La disparition

Mais l’essentiel n’est pas là. En effet, les programmes d’histoire des lycées de 2019-2020 constitueraient un moment important car ils dévoilent une rupture majeure au niveau idéologique et sociétal par rapport aux époques qui les ont précédés. Et, comme souvent, ce n’est pas tant ce qui est dit qui est le plus significatif, que ce qui disparait. Il existe, en effet, un phénomène - certes, la chose ne surgit pas ex abrupto, elle est là, présente, agissante, depuis plusieurs années – un phénomène qui est donc révélé au grand jour, de façon si évidente qu’il est devenu invisible aux yeux des contemporains. Cet événement considérable, pour un observateur, fait irrésistiblement penser à une nouvelle de Pierre Boulle, L’enlèvement de l’obélisque (4). L’auteur de La Planète des singes, imagine, dans un bref récit, la disparition inexplicable de l’obélisque de la place de la Concorde. Cet enlèvement passe inaperçu de tous, autorités comme simples citoyens, jusqu’au moment où un visiteur inopportun, un touriste, la met en évidence. A force de voir le monument, plus personne n’y faisait attention. Lorsqu’il disparait, nul ne peut s’en rendre compte, si ce n’est le seul individu qui s’y intéresse encore. Les membres du Conseil National des Programmes, à l’instar du parisien affairé, lui, trottant sur la place de la Concorde, eux, se dépensant pour boucler en urgence des programmes concoctés hâtivement, ne perçoivent pas ce qui ne revêt plus d’importance à leurs yeux, ce qui n’a plus aucune valeur. Le temps, l’habitude, la force des préjugés, les valeurs dominantes, érodent aussi sûrement les principes que la pollution un monument. D’ailleurs, cette disparition, pour les gouvernants, les enseignants, les simples citoyens, doit être une broutille, quelque chose qui fut longtemps conservé par inertie, et qui cependant ne représentait plus grand-chose. Un rien, donc : Les Lumières (5). Qui a vu leur disparition, effective, éliminés de la transmission historique par la République française au début du XXIe siècle ?

La substitution

Arrivés ici, on sent poindre des objections : mais non, elles sont là, dans les programmes. Le « chapitre I du thème 4 » du programme de Seconde ne les aborde-t-elle pas longuement ? Le problème réside dans le fait que ces « Lumières »-là ne correspondent pas à celles que les Français apprirent à connaitre. Le chapitre en question vise, en effet, « à montrer le rôle capital de l’esprit scientifique de l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècle ». « L’essor de l’esprit scientifique » se poursuit par le « rôle des physiocrates (…) l’essor (…) de nouvelles technologies aux origines de la révolution industrielle ». La lecture des programmes, comme des manuels qui s’en font l’écho, donne une curieuse impression, qu’il est bien tentant de qualifier de révisionnisme historique.

Pour lever l’accusation de propos exagérés et injustifiés, considérons les choses de plus près, à partir d’un ouvrage clef des Lumières, L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Si l’on suit le programme, l’œuvre est considérée comme un prolongement de « l’essor scientifique » développé au XVIIIe siècle et « sa diffusion » et « sa propagation » au siècle suivant. Autrement dit, dans cette perspective, l’Encyclopédie est un livre scientifique, avec des articles de mathématiques, de sciences naturelles, physiques, astronomiques, et seulement cela. Les autres aspects de l’ouvrage, ce fer de lance de la philosophie des Lumières sont absents. Il n’y plus de politique dans l’Encyclopédie, il n’y a plus de contestation de la monarchie absolue, il n’y a plus de contestation de l’intolérance religieuse. Le traitement, par les manuels, des auteurs, accentue le phénomène. En effet, pendant des siècles, évoquer l’Encyclopédie, c’était avant tout lire Diderot, étudier ses articles (cf. « autorité politique »), qui semblaient résumer l’audace des Lumières, leur apport à la Liberté et à l’Égalité parmi les Hommes : le refus d’un ordre théologico-politique, le rejet de l’assignation sociale par la naissance, etc. Bref, longtemps, L’Encyclopédie de D’Alembert et de Diderot apparut comme l’ouvrage majeur où s’énoncèrent des libertés politiques, civiques, interdites au Français d’alors. Cela n’est plus le cas aujourd’hui. Prenons, par exemple, le Manuel Seconde, sous la direction de D. Colon (6) : D’Alembert a droit à une des rares notices biographiques de l’ouvrage, tandis que Diderot n’est cité qu’incidemment. L’élève ne pourra voir dans le mot « Diderot » qu’un terme vidé de sens, une sorte de sous-titre inutile à L’Encyclopédie. Certes, on ne veut pas ici méconnaitre l’envergure d’un grand mathématicien du XVIIIe siècle, mais, tel le touriste de la place de la Concorde, on ne peut s’empêcher de ressentir un manque : mais où est passé Diderot ? Est-il devenu trop subversif pour la France des années 2019-2020? A partir de ce moment, les lycéens pourront désormais ignorer qui était Rousseau, Montesquieu, Diderot et autres. Mais, heureusement, les lycéens pourront étudier les grands hommes consacrés par le IIIe millénaire naissant : en classe de Seconde, « Thomas Newcomen » et « sa machine à vapeur pour pomper l’eau dans les mines », en Première « Les frères Pereire acteurs de la transformation économique », « Le Creusot et la famille Schneider ». A chaque époque ses maîtres à penser.

