La souveraineté populaire, son affirmation, son rejet, ou son contournement sont au cœur des luttes de la Révolution qui n’opposent pas seulement les partisans de la souveraineté du roi à celle du peuple. Elle sépare également des types de républicanismes qui s’affrontent alors. C’est sur la souveraineté populaire que repose la république conçue comme une démocratie que les Montagnards et Robespierre mettent en œuvre. C’est contre cette souveraineté populaire en acte que les thermidoriens, qui la qualifie de « Terreur », établissent la république directoriale en 1795, avant de laisser à Bonaparte le soin de boucler le processus de dépossession du peuple souverain qu’ils ont initié. En 1799, au lendemain du coup d’État qu’il justifie, Cabanis décrit ce qu’il nomme le « véritable système représentatif » en ces termes : « tout se fait pour le peuple et au nom du peuple ; rien ne se fait par lui ni sous sa dictée irréfléchie ... le peuple est souverain, mais tous les pouvoirs dont sa souveraineté se compose sont délégués ». Lorsque le peuple tentera par la suite de recouvrer sa souveraineté il sera systématiquement et brutalement arrêté.
L’engagement républicain de Robespierre décrit dans cet ouvrage interroge principalement la fonction de ces « délégués » du peuple dont une partie va capter la souveraineté après l’avoir subie depuis 1789.

Cabanis a besoin de qualifier son système représentatif de « véritable » afin de le distinguer d’autres « systèmes représentatifs » avec lesquels il est en concurrence, en particulier celui qui est défendu par Robespierre et qui en est le repoussoir. La notion de « représentation » peut ainsi recouvrir des réalités opposées. Elle ne renvoie pas nécessairement à une délégation de responsabilité, la démocratie se réduisant à l’élection des représentants, ce que l’on appelle aujourd’hui la démocratie « représentative » par opposition à la démocratie dite « directe ». (...)

Le contrôle et la révocabilité de ses mandataires par le peuple souverain est au cœur du fonctionnement de la démocratie telle qu'elle est pratiquée par les Montagnards et le mouvement populaire. Contrôle et révocabilité sont appliqués à toutes les échelles, de la Convention aux communes ou sections de commune. Dans les sections parisiennes les fonctionnaires sectionnaires élus sont ainsi soumis à un « scrutin épuratoire » à l'issue duquel ils sont renouvelés dans leur charge ou destitués par la section. La conception sans-culotte de la démocratie ne correspond pas à une « démocratie directe » au sens où les attributions de l'Assemblée seraient directement exercées par le peuple. Ce qu’ Albert Soboul a décrit comme un « gouvernement direct », contribuant ainsi à l’ancrage d'un lieu commun erroné, correspond en fait à l'exercice de la citoyenneté fondé sur le contrôle du pouvoir délégué, donc exercé dans le cadre d'un système représentatif. Les notions de « démocratie directe » ou de « démocratie représentative » n’existent pas pendant la Révolution française, pas plus que celle de « démocratie participative », un pléonasme probablement inventé par ceux qui conçoivent la démocratie comme une absence de participation. En interpellant la « démocratie représentative », le mouvement populaire des gilets jaunes n’attaque pas la démocratie mais en interroge les dysfonctionnements dont l’existence de ces notions est l’une des manifestations.

Pendant la Révolution française, le mandat des représentants du peuple consiste à mettre en œuvre les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée le 26 août 1789 et précisée le 24 juin 1793. Il en sera beaucoup question dans cet ouvrage puisque pour Robespierre, l’application de ces principes – étymologiquement le point de départ, la source – fonde la république. Notons qu’à l’époque on n’emploie pas l’expression « valeurs républicaines », d’usage récent – les années 1980 –, plus diffuse et qui n’a pas la dimension impérative des principes.
Robespierre se réfère systématiquement à la Déclaration pour rappeler leur mandat aux mandataires. Ce faisant, il en applique le préambule qui précise que la Déclaration est la feuille de route des pouvoirs législatifs et exécutifs, les citoyens pouvant grâce à elle contrôler si la politique menée par ses commis est conforme aux principes qui sont énoncés dans le texte :

Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.

