Mais ce qui semble le plus curieux n’est pas le choix de cette infrastructure dispendieuse, dont la propagation semble être une aberration très française. En novembre-décembre 2018, des gilets jaunes s’installent sur ces ronds-points, avec un signal particulier, la guillotine. L’inédit - le rond-point, un mouvement protéiforme – côtoie un symbole vieux de plus de deux siècles, éminemment reconnaissable et polémique. La guillotine, au milieu – et non pas au centre – du rond-point est une des références les plus saillantes, si ce n’est tranchantes, de la Révolution, présentes dans le mouvement des gilets jaunes. La Veuve, pourtant allégorie peu discrète, ne fait guère scandale, tant elle finit par s’imposer, au fil des jours comme un des éléments, parmi d’autres, d’identification des mécontents.

Un retour symbolique inattendu ?

Pour l’historien de la Révolution, ce jaillissement de la guillotine au milieu du rond-point est un phénomène singulier. L’instrument, archaïque, est remisé, en 1981, avec l’abolition de la peine de mort, parmi les engins obsolètes. Et même si une partie de l’opinion publique exprime, via les sondages, une volonté de retour à la peine capitale pour les crimes les plus graves, il semble que la guillotine soit définitivement associée à un monde archaïque, lié à une période perçue négativement, la Terreur. L’installation de répliques de guillotine sur les ronds-points ne peut donc apparaitre comme un signal anodin. Plantée là, avec des inscriptions vengeresses, parfois avec un mannequin décapité, elle proclame, de façon provocatrice, une volonté de justice populaire à l’égard des puissants, notamment une cible privilégiée, le président de la République. Un spectacle, parfois saisissant, s’impose sur certains axes de communication, ainsi au rond-point de Lachamp, dans le Massif Central, où les gilets jaunes mettent en scène l’exécution d’E. Macron (1). La guillotine sur le rond-point interroge donc sur l’imaginaire d’une partie des Français, en posant avec acuité la question de la souveraineté du peuple et de ses rapports avec la violence politique. Les diverses apparitions de guillotine permettent aussi de repérer les liaisons symboliques avec d’autres pratiques, situées elles-aussi, dans une tradition contestataire de la société française.

L’installation et la diffusion de la « Veuve »

La guillotine au milieu du rond-point accompagne un campement de fortune, dont les principaux éléments sont constitués de matériaux de récupération, souvent des palettes de bois. Celles-ci sont apportées par des gilets jaunes, petits entrepreneurs ou ouvriers, qui en disposent sur leur lieu de travail, ou laissées par des camionneurs qui les offrent aux manifestants afin d’alimenter leurs braseros et leurs installations diverses. Les palettes de bois nous mènent au cœur des questions soulevées par le mouvement des gilets jaunes. Ces objets prosaïques portent en eux, en effet, les contradictions et oppositions sociales mises en avant par la contestation, en tant qu’éléments standardisés des transports routiers à l’heure de la mondialisation libérale. Les guillotines des ronds-points comportent un caractère artisanal, mais en tant que signal majeur, elles bénéficient de soins particuliers. Il est vrai aussi que l’installation permanente d’un groupe de gilets jaunes, se relayant à tour de rôle, pendant de longues semaines, sur le rond-point devenu une mini-agora permanente, permet de multiples aménagements. Le passage d’une simple toile à une tente – souvent une avancée de caravane récupérée – l’installation de tables, de chaises en plastique, jusqu’à un vieux canapé, le tout sous couleurs jaunes, permettent à chaque site de devenir un lieu de vie. La guillotine sur le rond-point connait ainsi de nombreuses améliorations. L’une des plus imposantes est construite à Manosque, avec une grande plate-forme. Lors de son démantèlement, il faut un engin de chantier pour soulever le tout (2). D’autres, plus modestes, attestent, telle celle de Voguë, en Ardèche, de la récupération, là encore d’outils ou de matériaux de tous les jours, avec un diable, c’est-à-dire un petit porte-charge qui fait office de simulacre d’engin d’exécution. Certaines, très simples, avec quelques planches, comme à Saint-Avold, aboutissent cependant à des silhouettes suggestives, très vite reconnaissables par les automobilistes de passage (3).