Les Lumières, c’est l’électricité

Enoncer ces faits ne peut que susciter d’autres objections. Mais enfin, les élèves n’ont-ils pas déjà étudié les « Lumières » au Collège ? Oui. Seulement, les programmes de collège et de lycée ont la particularité depuis des décennies d’être des frères jumeaux, voire des clones, qui répètent (ressassent ?) les mêmes éléments, en oubliant au passage les mêmes périodes, les mêmes événements, penseurs, pays. D’ailleurs, des esprits malintentionnés pourront dire que ces programmes délaissent également l’essentiel de l’histoire de France et de l’histoire du monde. Évidemment, ce dernier aspect aurait peut-être le mérite de réconcilier les tenants d’un « roman national » et ceux d’une « histoire globale » : Inutile de vous disputer sur les mérites de l’une ou l’autre approche, car vous n’aurez aucune des deux. Donc, les Lumières, au collège, si on rentre dans les détails triviaux, bref ceux qui n’atteignent pas les experts des « Sciences de l’Éducation », les Lumières sont déjà réduites à la portion congrue, dans un contexte souvent difficile, pour rester dans l’euphémisme (faible nombre d’heures consacrées au sujet, classes surchargés, élèves en grandes difficultés sociales et scolaires…). De toute façon, le collège amorce la pente vers le lycée. Le programme de Quatrième, depuis quelques années, invite les enseignants à étudier en particulier, pour les Lumières, un philosophe ou un savant. Un élève français pourra donc accomplir toute sa scolarité en apprenant que les Lumières sont un mouvement scientifique, technologique avec de fortes répercussions économiques. Un esprit quelque peu distrait pourra penser que cette définition s’appliquerait à l’ère Meiji, au Japon, le décollage dans la Révolution industrielle au XIXe siècle de l’empire nippon. Eh bien, cette définition peut désormais s’appliquer aux Lumières, pour la France, au XVIIIe siècle. Exit l’abstraction inutile portés par les mots superflus de Liberté, d’Égalité. Et résumons, de façon être bien entendu par les élèves : Les Lumières, c’est l’électricité !

Les auteurs de manuels ont bien compris la chose, ainsi l’étude de documents parachevant l’étude du chapitre « l’essor scientifique » des Lumières dans le manuel de D.Colon cité plus haut, est consacrée à « Frankenstein, un mythe littéraire autour de l’électricité ». Est-il nécessaire de souligner que cette perspective réduit, quelque peu, un des mythes essentiels de la modernité à une époque où les théories transhumanistes suscitent des inquiétudes légitimes ? Comme pour les Lumières, le monstre de Mary Shelley est réduit à un sujet technologique, en gommant l’essentiel, à savoir les questionnements sur la nature humaine et la nécessaire dignité à offrir à l’Autre (7). Tout ceci ne semble guère effleurer les maîtres d’œuvres de ces chapitres : restons-en à l’électricité. Adieu les philosophes.

Des femmes en pleine lumière ?

Là encore, on peut entendre des objections : Le programme de Seconde n’évoque-t-il pas Voltaire ? Voltaire ? Vous voulez parler du Voltaire défenseur des Calas et du chevalier de la Barre, en guerre pour la justice, contre l’intolérance religieuse ? Ah non, pas ce Voltaire-là, tout de même ! Dans les programmes, Voltaire est l’auteur des Lettres anglaises dans lesquelles cet anglophile a démontré la supériorité des penseurs anglais sur les français, ainsi que leurs institutions. Ne sont évoquées les « Lumières » en France, au niveau politique, que pour dire qu’elles ont été inspirées par les auteurs britanniques. Point.

Ne soyons, cependant, pas de mauvaise foi. Des auteurs de manuels, en considérant le programme, se sont dits, comme le touriste de la place de la Concorde : il y a un truc qui manque. Mais quoi ? Rousseau, peut-être ? Pleins de bonne volonté, certains de ces auteurs pensèrent peut-être qu’évoquer les Lumières uniquement comme un mouvement technologique et scientifique ferait – pour utiliser un terme à la page – trop « disruptif ». Après tout, l’Éducation Nationale regorge encore de professeurs dinosauriens, attachés aux choses surannées. Par voie de conséquence, le manuel Seconde Nathan (8), offre un petit travail sur Jean-Jacques Rousseau, mais en l’adaptant au goût du jour, soit un jeu de rôle : « Simulez une joute verbale entre défenseurs et critiques de la société d’ordres ». Là on pourrait s’attendre à un texte incisif évoquant les sources de l’inégalité entre les Hommes. Un peu vieillot tout de même. Donc le « débat », opposant les défenseurs et les adversaires de la société d’ordres (c’est-à-dire les inégalités entre nobles et roturiers), met face à face un texte de madame Roland déplorant le peu de liberté laissée aux femmes et une diatribe d’un misogyne bas de plafond, un certain Jean-Jacques Rousseau. Mais quel est le rapport avec la société d’ordres ? Aucun. Simplement, la défense de la cause féministe, au XXIe siècle, semblerait être utilisée pour discréditer le mouvement des Lumières, afin d’en faire un phénomène rétrograde (9). Dans le manuel en question, à part la misogynie, ne cherchez pas d’autres idées diffusées par ce Jean-Jacques Rousseau. Il se limite à cela. Les confessions, ""Les rêveries du promeneur solitaire"", l’Émile, le Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, envolés. Les élèves seront ainsi édifiés, à défaut d’être éclairés.

