforcer les liens avec l’Angleterre.
Hamilton et ses soutiens dans le Congrès (Fisher Ames, William Loughton Smith de Caroline du Sud, Philip Schuyler de New York par ailleurs beau-père de Hamilton, et John Adams dans le Sénat) s’opposèrent à toute mesure de discrimination commerciale et réussirent, grâce au Sénat dans lequel ils étaient majoritaires, à enterrer les propositions allant dans ce sens.
Le système fiscal mis en place en 1790 reposait sur des droits de douane (customs duties) et sur une excise (un impôt indirect) sur quelques produits. Mais Hamilton considérait que ces revenus étaient insuffisants pour le paiement de la dette. Les intérêts annuels représentaient 3 millions de $. Pour pouvoir payer la dette sur 25 ans, il était nécessaire de lever un million de dollars supplémentaire par an. Le coût de fonctionnement minimal du gouvernement fédéral était estimé par Hamilton à 600 000 $ annuels. Les dépenses annuelles (dette + coûts de fonctionnement) étaient donc évaluées à 4,5 millions de dollars. Or, toujours selon Hamilton, les revenus fiscaux n’étaient que de 2,8 millions de dollars. Il fallait donc augmenter les taxes dans un pays qui s’était battu contre l’Angleterre en partie pour les éviter et qui connaissait des troubles anti-fiscaux sérieux depuis l’indépendance… Les mesures de 1789 annonçaient donc inéluctablement à terme une augmentation de l’excise et une extension de la liste des produits sur lesquels elle serait prélevée. La politique fiscale de Hamilton entendait donc transférer le poids de la dette sur les consommateurs en prélevant des excises plutôt que de taxer le commerce avec l’Angleterre. Dans ce système, l’assumption permettait de réduire au maximum les prélèvements fiscaux des états fédérés et de les augmenter au niveau fédéral.
Un compromis fut trouvé avec ceux des membres du Congrès qui trouvaient que 6 % était un taux trop élevé. Finalement, les investisseurs eurent le choix entre six formules pour convertir leurs anciens titres en nouvelles obligations ou même en achat de terres prises à l’Ouest avec des taux d’intérêt variable entre 3 % et 6 %. Même si certains créditeurs perdaient de l’argent à court terme, leurs retours sur investissements promettaient d’être très juteux à moyen et long terme.
Comme l’écrit l’historien Elmer James Ferguson, le funding system mis en place en 1790 était une forme de compromis entre différents secteurs capitalistiques et favorable à la haute finance (13). Les opposants les plus radicaux au funding system étaient une petite minorité au Congrès même si elle s’exprimait dans la presse d’opposition et dans les milieux de l’artisanat et des petits fermiers dont le ressentiment contre les spéculateurs ne faiblit pas par la suite.
La deuxième partie du plan de Hamilton — présentée en janvier 1791 devant le Congrès — consistait en la création d’une Banque nationale (Bank of the Unites States) dont le capital serait constitué en grande partie des bons de la dette. Ses fonds seraient à la fois publics et privés. Le gouvernement fédéral déposerait ses fonds dans la Banque et pourrait lui emprunter selon ses besoins, reliant encore un peu plus le gouvernement et les financiers. Cette Banque nationale pourrait émettre de la monnaie. Les actionnaires formeraient collectivement une corporation dotée de privilèges et d’un monopole fédéral. Cette corporation pourrait acheter et vendre tous types de biens, y compris les bons de la dette. Elle serait dirigée par un board et par plusieurs directeurs élisant un président.
Le modèle de Hamilton était la Banque d’Angleterre. Pour fonder la puissance américaine, il fallait imiter l’ancienne mère patrie et construire un système de crédit national attirant les investisseurs américains et étrangers, permettant à moyen terme la création d’une armée et d’une marine militaire conséquentes. L’analyse de la situation mondiale par Hamilton était fondée sur l’idée que la puissance dominante anglaise pouvait imposer ses vues aux Etats-Unis et les ruiner en cas de guerre. Il était donc nécessaire de tisser des liens entre les systèmes anglais et américain de crédit.
Malgré une forte opposition dans la Chambre des Représentants, Le Congrès adopta le bill par 39 voix contre 20. La Banque fut créée et dotée d’une charte à monopole pour vingt ans le 25 février 1791 avec un capital de dix millions de dollars dont deux achetés à crédit par le gouvernement qui devait rembourser cet emprunt en dix annuités. Les huit millions restant étaient ouverts à la souscription privée américaine et étrangère, à condition que les achats se fassent pour un quart en numéraire. Un peu plus tard, le Congrès adopta un bill additionnel augmentant les droits de douane sur les alcools importés et créant une nouvelle excise sur les alcools distillés en Amérique. Cette dernière clause était particulièrement problématique pour les agriculteurs, car bon nombre de fermiers de l’intérieur distillaient leurs surplus de grains pour fabriquer du whisky et compléter leurs revenus. L’excise sur le whisky fut donc immédiatement très impopulaire, elle provoqua des troubles dans les comtés de l’Ouest dès la fin de 1791 (et aboutit à une insurrection en 1794 : la Whiskey Rebellion).
Le dernier volet du programme hamiltonien fut présenté au Congrès en décembre 1791. Dans son rapport sur les manufactures, Hamilton proposa la création d’une société, appelée la Society for Establishing Useful Manufactures (SEUM), dont une partie du capital viendrait de la Banque nationale et qui serait dotée d’une charte à privilèges.
Un des lieux communs de l’historiographie américaine jusqu’à ces deux dernières décennies était d’opposer un Hamilton favorable au développement de l’industrie par opposition à un Jefferson ou à un Madison « agrariens » mais ces catégories a posteriori ne correspondent pas au programme des uns et des autres. Il est ainsi évident que la politique financière et extérieure de Hamilton allait à l’encontre des intérêts des artisans et des petits manufacturiers américains qui réclamaient des protections contre les importations anglaises. De même la bulle spéculative provoquée par le funding system en 1791 eut pour conséquence une raréfaction du crédit pour les entrepreneurs puisque les investissements dans la dette rapportaient beaucoup plus aux financiers que ceux dans l’économie « réelle » comme on dirait aujourd’hui. Le programme de Hamilton sur les manufactures ne prévoyait aucune aide particulière aux manufactures domestiques en dehors de celles qui entraient dans le cadre de la SEUM. Hamilton considérait que l’industrie domestique était insuffisamment productive et que ses productions étaient médiocres par rapport à la concurrence anglaise. Une petite et moyenne industrie domestique fondée sur la transformation de la production agricole des fermiers américains était, selon lui, un obstacle à la constitution d’une société avancée. Il préférait que les Etats-Unis s’insèrent dans la division internationale du travail dominée par l’Angleterre et rejetait fermement le projet d’une société fondée sur une répartition égalitaire de la propriété. Par ailleurs, il ne croyait pas qu’il était possible pour les Etats-Unis d’imposer aux Anglais les conditions d’un commerce équilibré. Qu’on le voulait ou non, il fallait passer sous les fourches caudines de la puissance dominante et imiter son modèle de développement, y compris en favorisant de grandes manufactures où l’on mettrait au travail les pauvres, hommes, femmes et enfants du Nord-Est déjà suffisamment peuplé pour fournir une main-d’œuvre manufacturière conséquente (14).
La société serait judicieusement installée dans le populeux New Jersey, à proximité du centre de la spéculation à New York. À l’origine, le capital de la SEUM était de 500 000 $. 90 % des actions seraient souscrites par des obligations d’Etat donnant intérêt à 6 % (le même taux que pour la dette). On limita l’activité de la SEUM au traitement du coton. En effet, on l’a compris, le but du programme hamiltonien n’était pas la production d’articles manufacturés pour remplacer les importations anglaises mais bien de fournir un débouché aux fonds spéculatifs pour gérer la dette et empêcher l’éclatement de la bulle spéculative qui s’annonçait dès le printemps 1791. De ce point de vue, le programme de Hamilton n’était en rien « industrialiste » mais essentiellement financier, il ne prévoyait aucune aide à l’investissement pour les manufacturiers qui ne pouvaient pas non plus compter sur les banques privées qui ne prêtaient qu’à court terme et surtout aux négociants. Parmi les dirigeants de la SEUM figuraient d’ailleurs principalement des financiers comme William Duer et quasiment pas de manufacturier (15).
Au début de 1792, le système hamiltonien avait créé une immense bulle spéculative qui menaçait d’exploser. Le prix des actions de la Banque avait augmenté fortement aspirant une grande partie du capital domestique disponible et provoquant une raréfaction du crédit pour les activités productives, à l’exception du négoce atlantique. Les actions initiales (appelées des scrips) valaient 25 $, leur prix grimpa jusqu’à 280 $ à New York en août 1791. Pour contrer cette hausse incontrôlée, Hamilton autorisa la Banque de New York (une banque privée) à acheter pour 150 000 $ de bons de la dette, achat qui serait couvert par des revenus fédéraux. Mais en décembre 1791, les prix recommencèrent à augmenter pour s’effondrer en mars 1792. L’explosion de la bulle spéculative poussa une partie des investisseurs à retirer leurs fonds de la Banque nationale menaçant l’édifice hamiltonien et mettant en danger la Banque de New York. On apprit à cette occasion que de nombreux députés fédéralistes et officiers du gouvernement faisaient partie des spéculateurs. William Duer et un certain nombre d’autres financiers proches de Hamilton se retrouvèrent en cessation de paiement et mis en prison. On apprit également que Duer et deux autres directeurs de la SEUM avaient « emprunté » 800 000 $ à la société pour spéculer à leur profit personnel. Cette Panic of 1792 fut jugulée par de nouveaux fonds fédéraux et par différents montages négociés par Hamilton avec des banques privées, notamment celle du Maryland.
Cette gestion de la bulle spéculative mettait à jour l’immense réseau d’influence constitué par le Secrétariat d’Etat au Trésor, devenu de facto une sorte de gouvernement dans le gouvernement. En effet, par le biais des nominations des contrôleurs, des auditeurs, des percepteurs des droits de douane et des excises, Hamilton contrôlait directement plusieurs centaines d’emplois. Par ailleurs, ses liens directs ou indirects avec les milieux financiers le plaçaient au centre de toute la circulation des fonds d’Etat mais aussi d’une partie des fonds placés dans les banques privées. Hamilton pouvait également faire jouer de puissants relais politiques dans le Congrès. Ainsi dans la Chambre des Représentants, William Loughton Smith, représentant de la Caroline du Sud, devint le premier directeur de la Banque, Fisher Ames était un soutien permanent. Dans le Sénat, Rufus King, élu de New York et George Cabot du Massachusetts étaient également ses proches. Hamilton écrivait les rapports, les bills, supervisait les discours de ses soutiens, faisait et défaisait les majorités et agissait en tout comme le chef de ce qu’il appelait « son » administration.
À ce réseau d’influence s’ajoutaient les relations étroites entre une grande partie de la presse et le gouvernement. Le gouvernement fédéral avait, en effet, la possibilité de subventionner certains journaux nationaux ou locaux en leur octroyant des contrats d’impression pour la publication des lois, des règlements administratifs ou fiscaux, etc., car il n’existait pas d’imprimerie fédérale. Le Post Office Act de 1792, bien que critiqué par les « républicains », permettait une large diffusion des journaux puisqu’il instituait la gratuité des frais de poste pour la circulation des imprimés entre éditeurs. Pour le gouvernement fédéral et pour Hamilton qui s’occupait aussi de ces questions, aider au développement d’une presse nationale pouvait affaiblir les opinions publiques locales au bénéfice d’une opinion publique nationale. Hamilton exerçait par le biais de son administration une sorte de patronage de la presse favorable au gouvernement fédéral et au programme « nationaliste ».
Parmi les journaux fédéralistes les plus ouvertement favorables à Hamilton et à sa politique figuraient le Columbian Centinel dirigée à Boston par Benjamin Russel et la Gazette of the United States de John Fenno publiée d’abord à New York puis à Philadelphie quand le gouvernement fédéral s’y installa. Les deux journaux affichaient leur volonté de soutenir l’administration en place et d’éduquer la nation dans le sens de l’obéissance aux lois et du respect aux autorités constituées. John Fenno rejetait toute idée de participation démocratique aux débats politiques. Les citoyens devaient désigner leurs représentants et leur faire confiance pendant la durée de leurs mandats, car les intérêts des gouvernants et du peuple étaient, selon lui, identiques. Tout débat impliquant une critique du gouvernement était donc nécessairement l’œuvre de mécontents, d’intrigants ou de « partisans ». Les élus étant les meilleurs des gentlemen, il ne pouvait être question de critiquer leur gestion des affaires, car le peuple n’avait pas les capacités et la sagesse nécessaires pour élaborer les lois (16). Hamilton lui-même finança directement Fenno et encouragea les souscripteurs de la Banque à faire de même. Il est vrai que Fenno soutenait inconditionnellement la politique financière de Hamilton et considérait comme lui qu’une dette nationale était une public blessing (17). La Banque nationale permettait de gagner le soutien de la partie la plus riche de la population qui fondait, selon Fenno, la richesse de l’Etat.
La naissance du republican interest
Le républicanisme de Jefferson et de Madison et des futurs membres du « parti républicain », bien que s’appuyant parfois sur les mêmes sources anglaises et françaises, était fort différent de celui de Hamilton ou de Adams. Fondamentalement, Jefferson et Madison se situaient dans la tradition du républicanisme whig anglais des XVIIe et XVIIIe siècle. Jefferson considérait les « républicains » de 1791-1792 comme les « vrais whigs » se situant dans l’héritage des Nedham, des Sidney, des Trenchard, des Gordon, etc. Cette tradition républicaine radicale avait été retravaillée pendant la Révolution américaine et notamment dans les textes de Jefferson lui-même et ceux de Paine dont il était proche à bien des égards.
Pour Jefferson, la république ne se limitait pas à une forme de gouvernement mais était la forme politique et sociale que devait prendre une société libre. Pour Jefferson — comme pour tous ses contemporains d’ailleurs — « l’économie politique » d’une nation ne se réduisait donc pas à un « économisme » comme on dirait aujourd’hui. Il existait nécessairement un lien étroit entre l’ordre social et économique et la forme et la pratique politique des gouvernements. L’existence et le maintien d’une « république » dépendaient donc non seulement de ses institutions au sens actuel mais aussi et surtout de ses « mœurs » au sens de Montesquieu (18). À la question classique du républicanisme « classique » ou « moderne », à savoir « comment maintenir la liberté dans un état populaire ? », Jefferson — comme Sidney notamment (19) — répondait que le problème venait moins de la « licence » populaire ou des « excès de la liberté » que de la corruption et des abus de pouvoir des gouvernements. On connaît la célèbre formule de Jefferson selon laquelle les « excès de la liberté » prévenaient la dégénérescence des gouvernements et encourageait l’attention des citoyens quant aux affaires publiques. Il écrivit même en 1787 au sujet de la Rébellion de Shays que « a little rebellion now and then is a good thing, and as necessary in the political world as storms in the physical » (20). Pour Jefferson, les insurrections populaires étaient parfois nécessaires, car « the tree of liberty must be refreshed from time to time with the blood of patriots and tyrants. It is it’s natural manure (21). » Comme Saint-Just qui le dira un peu plus tard, Jefferson pensait que les peuples n’avaient pas de pires ennemis que leurs propres gouvernements.