L’objet-guillotine est en général un élément fort de la personnification du rond-point : au fil des semaines, il peut être repeint, bénéficier de nouveaux slogans. Chaque groupe de manifestants est fier de sa réalisation, telles ces jeunes femmes de Thillois, près de Reims, qui posent devant elle, pour le correspondant de la presse régionale (4) : Les montants repeints en motifs jaunes, des taches rouges sur le couperet, donnent un aspect pimpant à l’instrument. Sur d’autres guillotines, la personnalisation passe par une marque laissée par chaque militant. A Perpignan, au péage sud (5), chacun écrit une citation, une revendication ou un slogan sur la lunette. Cette guillotine devient un signal fort qui renforce le sentiment d’appartenance à « son » rond-point. Sa destruction est d’ailleurs vivement ressentie par de nombreux gilets jaunes, ainsi lorsqu’elle est incendiée. Les « démantèlements » des ronds-points, à la fin du mouvement, par les autorités, doivent laisser, par ailleurs, de nombreuses séquelles chez la majorité des militants, au moins une intense amertume et une colère rentrée encore plus forte.

La guillotine se diffuse très vite comme symbole sur de multiples ronds-points. Le phénomène doit, sans doute, beaucoup à l’utilisation des réseaux sociaux et des téléphones portables, par les gilets jaunes qui relayent leurs pratiques, slogans et modes d’action. Un processus d’émulation a également lieu. Chaque groupe aménage « son » rond-point afin de le rendre le plus parlant, voire le plus coquet. A ce titre, la guillotine permet d’afficher un message encore plus explicite, en attirant l’œil des médias locaux. D’ailleurs, parmi les gilets jaunes, elle est présente lors de manifestations. A Loudéac, dans les Côtes d’Armor, 800 manifestants défilent avec une « guillotine ambulante », c’est-à-dire posée sur la remorque d’une voiture (6). De nombreuses inscriptions, plus ou moins élaborées, renforcent le message. Sur la plupart des ronds-points arborant une guillotine, une interpellation directe au chef de l’État renvoie certaines de ses « petites phrases » ressenties comme injurieuses à l’égard des simples citoyens. Typique à cet égard la manière de faire parler un simulacre d’engin d’exécution drômois : « Manu, je t’attends (7). » L’une des plus élaborée est promenée dans les rues de Pontarlier le 22 novembre 2018 : sur les différents montants sont inscrits « Liberté (fond bleu) Fraternité (blanc) et égalité (rouge). Le couperet affiche clairement la couleur : « loi du peuple en colère ». De nombreux manifestants, pendant des semaines, arborent le drapeau tricolore, parfois très grand, agité au passage des voitures, ainsi à Piolenc, l’un des principaux ronds-points qui bloque l’A7, sans oublier la présence de fumigènes jaunes. Beaucoup de drapeaux sont récents, et on peut penser qu’ils ont été achetés, à un prix modique, lors de la dernière coupe du monde de football. Les petites classes moyennes et populaires, actrices des ronds-points, se soudent par des consommations culturelles communes, en réaction à une mondialisation jugée agressive. Des pratiques issues du monde des supporters de foot sont présentes, comme si cette culture populaire sportive a été un conservatoire de symboles patriotiques relégués, longtemps, aux marges de la vie politique. La Marseillaise a ainsi une présence remarquée dans les cortèges de manifestants et sur les ronds-points. De même la devise républicaine. Des participants soulignent la notion de fraternité, par la formation de groupes solidaires, fondés sur la convivialité, notamment le partage d’aliments entre les manifestants, mais aussi avec les automobilistes. Cette convivialité s’affirme par des rites culinaires très ancrés dans la société française, l’apéro et le barbecue, voire un plat commun. Malgré les tensions sociales dont il témoigne, le mouvement des gilets jaunes prend des aspects festifs. Mais ce caractère est différent des manifestations habituelles ordonnancées par les syndicats. En effet, le souci de décoration parfois présent sur le rond-point, comme s’il s’agissait d’en faire un « chez-soi », ainsi que d’autres aspects, n’occultent pas un mode d’action et un message nettement plus radicaux que ceux des mouvements syndicaux, ces derniers étant dénigrés par les gilets jaunes pour leur inefficacité ou leur appartenance à « la France d’en haut ».