L’esprit naïf pourra être sujet à encore plus de surprises en poursuivant la lecture des programmes et des manuels. En Seconde, le dernier chapitre a pour objectif de « montrer la complexité de la société d’ordres », c’est-à-dire dans la France de la monarchie absolue, au XVIIIe siècle. La leçon évoque essentiellement les conflits entre « bourgeois » et « nobles ». Mais cette vision, toute économiciste, laisse de côté les débats d’idées. Pas un mot sur la circulation des Lumières à cette époque. Après des siècles de vitupérations contre les Lumières accusées d’avoir ébranlée la société d’ancien régime, ces mêmes Lumières ont disparu de la présentation de la France du XVIIIe siècle. A la lecture des manuels, du programme, l’enseignant a comme un doute : ainsi, Robert Darnton ne serait pas le (très) grand historien (10) qui, de livres en livres, a exposé la circulation des idées des Lumières (et d’autres) au siècle du même nom ? Où a-t-il bien pu trouver cette France des libraires, des colporteurs, des commis-voyageurs ? Ne serait-il pas un audacieux romancier qui aurait forgé de fallacieuses uchronies ?

Certes, des esprits progressistes pourraient se montrer satisfaits des programmes et des manuels qui, désormais, donnent une place aux femmes, en prenant en compte les travaux sur le genre. Des célébrités féminines ont, en effet, été choisies pour former un pont entre les différentes leçons. Mais, là encore, l’aspect novateur serait à nuancer. Il pourrait provoquer des interrogations comparables au traitement des Lumières. Les femmes, « point de passage » sic entre les époques, sont essentiellement des intellectuelles, souvent désincarnées, comme si l’émancipation féminine passait par l’étude des sciences, et nullement par les mœurs, la liberté des corps. On peut être ainsi un tantinet interloqué, à la lecture de certains manuels qui font d’Émilie du Châtelet une frigide mathématicienne. Il est également révélateur qu’aucune femme de pouvoir n’émerge. La célébrité féminine sélectionnée reste en retrait de la vie politique, et, lorsqu’elle s’y engage, elle endosse le profil de la victime : Malheureuse madame Roland guillotinée par une terrorisante Première République ! Infortunée Louise Michel condamnée à la déportation par une IIIe République qui refusa le droit de vote aux femmes ! Quel contraste avec le port de reine de madame de Tencin qui trône dans son salon sous les ors de l’ancien régime ! Qu’il était doux d’être une femme (aisée) sous la monarchie absolue de droit divin !

De toute façon, l’époque contemporaine aime la victime. On veut bien quelques femmes d’influence, mais si elles savent rester dans l’alcôve. Chacune à sa place. Quant à Marie Curie, elle est réduite à un rôle de dame patronnesse qui va secourir les soldats de la Grande Guerre. Soigner, briller parmi des hommes, victimes : Voici les héroïnes du temps présent, qui ressemblent furieusement à celles des temps jadis. Mais les élèves, notamment les jeunes filles, n’auront pas ainsi de mauvaises fréquentations. Ils ne rencontreront pas de femmes de pouvoir au lycée : pas de Catherine II, pas de Marie-Thérèse d’Autriche, pas d’Élisabeth Ière. Quant à présenter des femmes du peuple, ne soyons pas obscènes en nous adressant à des adolescents. Pourtant, la victime recèle des promesses d’émancipations bien ténues dans le monde du début du XXIe siècle où le principe d’égalité hommes/ femmes subit de rudes atteintes, y compris dans les démocraties occidentales.

La République sans les Lettres

D’autres objections sauraient poindre. Après tout, la vision des Lumières promue par les programmes d’histoire, en quoi pose-t-elle problème ? De toute façon en Français, les auteurs du XVIIIe siècle ne sont-ils pas toujours étudiés ? On n’en disconviendra pas, mais, simplement, des doutes pourront être émis, tant l’étude des textes littéraires utilise désormais des angles d’attaque particuliers, où l’énumération des figures de style semble primer sur la connaissance et l’intelligence des auteurs. Non, nous n’en doutons pas, il est certain que ici et là, à l’état de traces, un mot, un texte, viendra peut-être encore évoquer les Lumières, enfin, de la façon dont on les abordait autrefois. Disons qu’un élève pourra les rencontrer aussi sûrement dans les blagues Carambar© que dans ses manuels scolaires.