Moins indulgent à l’égard des insurrections populaires et moins méfiant envers les gouvernements en général, Madison avait beaucoup réfléchi à la question de la « tyrannie de la majorité », notamment dans les Federalist Papers en 1787. Dans un gouvernement populaire, la majorité pouvait être tentée d’opprimer la minorité, notamment en matière religieuse et dans le domaine de la liberté d’expression et d’opinion. C’est pourquoi un gouvernement fédéral strictement délimité et un système de checks and balances bien conçu lui apparaissaient comme une des solutions au problème de la stabilité des républiques populaires. Bien qu’étant à la pointe du mouvement fédéraliste en 1787, Madison ne partageait pas le programme « nationaliste » de Morris et Hamilton. Selon Madison, la Constitution avait mis en place un gouvernement mixte, à la fois national et fédéral, dans lequel les états fédérés restaient souverains dans la quasi totalité des domaines (les pouvoirs des gouvernements des états étaient « numerous and infinite » sur tous les objets concernant « the lives, liberties, and properties of the people, and the internal order, improvement, and prosperity of the States »(22)) et se contentaient de déléguer des pouvoirs particuliers et définis (« few and defined ») au gouvernement fédéral (23). Pour Madison, le gouvernement fédéral était donc encadré et ne devait jamais sortir du cadre qui lui avait été fixé. Jefferson était encore plus attaché aux pouvoirs souverains des états fédérés, bien qu’il reconnaisse également la nécessité d’un gouvernement fédéral pour garantir l’union mais il considérait que dans le cas d’une usurpation et d’une tyrannie fédérales, celles-ci seraient plus dangereuses pour la liberté qu’un éventuel éclatement de l’union, qu’il ne souhaitait pas toutefois.
Pour Madison et surtout pour Jefferson, la liberté en Amérique et son expérience républicaine étaient soumises à plusieurs dangers fondamentaux Le premier, externe, était celui que représentait la puissance anglaise qui n’avait pas renoncé à sa revanche et à reconquérir ses anciennes colonies. Rappelons que les Etats-Unis étaient toujours en 1789 sous la menace militaire que représentaient le Canada et les forts du Nord-Est toujours occupés par les Britanniques qui n’avaient pas respecté les clauses de la paix de Paris qui avait prévu leur évacuation (sans parler du danger espagnol au Sud). Des tendances centrifuges s’étaient d’ailleurs manifestées dans le Nord-est et dans le Sud et l’Angleterre ne se privait pas d’opposer les états fédérés entre eux pour mieux les diviser.
Le second danger était à la fois externe et interne. Pour rester une société libre, vertueuse et républicaine, la société américaine devait se tourner vers l’intérieur du continent et rester le plus possible à l’écart de la politique européenne tout en œuvrant à ouvrir les marchés européens et coloniaux à l’exportation des produits agricoles américains ainsi qu’au commerce de transit entre ces espaces. Cela impliquait de favoriser le développement agricole vers l’Ouest pour permettre à tous un accès à une propriété indépendante, condition de la liberté comme non-domination. Cela supposait également de réaliser une deuxième indépendance : l’indépendance économique à l’égard de l’Angleterre (24). Cette politique nécessitait enfin de négocier avec toutes les puissances maritimes et coloniales pour obtenir des assouplissements des différents types d’exclusifs qui limitaient le commerce américain. L’accès au marché américain des produits agricoles pouvait être utilisé comme un levier de négociation. En effet, Jefferson et Madison avaient une analyse du commerce atlantique asymétrique. Pour eux, la république américaine, dont la population était surtout composée de fermiers et de travailleurs indépendants, n’avait que peu de besoins en produits manufacturés européens. Le luxe et les superfluités nécessaires au few pouvaient fort bien être taxés lourdement sans que cela ne gêne les riches. Pour se passer des produits manufacturés indispensables au many, il fallait encourager les manufactures domestiques de petite ou de moyenne taille qui pourraient à terme fabriquer ces produits et donc permettrait de se passer des importations anglaises. On éviterait du même coup la constitution de grandes manufactures, caractéristiques des sociétés corrompues de l’Europe et avant-postes de la misère populaire. L’influence économique anglaise et le luxe européen étaient pour les deux hommes le cheval de Troie de l’influence aristocratique et monarchique subsistant en Amérique malgré la Révolution. La survie de l’expérience républicaine impliquait donc de gagner l’indépendance économique et culturelle, non encore réalisée malgré l’indépendance politique acquise en 1783.
Le troisième danger, le plus grave sans doute, était que la prospérité américaine risquait d’apporter la croissance des inégalités de richesse et de propriété qui mèneraient inéluctablement au développement du luxe, corrélé avec la dépendance à l’égard du marché britannique des produits manufacturés qui manquaient en Amérique. Ce processus était particulièrement à craindre dans le Nord-Est où les principales villes portuaires vivaient en grande partie du commerce avec l’Angleterre. Si les Américains se concentraient dans les villes au lieu de mettre en valeur l’Ouest, le risque était grand de voir se reproduire en Amérique le processus de développement urbain anglais dans lequel une population misérable vivait dans l’ombre des well born, des négociants et des manieurs d’argent. Comme Jefferson l’avait écrit dans ses Notes on Virginia de 1785, la dépendance des producteurs produirait fatalement leur asservissement, la servilité en découlerait, celle-ci étoufferait la vertu républicaine et préparerait les conditions d’un despotisme (25). La grande manufacture à l’anglaise était intrinsèquement destructrice du républicanisme. Heureusement, les Etats-Unis pouvaient échapper à ce processus par l’immensité du continent à exploiter et par des mesures facilitant une diffusion sociale étendue de la propriété. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait également encourager l’éducation, l’implication politique de chaque citoyen et favoriser l’activité agricole (26), fondement de la liberté républicaine.
Pour Madison et Jefferson, la Révolution n’avait donc pas été seulement une lutte pour l’indépendance et la liberté mais aussi une bataille contre un « système » économique qui associait dette publique, spéculation, inégalités sociales, expropriation de la paysannerie, développement des grandes manufactures et misère populaire (27). En bref un système d’économie politique « aristocratique » au service du few contre le many. De ce point de vue, l’Angleterre était le contre-modèle absolu de ce que voulaient les deux hommes pour l’Amérique.
Ce processus avait été expérimenté dans les années 1680-1720 et avait produit un système fisco-financier enrichissant les spéculateurs et le « monied interest » au détriment du many dépossédé qui constituait un peuple misérable réduit à fournir une main-d’œuvre nombreuse aux grandes manufactures qui s’étaient déjà développées en Angleterre. L’alliance entre le gouvernement et les manieurs d’argent avait produit un système général de corruption du Parlement et des institutions politiques. Pour Jefferson, Madison et les « républicains », si ces processus socio-économiques s’implantaient en Amérique, le républicanisme aurait vécu et le gouvernement populaire dégénérerait inéluctablement vers une nouvelle forme d’aristocratie de la richesse et/ou de monarchie comme en Angleterre.
Toute leur politique et leur opposition à l’économie politique aristocratique de Hamilton étaient fondées sur ces présupposés théoriques et historiques, mais l’expérience des conséquences des politiques menées par le gouvernement fédéral dans les années 1789-1791 était venue enrichir ces conceptions.
On a vu que, dès 1789, Madison s’était opposé au rapport sur le crédit national de Hamilton en proposant une discrimination entre les porteurs de bons de la dette. Il avait été battu malgré le soutien d’un petit groupe de représentants et d’une partie de l’opinion exprimée dans les journaux d’opposition. Le deuxième débat dans lequel Madison s’opposa à Hamilton était celui sur les discriminations commerciales.
En 1789, Madison proposa d’établir un revenu fédéral fondé essentiellement sur des droits de douane et de tonnage taxant les biens importés et les navires qui les transportaient. Le but de Madison était à la fois de protéger la navigation américaine (pour laquelle la taxation était faible) et d’imposer plus lourdement les importations et les navires anglais en appliquant des tarifs différenciés aux autres étrangers en fonction de leurs traités de commerce avec les Etats-Unis. La proposition de Madison visait ainsi à favoriser le commerce avec la France et les Provinces-Unies au détriment de celui avec l’Angleterre. Elle avait également pour objectif de protéger l’activité domestique des artisans et manufacturiers américains contre la concurrence anglaise et donc de renforcer l’indépendance économique des Etats-Unis. Une partie seulement de ses propositions passèrent mais toute la partie sur la discrimination commerciale fut rejetée par la majorité du Congrès, favorable à Hamilton.
Madison tenta encore à plusieurs reprises de faire voter un système de discrimination commerciale en s’appuyant sur la Chambre des Représentants, moins unanimement favorable à Hamilton. En mai 1790, il présenta un bill augmentant les droits de tonnage sur les vaisseaux étrangers, sauf sur ceux venant de France, car depuis le début de la Révolution, celle-ci s’était ouverte — certes timidement — au commerce américain. Dans un premier temps, la Chambre vota pour cette mesure. Elle accepta même une autre mesure de représailles contre les prohibitions anglaises dans le commerce avec les Antilles. Mais rapidement, le « parti » fédéraliste fit capoter toute l’affaire et aucune loi ne fut votée au grand dam de Madison et de Jefferson.
Étonnés par cette défaite sur la politique de discrimination commerciale, Madison et Jefferson furent encore plus inquiets par l’adoption du funding system et de l’assumption. Pour les héritiers de la tradition whig, une telle politique était dangereuse au plus haut point puisqu’elle plaçait le paiement de la dette et la levée des taxes censées la payer dans les mêmes mains, créant une source de corruption et liant les intérêts de tous les investisseurs dans la dette à celui du gouvernement sur le dos de ceux qui payaient les taxes, c’est-à-dire les consommateurs. Renversant la formule de Hamilton et Fenno, Madison considérait la dette perpétuelle comme a public curse et encore davantage dans une république que dans une monarchie (28). En effet, la création d’une dette nationale perpétuelle impliquerait inévitablement une identité d’intérêt entre le gouvernement fédéral et les financiers comme cela s’était produit déjà en Angleterre. Pour Jefferson, le plan de Hamilton ne visait pas à rembourser la dette mais à constituer une source de corruption pour pouvoir contrôler le pouvoir législatif. Madison écrivait à ce sujet à Jefferson le 8 août 1791 que le monied interest en Amérique était « the pretorian band of the government, at once its tools and its tyrants ; bribed by its largesse, and overawing it, by clamors and combinations (29). » Le rapport de Hamilton sur la Banque acheva de convaincre Jefferson et Madison de la cohérence et du caractère systémique du plan d’économie politique « aristocratique » du Secrétaire d’Etat au Trésor. Une fois de plus, Madison dirigea l’opposition dans le Congrès. La création d’une Banque nationale à l’image de la Banque d’Angleterre confirmait ses craintes quant à la constitution d’un système fisco-financier d’Etat. L’angle d’attaque choisi par les opposants à ce système fut l’inconstitutionnalité d’une telle création. Pour Madison, la constitution fédérale ne permettait pas au Congrès d’octroyer une charte bancaire. En effet, rien dans la Constitution ne mentionnait un tel pouvoir. Madison et les « républicains » défendaient une conception stricte des pouvoirs énumérés dans la Constitution, c’est ce que l’on a commencé alors à appeler la strict construction. À l’inverse, Hamilton et les fédéralistes défendaient une conception élargie — et potentiellement quasi infinie — des pouvoirs fédéraux. Il existait une clause dans la Constitution qui disait que le gouvernement pouvait prendre les mesures « nécessaires et adéquates » (necessary and proper) à ses objets, à savoir le general welfare. Sur la base de cette clause, Hamilton et les « fédéralistes » considéraient que le gouvernement pouvait prendre des mesures non spécifiées dans la Constitution. C’était là une interprétation que l’on appela la broad construction.
Le Président Washington qui devait ratifier le bill pour qu’il entrât en vigueur était indécis et prit l’avis des membres de son administration. Jefferson et Edmund Randolph (qui était alors Attorney General, c’est-à-dire ministre de la Justice) s’y opposèrent. Pour Jefferson (comme pour Madison), les pouvoirs qui n’étaient pas spécifiquement délégués au gouvernement fédéral restaient des pouvoirs souverains des états fédérés (30). Certes, le gouvernement fédéral avait le droit de réguler le commerce, de lever des taxes pour son entretien ou d’emprunter de l’argent pour financer ses activités mais pas celui d’octroyer des chartes bancaires (la Convention de Philadelphie avait d’ailleurs voté contre cette possibilité). La clause du necessary and proper en vue du general welfare n’autorisait pas à s’emparer de tous les pouvoirs non expressément délégués. Si cela avait été le cas, alors il n’y avait plus de limites aux pouvoirs constitutionnels du gouvernement fédéral et la nature même de la République fédérale était transformée. Par ailleurs, Madison comme Jefferson et leurs partisans considéraient que la Banque n’était en rien une mesure favorisant le crédit pour les investissements productifs dont avaient besoin les fermiers et les petits manufacturiers mais qu’elle était exclusivement destinée à enrichir les spéculateurs. Malgré ces arguments, Hamilton réussit à convaincre le Président.
Pour les « républicains », le rapport sur les manufactures créant la SEUM présenté en décembre 1791 plaçait la mesure à son comble. Au funding system, à la Banque et à l’excise, on allait ajouter des manufactures d’Etat dotées de privilèges. Le spectre de Walpole et du gouvernement anglais rôdait au-dessus des têtes américaines. Le pire cauchemar de Jefferson et de Madison se réalisait sous leurs yeux. L’opposition des deux hommes et des « républicains », mais aussi de la plupart des artisans et des manufacturiers travaillant pour le marché intérieur, n’était pas comme on a pu le dire, une réaction « d’agrariens » opposés à l’industrie. Ni Madison, ni Jefferson n’étaient opposés à une certaine forme d’industrialisation. Ils étaient favorables à des aides pour les petites manufactures fondées sur la production agricole et leur politique commerciale avait pour but de favoriser leur existence (31).
La spéculation avait marché rapidement en 1791 et aboutit à un mini-krach connu sous le nom de Panic of 1792 en mars-avril. Pour les « républicains », il s’agissait là d’une répétition de l’éclatement des bulles financières qu’avaient connu l’Angleterre et la France en 1720, à savoir la South Company Bubble et l’effondrement du système de Law. Non seulement le krach avait ruiné un grand nombre d’actionnaires et produit une contraction importante du crédit pour les banques privées (ayant des conséquences importantes sur l’activité commerciale et industrielle « réelles ») mais il avait aussi révélé (comme les krachs anglais et français) l’existence d’un système de corruption unissant représentants, sénateurs, officiers du gouvernement et financiers dont certains s’étaient couverts les uns les autres. Les « républicains » n’oubliaient pas que le pouvoir corrupteur du principal ministre Robert Walpole en Angleterre jusqu’à la fin des années 1740 avait été construit sur la manière dont il avait apuré les institutions financières après le krach et permis aux plus gros investisseurs de tirer leur épingle du jeu, gagnant le pseudonyme de Screen Master General (un jeu de mots intraduisible sur la base de son titre officiel de Paymaster General). La Panic de 1792 était une preuve supplémentaire de la dangerosité du système hamiltonien pour la société américaine et l’expérience républicaine.
