Qu'est-ce que la "propriété" en 1792 ? Textes
lundi 13 janvier 2020Qu’est-ce que « la propriété » pour les contemporains de la décennie révolutionnaire ? Se limite-t-elle à la propriété « bourgeoise » des biens matériels ? L’américain James Madison (1751-1836), alors membre de la Chambre des Représentants des Etats-Unis, répond dans un article non signé (la chose est alors courante) publié dans la National Gazette de Philip Freneau. Ce journal paraissant à Philadelphie est devenu au moment de la publication de l’article une sorte d’organe de ce que Madison appelle lui-même le « parti républicain » opposé à la politique du Secrétaire d’Etat au Trésor, Alexander Hamilton. Pour Madison, Jefferson (alors Secrétaire d’Etat dans le gouvernement de Washington), Freneau et tous ceux qui commencent à s’auto-désigner comme des « républicains » par opposition aux « monocrates » (qualificatif utilisé par les « républicains » pour désigner politiquement ceux que l’on appellera par la suite les « fédéralistes »), la politique menée par Hamilton, en prétendant défendre « la propriété » et la prospérité des Etats-Unis, vise à construire un système fisco-financier au bénéfice de spéculateurs sur la dette des Etats-Unis et plus généralement du « few » (c’est-à-dire du « petit nombre ») au détriment du « many » (c’est-à-dire du « plus grand nombre »). Madison, Jefferson et les « républicains » comme George Logan ou John Taylor élaborent une « politique économique républicaine » qu’ils opposent au système hamiltonien. La publication de cet article participe de cette réflexion et de cette élaboration en cours en 1792.
Le contexte est également celui d’une crise financière qui commence et 1791 et qui aboutit à l’éclatement de la première bulle spéculative en mars 1792 autour de la dette des Etats-Unis— « consolidée » depuis 1790. Les républicains y voient la conséquence de la mise en place d’une économie politique « aristocratique » au bénéfice du « few » et une imitation du système fisco-financier anglais, à l’origine selon eux de la corruption du système politique britannique. L’article paraît particulièrement emblématique d’une conception républicaine de la propriété qui intègre non seulement le « droit à la propriété » mais aussi la « propriété des droits » selon la belle formule de Madison. On pourra comparer cette conception à celle développée par Robespierre dans son discours du 24 avril 1793. La traduction a été réalisée par Marc Belissa.
« Propriété » National Gazette, n° du 29 mars 1792, p. 4 (le texte est daté du 27 mars dans les Œuvres de Madison).
Ce terme, dans son acception particulière, signifie « ce domaine qu’un homme revendique et exerce sur les choses extérieures du monde, à l’exclusion de tout autre individu ».
Dans son sens le plus large et le plus juste, il englobe tout ce à quoi un homme peut attribuer une valeur et avoir un droit ; et qui laisse à chacun le même avantage (en italiques dans le texte).
Dans le premier sens, la terre d’un homme, sa marchandise ou son argent s’appelle sa propriété.
Dans ce dernier sens, un homme a une propriété dans ses opinions et dans leur libre communication.
Il a une propriété d’une valeur particulière dans ses opinions religieuses et dans la profession et la pratique dictées par celles-ci.
Il a une propriété qui lui est chère dans la sécurité et la liberté de sa personne.
Il a une propriété égale dans la libre utilisation de ses facultés et dans le libre choix des objets sur lesquels les employer.
En un mot, quand on dit qu’un homme a un droit sur sa propriété, on peut également dire qu’il possède une propriété dans ses droits.
Là où règne l’abus de pouvoir, aucune propriété n’est dûment respectée. Personne n’est en sécurité dans ses opinions, sa personne, ses facultés ou ses biens.
Là où il y a un excès de liberté, l’effet est le même, mais d’une cause opposée.
Le gouvernement est institué pour protéger les biens de toutes sortes ; aussi bien ce qui est dans les divers droits des individus, que ce que le terme exprime particulièrement. Ceci étant le but du gouvernement, seul un gouvernement qui protège en toute impartialité chaque homme, quel qu’il soit, est juste.
Selon ce critère de mérite, il convient de réserver des éloges parcimonieux au gouvernement qui, tout en garantissant une juste sécurité pour les propriétés et pour les possessions des individus, ne les protège pas dans la jouissance et la communication de leurs opinions (1), qui est une propriété aussi importante que celle des biens, voire pour certains, une propriété d’une plus grande valeur encore.