Il est vrai que la langue française, à l’instar des Lumières, est en cours d’extinction dans l’institution Éducation Nationale, submergée par une novlangue (11) pédagogique dont les effets restent sous-estimés. Seuls des enseignants quelque peu retardés sont effarés devant la prise de pouvoir d’un jargon bourré d’abréviations obscures, d’anglicismes, où l’élève a muté en « îlot bonifié » (sic). Ce sabir prétentieux fait souvent sourire et apparait anecdotique. Mais son apparition correspond à un phénomène logique. Depuis les années 1960-1970, les lycées et les universités ont été confrontés à une massification scolaire, par un afflux d’élèves et d’étudiants issus de catégories moins aisées qu’autrefois. La démocratisation des études s’est accompagnée d’une augmentation, non moins massive, du nombre d’enseignants dont une partie avait un niveau de formation élevé. Les décideurs de la rue de Grenelle et les exécutants supérieurs des rectorats ne purent alors afficher une prééminence qu’en utilisant un langage inaccessible au professeur lambda. Une novlangue est, on le sait, un moyen de domination pour ceux qui la forgent. Elle permet de distinguer les locuteurs qui la maîtrisent et les béotiens qui l’ânonnent, tout en s’y soumettant. Pour quitter Orwell et rejoindre le XVIIIe siècle, une novlangue peut en partie s’apparenter à un langage de Cour, pour une élite restreinte repliée sur elle-même, qui se protège de l’extérieur et d’ascensions sociales en barrant la route aux non-initiés ou en formatant les rares élus aux fonctions de commandement et d’apparat. L’originalité ( ?) de la novlangue pédagogique est d’ailleurs sa volatilité : ses « éléments de langage » et abréviations changent continuellement. Ce perpétuel mouvement obéit à une logique propre. Il permet à ceux qui la construisent d’en rester toujours les maîtres : les malheureux enseignants qui essayent de la parler ont toujours un temps de retard sur ses mutations. Ils croient maîtriser le langage alors qu’ils ne font souligner leur extériorité (et infériorité), étant donné qu’ils utilisent des termes déjà frappés d’obsolescence. Bien sûr, cet élément n’explique qu’en partie l’utilisation d’une novlangue. Si on revient à Orwell, la manipulation langagière a surtout pour fonction de faire disparaître la pensée critique. La fin de l’enseignement des Lumières, dans les programmes d’histoire, est cohérente dans ce contexte. En effet, l’aspect le plus caractéristique de la novlangue pédagogique est son recours systématique aux termes de management. Une nouvelle vision de l’enseignement s’impose, dans laquelle l’humanité est défaite. Les professeurs ne sont plus que des « outils », « à la disposition de l’apprenant » qui doit en retirer une « plus-value ». Une perception économiste ramène l’être humain à une « variable d’ajustement » (12). Les enseignants, notamment les plus jeunes, sont ainsi formatés à un langage et une forme de pensée qui les éloignent inexorablement de la culture littéraire française. Ce ne sont plus seulement les élèves qui sont incapables de lire Corneille, Marivaux, Rousseau ou Chateaubriand, mais bien une partie, sans cesse plus large, de leurs maîtres, plus rompus dorénavant à jargonner un pédagogisme managérial qu’à comprendre et apprécier les classiques. On voudrait exagérer, mais, hélas, ce n’est pas le cas.

La démocratie sans Lumières

Évidemment, il n’est pas facile de dire que la pensée des Lumières doit être encore abordée à l’école. A l’heure de la start up nation, de la high technology society, le XVIIIe siècle c’est loin, c’est vieux, cela parle d’une France qui n’existe plus. Pourtant, certains observateurs auraient pu croire que la Ve République, via ses programmes scolaires, aurait dû se tourner vers ces principes, dans le lourd contexte des débuts du XXIe siècle. Les attaques terroristes visent la France, en partie, parce qu’elle incarne encore la pensée des Lumières. La liberté d’expression, de religion, les droits de l’Homme, auraient pu susciter un regain d’attachement à une nation blessée. Lors des manifestations populaires de janvier 2015, des citoyens se saisirent du Traité sur la Tolérance de Voltaire, et placèrent l’ouvrage au pied de la statue de la République. Certains allèrent rendre un hommage au monument consacré au chevalier de la Barre, comme si les mêmes enjeux renaissaient, à plusieurs siècles de distance. Des reculs de la Liberté, y compris dans les pays occidentaux, auraient pu laisser penser, comme toujours dans les jours sombres, qu’il était nécessaire de se tourner vers ce qui était célébré naguère comme les fondements de la République.

Superficiellement, l’évanouissement des Lumières dans les programmes d’histoire des lycées apparaitrait comme une contradiction, voire un danger à un moment de fragilisation des démocraties. Est-elle si solide, la république française, pour que des décideurs de « l’Éducation Nationale » puissent jeter par-dessus bord une partie de ses fondements ? Comment lutter, par ailleurs, contre la montée en puissance des mythes du complot et des rumeurs les plus folles qui assaillent les Français, notamment les plus jeunes, via les réseaux dits « sociaux » ? Il parait étrange de trouver, dans le programme d’enseignement de spécialité de Première, des tentatives de traiter le sujet, afin de mettre en garde les lycéens contre ces théories du complot. Cette initiative apparait dérisoire, avec une valeur uniquement incantatoire. Promouvoir les seuls héritages technologiques et scientifiques, anéantir la pensée critique, est-ce bien raisonnable, à un moment où des jeunes en arrivent à croire que la terre est plate, que Dieu fait le code de la route et que le réchauffement climatique est un complot de la CIA ? La nature a horreur du vide. A défaut des Lumières, vous aurez l’obscurantisme.

Les manuels d’histoire entérinent le fait. Il est symptomatique d’y trouver des promotions sans recul critique d’ouvrages uchroniques, telle cette publicité (comment la qualifier autrement ?) pour L’âge de la déraison de Grey Keyes, où « l’alchimie devient réellement une discipline scientifique» (13). Certes, on comprend la démarche des enseignants qui ont concocté les manuels. Il faut faire « jeune », faire mine de s’intéresser aux « univers » qui passionnent les élèves. Peu importe que ce type d’ouvrage ou de jeux vidéo soit cautionnés par un chapitre censé montrer « l’essor de l’esprit scientifique ». Seuls des grincheux trouveraient matière à discussion, en disant qu’ainsi l’institution scolaire, plus ou moins directement, met sur le même plan les travaux scientifiques et les délires complotistes ou astrologiques, paranormaux. Il est vrai que penser, c’est fatiguant, pas ludique. Il faut que « l’apprenant », s’il fait des « tâches complexes », ne s’ennuie pas. A la question Qu’est-ce que les Lumières ? Choisissez : Dire, à la suite des programmes de 2019, c’est l’électricité, la machine à vapeur, et pourquoi pas la LED, le smartphone, n’est-ce pas enfin un enseignement accessible aux élèves ? Et pratique ?