C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les textes « républicains » de 1792 et du début de 1793. Il s’agissait pour les commentateurs à la fois de comprendre les enjeux sociaux de la politique économique menée depuis 1789 par Hamilton et ses conséquences sur le rapport de force entre le few et le many au sein de la société mais aussi de répondre politiquement et théoriquement à l’économie politique « aristocratique » qui s’était mise en place en l’espace de trois années à peine. Ce faisant, les textes de 1792 construisirent les éléments d’une « économie politique républicaine » alternative qui furent repris largement dans une partie de la presse et qui constituèrent les bases « programmatiques » — si l’on peut utiliser ce terme anachronique — du « parti républicain » naissant.
Faisons une parenthèse sur la construction progressive de ce « parti » dont on peut discerner les prodromes dès la fin de 1789. J’ai montré dans mes articles précédents que, dès sa mise en place, le nouveau gouvernement fédéral avait été l’objet de critiques, venant non seulement des anciens anti-fédéralistes qui craignaient un affaiblissement des gouvernements des états fédérés mais aussi de ceux qui, plutôt favorables à l’idée d’un gouvernement fédéral, considéraient que la construction constitutionnelle était imparfaite et inachevée, notamment en l’absence d’une Déclaration fédérale des droits. Les premiers débats sur le cérémonial au printemps et à l’été 1789 provoquèrent la création d’une « opposition » informelle composée d’un petit groupe de députés et de sénateurs attentifs à toute dérive « nationaliste » et à tout renforcement du pouvoir exécutif. Entre l790 et 1792, se constitua progressivement un embryon de « parti d’opposition » aux mesures de Hamilton qui s’auto-désignait souvent comme republican interest ou comme republican party. Ce dernier désignant est par exemple utilisé par Jefferson au printemps 1792 dans sa correspondance avec Washington. Freneau fait de même dans son journal. Mais ce n’est qu’à la fin de 1792, dans un article paru dans la National Gazette le 22 septembre que Madison fut l’un des premiers à théoriser publiquement la nécessité d’un republican party par opposition à ce qu’il voyait comme un antirepublican party autour de John Adams, Alexander Hamilton et les spéculateurs qui les soutenaient (32).
Ce « parti républicain » comprenait les députés et les sénateurs opposés à la politique de Hamilton, deux membres du gouvernement : Thomas Jefferson et Edmund Randolph (même si ce dernier se plaçait souvent dans une position de neutralité) et un certain nombre de personnages de premier plan au niveau national et local, parfois anciens anti-fédéralistes comme George Clinton de New York ou d’anciens fédéralistes critiques comme Samuel Adams, lieutenant gouverneur de l’état du Massachusetts ou John Hancock gouverneur du même état jusqu’en 1793. Dans les états fédérés (et en particulier en Virginie), une partie des élus locaux et du personnel politique se reconnaissaient également dans les positions du republican interest naissant. J’ai montré également dans mon article précédent que le débat autour de la publication de la première partie de Rights of Man de Paine, suivie de celle des Letters of Publicola, avait suscité quantité de textes critiques à l’égard de John Adams — vu comme une figure anti-républicaine — et craignant la constitution d’un parti « aristocratique » ou « monarchique » voulant faire rétrograder l’esprit de républicanisme par la promotion des well born ou par les tentatives d’imposer des titres honorifiques dans la société américaine. Ces textes critiques avaient été publiés dans un certain nombre de journaux que l’on peut qualifier « d’opposition » dans la mesure où ils donnaient la parole aux critiques de la politique du gouvernement fédéral.
Ces journaux étaient parfois d’anciens titres antifédéralistes : citons notamment l’Independent Gazetteer d’Eleazar Oswald, le New York Journal de Thomas Greenleaf, l’American Daily Advertiser de John Dunlap, l’Independent Chronicle de Thomas et Elijah Adams, d’autres étaient plutôt d’abord favorables aux fédéralistes tout en maintenant une ligne neutraliste comme le Daily Advertiser de Benjamin Franklin Bache qui publia autant de textes pro-gouvernementaux que de textes critiques jusqu’à la fin de 1792, moment où il bascula dans le camp « républicain » prenant position contre la réélection de John Adams comme vice-président et critiquant même Washington pour son goût du cérémonial monarchiste. Progressivement, ces journaux servirent de lien entre les différentes fractions du republican interest et donnèrent le ton à la presse secondaire locale d’opposition. Les militants « républicains » se réunissaient parfois dans les imprimeries de ces journaux pour élaborer des stratégies politiques ou électorales. Les textes publiés dans un de ces journaux étaient repris par les autres multipliant ainsi l’influence « nationale » de ces titres et constituant des sortes de réseaux de la circulation des thèmes du republican interest. Ainsi, les deux parties de Rights of Man de Paine furent imprimées par ces éditeurs républicains (7 éditions pour la première partie, 6 pour la seconde) et tous les journaux d’opposition en publièrent de larges extraits en 1791 et 1792. Ils donnaient également un large écho à ce que le mouvement radical et painite publiait en Angleterre, en Irlande, en Ecosse (notamment les nouvelles des sociétés révolutionnaires et les compte rendu des procès qui leur étaient faits). Les nouvelles de France étaient avidement recherchées et les journaux républicains essayaient de se fournir directement en France (en publiant des textes du Moniteur par exemple) ou en Hollande (avec la Gazette de Leyde), car les principaux journaux britanniques répandaient souvent des nouvelles fausses et des analyses clairement anti-révolutionnaires de la situation Outre-Manche.
Une des modalités de la mobilisation politique au sein du republican interest prenait la forme de banquets ou de town-meetings pendant lesquels on prononçait des toasts qui étaient autant de mots d’ordre unificateurs. Ces toasts étaient pré-écrits en comités restreints et présentés par les membres du public (33). Le contenu politique de ces toasts devait être unanimement approuvé par les présents et devenait donc une sorte de plateforme politique qui était ensuite reproduite dans les journaux nationaux. Les journaux fonctionnaient donc comme des embryons d’organisation partisane à l’échelle nationale, reliant les enjeux locaux et fédéraux et diffusant des mots d’ordre. Leurs éditeurs et imprimeurs étaient de facto les cadres du republican interest, ils entretenaient des relations avec les élus locaux ou nationaux mais étaient totalement indépendants dans leurs choix. Bien souvent, en effet, les journalistes et les éditeurs ne se sentaient pas tenus d’obéir aux règles en vigueur au sein du monde des gentlemen de la politique. Les prises de position dans les journaux étaient souvent plus affirmées, plus ironiques ou plus violentes, ce qui dans le monde feutré des well born, aurait pu donner lieu à des affaires d’honneur se réglant par le duel. C’est l’une des raisons pour lesquelles la plupart des articles politiques de fond n’étaient signés que par des pseudonymes. Les journalistes d’opposition ne refusaient pas l’autopromotion et les campagnes électorales, jugées indignes par les gentlemen mais surtout ils défendaient l’idée que tous les citoyens, même ceux issus des couches populaires, avaient le droit et le devoir de critiquer les gouvernements locaux et fédéral et de contrôler leur action.
Face à la puissance politique et économique des journaux fédéralistes, les journaux d’opposition étaient démunis. Depuis longtemps, Jefferson et Madison souhaitaient pouvoir compter sur un relais journalistique pour contrer la politique de Hamilton mais aussi pour donner au public américain des compte rendu moins mensongers des événements français. La publication dans les journaux fédéralistes des Discourses of Davila de John Adams et des Letters of Publicola de son fils poussa Jefferson en 1791 à retirer à Fenno les contrats d’impression du Department of State. Dans sa correspondance privée, il qualifiait en mai 1791 la Gazette of the United States de « paper of pure Toryism, disseminating the doctrines of monarchy, aristocracy and the exclusion of the influence of the people » (34). Par ailleurs, il considérait que la présence massive d’investisseurs financiers parmi les annonceurs de la Gazette faisait d’elle l’organe de la spéculation et de la corruption. Jefferson approcha d’abord Benjamin Franklin Bache pour se rapprocher d’un titre existant mais le projet ne se matérialisa pas. James Madison lui recommanda le poète et homme de lettres Philip Freneau qui avait déjà participé au Freeman’s Journal de New York et qui était notoirement opposé à la politique de Hamilton. Les négociations avec Freneau furent menées par John Beckley. Madison et Jefferson établirent une liste de souscripteurs potentiels et ne se privèrent pas dans leur correspondance privée de défendre la nécessité d’un organe de presse critique pouvant répondre à Fenno et à Russel. Surtout, Jefferson nomma Freneau au poste de secrétaire aux langues étrangères dans le Department of State pour ses traductions des journaux français et hollandais. D’abord hésitant, Freneau accepta les propositions de Jefferson en août 1791.
Le premier numéro de la National Gazette de Freneau parut le 31 octobre 1791. Le journal se fit le champion de la lutte contre le projet de Banque nationale de Hamilton, contre la spéculation, le creusement des inégalités sociales et contre les discours « aristocratiques » et « monarchistes » de certains fédéralistes. Freneau, Beckley et d’autres figures du republican interest y publièrent des articles, mais c’est surtout Madison qui, anonymement, fournit quantité d’articles de fond à partir de janvier 1792. C’est dans la National Gazette que fut affirmée le plus clairement l’existence d’un clivage partisan opposant « républicains » et « monocrates » ou anglo-men selon les expressions utilisées par Jefferson. Dans un article intitulé Sentiments of a Republican en avril 1792, Freneau définit les contours idéologiques et politiques du republican interest et défendit l’idée qu’un « parti républicain » était nécessaire pour contrer le « parti aristocratique » déjà existant. La crise financière du printemps 1792 et le scandale provoqué par l’affaire de Duer marquèrent un tournant dans la ligne politique de la National Gazette qui devint de plus en plus critique vis-à-vis du gouvernement fédéral. Un peu plus tard, le 4 juillet 1792, il fut le premier à encourager à la constitution aux Etats-Unis de sociétés politiques imitées de celle des Friends of the People en Angleterre (35).
Cette opposition républicaine n’était évidemment pas unie et ne constituait pas encore vraiment un parti mais plutôt une « sensibilité » politique comme on dirait aujourd’hui. Jusqu’en 1793, elle ne possédait d’ailleurs aucune structure d’organisation transcendant les frontières des états fédérés. Elle n’avait pas d’état-major public même si elle se reconnaissait souvent dans les propositions de James Madison qui faisait figure de leader critique dans la Chambre des Représentants, elle se reconnaissait également — mais moins ouvertement avant la fin de 1792 — dans la figure de Jefferson dont l’opposition à Hamilton, bien que restant dans le cadre du gouvernement ou dans celui de la correspondance privée, était bien connue. À la fin de 1792 commencèrent à se mettre en place des structures locales pour défendre des candidatures républicaines aux élections générales en confrontation avec ceux qui apparaissaient comme les partisans inconditionnels du gouvernement. Ainsi, des réunions plus ou moins formelles et plus ou moins publiques se tinrent en août 1792 pour élaborer des « tickets » républicains dans plusieurs états et pour défendre la candidature de George Clinton au poste de Vice-Président contre John Adams.
La construction d’une « économie politique républicaine » critique
Dans cette dernière partie, je voudrais présenter les éléments de cette « économie politique républicaine » tels qu’ils apparaissent dans les principaux textes, articles ou lettres parus dans les journaux « républicains » en 1792 et au début de 1793. Il n’est évidemment pas possible ici de les décrire par le menu de manière chronologique, je m’attacherai aux thèmes les plus importants contenus notamment dans les articles de James Madison dans la National Gazette mais aussi dans les Letters to the Yeomanry of the United States de George Logan et dans plusieurs articles anonymes parus dans divers journaux et repris par le réseau des éditeurs « républicains ».
L’un des premiers thèmes est celui de la nécessaire implication de l’ensemble des citoyens — individuellement ou dans le cadre de « partis » — dans l’examen des actes du gouvernement fédéral et des effets sociaux de sa politique. En effet, l’idée même de « partis » était, on le sait, problématique dans la tradition républicaine. Il fallait donc justifier et légitimer l’existence et l’action politique de groupes de citoyens, distincts des représentants du peuple, et défendant des positions spécifiques sans pour autant défendre des « intérêts particuliers » censés être contraires à « l’intérêt général ». Cela revenait à se poser la question de la « démocratie » et de « l’opinion publique » en république et en particulier dans le cas d’une république fédérale. Une « opposition » était-elle légitime, était-elle nécessaire et dans quels cas ?
Madison, qui s’était, on l’a vu, interrogé sur la « tyrannie de la majorité » pendant le débat constitutionnel de 1787, fut obligé d’approfondir sa réflexion. Il le fit dans une série d’articles publiés anonymement dans la National Gazette. Dans le numéro du 2 janvier, Il rappelait que le terme même de république impliquait l’existence de droits attachés à la totalité du peuple. Par conséquent, tous les bons citoyens devaient jouer le rôle de sentinelles « over the rights of the people, over the authorities of the confederal governement, and over both the rights and the authorities of the intermediate gouvernments » (36). Les citoyens avaient le devoir d’examiner la conduite des gouvernements fédérés et du gouvernement fédéral et de les censurer par les voies de la pétition, de la protestation et de l’élection. Ainsi, les citoyens pouvaient et devaient se constituer en « opinion publique », voire en « opposition » non à la République mais à l’action du gouvernement de cette République quand ils estimaient que leurs droits étaient menacés. En 1792, Madison a compris que le problème de 1787 s’était inversé. Désormais, il fallait protéger le many contre le few. Seule « l’opinion publique » était réellement souveraine dans une république, comme il l’écrivit le 19 décembre 1791 dans la National Gazette. Un régime républicain ne pouvait se passer de cette circulation de l’opinion, surtout dans un pays étendu comme les Etats-Unis. Pour cela, plusieurs outils s’imposaient : des bonnes routes, un « commerce » (au sens général du terme) domestique actif et surtout une presse libre circulant parmi tous les citoyens (Madison fit adopter une baisse des tarifs postaux pour les journaux). Mais il fallait également que les représentants viennent du peuple et y reviennent fréquemment pour accélérer la circulation de l’opinion populaire (37). Dans un autre article intitulé « Spirits of Governments » (38), Madison mettait en valeur la nouveauté des gouvernements fondés en Amérique et en France sur « l’autorité légitime du peuple ». Plus que la mécanique institutionnelle, c’est « the will of society » qui fonde la République. Dans cette conception, les représentants n’étaient pas comme chez Hamilton, Adams et les fédéralistes les « natural rulers » du peuple mais seulement les canaux par lesquels devait s’exprimer l’opinion du peuple et donc sa souveraineté. Cette opinion était définie par Madison comme la résultante du jeu de l’opposition des opinions divergentes sur les actes du gouvernement.
D’où une réflexion sur le rôle des « partis » en République (39). Dans un article du 23 janvier, Madison distinguait les « natural parties » — inévitables dans toute société politique en tant qu’expression d’intérêts divergents — et les « artificial parties » fabriqués par une politique visant à accentuer les inégalités de propriété et de distinction. Madison visait directement ici la politique de Hamilton et les écrits de John Adams. Une république libre devait concevoir des « checks and balances » entre les « partis naturels » mais elle devait absolument éviter de créer des partis « artificiels » en établissant et en maintenant l’égalité politique entre tous les citoyens. Il revenait sur la question le 22 septembre dans l’article « A Candid State of Parties » (40). Analysant l’évolution des « partis » depuis la Guerre d’Indépendance, Madison montrait qu’aux distinctions entre Insurgents et Loyalistes, puis entre anti-fédéralistes et fédéralistes en 1787, avait désormais succédé une division « naturelle ». D’un côté le parti de ceux qui,
« from particular interest, from natural temper, or from the habits of life, are more partial to the opulent than to the other classes of society ; and having debauched themselves into a persuasion that mankind are incapable of governing themselves, it follows with them, of course, that government can be carried on only by the pageantry of rank, the influence of money and emoluments, and the terror of military force. Men of those sentiments must naturally wish to point the measures of government less to the interest of the many than of a few … hoping perhaps in proportion to the ardor of their zeal, that by giving such a turn to the administration, the government itself may by degrees be narrowed into fewer hands and approximated to a hereditary form. »
C’est-à-dire un parti antirépublicain. De l’autre, ceux qui,
« believing in the doctrine that mankind are capable of governing themselves and hating hereditary power as an insult to the reason and an outrage to the rights of man, are naturally offended at every public measure that does not appeal to the understanding and to the general interests of the community, or that is not strictly conformable to the principles and conducive to the preservation of republican government »
C’est-à-dire le parti républicain.