Les éloges devraient être encore plus parcimonieux pour un gouvernement, dans lequel les droits religieux d’un homme sont violés par des sanctions, entravés par des serments ou imposés par une hiérarchie (2). La liberté de conscience est la plus sacrée de toutes les propriétés ; d’autres biens dépendent en partie (souligné par nous) du droit positif, mais l’exercice de la liberté de conscience est un droit naturel et inaliénable. Protéger la maison d’un homme comme son château, faire payer ses dettes publiques et faire valoir des dettes privées avec la plus grande exactitude, ne peut donner le droit d’envahir la conscience d’un homme qui est plus sacrée que son château, ni retenir de celle-ci cette dette de protection à laquelle la foi publique est engagée par la nature même et les conditions originales du pacte social.
Un gouvernement dans lequel la sécurité et la liberté personnelles d’un homme sont violées par les saisies arbitraires d’une classe de citoyens pour le service des autres (3), ne peut être juste. Un magistrat délivrant des mandats d’arrêt pour un press gang n’occuperait ses fonctions de manière adéquate qu’en Turquie ou dans l’Indoustan où règne le despotisme le plus complet.
Un gouvernement n’est pas juste et la propriété n’y est pas garantie quand des restrictions arbitraires, des exemptions et des monopoles empêchent une partie de ses citoyens d’utiliser librement leurs facultés et de choisir leurs occupations (4), qui constituent non seulement leur propriété au sens général du terme mais qui sont de plus des moyens d’acquérir des biens proprement dits.
Quel peut être l’esprit d’une législation qui interdit à un fabricant de toile de lin d’enterrer son propre enfant dans un linceul de lin afin de favoriser son voisin qui fabrique de la laine ; là où le fabricant et le porteur d’étoffe de laine n’ont pas le droit d’utiliser des boutons de laine, en faveur du fabricant de boutons faits en d’autres matériaux !
Un gouvernement n’est pas juste si des taxes inégales oppriment une espèce de propriété et en récompensent une autre, si des taxes arbitraires envahissent les sanctuaires domestiques des riches et des taxes excessives épuisent les visages des pauvres ; si l’ardeur et les nécessités du besoin sont considérées comme un stimulant insuffisant pour le travail, si les taxes sont, par une politique insensible, à nouveau appliquées sur les produits nécessaires à son repos ; en violation de cette propriété sacrée que le Ciel a décrété à l’homme de gagner son pain à la sueur de son front et de pouvoir se reposer quand il l’a fait (5).
S’il existe un gouvernement qui se targue de maintenir l’inviolabilité des biens ; qui stipule que rien ne doit être pris directement, même à des fins publiques, sans indemnisation du propriétaire, tout en violant directement les propriétés des individus que sont leurs opinions, leur religion, les personnes et leurs facultés ; plus encore, qui viole indirectement leurs propriétés, dans leurs biens réels, dans le travail qui leur procure leur subsistance quotidienne, et dans le reste du temps consacré qui devrait soulager leurs fatigues et apaiser leurs soucis, on aura compris qu’un tel modèle n’est pas pour les États-Unis.
Si les États-Unis veulent obtenir ou mériter les éloges dus aux gouvernements sages et justes, ils devront également respecter les droits de propriété et la propriété des droits : ils rivaliseront avec les gouvernements qui protègent religieusement les premiers ; et ils repousseront l’exemple de ceux qui violent les secondes. Ils deviendront ainsi un modèle pour tous les autres gouvernements.
Notes
(1) Madison fait ici allusion à la législation en cours d’élaboration au Congrès américain pour encadrer la circulation de la presse par la Poste.
(2) Si le gouvernement fédéral est strictement séparé des Eglises, et que le Premier amendement de la Constitution de 1787 interdit toute loi en matière religieuse, la séparation n’est pas encore réalisée en 1792 dans tous les états fédérés, dont certains ont encore une forme « d’Eglise établie » et un impôt ecclésiastique (notamment en Nouvelle-Angleterre).
(3) Madison fait ici allusion au système fiscal esquissé par Hamilton qui comprend un système d’excise, c’est-à-dire un impôt indirect, dont le prélèvement est organisé par l’Etat fédéral pour rembourser les bons de la dette aux spéculateurs qui les ont massivement achetés depuis la fin de la Révolution.
(4) Madison fait ici référence à la mise en place par le Secrétariat au Trésor d’une Banque nationale dotée de privilèges et au projet de manufactures nationales produisant en direction du marché britannique et elles-même dotée de monopoles et de privilèges qui suscitent les critiques marquées des artisans et des entrepreneurs privés qui risquent de subir la concurrence déloyale de ces manufactures nationales (qui ne sont pas encore vraiment installées en mars 1792 néanmoins).
(5) Référence à l’excise qui frappe davantage les consommateurs pauvres et moyens que les riches et à l’impôt sur l’activité artisanale et commerciale qui sert à rembourser les bons de la dette.