Vous n’allez pas répondre à la question, « Qu’est-ce que les Lumières ? », tout de même ceci : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable (14) » ? Certes, des originaux archaïques estimeraient que tout ce qui était, est et sera appris à l’école devait reposer sur cela, aussi bien en histoire, en géographie, en sciences physiques, sciences de la vie et de la terre, … Les Lumières c’était cela, et encore plus que cela. Mais elles ne sont plus.

Des programmes dans l’esprit du temps

L’extinction des Lumières, dans les programmes scolaires, n’offre, en réalité, rien d’étonnant. Rappelons que les dits programmes ne sont pas le fruit d’obscures entités maléfiques qui chercheraient à manipuler de frêles enfants. Dans la majorité des cas, comme tous les « produits culturels », ils énoncent les « valeurs » de leurs temps. Et il n’est pas anodin de souligner que le terme « valeur », dans les discours politiques, médiatiques, éducatifs, se soit substitué au mot « principe ». Le moment est à ce qui se compte, pas à ce qui se pense. Le manuel scolaire, électronique ou pas, les instructions ministérielles, au même titre que les jeux vidéo, les blockbusters, les séries TV, les applications de téléphone portable, les livres à la mode, les discours politiques, reflètent et se reflètent dans la société qui les a vus naître. Ils absorbent et diffusent à leur tour les « valeurs » dominantes. Et ces valeurs prennent de moins en moins compte cette notion de Liberté, et ne parlons plus de cette réprouvée, l’Égalité. Les Lumières semblent bien obsolètes, si ce n’est encombrantes, dans ce monde-là.

Ce phénomène touche la totalité du continent européen. En juillet 2015, monsieur Donald Tusk déclare : « En Europe, nous avons trop de Rousseau et de Voltaire et trop peu de Montesquieu» (15) . Quelques mois après le massacre des journalistes de Charlie Hebdo, cette sentence ne manque pas d’intérêt. Que révèlent des termes qui font le tri entre les philosophes des Lumières, pour en souligner surtout la trop forte présence, au niveau culturel, en Europe ? A lire le Président du Conseil Européen (une des plus importantes instances de l’UE), le « c’est la faute à Rousseau, c’est la faute à Voltaire » semble revigoré. Monsieur Tusk ne sauve de l’opprobre que le seul Montesquieu, à l’instar de maints aristocrates qui, en 1789-1791, l’utilisaient afin de conforter leur vision rétrograde. Un Cazalès voyait dans Montesquieu un renfort pour rêver une France dominée par une aristocratie, et nous ne nous permettrons pas de penser que les instances européennes suivent cette ligne de pensée. Peut-être résument-elles aussi Montesquieu à un slogan, celui du « doux commerce », en méconnaissant l’essentiel des idées du philosophe.

L’intervention du Président du Conseil Européen, en 2015, correspond, en effet, à un contexte global. Les mouvements terroristes qui, depuis quelques années, s’attaquent à la France, parce qu’elle représente, à leurs yeux, une Liberté et une Égalité honnies, ne participent-ils pas, finalement, à un phénomène plus vaste d’effacement des idéaux des Lumières, entre ceux qui les combattent encore et ceux qui les méconnaissent et les oublient ? Il est des faits difficiles à voir, à dire, et à entendre. En 2013, est-ce que les assassinats commis par un fanatique, dans la région toulousaine, suscitèrent des réactions proportionnées à ces atrocités ? Y-a-t-il eu des manifestations géantes, des marches blanches (si à la mode) sur l’ensemble du territoire ? Pourtant, en ce doux pays de France, des enfants y furent, à nouveau, assassinés en raison de leur religion, et sans doute, aux yeux de leur meurtrier, en raison de leur « race » supposée. Quel fut l’intérêt des médias d’alors, des politiques, des simples citoyens, pour ces enfants alors que toutes les chaînes de TV affichaient, en flux continus, l’image de leur assassin, au sourire rayonnant, si photogénique ?