Le parti antirépublicain, naturellement réduit en nombre, cherchait à augmenter son crédit parmi les personnes influentes et riches, il tentait également d’affaiblir l’esprit républicain en le présentant comme l’expression d’un parti « artificiel ». De son côté, le parti républicain savait qu’il représentait la grande masse du peuple des Etats-Unis et devait donc chercher à l’unir pour faire en sorte que le gouvernement administrât dans le sens et la forme approuvée par le many.
Dans un article publié le 20 décembre intitulé « Who are the Best Keepers of the People’s Liberties ? » (41) , Madison définissait les grandes lignes de fracture entre les deux partis. Le parti antirépublicain voyait le peuple comme stupide et porté vers les excès de la liberté, il ne pouvait donc pas se gouverner lui-même. Une fois le gouvernement établi, le peuple devait se contenter obéir à ses « wiser rulers » qui connaissaient bien mieux que lui la vérité et qui attendaient du peuple soumission et confiance dans toutes ses mesures. La politique devait rester un mystère réservé à une élite. En rendant le gouvernement de plus en plus fort et de plus en plus indépendant de la volonté populaire, le few protégeait sa propriété et ses intérêts. Toute critique populaire ne pouvait venir que de mauvais citoyens, complices de l’athéisme et de l’anarchie. Ce qui caractérisait au contraire le parti républicain était la confiance dans l’action démocratique du peuple qui avait un intérêt naturel à protéger la République. Certes, le peuple pouvait être trompé mais la seule solution aux erreurs momentanées du peuple était le peuple lui-même, sa capacité à s’éclairer par le jeu des opinions libres et par la surveillance active des actes du gouvernement. Le premier objet du « système social » n’était pas l’augmentation de la puissance du gouvernement mais le maintien de la liberté auquel il était subordonné.
Tout au long de 1792, les articles de Madison sont repris par la presse d’opposition et d’autres commentateurs prennent la plume dans le même sens. Ainsi, « Caius », dans l’American Daily Advertiser, insiste sur la nécessité d’examiner la conduite des officiers du gouvernement (42), et en particulier de ceux qui ont par le passé (référence à John Adams sans doute) travaillé à établir le gouvernement républicain. Dans la National Gazette du 25 juillet, « A Farmer » remarque que la Constitution commence par la formule « We, the People » mais que les avocats du gouvernement fédéral condamnent toute tentative faite par le peuple de critiquer les mesures gouvernementales ou tout « candid investigation respecting public affairs ». Un gouvernement véritablement républicain doit au contraire encourager la « free and public enquiry » pour arriver à la vérité, le silence et le secret ne sont caractéristiques que des despotismes turc et russe. Les « républicains » s’opposent au secret qui entoure l’administration fiscale de Hamilton. Ils réclament également la fin du secret des délibérations du Sénat (43). John Taylor (44), l’un des pamphlétaires républicains les plus importants en 1792-1793, insiste particulièrement sur le contrôle de la législature et des représentants, car la « responsabilité » des élus peut devenir une chimère si les représentants s’écartent de leur mandat. Le pouvoir exécutif n’est donc pas le seul pouvoir potentiellement dangereux pour la liberté. Taylor considère que c’est particulièrement le cas dans une république fédérale au sein de laquelle une grande distance géographique existe entre les électeurs et les élus qui sont par ailleurs fort peu nombreux.
La presse fédéraliste — Fenno est la bête noire des républicains — est vénale et ses attaques contre les opposants à Hamilton sont les instruments d’une « junto of American Aristocrats » qui considère les journaux comme des appendices nécessaires au renforcement du gouvernement. « Brutus » qualifie cette presse d’organe du Court Party insultant les « real whigs of America » (45) que sont les citoyens qui veulent discuter, écrire ou même penser aux affaires qui regardent l’intérêt général (46) . Ces derniers ne sont pas des ennemis de la Constitution, car il ne faut pas confondre critique des actes de l’administration du gouvernement et la nature républicaine de ce même gouvernement. Cette distinction est souvent reprise dans la presse républicaine à partir de l’été 1792 (47).
D’ailleurs, l’obéissance passive est contraire aux principes mêmes de la Constitution, ce sont donc les partisans aveugles du gouvernement qui les subvertissent et non les citoyens qui examinent sa politique (48). Tous les citoyens, quels que soient leurs « occupations » et leur statut social, sont des « sentinelles » qui ont un droit égal à la formation de l’opinion publique (49). Les « républicains » défendent vigoureusement les capacités des membres des couches populaires à prendre la parole. Ainsi, en août, l’Independent Gazetteer de Oswald republie une lettre de Virginie signée par le pseudonyme parlant de « Philo-Paine ». L’auteur compare les écrits contre Paine en Angleterre qui le présentent comme un simple ouvrier corsetier ne pouvant rien savoir sur les Rights of Man aux aristocrates américains qui considèrent que les artisans ne sont que des portions d’homme. Benjamin Franklin Bache s’appuie aussi sur l’exemple de Paine pour rejeter une politique qui se limiterait aux « natural rulers » :
« It is well enough in England to run down the rights of man, because the author of those inimitable pamphlets was a staymaker, but in the US all such proscriptions of certain classes of citizens, or occupations, should be avoided ; for liberty will never be safe or durable in a republic till every citizen thinks is as much his duty to take care of the state, as to take care of his family, and until an indifference to any public question shall be considered as a public offence »(50)
Les « républicains » accusent les « fédéralistes » de mépriser le peuple des mechanics et des labourers (51) et de ne pas supporter qu’une « vulgar creature » représente une voix égale à celle d’un « fancied great man » qui « pèse » plusieurs milliers de dollars par an (52).
Dans une république libre où l’opinion est souveraine, la presse doit, elle aussi, se constituer en sentinelle des droits du peuple, car le peuple a le droit de s’exprimer en dehors du choix de ses représentants, surtout quand ceux-ci ne l’écoutent pas. La presse est une forme de « constitutional check » qui doit se consacrer à l’examen de la conduite des « public servants » (53) .
Les appels de la presse « républicaine » à la vigilance citoyenne et à l’action républicaine redoublèrent d’intensité à partir de l’été quand les élections générales se profilèrent. Elles devaient permettre le remplacement des législatures et des gouverneurs d’état mais aussi celui du Président et du Vice-Président. Pour la Présidence, l’affaire était jouée d’avance puisque Washington avait accepté de se présenter pour un second mandat sur les instances de tout son cabinet qui redoutait un éclatement du gouvernement en l’absence de la figure consensuelle du Président. Mais en ce qui concernait le poste de Vice-Président, les « républicains » appelèrent à barrer la route à la réélection de John Adams, vu comme la tête, avec Hamilton, du parti antirépublicain. Dans la presse, les « fédéralistes » et les « républicains » s’accusèrent mutuellement de mettre en place des « tickets », c’est-à-dire des listes de candidats de confiance à élire. Les républicains voyaient dans cette pratique une volonté de priver le peuple du choix de ses représentants et donc une pratique « aristocratique » destinée à empêcher les « amis du peuple » comme George Clinton, Thomas Jefferson, John Hancock ou Samuel Adams d’être élus. Les « tickets » fédéralistes étaient une preuve que les well born voulaient priver le many de son droit d’élire ses représentants (54). Cela n’empêchait pas les « républicains » d’élaborer eux aussi des « tickets », présentés comme nécessaires pour éliminer les élus qui avaient voté contre le peuple en approuvant la spéculation et les plans de Hamilton (55). Les citoyens américains devaient décider si le républicanisme devait se renforcer en élisant des hommes garants du républican interest et attachés aux Rights of Man ou si les germes de l’aristocratie allaient s’enraciner dans le sol de la liberté en reconduisant ceux qui avaient fait l’apologie de l’aristocratie et de la monarchie (56). Une « Address to the Republicans » signé du pseudonyme de Colombus est encore plus précise (57). Les citoyens devaient voter contre le parti des Aristocrats — et nommément contre John Adams qui était le candidat des well born. Les amis de la liberté devaient soutenir John Hancock, James Madison ou George Clinton, tous trois partisans de l’indépendance, de l’égalité des droits et du gouvernement libre et électif et stigmatiser les prétendus « fédéralistes » qui les présentent comme des « antifederals, demagogues, democrats, mobocrats, non-contents, dis-contents, mal-contents, ennemies to the government, hostile to the constitution, friends of anarchy, haters of good order, promoters of confusion, exciters of mobs, sowers of sedition & c » (58). Même Freneau, pourtant hésitant quant à la nécessité de publier des reportages électoraux jusqu’en août, prit la plume lui-même dans un article du 24 novembre, mettant nommément en cause John Adams intitulé « Pros and Cons : Arguments against the re-election of Mr Adams » (59). Benjamin Franklin Bache — qui jusque-là était relativement neutre dans son General Advertiser — prit position directement en faveur de Clinton en décembre dans une série d’articles signés « Portius » et « Mirabeau » (60). Bache s’inquiétait de ce qu’il voyait comme un tory spirit de plus en plus présent dans l’espace public, en particulier des déclamations sur les natural rulers et les remarques méprisantes sur les mechanics qui entendaient faire entendre leur voix dans la presse fédéraliste. Bache qualifie les fédéralistes de « jackalls of aristocracy » et s’en prend nommément à John Adams et à son apologie des distinctions « injustes » et de l’inégalité politique. Il faut donc empêcher sa réélection pour écraser « l’hydre aristocratique ». Dans un article intitulé « Forerunners of Monarchy and Aristocracy in the United States », Bache allait encore plus loin et s’en prenait indirectement à Washington et à son goût du cérémonial monarchique. Parmi les signes précurseurs d’une monarchie américaine, Bache fustigeait les titres d’Excellency, Honorable et Esquire qui étaient encore d’un usage courant, bien qu’absurdes en république. Les levees, les anniversaires du Président et le cérémonial qui l’isolait du commun des mortels n’étaient pas moins nocifs, de même que l’entre-soi au sein de la classe politique. Dans une république, l’idolâtrie envers les public servants était incongrue et dangereuse. Surtout elle supposait une inégalité en dignité pour les citoyens ordinaires et elle impliquait que les affaires de l’Etat étaient l’affaire exclusive du gouvernement (61). Plus généralement, il fallait pour les bons « républicains » empêcher la réélection de tous ceux qui avaient profité de leur position de représentants pour s’enrichir par la spéculation ou pour enrichir les contractants avec lesquels ils avaient des connexions secrètes ou qui avaient acquiescé à la création et au renforcement de l’excise (62). Les véritables « factieux » étaient les financiers qui s’arrangeaient en petits comités secrets pour empêcher les mesures favorables au commerce, à la paysannerie et aux artisans. Pour « A Republican », le funding system était un schéma spéculatif calculé pour le « sole emolument of artful, designing, intriguing individuals », individus qui font circuler l’information entre eux comme le prouve l’enrichissement des proches des membres du Congrès qui n’ont pas pu ne pas bénéficier de ce qu’on l’on appelerait aujourd’hui un « délit d’initié ». Ces « modern patriots » — censés être « the great supporters of the honor, dignity and independence of America » selon Hamilton — ne s’intéressent qu’aux intérêts du few et au développement du luxe (63).
Le gouvernement des Etats-Unis avait ceci de particulier qu’il était fédéral. Le modèle conçu en 1787 devait, selon Madison, préserver absolument la souveraineté des états fédérés tout en maintenant l’Union. Contre Hamilton et les « nationalistes » qui souhaitaient une « consolidation », c’est-à-dire une subordination des états fédérés au gouvernement fédéral et qui fustigeaient les « républicains » comme des « antifédéralistes » et des « ennemis de l’Union » Madison insistait sur le fait que dans une république aussi vaste que celle des Etats-Unis, l’action des citoyens devait nécessairement d’abord se placer au niveau local qui était celui le plus proche d’eux. Les gouvernements des états fédérés issus de la démocratie locale devaient rester un des éléments du système de checks and balances limitant le pouvoir du gouvernement fédéral qui, sans contrôle des états et surtout des citoyens, pouvait dégénérer en monarchie. Les deux types de gouvernements étaient tout aussi nécessaires au maintien de la République, d’où la nécessité de conserver la stricte délimitation des pouvoirs et refuser la broad construction proposée par Hamilton et les nationalistes. Mais le principal « palladium » de la liberté était le peuple lui-même : « Their eyes must be ever ready to mark, their voice to pronounce, and their arm to repel or repair aggressions on the authority of their constitutions ; the highest authority next to their own, because the immediate work of their own, and the most sacred part of their property, as recognising and recording the title to every other (64). »
Comme l’écrivait Madison dans un article du 31 mars , les « vrais amis de l’Union », c’est-à-dire les vrais « fédéralistes », n’étaient pas ceux qui accusaient les « républicains » d’en être les ennemis. Ce n’étaient pas ceux qui voulaient par des « arbitrary interpretations and insidious precedents » pervertir le gouvernement fédéral en un gouvernement sans limite contraire à la volonté et à l’autorité du peuple. Enfin, ce n’étaient pas ceux qui défendaient des principes et une politique aristocratique ou monarchique. Non, les « vrais amis de l’Union » étaient ceux qui défendaient la souveraineté du peuple et un gouvernement fédéral encadré, limité à ses pouvoirs délégués. Les « vrais amis de l’Union » s’opposaient à toute mesure publique facilitant la voie à un gouvernement héréditaire, en bref, les « vrais amis de l’Union » étaient les « républicains » qui s’opposaient à la politique de Hamilton.
Le deuxième grand thème est évidemment la critique de la politique économique de Hamilton depuis 1789, accusée d’être un projet socio-économique au service du few contre le many et d’être le moteur de la corruption des mœurs républicaines. Cette critique s’appuie sur une conception de la propriété définie par Madison dans un article du 29 mars publié dans la National Gazette. Dans ce texte important, Madison rappelle que la propriété ne se limite pas à celle des biens matériels. Dans son « larger and juster meaning », la propriété embrasse tout ce qui a de la valeur pour un homme ou ce à quoi sont attachés des droits réciproques. Ainsi, le sens le plus large du terme de « propriété » recouvre les opinions — y compris religieuses —, la libre communication de celles-ci, la sûreté et la liberté de la personne, mais aussi tous les moyens, matériels ou non, d’exercer ses facultés. En un mot, comme l’écrit Madison dans une belle formule : « as a man is said to have a right to his property, he may be equally said to have a property in his rights ». Les gouvernements justes doivent, certes, protéger les biens matériels mais aussi garantir la propriété des droits des individus. Or, remarque Madison, la politique de Hamilton contrevient à cette garantie en essayant d’imposer des taxes sur la circulation de la presse, en créant des restrictions arbitraires à l’activité des citoyens ou à l’inverse en créant des monopoles qui sont des injures au libre choix des activités des citoyens. La propriété de tous n’est pas garantie quand des taxes inégales sont imposées pour le bénéfice de certaines propriétés aux dépens des autres (référence à l’excise pour le paiement de la dette) et quand les fruits du travail nécessaires à la subsistance des plus démunis sont à nouveau taxés par les impôts indirects sur la consommation. Pour « faire république », une société doit donc autant garantir le droit à la propriété des biens que la propriété des droits de tous.