En effet, la guillotine au milieu du rond-point affirme que c’est le « peuple » qui dispose de la violence légitime, et non plus l’État, en l’occurrence le président de la République, accusé d’avoir trahi les citoyens. La cible est toujours très explicitement signalée. La majorité des mannequins menacés (ou décapités) par la guillotine est dotée d’une photographie du visage d’E. Macron. Le président est assimilé à Louis XVI, car il s’agit bien de la mise en scène d’un régicide. Les reproches récurrents adressés par les gilets jaunes au chef de l’État, de mépris, de morgue à l’égard des humbles, s’ajoutent aux contentieux fiscaux qui aboutissent au titre de « président des riches » sur de nombreuses banderoles. On peut aussi penser que certaines déclarations du président, selon lesquelles la France n’aurait pas surmonté la perte de la figure royale, passent mal dans une partie de l’opinion publique (8). A l’heure des réseaux sociaux, ce type de propos finit par tourner en boucle sur les sites des opposants à la politique macronienne.

Guillotine et rites carnavalesques

Mais le succès de la guillotine au milieu du rond-point s’explique également par la pérennité de très vieilles pratiques de contestation reprises par les manifestants, notamment des rites carnavalesques, pendant les défilés des samedis. Beaucoup de gilets jaunes sont issus de villes petites ou moyennes, et ont dû participer enfants, ou encore les organiser en tant que parents, aux festivités du Carnaval. Or le point d’orgue de ce dernier, encore aujourd’hui en France, est le jugement par le « peuple », les participants au défilé, du roi Caramantran (carême-entrant), condamné par le tribunal souverain des enfants, puis exécuté par le feu. Le rite est immuable, depuis des siècles. Et les références à la Révolution française, par la présence de la guillotine, s’agrègent, lors de la crise des gilets jaunes, à ces traditions folkloristes. A Nîmes, le « mannequin Macron » est ainsi traîné dans les rues, enchaîné aux grilles du palais de Justice (9). La déambulation de la guillotine, comme celle du pantin, permet une reconquête d’un territoire symbolique, celui d’un centre-ville source de pouvoir, mais aussi de richesses pour des populations qui s’estiment paupérisées et rejetées vers le périurbain. La réappropriation de la cité est également celle des lieux de décision. Les stations du mannequin, devant les mairies, les préfectures, sont logiques, mais également devant des bâtiments de service public locaux menacés par les politiques d’austérité budgétaire. L’arrêt devant le palais de Justice est l’affirmation de la souveraineté du peuple, confondu avec les manifestants. Il s’agit de dénoncer une situation injuste, selon laquelle les citoyens ne seraient plus pris en compte, mais aussi de marquer une volonté de conserver des institutions vitales pour la sauvegarde d’emplois en des territoires fragilisés. On pourrait ainsi interpréter les tribulations du mannequin figurant Macron dans les rues de la plus petite préfecture de France, Privas (10). Mais le parcours est aussi stigmatisation, substitut de châtiment. Le choix d’enchainer ou de pendre le pantin aux grilles d’un palais de justice assimile le personnage incriminé à un délinquant, foulant le bien commun au nom de la soif d’argent. D’où l’accrochage à Privas du mannequin devant la banque de France, puis devant le tribunal, comme pour ramener le parcours du président de la finance à la prison. Un arrêt, devant le commissariat, avec la volonté de « porter plainte symboliquement », est également symptomatique. Comme toujours, le rite carnavalesque passe par la dévalorisation burlesque. A Privas, le mannequin, avant d’être brûlé, subit diverses avanies, la tête mise dans une poubelle par exemple. La condamnation de l’adversaire s’alimente de son discrédit, Caramantran avant d’être exécuté, doit perdre tout ce qui pouvait faire de lui un souverain. Le nom est alors déformé, afin de ridiculiser la cible. Caramantran devient « Car…Macron ». On peut penser aussi au slogan, très diffusé sur les réseaux sociaux et des pancartes : « Macaron, le peuple souverain s’avance ». Le trivial – un surnom dépréciatif – est opposé à la référence noble associée au détenteur du pouvoir légitimé par la cérémonie, « le peuple » avec une claire référence à la Révolution française. Rappelons que « le peuple souverain s’avance » est une citation du Chant du Départ de Marie-Joseph Chénier, soit un des chants patriotiques les plus importants de la décennie 1789-1799. Un syncrétisme apparait de façon très nette. Il mêle des rites carnavalesques traditionnels – le mannequin traîné dans les rues – et l’héritage historique, lorsque le pantin n’est pas brûlé, mais guillotiné, par exemple le 7 décembre 2018 sur l’esplanade de Nîmes. La guillotine voisine avec des citations de personnages dont la présence pourrait sembler peu évidente, de prime abord, mais qui renvoient finalement à une culture grand public, tel « JFK » à qui une pancarte à Alençon (11), à côté d’une guillotine, attribue la citation : « A vouloir étouffer les révolutions pacifiques, on rend inévitables les révolutions violentes. »