Évoquer ces faits extrêmes peut sembler hors de propos. Mais la disparition d’une idéologie, c’est-à-dire des principes, une façon de lire le monde, se fait par petites touches, par abandons successifs. Des événements extrêmes peuvent, comme en 2015, leur redonner une éphémère vigueur, mais au fil du temps transparait leur faiblesse. Un effacement quotidien s’impose, y compris dans ses aspects les plus anecdotiques ou les plus essentiels : ce qu’un pays apprend ou n’apprend pas à ses enfants. Monsieur Donald Tusk peut être rassuré, en quittant ses fonctions. En Europe, il y a de moins en moins de Rousseau, de Voltaire, mais aussi de Montesquieu. La lecture des programmes d’histoire, chose aussi futile soit-elle, confirme des évolutions amorcées depuis quelques décennies. Les programmes et les manuels qui s’en font l’écho, offrent un récit enchanté, celui d’un libéralisme, suivant les modèles valorisés des institutions et économies anglo-saxonnes : les philosophes étudiés ne le sont, dans le programme de Seconde, qu’en fonction de leur positionnement face à la monarchie britannique et la démocratie étatsunienne. Certes, on déplore quelques menus défauts dans ces systèmes politiques au XVIIIe siècle, telle la persistance de la Traite et de l’esclavage, mais cela compte peu pour des régimes qui auraient donné à la France l’essentiel de ses « valeurs ». Ainsi, un libéralisme se débarrasserait d’une partie de ses fondements politiques, idéologiques pour n’en conserver qu’une vision économiste (d’où l’étude des physiocrates, en classe de Seconde, et la non-étude des Rousseau, Diderot…). Superficiellement, l’effacement des Lumières peut apparaitre comme la victoire idéologique de leurs adversaires, les « anti-Lumières », vigoureux au XVIIIe siècle, revanchards dans la France de la Restauration, perdurant non sans mal, jusqu’à la forte visibilité médiatique des débuts du XXIe siècle (cf. la prosopopée des Lorant Deutsch, Patrick Buisson…). Mais ces personnages évoquent encore les Lumières, pour les vilipender. Dans les programmes lycée d’histoire, la chose est bien différente. Les Lumières ne sont pas dénoncées, mais elles s’énoncent selon une conception qui efface une partie, la partie jugée autrefois la plus essentielle, de la pensée des philosophes du XVIIIe siècle.

Une technologie sans l’Homme

Si l’on jette le regard froid de l’historien, sur ce que révèle l’esprit des programmes, surgit un pays en mutation, selon un phénomène à la fois étrange et révélateur lorsqu’il s’agit d’une démocratie. En effet, la réduction des Lumières a un phénomène uniquement techniciste et scientifique, associé à un rejet ou un effacement de leurs apports politiques et sociaux n’est pas nouveau. Le XXe siècle a connu plusieurs régimes politiques qui ont conjugué un culte de la modernité technique tout en vouant aux gémonies la raison, l’égalité, la reconnaissance d’autrui comme un être humain à part entière (16). Les partis et les mouvements qui transcendèrent ces idées, bien que dissemblables, avaient en commun une haine de la démocratie et de la liberté. De nombreux ingénieurs, scientifiques, médecins, philosophes, juristes accompagnèrent ces régimes, quand ils ne les précédèrent pas, en leur fournissant l’outillage idéologique pour déconstruire les Lumières. Des travaux ont montré combien l’utilisation d’un langage du management a participé au phénomène (17). Comme il se doit, ils ont suscité la réfutation indignée de médias acquis au néo-libéralisme (18).

Il ne s’agit pas ici de succomber à une reductio ad hitlerum. Les phénomènes considérés sont infiniment plus larges, et s’enracinent dès les Lumières. Ils se sont poursuivis au XIXe siècle, avant d’aboutir à un succès important au siècle suivant, par des régimes qui tentèrent la liquidation de tout ce qui pourrait susciter une résistance à la tyrannie, à savoir les principes d’égalité et de liberté. Mais une fois ces régimes politiques anéantis, la réduction des Lumières à un technicisme et une vision étroitement économiste perdura.

L’aspect le plus paradoxal est l’aboutissement de cette vision des Lumières, qui finit par en nier tous ses fondements. En effet, le mythe d’un progrès indéfini, au niveau technologique, apparait comme un retour à une pensée magique qui refuse, au nom de la modernité, d’en percevoir les apories. La croyance en une croissance matérielle perpétuelle, se heurte de plein fouet à ses conséquences, à savoir la ruine des ressources de la planète, la sixième extinction des espèces, les mutations climatiques, et autres bagatelles que cette conception dédaigne de considérer sérieusement, afin de ne pas remettre en question une idéologie qui ne se justifie plus que par elle-même. Les élèves, comme leurs aînés, parents, enseignants, dirigeants divers, sacrifient de plus en plus à l’idée simpliste que tous les problèmes peuvent être résolus par la technique, de la même façon que tous leurs désirs, besoins immédiats, seraient assouvis par la simple manipulation, soixante à soixante-dix fois par jour, de leur téléphone portable. Et ainsi, le temps de cerveau disponible sera prêt à adhérer à toute les théories les plus délirantes à la mode, à partir du moment que la Raison, ce principe désormais discrédité au même titre que les Lumières, aura déserté le logis. Appuyez sur un bouton et tous vos problèmes seront résolus, et surtout, vous n’aurez pas besoin de penser.