Pour Madison, la politique de Hamilton vise à enrichir les riches et donc à créer des inégalités extrêmes de propriété alors que la condition fondamentale du maintien des mœurs républicaines est au contraire de restreindre l’accumulation immodérée des richesses en se gardant de fournir volontairement des opportunités de spéculation aux plus aisés. Une politique « républicaine » devrait au contraire tendre à « reduce extreme wealth towards a state of mediocrity, and raise extreme indigence towards a state of comfort » (66) . Pour cela, un gouvernement républicain doit s’abstenir de toute mesure qui favorise les intérêts du few au détriment de ceux du many.
Or la combinaison de la dette perpétuelle, des impôts indirects pour en payer les intérêts, la création de la Banque nationale et celle de la SEUM, aboutit à un « système » économique qui ne peut manquer de pervertir les fondements de la République en favorisant le few et l’esprit de luxe et de spéculation :
« substituting the motive of private interest in place of public duty ; converting its pecuniary dispensations into bounties to favorites or bribes to opponents ; accommodating its measures to the avidity of a part of the nation instead of the benefit of the whole : in a word, enlisting an army of interested partisans, whose tongues, whose pens, whose intrigues, and whose active combinations, by supplying the terror of the sword, may support a real domination of the few under an apparent liberty of the many. »
Pour Madison et les républicains, le cœur du système d’économie politique aristocratique est la dette artificiellement augmentée, consolidée et perpétuée, puisque c’est pour la rembourser qu’a été mis en place le système fisco-financier hamiltonien et c’est par elle que la corruption s’est installée au sein du gouvernement et de la représentation (67). Un gouvernement républicain devrait au contraire faire en sorte de rembourser le plus vite possible la dette et d’élever des remparts entre le gouvernement et la gestion de la dette pour éviter la corruption (68).
Comme Madison, tous les commentateurs « républicains » s’élèvent contre l’idée que la dette serait « a public blessing », elle est au contraire « a public curse ». « Caius » insiste sur l’expérience anglaise, elle prouve « that a funded debt never yet decreased, but, on the contrary, accumulated, and this accumulation is in exact ratio to the oppression of the people and to the degree in which the government receeds from the principle of freedom, and advanced towards tyranny and despotism » (69). Contre les fédéralistes qui expliquent que la dette permet l’accroissement du crédit national, « Caius » rappelle la distinction entre les deux réalités économiques : une dette publique consolidée engendre nécessairement un monied interest distinct du « great body of the people » alors que le crédit national qui concerne tous les citoyens n’aurait été en rien entamé si l’on avait commencé à rembourser le principal de la dette au lieu de la fonder au bénéfice des spéculateurs. L’enrichissement des Etats-Unis depuis 1789 a été provoqué, non par la spéculation et la gestion de la dette, mais par l’accroissement du commerce avec l’Europe et par l’industrie des citoyens malgré la dette. Le « funding system » est en réalité opposé au « commercial system » (70).
Pour les « républicains », le monied interest se renforce du fait de l’explosion du montant de la dette cumulée, c’est pour lui qu’est conçu le projet de la SEUM qui n’est rien d’autre qu’un « new system of monopolies, exclusive privilege and charters of incorporation grounded on the favorite new doctrine of Discretion and the undefined powers of Congress » (71). La communauté est devenue la proie des spéculateurs et le banking system a cimenté le lien entre le gouvernement et le nouveau monied interest. Le pouvoir d’octroyer des « charters of incorporation and monopolies » accordé au Congrès par la broad construction et la présence dans ses rangs de représentants qui touchent des émoluments de banques qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer et qu’ils peuvent diriger, en est la preuve (72). Ces émoluments peuvent d’ailleurs être augmentés à volonté par les directeurs de la Banque, ce qui constitue une forme de corruption institutionnalisée qui serait renforcée si les mêmes membres du Congrès étaient autorisés à faire partie des directeurs des manufactures d’Etat en projet.
En 1792, le manufacture system n’est encore qu’un projet et « Caius » espère qu’il sera rejeté par le Congrès mais, selon lui, il faut comprendre qu’il n’est qu’un anneau du système général. Ce système peut aboutir effectivement à l’« ambitious sacrifice of the many to the agrandizement of the few », car il subordonne les intérêts des agriculteurs au système de spéculation, de commerce et de manufacture alors que « the equal rights and equal interests of the yeomanry of our country » constitue la force du républicanisme (73) L’expérience anglaise montre également que la tendance naturelle des systèmes fisco-financiers est la création de nouvelles taxes pour satisfaire aux exigences des spéculateurs et du gouvernement (74). Un article du 24 mars signé « A Farmer » dans l’Independent Gazeteer analyse le déclin de l’agriculture anglaise au prisme de la croissance du système fisco-financier et de la crue fiscale qu’il engendre (les Anglais sont alors sans doute le peuple le plus taxé en Europe et en Amérique) et prévient que la pente actuelle du gouvernement des Etats-Unis est de suivre ce modèle qui consiste à sacrifier les intérêts des agriculteurs et des artisans au bénéfice des financiers (75).
La situation économique, présentée comme brillante par les fédéralistes, en en réalité bien plus sombre selon les « républicains ». Les financiers se sont enrichis mais au détriment de qui ? « Brutus » (76) répond que la création et l’augmentation des taxes sur le sel, le thé, le sucre et les nécessités de la vie ont obligé les artisans et les manufacturiers à intensifier leur travail pour pouvoir subsister. Les agriculteurs n’ont pas eu accès aux marchés internationaux comme ils le demandaient depuis longtemps et doivent désormais payer l’excise auprès des commis de l’administration fiscale. Les commerçants ont vu les droits de douane grimper en flèche alors qu’aucune mesure n’a été prise pour taxer plus lourdement les commerçants anglais pourtant déjà protégés par l’exclusif dans leurs colonies antillaises, fermées aux Américains ou pour favoriser la navigation américaine en général ou encore pour permettre le développement du carrying trade dans le monde (77). La finance et les officiers du gouvernement ont été les seuls bénéficiaires de la politique hamiltonienne.
Enfin, les salaires des officiers du gouvernement ont crû dans une proportion jamais vue, les dépenses du Département de la Guerre également, d’autant qu’on a cru bon entamer une guerre sanglante, ruineuse et impolitique contre les Indiens (78). Bref, les aristocrates et leur presse vénale ne cessent de bourdonner aux oreilles des citoyens que tout va pour le mieux, pourtant ils n’ont cessé d’introduire des taxes « to throw the whole weight and power of the United States into the hands of the few » (79). « Cato » se demande même si une nouvelle révolution ne sera pas bientôt nécessaire (80) contre les véritables « factieux », c’est-à-dire les spéculateurs qui voudraient faire gouverner le peuple par les « well-born few » (81). En septembre, « Brutus » considère que la question à l’ordre du jour n’est pas l’opposition entre « fédéralistes » et « républicains » mais celle du Secrétariat au Trésor contre le peuple américain (82) . Hamilton, ses proches et ses employés ont opéré une usurpation au sein du gouvernement pour déterminer toute sa politique. L’influence du Trésor est désormais alarmante, car il forme un centre d’influence et de corruption au sein duquel toutes les mesures sont prises, il dispose de relais puissants dans le Congrès et usurpe donc aussi l’exercice du pouvoir législatif.
Tout au long de 1792, les artisans et manufacturiers s’inquiètent du projet de manufactures d’Etat en discussion au Congrès, les « républicains » relaient leurs prises de parole. La Society for Promoting Domestic Manufacture de Germantown publie dans la presse « républicaine » une adresse pour alerter les citoyens sur les conséquences néfastes du plan Hamilton qui risque de détruire l’industrie naissante en Amérique (83). Les artisans et manufacturiers se plaignent de la concurrence déloyale induite par les privilèges accordés aux ouvriers de la SEUM. En effet, ceux-ci étaient notamment exemptés de leurs devoirs militaires dans la milice. Mais ce qui inquiète le plus les manufacturiers est l’énorme montant de capital qui serait versé dans la SEUM, capital dépassant largement tout ce que les investisseurs privés pouvaient mettre dans leurs ateliers. Par ailleurs, ils condamnent la création de loteries pour indemniser les éventuelles pertes de la SEUM, une telle mesure permettrait aux manufactures d’Etat de vendre à perte et donc de ruiner la concurrence privée, de même que les privilèges d’accès aux matières premières accordées à la SEUM. Les manufacturiers craignent que l’ensemble de ces mesures ne découragent les artisans de se lancer dans la production domestique au bénéfice des riches jouissant de la protection du gouvernement. Le droit d’exercer son industrie sans interférence du gouvernement en faveur des plus riches est un droit naturel qui doit être garanti en République. La politique des manufactures d’Etat tend à introduire une inégalité qui ne peut qu’aboutir à une distinction des rangs et à un monopole de la richesse du pays.
Le système des primes d’Etat données aux industriels bénéficiant de fonds publics ressemble à une concurrence déloyale à l’égard des petits entrepreneurs en dehors du système fisco-financier. La conséquence inéluctable d’une telle politique est de créer ex nihilo une grande industrie, un « nouveau Manchester » en Amérique qui ruinerait la petite propriété industrielle et accentuerait les inégalités de richesse, destructrice des mœurs républicaines. Dans ses articles intitulés « Fashion » et « Republican Distribution of Citizens » publiés tous deux dans la National Gazette (2 et 22 mars 1792) (84), Madison s’élevait contre le projet de développement industriel à l’anglaise. Il était possible d’éviter le développement de la grande industrie capitaliste en se consacrant à la mise en valeur de l’Ouest et donc en diffusant largement la petite et la moyenne propriété foncière et manufacturière (85). L’économie politique républicaine visait donc à établir un développement intégré combinant les intérêts agricoles, commerciaux et industriels et non les intérêts financiers des possesseurs de la dette, de la Banque et de la SEUM. Dans une lettre du 12 mai 1793 à Madison, Jefferson résumait ainsi les deux camps se faisant face : d’un côté les cercles « fashionable » et les « natural aristocrats » de New York, Philadelphie, Boston et Charleston, les négociants liés au capital anglais et les « paper men », de l’autre, les négociants se finançant eux-mêmes, les Irlandais, les commerçants, les artisans, les fermiers et tous les autres citoyens » (86). En effet, une bonne partie des producteurs de biens de consommation et même les grands industriels qu’étaient les fabricants de navires voulaient avant tout être protégés de la concurrence anglaise et avoir accès à un capital que ne leur fournissaient pas le système hamiltonien ni même les banques des états fédérés. D’où la création dans les années 1790 de nombreuses micro-banques locales appelées les « farmers and mechanics banks » pour contourner la pénurie de capital. Ces micro-banques étaient indépendantes de la Banque nationale et complétaient les aides déjà accordées par les législatures des états fédérés aux « household manufactures », durement touchés par l’excise. Les « républicains » n’étaient donc pas opposés aux banques mais bien au monopole bancaire fondé sur la dette. « A Republican » remarque que même les banques d’état ont été aspirées dans le cycle spéculatif par la création des branches locales de la National Bank comme à Boston (87).
Dans trois longs textes paraissant entre mars et décembre 1792, Freneau, Bache et un anonyme signant « Archimedes » montrent, parfois sur un ton ironique, la cohérence politico-économique du plan hamiltonien caractérisé comme un système aristocratique et monarchique au service du few. Ces textes se présentent comme des « plans » pour subvertir la République de l’intérieur. Le premier de ces textes est celui de Freneau et est intitulé « Rules for Changing a Limited Republican Government into an Unlimited Hereditary One » (88). Les would be aristocrats doivent d’abord subvertir la constitution et les institutions en favorisant la création de titres et de rangs pour les officiers du gouvernement en commençant par le « principal magistrat ». Si la manœuvre ne réussit pas immédiatement, il ne faut pas hésiter à laisser la question ouverte pour pouvoir y revenir ultérieurement. Il faudra également interpréter la constitution dans un sens qui n’est pas le sien et imposer autant de précédents qui seront utiles plus tard. Évidemment, les aristocrats publieront dans la presse des ouvrages et des articles favorables à la monarchie et ne manqueront pas d’effrayer les citoyens en compilant l’histoire des troubles politiques provoqués par les couches populaires décrites sous les aspects les plus noirs : ces « pictures of terror » fourniront un utile contrepoint à la description avantageuse des monarchies héréditaires dont on aura soigneusement dissimulé leurs crimes séculaires. Mais l’outil essentiel pour la création d’une aristocratie est la dette publique que l’on étendra le plus possible et que l’on concentrera dans le moins de mains possibles. On prendra bien soin de rendre le domaine des finances particulièrement obscur en multipliant les formules pour faire en sorte que seul un petit nombre y comprenne quelque chose. Bien entendu, on intéressera directement les membres du corps législatif qui pourront alternativement légiférer et spéculer ou spéculer et légiférer jusqu’à ce qu’une partie importante de la propriété de leurs mandants soit passée dans leurs mains. Une fois cela réalisé, il ne sera plus difficile de passer à l’étape suivante :
« (1) The favorite few, thus possessed of it, whether within or without the government, will feel the staunchest fealty to it, and will go through thick and thin to support it in all its oppressions and usurpations. (2) Their money will give them consequence and influence, even among those who have been tricked out of it. (3) They will be the readiest materials that can be found for a hereditary aristocratic order, whenever matters are ripe for one. (4) À great debt will require great taxes ; great taxes, many taxgatherers and other officers ; and all officers are auxiliaries of power. (5) Heavy taxes may produce discontents ; these may threaten resistance ; and in proportion to this danger will be the pretense for a standing army to repel it. (6) À standing army, in its turn, will increase the moral force of the government by means of its appointments, and give it physical force by means of the sword, thus doubly forwarding the main object. »
On poursuivra ce plan en créant une banque incorporée dans laquelle le elect few qui formera le noyau des honneurs et de la monarchie préparée pour eux, s’enrichira et se renforcera. La Banque et le gouvernement, comprenant les mêmes individus se soutiendront l’une l’autre : l’argent sera placé sous l’autorité du gouvernement et le gouvernement sous l’autorité de l’argent. À ce moment de la réalisation du plan, on prendraasoin de justifier cette politique par le general welfare, ce qui rendra les critiques plus difficiles. Il faudra également prétendre développer le commerce et les manufactures, quant à l’agriculture, on pourra la négliger et se contenter de la taxer lourdement. En revanche, on rendra dépendant les travailleurs qui vivent dans les villes. Évidemment, on ne négligera aucune occasion de s’appuyer sur un danger extérieur supposé pour augmenter les forces militaires permanentes. On pourra même déclencher des guerres inutiles (contre les Indiens) puisque ce n’est que du sang vulgaire qui coule dans ces occasions. Ces expéditions auront l’avantage de permettre la création de nouvelles taxes permanentes.