Ce préambule fait de la Déclaration des droits une norme qui s’impose aux commis du peuple. C’est la raison pour laquelle il est amputé dans le projet de Déclaration que tentent de faire passer les Girondins en 1793 avant d’être démis de leur mandat, puis par les Thermidoriens qui en 1795 vident la Déclaration de sa substance, qu’ils jugent « anarchique ». La même année, Jeremy Bentham, le fondateur de l’utilitarisme (l’un des piliers du néolibéralisme) qui réside en France, résume le sentiment des thermidoriens lorsqu’il dénonce « le langage de la Terreur » qui est à l’œuvre dans la Déclaration de 1789. Pour ses contemporains, celle-ci possède donc une dimension subversive qui ne vise pas uniquement l’Ancien régime, mais aussi l’idéologie propriétaire et le capitalisme qui vont s’épanouir au XIXe siècle.
Deux siècles plus tard, cette histoire a été en grande partie effacée de nos mémoires. La Déclaration de 1789 est toujours un texte officiel puisqu’elle fait partie des institutions de la Ve République. Depuis 1971, elle est inscrite dans ce que les juristes appellent le « bloc de constitutionnalité » c’est-à-dire les normes à partir desquelles le Conseil constitutionnel juge de la validité d’une loi. Mais, nous nous en doutons, elle n’est pas mobilisée aujourd’hui par les pouvoirs publics comme elle l’était par le mouvement populaire et la Montagne pendant la Révolution française, en voici un exemple.
Le 29 mai 2018, cinquante chercheurs, principalement des juristes et des économistes, publient dans Le Monde une tribune dans laquelle ils s’étonnent que le Conseil constitutionnel censure des lois qui luttent contre la fraude fiscale et la spéculation foncière et ce afin de protéger le droit de propriété et la liberté d’entreprendre de multinationales. La chose est selon eux d’autant plus inadmissible que le Conseil constitutionnel justifie cette censure en s’appuyant sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen alors que, précisent les signataires, « au XVIIIe siècle, ces principes ouvraient aux nouveaux citoyens la possibilité de s’affranchir de toute forme de despotisme ». Ils ajoutent : « Étonnante déformation de ces droits nés pour émanciper le sujet, devenus, par l’interprétation qui leur est donnée, des moyens offerts aux plus puissants de s’opposer au bien commun et à l’exercice de leurs libertés par les plus humbles ! »
Contre cette lecture « libérale » de la Déclaration, qui sacralise la propriété matérielle et qui est aujourd’hui la norme, ces chercheurs proposent d’intégrer dans la Constitution, à l’occasion de la révision prévue par le pouvoir, un article stipulant que « la loi détermine les mesures propres à assurer que l’exercice du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre respecte le bien commun. Elle détermine les conditions dans lesquelles les exigences constitutionnelles ou d’intérêt général justifient des limitations à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété. »
Les auteurs de cette tribune l’ignorent peut-être, mais limiter la liberté du propriétaire au nom de l’intérêt général et du respect du bien commun est une des caractéristiques de la politique de Robespierre. Quinze jours plus tard, les gardiens du système le leur rappelle dans une contre-tribune publiée dans le même quotidien. Son titre la résume : « On commence par le « bien commun » et on finit par le Comité de salut public ». Luc Ferry et Michel Onfray sont parmi les signataires. La référence au comité de Salut public, caractérisé comme « un gouvernement autoritaire » sert évidemment à disqualifier la notion de bien commun. La chose n’est pas nouvelle puisque c’est la fonction de l’épouvantail de la « Terreur » depuis 1795.

Faire parler la Déclaration dans le sens du bien commun, comme le faisait Robespierre, non dans celui de l’intérêt des prédateurs, est toujours un enjeu. L’objet de ce livre, qui ne s’adresse pas d’abord aux spécialistes mais aux citoyens, consiste à le rappeler. (...)