L’aspect intéressant, au point de vue historique, réside dans les variations dans l’adhésion à cette vision techniciste. Le « progrès » scientifique, connut, on le sait, des remises en question importantes au XXe siècle : les champs de bataille de la Première Guerre Mondiale, ravagés par les obus ou l’ypérite, comme ceux de la Seconde, jusqu’à Hiroshima, entre autres, illustrent le phénomène, sans qu’il soit nécessaire de s’y arrêter longuement. Mais, depuis quelques décennies, l’irruption de l’industrie numérique permet un retour au premier plan d’une vision techniciste, dans lequel l’être humain finit par être considéré comme un matériau imparfait, face aux promesses d’une post-humanité robotique et bionique. Quant au réchauffement climatique, nul besoin de s’affoler : l’Homme a toujours su - n’est-ce-pas - s’adapter à une terre sous son contrôle, et trouvera les solutions adéquates pour résoudre les mutations actuelles et futures. Espérons simplement pour lui que l’homo sapiens ne fasse pas ici le même raisonnement que les dinosaures du Crétacé ou le dodo de l’île Maurice bien des millions d’années plus tard. L’énonciation de ces idées conduit inévitablement à un procès en lèse-technicité, à un classement dans le camp de rétrogrades particulièrement obtus : Comment, vous voulez revenir à la chandelle et au feu de bois ? La question n’est pas là. Il ne s’agit pas ici de rejeter les sciences ou l’enseignement de leur histoire. Ces connaissances sont nécessaires, et les philosophes des Lumières, à l’image d’un Voltaire vulgarisant Newton, l’ont amplement démontré. Mais pour faire des citoyens éclairés, l’électricité ne suffit pas…

On peut, par ailleurs, souligner que le rétrécissement des Lumières à un phénomène économiste et scientifique se produit à un moment de recul conséquent de l’enseignement des sciences dans les lycées. Les réformes, mises en place, depuis 2019, aboutissent à une diminution drastique du nombre d’heures de mathématiques, en classe de Première, par exemple, ainsi qu’à une marginalisation certaine de matières comme les Sciences de la Vie et de la Terre (naguère appelées Sciences naturelles). Là encore, on ne doit pas y discerner un complot machiavélique, mais uniquement une réponse aux « valeurs » en vogue : des économies budgétaires (les enseignants coûtent trop cher et ils deviennent rares, dans certaines matières), le tout associé au peu d’intérêt pécuniaire de former des êtres pensants au début du troisième millénaire. Les esprits malintentionnés pourront y voir une constante des pratiques marketing : promouvoir un produit en vantant les qualités qu’il n’a pas ou qu’il n’a plus. Donc moins un élève aura la possibilité de faire de la science expérimentale ou d’étudier les mathématiques, plus les instances officielles afficheront un grand attachement à de telles formations, en les retranscrivant dans les programmes…d’histoire. Un phénomène comparable est à l’œuvre pour l’enseignement du latin, du grec et des civilisations antiques. La réforme actuelle permet d’en limiter encore davantage l’accès, tout en vantant, à grand renforts d’affiches coûteuses, sur beau papier glacé, l’intérêt de l’enseignement de spécialité qui lui est consacré, réduit pourtant à la portion congrue. Là encore, rien d’étonnant. Depuis le XXe siècle, la publicité a prouvé qu’elle pouvait avantageusement remplacer la pensée. De toute façon, qui trouve encore un quelconque intérêt à la transmission des fondements de notre société ? Qui peut encore la défendre, sans passer pour un esprit particulièrement arriéré au moment de l’avènement d’une (non-) civilisation numérique ?

Rien ne dévoile mieux l’anéantissement de la pensée des Lumières par la vision techniciste promue par des régimes libéraux contemporains que l’adoption de cette dernière par leurs opposants politiques. Les Lumières sont désormais condamnées, chez de nombreux penseurs, comme étant à l’origine d’une mondialisation fondée sur de profondes inégalités, méconnaissant le droit à une existence digne (ou à l’existence tout court) d’une grande partie de la population de la planète (19). Ainsi, les néo-libéraux, comme leurs contradicteurs, sacrifiant à l’esprit de leur temps, celui d’une ignorance globale à la pensée et à la complexité des Lumières, les ramènent à une vision caricaturale, celle d’un discours scientiste, au service d’une vision économiste du monde : La puissance d’une idéologie se mesure à sa capacité à faire adhérer ses adversaires à ses propres conceptions.

Les programmes d’histoire des lycées, en 2019-2020, comme leurs prédécesseurs, révèlent, de façon exemplaire, leur époque. La domination de l’économique sur le politique, un culte de la « modernité » par la certitude d’une maîtrise de son « environnement » grâce à la technologie, une marginalisation des idéaux qui furent portés, longtemps, par les différentes républiques françaises, peuvent figurer parmi les enseignements les plus évidents de ces « nouveaux » programmes. Le phénomène s’enracine dans un rejet global, depuis plus de deux siècles, de la pensée des Lumières, pour n’en conserver qu’une partie, loin des ambitions et des idéaux de la majorité des philosophes du XVIIIe siècle. L’utilisation d’une novlangue issue du management renvoie au même phénomène, celui d’un technicisme qui nie toute possibilité de pensée critique et de reconnaissance de l’Autre comme un être humain. Dans l’institution scolaire, « l’école de la bienveillance » nous rapproche davantage d’un brave new world digne d’Aldous Huxley (20) que d’une « égalité des chances », vidée de tout sens par la novlangue pédagogique. La fin – pardon la « restructuration » - récente du bac en constitue un exemple, parmi d’autres : plus que jamais l’accès aux études supérieures est conditionné à l’appartenance à un lieu et un lycée spécifique, c’est-à-dire un milieu social, loin des immeubles de grands ensembles, de l’espace rural et du périurbain. Quant aux sentiments d’humanité à l’égard d’autrui, la rentrée 2020 des lycées et collèges indique combien ils appartiennent à un monde disparu (21).