« Archimedes » fait la description d’un plan similaire en ajoutant une hiérarchie de devises et de titres bouffons (89). Tous les spéculateurs devront être anoblis à raison de leurs gains mais un minimum de 150 000 dollars sera exigé pour entrer dans cette nouvelle aristocratie. Le rang le plus bas sera nommé « l’Ordre de la Sangsue » et ses armoiries représenteront une sangsue agrippée aux boyaux des pauvres soldats dépouillés de leurs titres. La devise de cet ordre sera « Le Sang des Braves, la Récompense des Coquins ». En remontant l’échelle des spéculateurs on trouvera « Their Rapacities », « Their Pirateships » ou des devises comme « Public Faith, Private Frauds » ou « The Many Made for the Few », etc.
Bache décrit lui aussi le plan aristocratique en insistant sur la corruption des mœurs : les salaires des officiers du gouvernement doivent être médiocres pour empêcher la constitution d’une classe politique de connivence qui ne manquera pas de devenir une aristocratie (90).
George Logan est l’un des pamphlétaires républicains les plus importants en 1792-1793. Logan est né à Philadelphie et a fait ses études à Edimbourg. Pendant la guerre, il a été Loyaliste mais se rallie à l’indépendance. Il est élu au corps législatif de Pennsylvanie et siège jusqu’en 1789 (91). La nature précise de ses liens personnels et politiques avec Madison et Jefferson en 1792 m’est inconnue mais il est clair que les trois hommes partagent nombre d’analyses. Ses Letters to the Yeomanry fo the United States — qui consistent en deux séries de lettres publiées d’abord dans les journaux républicains puis en brochure à la fin de l’année 1792 et au début de 1793 — font partie des textes les plus lus et les plus commentés de la période. Manuela Albertone a caractérisé Logan comme le seul véritable « physiocrate » américain (92), mais en ce qui me concerne, je ne retrouve que très peu d’éléments du projet physiocratique chez Logan, en tout cas dans la période qui me concerne ici. Certes, il place l’agriculture au centre de son projet républicain et démocratique mais sa conception de la propriété et sa défense des petits producteurs contre une agriculture capitaliste sont, à mon avis, à l’opposé du projet des « Economistes ». Logan a par ailleurs été présenté par l’historiographie américaine comme un « agrarien » (93) mais là encore, il me semble que cette caractérisation oublie que — comme pour la plupart des théoriciens « républicains » — le projet de Logan combine agriculture, commerce et manufactures domestiques en un projet global qui ne peut être réduit à de « l’agrarianisme » si tant est qu’une telle théorie existe.
L’originalité des Letters est que la critique de Logan s’appuie sur la nécessité d’une déclaration des droits (le Bill of rights n’est pas encore adopté lors de la rédaction de la première lettre).
Rappelons que la question d’une déclaration des droits au niveau fédéral avait déjà été posée dans le débat de ratification de la Constitution. La plupart des états fédérés avaient déjà adopté des déclarations entre 1776 et 1784 (quatre n’en avaient pas formellement : New Jersey, New York, Caroline du Sud et Géorgie) mais une bonne partie des fédéralistes s’étaient opposés à une nouvelle déclaration fédérale qu’ils voyaient comme un obstacle possible au renforcement du futur gouvernement national.
Dans sa correspondance privée, Jefferson s’était prononcé en faveur de la création d’un gouvernement fédéral mais à la condition expresse qu’une déclaration des droits naturels vienne compléter le projet élaboré à Philadelphie. Sur ce point, Madison était moins convaincu, du moins avant 1789. Dans une célèbre lettre à Jefferson datée du 17 octobre 1788 (94), il écrivait que, bien qu’il soit favorable à l’adoption d’une déclaration des droits, il n’en faisait pas une question préalable, car les pouvoirs octroyés au gouvernement fédéral étaient limités dans la constitution puisque les états fédérés restaient souverains sur la plupart des questions relevant des droits naturels individuels et collectifs des citoyens. Par ailleurs, les déclarations des droits n’étaient souvent que des « parchment barriers » qui offraient peu de protection contre les abus de pouvoir des gouvernements quand les citoyens en avaient besoin. À cette époque — et dans les Federalists Papers écrits plus d’un an auparavant — Madison était beaucoup plus préoccupé par le danger d’une tyrannie de la majorité sur la minorité, en particulier en matière religieuse, que par l’inverse. Il écrit ainsi : « Wherever the real power in a Government lies, there is the danger of oppression. In our Governments the real power lies in the majority of the Community, and the invasion of private rights is chiefly to be apprehended, not from acts of Government contrary to the sense of its constituents, but from acts in which the Government is the mere instrument of the major number of the Constituents » (95). Il reprenait également l’argument selon lequel, si une déclaration des droits était indispensable dans une monarchie, elle l’était moins dans un « gouvernement populaire » dans lequel le pouvoir politique et physique reposait dans les mêmes mains, celui de la majorité du peuple. Madison recommandait tout de même l’adoption d’une déclaration des droits parce que la proclamation solennelle des libertés permettrait qu’elles deviennent les « maximes fondamentales d’un gouvernement libre » et qu’elles seraient ainsi en quelque sorte incorporées dans le sentiment national limitant l’expression impulsive des intérêts et des passions. Ainsi, contrairement à Jefferson qui pensait que tout gouvernement, même populaire, pouvait potentiellement abuser de ses pouvoirs et qu’il était nécessaire de les limiter très strictement tout en affirmant avec force les droits naturels et politiques des citoyens, Madison avait une position moins radicale et sans doute plus naïve quand on connaît la suite des événements. Madison expliquait notamment à son ami que le gouvernement fédéral n’aurait aucun intérêt à créer des monopoles et à gouverner pour le seul bénéfice du few. il déchanta vite quand il comprit le sens social de la politique économique de Hamilton et l’avancement du programme « nationaliste » entre 1789 et 1791 et il se fit l’un des principaux artisans de l’adoption et de la ratification des dix premiers amendements à la Constitution fédérale qui constituent le Bill of Rights américain.
Revenons à Logan. Pour lui, une déclaration fédérale des droits est indispensable pour limiter les pouvoirs de la Législature, pour garantir les droits du peuple en contenant l’ambition des riches et l’avarice du few déjà fort avancées toutes deux. Comme les autres commentateurs « républicains », Logan s’offense des places lucratives créées pour les well born, des palais et du luxe qui entoure le gouvernement. Une déclaration explicite des droits devrait protéger les intérêts du peuple laborieux contre les oisifs qui jouissent de toutes les commodités de la vie sans travailler et qui tendent toujours à subvertir les principes du gouvernement à leur profit exclusif. La Révolution française a, selon Logan, pris les précautions nécessaires pour préserver la nation de l’aristocratie des riches en adoptant une déclaration des Rights of Man « as the basis on which their constitution was to stand » (96). Logan donne une traduction partielle de la déclaration d’août 1789 (le préambule et les cinq premiers articles) et appelle les Américains à en étudier le contenu pour s’en inspirer. Si les Américains avaient eu une déclaration de ce type dès la création du gouvernement fédéral, ils ne seraient pas, estime Logan, soumis à des lois impolitiques sur le commerce « highly injurious to the agricultural interests of our country », à un funding system favorisant les spéculateurs, à un système bancaire sous la direction d’un petit nombre d’hommes pouvant créer une monnaie fictive avec laquelle ils pourront s’enrichir sans travail, à des excise laws qui spolient la propriété des fermiers et des producteurs (97). Le fondement de la société civile entre des hommes libres est l’égalité des droits et des devoirs de tous les citoyens. C’est pourquoi un gouvernement légal n’est pas un contrat entre des supérieurs et des inférieurs mais une convention commune à tous, fondée sur les droits de l’homme. Pour Logan, il existe une continuité entre l’état de nature et l’état social et les droits naturels demeurent « in their full vigor » dans la société. Un gouvernement dont le pouvoir outrepasserait ce pourquoi il a été constitué — Logan fait ici référence à la broad construction — serait donc nécessairement despotique.
Logan met en évidence un paradoxe : la France est en train d’apprendre à toute l’Europe les vrais principes de la société civile alors qu’en Amérique, les mesures du gouvernement s’en écartent dangereusement, mettent en danger les libertés des citoyens, et dépouillent le fermier, l’artisan, le manufacturier et le travailleur de leur capacité à compter pour quelque chose dans le gouvernement de la République. Logan en voit une preuve dans la création de l’excise et dans le rapport sur les manufactures qui ne peuvent émaner que d’un pouvoir arbitraire. Le luxe d’un gouvernement est un mal passager mais l’intervention du gouvernement dans les occupations de tous les citoyens est une atteinte aux droits naturels des hommes. Logan analyse le projet de création de la SEUM comme une action visant à créer une corporation séparée et privilégiée au service du « wealthy few » et donc comme une inégalité factice créée par la corruption. Il existe évidemment une inégalité personnelle, en talents, en vertu, etc. mais le devoir de tous les gouvernements libres est de faire en sorte que l’inégalité naturelle ne soit pas sans limite et que l’inégalité des propriétés et des fortunes soit encadrée par le bien commun.
Pour Logan, « the accumulation of that power which is conferred by wealth in the hands of the few is the perpetual source of oppression and neglect of the mass of mankind ». D’autant que les riches possèdent les moyens de concentrer la richesse par leur entente alors que le nombre, la dispersion, l’indigence et l’ignorance des pauvres ne leur permettent pas de s’associer pour résister aux riches. C’est pourquoi la loi a le devoir de circonscrire l’inégalité en combattant l’esprit de « combination » des riches. Logan explique ainsi que ce n’est pas la distinction des titres en elle-même qui constitue une aristocratie mais le principe « of partial association » du few. Un véritable gouvernement républicain ne doit pas se mêler ou interdire l’activité de tous les citoyens au bénéfice d’un petit groupe d’entre eux, car « all partial regulations tend to create separate interests in society, and therefore occasion jealousy and dissession among citizens, whose true interest conflicts in being united ». Or depuis 1789, la spéculation a permis la construction d’une aristocratie économique comme en Angleterre, aristocratie qui entend conserver les travailleurs pauvres dans un état de dépendance et de servitude. Au lieu d’accorder des privilèges et des subventions aux spéculateurs, le gouvernement américain ferait mieux d’encourager l’activité de tous les citoyens en donnant un « useful employment and confortable support to the weakest and most miserable fellow-citizen » et en encourageant l’assistance mutuelle des citoyens.
Dans la deuxième série des Letters to the Yeomanry, parue au début de 1793 (98), Logan approfondit sa réflexion et considère désormais que l’esprit de la lutte contre les Anglais a été trahi par les spéculateurs qui se sont enrichis du sang et de la sueur des soldats et des premiers créditeurs de la dette, qui ont imposé un système de taxation sur les nécessités de la vie alors même que les Américains le combattaient par les armes. Le funding system remet en cause les droits naturels du peuple américain — méconnus par les partisans de Hamilton — puisqu’il transforme tous les citoyens en serviteurs du monied interest. Dans tous les pays où on les a créées, les banques ont toujours favorisé le développement des inégalités, elles y ont enrichi le few, favorisé la vanité et l’ambition des courtisans mais elles n’ont jamais contribué au bonheur du peuple. Au contraire, les dettes perpétuelles consolidées appauvrissent non seulement les vivants mais aussi leur descendance, ce qui est contraire au droit naturel. A l’image de ce que Jefferson avait exposé dans sa célèbre lettre du 6 septembre 1789 à Madison (99) et de ce qu’écrivait Paine dans Rights of Man, Logan propose de limiter à 19 ans le laps de temps pendant lequel une loi prise par une génération peut continuer à être en vigueur sans violer les droits de ses successeurs, car la terre appartient collectivement au vivants et non aux morts. Certes un individu qui hérite, doit payer les dettes de ses parents, mais rien ne justifie que le paiement de cette dette le place dans une situation pire que celle qui était la sienne avant l’héritage. C’est pourquoi à l’issue d’une génération, la suivante reprend de manière inconditionnelle la possession de la terre, en tant que droit naturel. Les lois sur l’héritage sont des lois civiles mais la possession de la terre est un droit naturel découlant directement de Dieu.
Pour Logan, l’économie politique aristocratique repose en dernière analyse sur l’imposition des terres, du commerce et de l’activité du peuple. Les propriétés des créditeurs publics consistent dont fondamentalement en une portion des impôts levés sur le peuple. Plus les créditeurs oisifs sont riches plus le peuple laborieux est pauvre. L’argument selon lequel une dette publique accroît le crédit national oublie que les avances initiales ont été prises sur le labeur des actifs. L’argument fédéraliste selon lequel par le remboursement des intérêts de la dette, la main droite prend à la main gauche ne tient pas, car la main droite et la main gauche n’appartiennent pas aux mêmes personnes. Les travailleurs productifs paient les intérêts de la dette qui sont empochés par les spéculateurs. Par conséquent, les travailleurs productifs perdent de leur capacité d’investissement dans l’activité réelle. Par ailleurs, les « public stocks » bannissent le numéraire qui est confiné à la circulation commune, ils provoquent donc un renchérissement des provisions et du travail. Les taxes font augmenter les prix, appauvrissent les pauvres et mettent en danger la nation.
Les « fundings systems » pèsent sur « the most destitute and helpless part of the community », car les riches et les puissants savent échapper aux taxes directes sur leurs propriétés réelles. Ainsi, les laboureurs, les artisans et les manufacturiers ne paient pas de taxes directes en Angleterre et pourtant la moitié du profit de leur industrie est absorbée par les excises, les timbres et les « duties on the necessaries of life ». Logan utilise les calculs proposés par Paine dans la deuxième partie de Rights of Man pour prouver que le consommateur et le producteur sont surtaxés par rapport aux riches. Le nombre de personnes vivant de la charité augmente en Angleterre et les prix des produits de première nécessité ont considérablement renchéri ruinant les travailleurs pauvres. Pour Logan, ces conséquences des « funding systems » ne sont pas le fruit d’une mauvaise gestion de la dette et du système fiscal mais « the unavoidable consequence of violating those laws of nature which God has ordained to regulate men in society ». Les superfluités des riches ont donc été acquises par le pillage du peuple laborieux et par les lois injustes qu’ils ont réussi à imposer. Elles sont des infractions aux droits de tous, car le fermier et l’artisan doivent pouvoir jouir de leur droit à l’existence et au bonheur comme tous les citoyens et ne pas être considérés comme naturellement soumis à la misère. Or, en Amérique, une sorte de « deuxième révolution » a été réalisée à l’avantage de l’avarice des riches. Les citoyens ont chassé le tyran anglais mais ils ont laissé s’établir une monied aristocracy qui a mis à l’encan les droits et la liberté des Américains. Logan en appelle à un renversement de cette logique en replaçant le gouvernement dans les mains du many.
John Taylor (100) insiste sur le fait que les créditeurs et les spéculateurs ont confisqué la république à leur profit. Ils regardent avec dédain les demandes des consommateurs et voient des ennemis dans toutes les classes de la société qui ne sont pas liées à la finance. Le few a monopolisé les fonctions de représentants et d’officiers du gouvernement et les classes laborieuses ne sont plus représentées, car le funding system et le banking system sont autant des instruments d’influences politiques qu’économiques. Les proches du Secrétaire d’Etat au Trésor sont dans le Congrès, dans l’administration, parmi les actionnaires de la Banque. Ils forment une faction de « monarchic speculators » contrôlant le gouvernement. Les opérations financières ont provoqué des soudaines élévations de fortune et une « dangerous inequality of rank has been created among the citizens of the United States, thereby laying the foundation for the subversion of the government itself by undermining its true principles ». La responsabilité des représentants a été de facto annulée et plus personne ne les contrôle. Le sens de la constitution a été dévoyé, les pouvoirs du Trésor ont été décuplés. Comme la plupart des « républicains », Taylor remarque que l’obscurité assumée des opérations du département du Trésor rend impossible la vérification des comptes par les citoyens. Les représentants vertueux n’ont que peu de moyens de connaître la réalité des opérations. On ne sait pas où va l’argent emprunté ou l’état réel du remboursement de la dette. Une partie de cet argent a-t-il servi à rembourser la France qui en a un besoin urgent dans sa guerre contre la tyrannie, car il est notoire que les principaux chefs de la clique fiscalo-aristocratique souhaitent la défaite de la France ? Logan rappelle ainsi que dans la Chambre des Représentants, sur les 35 députés qui ont voté en faveur des mesures du Trésor, 21 sont des actionnaires de la Banque ou des manieurs d’argent public, trois sont des directeurs de la Banque. Les autres ont voté en confiance pour le gouvernement, car ils ne pouvaient être informés des conséquences de leur vote compte tenu de l’opacité des opérations.
Jefferson n’intervient pas directement dans le débat public, car il considère qu’en tant que Secrétaire d’Etat, il ne doit pas se mettre en avant dans la critique publique du gouvernement mais il ne se prive pas en revanche de faire intervenir son réseau et ses connaissances pour soutenir le « parti républicain » — et notamment Freneau — contre la politique de Hamilton. Même lorsque Hamilton entra dans la bataille politique en juillet 1792 en faisant insérer plusieurs de ses papiers dans la presse fédéraliste, Jefferson refusa de répondre directement aux attaques et aux calomnies anonymes du Secrétaire d’Etat au Trésor (Hamilton utilisait quantité de pseudonymes mais presque personne n’était dupe). En revanche dans le cadre de sa correspondance privée et dans celle avec Washington, Jefferson reprenait tous les thèmes de la critique républicaine de l’économie politique aristocratique. Dès une lettre à Washington du 23 mai, il critiquait l’obligation faite au gouvernement de lever des impôts nouveaux pour rembourser la dette factice créée par le funding system et l’assumption (101). Il annonçait que le projet d’une extension de l’excise allait provoquer une guerre du gouvernement contre les citoyens qui ne manqueraient pas de lutter de toute leur force contre cet impôt injuste, ce qui produirait des mesures vexatoires et répressives pour les forcer à s’en acquitter. Il s’élevait également contre la spéculation qui provoquait une raréfaction du crédit et du numéraire et qui induisait une corruption des mœurs dans le pays et dans le gouvernement. Une partie de la législature était elle aussi corrompue, c’était cette partie qui souhaitait se débarrasser des limites constitutionnelles à l’action du gouvernement fédéral, préparant la voie à un abandon du républicanisme en faveur d’une monarchie à l’anglaise. Comme les « monarchistes » n’avaient pas pu imposer leurs vues en 1787, ils revenaient à la charge de manière insidieuse en monarchisant la République par le biais du Secrétariat du Trésor et par l’action de « l’escadron de la corruption » au sein de la législature. Mais, prévenait Jefferson, le « parti républicain » bien que moins nombreux dans le Congrès, ne laisserait pas faire. Les représentants corrompus profitaient du fait qu’ils étaient éloignés de leurs mandants pour intriguer contre l’intérêt de tous les citoyens. Mais Jefferson espérait dans le résultat des élections générales qui, croyait-il, allaient renverser le rapport de force. Mais si cela n’arrivait pas, le risque de voir l’Union éclater était réel du fait de l’opposition fondamentale entre les possesseurs de la dette situés principalement au Nord et les débiteurs situés surtout au Sud. Inquiet de la division régnant dans son gouvernement, Washington relaya les critiques « républicaines » dans une lettre privée à Hamilton du 29 juillet sans lui dire qu’elles venaient de Jefferson (102). La réponse de Hamilton tendait à rassurer Washington en lui présentant la critique républicaine comme émanant de factieux ignorant les lois de l’économie. Le Secrétaire d’Etat au Trésor balayait d’un revers de main l’accusation de monarchisme et protestait de son républicanisme tout en accumulant les remarques négatives sur Jefferson, présenté comme un intrigant, défavorable à l’idée même de gouvernement fédéral. De toute évidence, Washington pencha alors du côté de Hamilton puisqu’il trancha en sa faveur sans le dire toutefois directement à Jefferson. Celui-ci revient à la charge dans une lettre du 9 septembre (103), se défendant contre les attaques des « monarchistes » et particulièrement de Hamilton qu’il accusait de l’avoir dupé au moment de la négociation sur « l’assumption ». Jefferson se défendait d’être personnellement intervenu publiquement pour critiquer les mesures hamiltoniennes, ce qui était formellement exact. Son affirmation selon laquelle il n’avait pas travaillé pour faire battre ses mesures dans la législature était en en revanche très hypocrite, car il n’avait eu de cesse de faire intervenir ses amis et ses proches pour ce faire… Dans cette lettre à Washington, il réitérait son analyse de la politique hamiltonienne calculée selon lui pour miner et détruire la République en usant de l’influence de son département sur les membres de la législature. Déjà les votes dans le Congrès étaient déterminés par le petit groupe des fédéralistes monarchistes qui votaient comme un seul homme contre les intérêts du many et en faveur du few. Le rapport sur les manufactures et l’utilisation de la clause du « general welfare » dans ce débat annonçaient une transformation qualitative du gouvernement fédéral qui basculait petit à petit dans un gouvernement sans limite au service des intérêts des anglomen et du gouvernement de Londres. Jefferson en voulait pour preuve la diplomatie parallèle favorable aux Anglais menée par Hamilton contre la politique avouée du Secrétariat d’Etat. Dans cette lettre, Jefferson se défendait également contre les attaques répandues par Hamilton dans la presse fédéraliste contre son « caractère » et sur son prétendu « antifédéralisme » de 1787.
La critique de l’économie politique aristocratique par les « républicains » se nourrissait également des événements français ou du moins de la vision, parfois déformée, qu’en avaient les acteurs mais aussi des publications anglaises du mouvement radical. On a vu par exemple que Logan s’appuyait sur la déclaration des droits de 1789 pour condamner la politique hamiltonienne. La publication de la deuxième partie de Rights of Man de Paine en juin 1792 aux Etats-Unis ne produisit pas un débat de la même ampleur que celle de la première partie que j’ai évoqué ailleurs, mais elle fut tout de même un élément utilisé dans le débat. Tous les journaux « républicains » saluèrent la publication de Paine, le défendirent contre les attaques anglaises et américaines et se réclamèrent de la même vision d’une économie politique au service du many (104). Les toasts républicains publiés dans les journaux comportaient presque tous un salut des Rights of Man ou de Paine qualifié par exemple de « Clarrion of freedom » dans une fête donnée à Tammany Hall à New York (105) ou associé à l’idée de révolution universelle dans celle de Newark pour le 14 juillet (106).
L’exemple français servait également aux « républicains » comme un point d’appui dans le combat contre l’aristocratie en Amérique. Dans ses lettres à La Fayette, à Paine et à Barlow datées du mois de juin 1792 (107), Jefferson insistait sur le fait qu’alors que la France détruisait l’aristocratie et constituait une sorte « d’avant-garde » révolutionnaire pour les peuples du monde entier, les Américains avaient « rétrogradé » dans leur marche en permettant qu’un parti aristocratique visant à imposer la constitution anglaise apparaisse en Amérique. Jefferson écrit ainsi à Paine que de nombreux Américains avaient besoin de ses « leçons de républicanisme » et donc que la publication de la deuxième partie de Rights of Man tombait à pic. Dans l’Independent Gazeteer, « Brutus » plaçait les Français en modèle des pratiques démocratiques dont devaient s’inspirer les républicains en Amérique (108). Bache fait de même dans le General Advertiser (109). L’adresse de la « Société pour Promouvoir les Manufactures Domestiques » de Germantown liait étroitement Révolution française et combat contre la spéculation et les monopoles (110). Les événements du 10 août et l’abolition de la royauté en France renforcèrent la conviction des « républicains » qui accentuèrent leur soutien à la France alors même que les fédéralistes ne cessaient de présenter le pays comme un asile de fous dirigés par des « jacobins » déments (111). À la fin de 1792, les « républicains » assumèrent même l’accusation de « jacobinisme » qui leur était renvoyée de plus en plus souvent par les fédéralistes (112). Un article signé Sidney dans la National Gazette de Freneau prit particulièrement la défense des Français contre les attaques fédéralistes depuis que l’on avait appris en Amérique les événements du 10 août et les massacres de septembre (113) . Les Français avaient donné au monde entier un grand exemple pour les aider à détruire les monarchies, mêmes limitées. La révolution du 10 août avait même annihilé les espoirs de monarchie à l’anglaise des would be aristocrats américains.
Le lien entre Révolution française et parti « républicain » est particulièrement spectaculaire dans les fêtes collectives organisées, notamment à Boston, pour fêter la victoire de Valmy en janvier 1793. Ces fêtes ont été étudiées par l’historien Simon P. Newman, je m’appuierai donc ici sur son travail (114). Newman remarque que les fêtes en l’honneur de la Révolution française sont entièrement partisanes. Seuls les « républicains » en organisent. Par ailleurs jusqu’en 1794, ces fêtes dépassent de loin en participation populaire celles en l’honneur du 4 juillet, jour de l’indépendance. Pourtant, elles sont surtout organisées dans les états du Nord où les fédéralistes sont les plus forts et non dans ceux du Sud où ce sont les « républicains » qui dominent. La très forte participation populaire indique un fort clivage social et politique dans les grandes villes du Nord entre couches populaires « républicaines » et élites fédéralistes. Newman note également que c’est lors de ces fêtes que la présence des femmes et des Noirs (libres) est la plus remarquée.
La fête du 24 janvier 1793 à Boston est emblématique du lien établi entre célébration de la Révolution française et discours « républicain ». La journée débute par des salves d’artillerie de la milice. Les élèves des écoles — qui sont dispensés de classe pour la journée — défilent et se réunissent pour partager des gâteaux décorés des mots de liberté et égalité. Un peu plus tard, une procession d’adultes prend le relais. Elle est composée de délégations d’artisans, de musiciens, de bouchers dont la mission sera à la fin de la parade de découper les bœufs entiers cuits sur un « autel de la démocratie » et de plusieurs centaines de citoyens. Un chariot porte du pain, un autre du punch. Deux grands drapeaux français et américains suivent les chariots. Une devise est écrite en lettres capitales de grande taille : « Peace offering to Liberty and Equility » Les principales « stations » du cortège sont la demeure du consul de France Létombe, la place où est planté l’arbre de la liberté et la State House, résidence du lieutenant gouverneur et vieux militant radical Samuel Adams. On chante le « Ça ira » et deux ballons aux couleurs des républiques sont lancés. Une autre procession — dirigée par le consul de France et Samuel Adams — part de la State House et se dirige vers Faneuil Hall, le bâtiment emblématique de la ville, elle regroupe l’élite des marchands et des manufacturiers de Boston. Plusieurs statues y ont été érigées représentant la liberté, l’égalité, la justice, la paix et les Rights of Man. Dans l’après-midi, les fêtes se poursuivent dans les nombreuses tavernes de la ville et les marins se réunissent sur Liberty Square pour fêter la journée. Évidemment, les stations des différents cortèges sont illuminées et l’on fait brûler des bûchers sur les collines qui entourent la ville pour continuer la célébration après le tomber du soleil.
Le retentissement de cette fête est très grand. Les journaux républicains la font connaître et publient les toasts prononcés lors des stations des processions. Évidemment, elle effraie les fédéralistes comme Adams qui y voit une fête célébrant « l’anarchie » par la canaille (115). La célébration de Valmy est une manifestation de la volonté des « républicains » d’intégrer toutes les classes populaires dans la politique de la ville. Les femmes portent la cocarde et revendiquent le statut de « citess » ce qui suscite les moqueries des fédéralistes qui ne manquent pas d’accuser les couches populaires de débauche, d’inversion. La forte présence des Noirs et des marins est, elle aussi, particulièrement inquiétante pour les élites. Dans les jours qui suivent, la presse fédéraliste s’en prend particulièrement à Samuel Adams, parlant de « gubernatorial insanity ».
Les fêtes en l’honneur de la Révolution française de Boston, Philadelphie, New York ou Charleston occupent l’espace urbain et permettent aux classes populaires d’exprimer leur opposition au gouvernement fédéraliste et de défendre publiquement les thèmes de l’économie politique républicaine. Le port de la cocarde, le fait d’entonner des chansons françaises, les festivités urbaines sont autant des gestes évoquant la nécessité d’approfondir la Révolution américaine en se ressourçant au républicanisme en France. Car c’est bien l’idée d’une Révolution américaine inachevée ou mise en danger par l’économie politique aristocratique qui domine le discours « républicain » dans ces fêtes. Au-delà de la célébration de Valmy, les toasts mettent en valeur l’identité entre la Révolution française et les aspirations démocratiques aux Etats-Unis. Les toasts à Thomas Paine et aux Rights of man sont des mots d’ordre mobilisateurs pour le combat contre l’aristocratie et les « monocrates » en Amérique même. Les fêtes et les symboles utilisés dans les célébrations sont une manière de mettre en pratique l’inclusion de tous les citoyens, y compris ceux des classes populaires, voire des femmes et des Noirs, qui est, comme on l’a vu, le premier élément de l’économie politique républicaine.
Notes
(1) Voir « République monarchique ou démocratique ? La querelle des titres et la construction d’un cérémonial républicain aux Etats-Unis en 1789-1791 », Revolution-francaise.net., texte mis en ligne en juillet 2017 et intervention vidéo mise en ligne août 2017 et « Un défi aux hérésies politiques : la réception de la première partie de Rights of Man aux Etats-Unis (1791) », Revolution-francaise.net., mis en ligne en juillet-août 2018.
(2) Drew R. McCoy, The Elusive Republic. Political Economy in Jeffersonian America, University of North Carolina, 1980, p. 7.
(3) L’historiographie sur Hamilton et sur sa politique économique est très importante aux Etats-Unis. Citons en particulier Elmer James Ferguson,The Power of the Purse : A history of American Public Finance, 1776-1790, Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1961, Max M. Edling, «“So Immense a Power in the Affairs of War”: Alexander Hamilton and the Restoration of Public Credit », William and Mary Quarterly, 2007, vol. 64, n° 2, p. 287-326. Voir également Richard Sylla, « Financial Foundations : Public Credit, National Bank, and Securities Markets » dans Douglas A. Irwin et Richard Sylla (eds.), Founding Choices. American Ecnomic Policy in the 1790s, Chicago, University of Chicago Press, 2011.
(4) Ferguson, op. cit., p. 251-253.
(5) Idem, p. 273.
(6) Ibid., p. 254.
(7) Ibid., p. 264.
(8) Janet Riesman, « Money, credit, and Fedéralist Political Economy » dans Richard Beeman, Stephen Botein and Edward C. Carter II (eds.), Beyond Confederation : Origins of the Constitution and American national identity, Omohundro Institute of early American history and culture, Williamsburg, Virginia, p. 128-162.