Mais le moment est intéressant parce que ce phénomène de rétrécissement des Lumières est porté par les démocraties occidentales, celles-là même qui se construisirent à partir des promesses d’émancipation prônées par les philosophes. En effet, comme nous l’avons évoqué plus haut, une modernité, qui rejetterait les idéaux de liberté et d’égalité des Lumières, pour ne conserver que les apports au niveau technologique, autour d’une idéologie du mouvement perpétuel, était le fait au XXe siècle, de régimes qui condamnait et cherchaient à détruire ces mêmes démocraties. Que ces dernières, d’elles-mêmes, en arrivent à une attitude similaire, pourrait constituer un événement surprenant, lorsqu’elles ne conservent qu’une perception de la modernité technique, pour oublier l’ensemble de l’héritage politique, émancipateur des Lumières, soit leurs propres fondements. Mais cet étonnement serait malvenu, si l’on a lu quelque peu les philosophes du XVIIIe siècle. Montesquieu nous rappelle que la République, comme tout régime politique, meurt rarement d’agressions extérieures, mais bien davantage de l’affaissement de ses principes.

Déplorer un tel phénomène est aussi vain que regretter que le jour laisse place à la nuit. Certes, on peut toujours, tel le touriste de la place de la Concorde, rechercher ce que les autres ne voient plus…

Notes :

(1) Les programmes de Seconde et de Première d’histoire cités ici sont en ligne. Dans nos propos, nous abordons ici les programmes ainsi que les manuels scolaires comme révélateurs de leur temps. Mais nous gardons à l’esprit la différence entre les deux : les manuels ne sont pas une émanation de l’institution Education Nationale, mais sont le fruit d’entreprises éditoriales privées, dont l’idéologie varie, certes, d’un auteur à l’autre.

(2) Olivier Loubès, L’école et la Patrie. Histoire d’un désenchantement, 1914-1940. Paris, 2001, Belin.

(3) Pierre Royer, « La Somme (juillet-novembre 1916). Conflit mémoriel », Conflits, juillet-septembre 2019, n°22, p. 39-41.

(4) Pierre Boulle, L’enlèvement de l’obélisque. Paris, Le Cherche Midi, 2007.

(5) Bien évidemment, les Lumières ne constituent pas un mouvement homogène, une pensée unique, même si notre propos évoquera surtout des principes portés par une partie des philosophes du XVIIIe siècle, à savoir la Liberté, la tolérance, entre autres. D’ailleurs, notre article évoque deux conceptions, divergentes, pour ne pas dire antagonistes, des Lumières. Sur les difficultés d’une définition, Antoine Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité. Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2019.

(6) Paris, Belin, 2019, p. 244.

(7) En outre, on peut rappeler que Frankenstein est une œuvre du XIXe siècle, pas du XVIIIe siècle : le roman est né dans le contexte du Romantisme. Son utilisation dans le cadre de cette leçon pose alors beaucoup de questions supplémentaires.

(8) Direction Le Quintrec, Paris, 2019, p. 256-257.

(9) Phénomène dans l’air du temps, comme le constate Stéphanie Roza, La gauche contre les Lumières. Paris, Fayard, 2020.

(10) Robert Darnton, L’Aventure de l’Encyclopédie, 1775-1800 : un best-seller au siècle des Lumières, Paris, 1982 ou Un tour de France littéraire. Le monde des livres à la veille de la Révolution, Gallimard, 2018, entre autres ouvrages fondamentaux.

(11) Bien évidement nous nous référons à Georges Orwell, 1984, pour ce qui suit.

(12) Tous les termes de la novlangue pédagogique cités ici entre guillemets sont couramment répandus dans les stages de formation et diverses autres réunions destinés aux personnels de l’Éducation Nationale. Nous n’avons pas cité les pires au niveau sémantique…

(13) Manuel collaboratif Histoire + enseignement moral et civique Seconde. Sl, 2019, lelivrescolaire.fr., page 223.

(14) Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). Paris, Flammarion, 1991, p.44.

(15) Le Monde, interview du 18 juillet 2015.

(16) Jeffrey Herf, Le modernisme réactionnaire. Paris, L’Echappée, 2018.

17 Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui. Paris, Gallimard, 2020.

18 Florent Georgesco, « Le nazisme est-il soluble dans le management d’entreprise ? », Le monde des Livres, 17 janvier 2020, p. 7.

19 Par exemple, les ouvrages de Jean-Claude Michéa comme Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. Paris, Flammarion, 2011, Les mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu. Paris, Flammarion, 2013.

20 Aldous Huxley, Le meilleur des mondes. Paris, Plon, 1932. Rappelons que le titre français doit tout à Voltaire : le traducteur s’est bien sûr inspiré de Candide, ou plutôt de Pangloss.

21 L’entassement et la bousculade de centaines d’élèves, dans des cages d’escaliers, des couloirs exigus, entre chaque heure de cours, ainsi que des dizaines dans des salles non aérées, indiquent combien le sort des enfants et des adolescents souffrant de maladies chroniques, en temps de pandémie, passe par pertes et profits (n’évoquons pas le sort de leurs professeurs dans le même cas ou âgés, car ces « outils » obsolètes sont remplaçables). La surexposition de ces jeunes n’intéresse, apparemment, personne. Il est vrai que la disparition de ce capital humain correspondrait, statistiquement parlant, à des pertes négligeables. La comparaison avec la gestion d’autres institutions que l’Education Nationale (par exemple les salles d’archives qui n’accueillent pas plus de cinq personnes, avec une distanciation physique) n’en est que plus révélatrice, au moment de la Rentrée.