(9) Jerald A. Combs, The Jay Treaty: Political Battleground of the Founding Fathers, Berkeley, University of California Press, 1970, p. 36. C’est d’ailleurs en 1792 que sont publiés les premiers compte rendu (jusque-là en grande partie secrets) de la Convention de Philadelphie. Les contemporains ont donc appris la teneur des prises de position de Hamilton en même temps que son plan d’économie politique était en cours d’examen.
(10) Ferguson, op. cit., p. 301.
(11) John R. Nelson qualifie le programme hamiltonien de « néo-colonial » dans la mesure où il renonçait à affronter l’Angleterre sur le terrain économique pour aboutir à une indépendance réelle. Voir John R. Nelson, Liberty and Property. Political Economy and Policymaking in the New Nation, 1789-1812, Baltimore, John Hopkins U. P., 1987, chapitres 2-4. La politique de Madison visait, selon lui, a contrario, à assurer la diversification des sources du commerce américain et donc à rechercher une plus faible dépendance à l’égard de la Grande-Bretagne.
(12) Nelson, op. cit., p. 53, William A. Williams, « The Age of Mercantilism : An Interpretation of the American Political Economy, 1763-1828 », William and Mary Quarterly, 15, (1958), p. 419-437.
(13) Ferguson, op. cit., p. 364-365.
(14) McCoy, The Elusive Republic…, op. cit., p. 150.
(15) Nelson, op. cit., chapitre III.
(16) Jeffrey L. Pasley, The Tyranny of Printers : Newspaper Politics in the early American republic, University of Virginia Press, 2003, p. 56.
(17) Marcus Leonard Daniel, Scandal & Civility : Journalism and the Birth of American democracy, Oxford University Press, 2009, p. 43.
(18) Les débats sur le lien entre crédit public, dette publique, gouvernement et organisation sociale ne sont évidemment pas limités aux Etats-Unis ni à la période considérée. A ce sujet, voir les analyses éclairantes de Michael Sonenscher, Before the Deluge. Public Debt, Inequality, and the Intellectual Origins of the French Revolution, Princeton Universiy Press, Princeton et Oxford, 2007.
(19) Algernon Sidney, Discours sur le gouvernement, Paris, an II (édition conforme à celle de 1702), tome premier, section XIV « Il n’y eut pas de sédition qui fut funeste à la république romaine… », tome deuxième section XXIV « les Gouvernements populaires sont moins sujets aux troubles domestiques », section XXVI « Les troubles et les guerres civiles ne sont pas les plus grands maux qui puissent arriver à une Nation ».
(20) Thomas Jefferson à James Madison du 30 janvier 1787, The Works of Thomas Jefferson, Paul Leicester Ford Edition, vol. 5, New York, 1904, p. 254.
(21) Thomas Jefferson à William Stephens Smith du 13 Novembre 1787 dans Idem, p. 360-363.
(22) Federalist Papers, n° 45, en ligne https://avalon.law.yale.edu/18th_century/fed45.asp.
(23) Douglas Bradburn, The Citizenship Revolution : Politics and the Creation of the American union, 1774-1804, University of Virginia Press, 2009, p. 68-70.
(24) Merill D. Peterson, « Thomas Jefferson and Commercial Policy 1783-1793 » dans William and Mary Quaterly, 3rd ser., XXII (1965), p. 584-610. Drew R. McCoy, « Republicanism and American Foreign Policy : James Madison and the Political Economy of Commercial Discrimination (1789-1794) » dans William and Mary Quaterly, 3rd ser., XXXI (1974), p. 633-646.
(25) McCoy, The Elusive Republic, op. cit., p. 12.
(26) Ce qui ne fait pas pour autant de Jefferson et de Madison des tenants d’une agrarian democracy inspiré par les Physiocrates, comme l’écrit Manuela Albertone dans son ouvrage National Identity and the Agrarian Republic : The Transatlantic Commerce of Ideas between America and France (1750-1830), Ashgate Publishing, 2014. Mon interprétation diffère très largement de cet ouvrage, non seulement sur le projet social, économique et politique de la physiocratie mais aussi sur la réception de leurs œuvres aux Etats-Unis chez Jefferson, Madison, Logan et Taylor.
(27) McCoy, The Elusive Republic, op. cit., p. 49.
(28) https://founders.archives.gov/documents/Madison/01-13-02-0106.
(29) https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-22-02-0017.
(30) Jeremy D. Bailey, Thomas Jefferson and Executive power, Cambridge University Press, 2007.
(31) McCoy, « Republicanism and American Foreign Policy », art. cit., p. 633-646.
(32) « A Candid State of parties » The National Gazette, 22 septembre 1792.
(33) Pasley, op. cit., p. 5.
(34) Cité dans Idem, p. 61-62.
(35) Robert W. T. Martin, Government by Dissent : Protest, Resistance, and Radical democratic thought in the early American republic, New York University press, 2013, p. 84.
(36) The National Gazette, 2 janvier 1792, p. 3 et James Madison, The Writings of James Madison, comprising his Public Papers and his Private Correspondence, including his numerous letters and documents now for the first time printed, ed. Gaillard Hunt, New York, G.P. Putnam’s Sons, 1900, Vol. 6., p. 80.
(37) Idem, p. 70. « Public opinion ».
(38) The National Gazette, 20 février 1792. « Spirit of Governments ».
(39) Idem, 23 janvier 1792, « Parties ».
(40) Ibid., 26 septembre 1792, « A Candid State of Parties ».
(41) Ibid., 20 décembre 1792, « Who Are the Best Keepers of the People’s Liberties ? »
(42) The Independent Gazeteer and Agricultural Repository du 25 février 1792, p. 1 article signé « Caius » publié d’abord dans l’American Daily Advertiser de Dunlap, puis dans la National Gazette.
(43) John Taylor, An Examination of the late Proceedings in Congress respecting the Offical Conduct of the Secretary of Treasury, Richmond, 1793, 28 p.
(44) John Taylor (1753-1824) avait été député à la chambre des représentants de Virginie puis avait remplacé Richard Henry Lee au Sénat du même état.
(45) The Independent Gazeteer…, 4 août 1792, p. 2. « From the National Gazette », article signé « Brutus ».
(46) Idem, 28 avril 1792, p. 2. « From the National Gazette », article signé « Brutus ».
(47) The National Gazette, 15 août 1792, p. 2, « To the People of the United States » signé par « An Independent Federal Elector » (Freneau).
(48) The Independent Chronicle and Universal Advertiser (Boston) du 27 septembre 1792, p. 2. « The Crisis n° II » signé « A Republican ».
(49) The Independent Gazeteer, 1er septembre 1792, p. 2, « from the Virginia Gazette » signé « Americanus », daté du 22 août.
(50) The General Advertiser and Political, Commercial, Agricultural and Literary Journal, 7 décembre 1792.
(51) Le terme « mechanic » ou « labourer » ou « manufacturer » renvoie à tous ceux qui travaillent de leurs mains en dehors des activités agricoles. Ceux que l’on appellerait aujourd’hui des « petits patrons » étaient plutôt qualifiés de « master manufacturer »ou de « master mechanic ».
(52) The General Advertiser, 9 août 1792 , p. 3, article signé « Sidney ».
(53) Cité dans Pasley, op. cit., p. 85.
(54) The General Advertiser, 9 août 1792, p. 3, article signé « Sidney » Idem, 10 août 1792, The National Gazette, 15 août 1792, p. 2, article "To the People of the United States I » signé par « An Independent Federal Elector (Freneau), Idem, 18 août 1792, p. 2, « To the Freemen of Pennsylvania » signé « A Plebeian » daté du 16 août 1792.
(55) The National Gazette, 22 août 1792, p. , article « To the People of the United States II » signé par An Independent Federal Elector (Freneau), The Independent Chronicle (Boston), 6 septembre 1792, p. 2, « The Crisis n° 1 » signé « A Republican ».
(56) The Independent Gazeteer, 8 septembre 1792, p. 2. Article « From the New York Journal » « To the Citizens of the United States » daté du 30 août.
(57) The Independent Gazeteer, 27 octobre 1792, p. 1, « From the New York Journal », « Address to the Republicans in the United States » signé « Colombus ».
(58) The General Advertiser, 21 et 22 décembre, p. 2.
(59) Pasley, op. cit., p. 71.
(60) The General Advertiser, 1er décembre, p. 2, « Letter » signé « Portius » (Benjamin Franklin Bache), Idem, 7 décembre, p. 2. « Forerunners of Monarchy and Aristocracy in the United States » signé « Mirabeau » (Benjamin Franklin Bache).
(61) Pasley, op. cit., p. 86, Daniel, op.cit., chapitre 3.
(62) The National Gazette, 22 août 1792, p. 2, « To the People of the United States II » signé par « An Independent Federal Elector » (Freneau).
(63) The Independent Chronicle (Boston), 1er novembre 1792, p. 2. « The Crisis n° V » signé « A Republican ».
(64) The National Gazette, 6 février 1792, « Government of the United States ».
(65) Idem, 31 mars 1792, « The Union. Who Are Its Real Friends ? ».
(66) Ibid. 23 janvier 1792, « Parties ».
(67) Ibid. 31 mars 1792, « For the National Gazette ».
(68) Ibid.
(69) Ibid. 26 janvier 1792, p. 4, « Caius n° II ».
(70) The Independent Chronicle (Boston), 27 septembre 1792, p. 2, « The Crisis n° II » signé « A Republican ».
(71) The Independent Gazeteer, 25 février 1792, p. 1, « Caius I ».
(72) Idem, 10 mars 1792, p. 1. « Caius III ».
(73) Ibid., 3 mars 1792, p. 2, « Letter to the yeomanry », « Caius II ».
(74) Ibid.,17 mars 1792, p. 1, « Caius IV ».
(75) Ibid., 24 mars 1792, p. 1, « From the National Gazette » article signé « A farmer ».
(76) Ibid., 4 août 1792, p. 2, « From the National Gazette », article signé « Brutus II ».
(77) The Independent Chronicle (Boston), 6 septembre 1792, p. 2, « The Crisis n° 1 » signé « A Republican ».
(78) The Independent Gazeteer, 11 août 1792, p. 2, The Independent Chronicle (Boston), 27 septembre 1792, p. 2, « The Crisis n° II » signé « A Republican ». La guerre dont il s’agit est le conflit entre les tribus Shwanees, Miamis et Outaouais et l’armée fédérale qui commence en 1790 et se termine en 1794. Le 4 novembre 1791, le chef Little Turtle inflige une défaite écrasante au major Saint-Clair (qui est tué) lors de la bataille de la Wabash. Les troupes fédérales perdent la moitié de leurs hommes (610 sur 1300). C’est la pire défaite américaine dans une guerre indienne.
(79) The Independent Gazeteer, 11 août 1792, p. 2, « From the Independent Chronicle ».
(80) The National Gazette, 18 août 1792, p. 2, « Cato », The Independent Gazeteer, 25 août 1792, p. 2.
(81) The National Gazette, 22 août 1792, p. 2, « To the People of the United States II » signé par « An Independent Federal Elector » (Freneau).
(82) The National Gazette, 1er septembre 1792, « To the Freemen of Pensylvania » signé « Brutus ».
(83) The Independent Gazeteer, 1er septembre 1792, p. 1, « Address Delivered at a meeting of the Germantown Society for Promoting Domestic Manufacture le 20 août par son président (Thomas Dungan) ».
(84) https://founders.archives.gov/documents/Madison/01-14-02-0231 et https://founders.archives.gov/documents/Madison/01-14-02-0220.
(85) McCoy, « Republicanism and American Foreign Policy… », art. cit. , p. 643.
(86) Lettre de Jefferson à Madison du 12 mai 1793, cité dans John R. Nelson, op.cit., chapitre 6 « Economic origins of the Republican Political coalition », p. 80.
(87) The Independent Chronicle (Boston), 15 novembre 1792, p. 2., « The Crisis n° VI » signé « A Republican ».
(88) The National Gazette, 4 et 7 juillet , « Rules for Changing a Limited Republican Government into an Unlimited Hereditary One » (Freneau).
(89) The Independent Gazeteer, 21 avril 1792, p. 1, « From the Daily Advertiser », « Plan for a nobility in the United States » signé « Archimedes ».
(90) General Advertiser…, 7 décembre, p. 2, « Forerunners of Monarchy and Aristocracy in the United States » signé « Mirabeau » (Benjamin Franklin Bache).
(91) Lance Banning ,The Jeffersionian Persuasion. Evolution of a Party Ideology, Ithaca, Cornell U. P., 1978, p. 186.
(92) Albertone, op. cit.
(93) Notamment par Lance Banning.
(94) https://founders.archives.gov/documents/Madison/01-11-02-0218.
(95) Lettre de Madison à Jefferson, 17 octobre 1788, dans James Madison, The Writings, ed. Gaillard Hunt, New York, 1904, vol. 5, p. 170.
(96) George Logan, Five Letters, Addressed to the Yeomanry of the United States, Philadelphia, 1792, letter 1, p. 4.
(97) Idem, p. 6.
(98) George Logan, Letters, Addressed to the Yeomanry of the United States containing Observations on Funding and Bank Systems by an American Farmer, Philadelphia, 1793, 24 p.
(99) Lettre à Madison du 6 septembre 1789 dans Jefferson , The Works, edition Paul Leicester Ford, op. cit., tome 6, p. 3-11.
(100) John Taylor, An Examination of the late Proceedings in Congress respecting the Offical Conduct of the Secretary of Treasury, Richmond, 1793, 28 p.
(101) Lettre à Washington du 23 mai 1792 dans Jefferson, The Works…, op. cit., tome 6, p. 487-495.
(102) George Washington, « Letter To Alexander Hamilton » du 29 juillet 1792, dans The Writings of George Washington, ed. Worthington Chauncey Ford (Federal Edition), New York, 1891, vol. XII, p. 147 et suivantes.
(103) Lettre à Washington du 9 septembre 1792 dans The works of Thomas Jefferson, op. cit., tome 7, p. 136-149.
(104) The General Advertiser, 4 juin 1792, p. 3, « Character of Thomas Paine ».
(105) Idem, 19 juillet, p. 2.
(106) Ibid., 21 juillet, p. 3.
(107) Lettre à La Fayette du 16 juin 1792 dans The works of Thomas Jefferson, op. cit., tome 7, p. 109-110, lettre à Thomas Paine du 19 juin 1792 , op. cit., p. 121, lettre à Joel Barlow du 20 juin 1792, Ibid., p. 122.
(108) The Independent Gazeteer, 28 juillet 1792, p. 2, « From the National Gazette », article signé « Brutus », daté du 21 juillet 1792.
(109) Pasley, op. cit. p. 85.
(110) The Independent Gazeteer, 1er septembre 1792, p. 1.
(111) Fisher Ames, lettre à Thomas Dwight du 4 octobre 1792, dans Works of Fisher Ames, Boston, 1854, vol. 1, p. 121.
(112) Lettre à John Francis Mercer, 17 septembre 1792 dans The Works of Thomas Jefferson, op. cit., tome 7, p. 196.
(113) The National Gazette, n° du 28 novembre 1792, p. 2, article signé « Sidney ».
(114) Simon P. Newman, Parades and Politics of the Street, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1997, « La Révolution française vue de loin : la célébration de Valmy à Boston en janvier 1793 », dans Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 2011, 1, n° 58-1, p. 80-99.
(115) Simon P. Newman, Parades and Politics of the Street, op. cit., p. 125.