Ce syncrétisme est également présent par des erreurs de vocabulaires et des dispositifs scéniques. En effet, dans plusieurs lieux de contestation, des confusions entre le carcan et la guillotine apparaissent. Rappelons que le carcan, au Moyen Age et sous l’Ancien Régime, est un châtiment particulièrement humiliant d’exposition du condamné. A Dôle (12), un tel dispositif est utilisé pour flétrir le président de la République, avec deux planches, dressées l’une sur l’autre, avec trois ouvertures, une pour la tête d’un manifestant recouverte de l’image de Macron, deux pour les mains du personnage qui brandissent des carottes. L’inscription « 1789-2018 » ramène à la Révolution, sauf que l’instrument fictif n’est en rien une guillotine. Mais le journaliste local, à la suite des gilets jaunes, titre « une fausse guillotine pour Emmanuel Macron ». La dépêche AFP reprend le tout, en confondant elle-aussi un carcan avec une guillotine. On peut voir également quelques bizarreries sur d’autres guillotines de manifestants, telle celle de Pontarlier, très bien faite, mais, avec, de chaque côté de la lunette, un trou pour laisser passer les mains, comme une symbiose avec un carcan. Ce fait indique une transmission plus folklorique qu’historique, et finalement un enracinement culturel dans l’inconscient collectif. Une volonté de monstration de l’adversaire, évidente, accentue des confusions à une époque où l’enseignement de l’histoire recule (13). La guillotine fonctionne donc, pour les manifestants, comme un carcan : il faut dénoncer, juger, exhiber le coupable. Une mise au ban s’affiche, d’où une théâtralisation des exécutions fictives : « Te guillotiner c’est notre projet (14). »

La guillotine n’est pas un symbole isolé, car elle s’insère dans des mises en scène plus larges, par la résurgence de rites contestataires multiséculaires. Le « peuple » en révolte s’approprie les instruments de la justice, et les retourne contre le pouvoir, afin de dévoiler son illégitimité. Ce n’est pas un hasard si ces mises en scène les plus élaborées proviennent de territoires fortement fragilisés par la crise sociale, et un engagement local ancien pour sauvegarder les emplois, par exemple à Morhange. Le 2 décembre 2018, un cortège de manifestants transporte, dans la ville, un cercueil représentant « la mort du pouvoir d’achat ». Le mannequin figurant le président est, lui, placé en tête du défilé. Outre le « Macron démission », slogan le plus diffusé, les participants chantent La Marseillaise, reprenant pleinement son double aspect d’hymne national et de chant de révolte. La manifestation se termine par la mise au bûcher du mannequin incarnant le président, devant l’hôtel de ville. Il est d’ailleurs intéressant de voir le mot utilisé par les manifestants : ils évoquent un « épouvantail » pour le simulacre de Macron. Le terme indique une dépréciation encore plus forte de l’adversaire. La colère des gilets jaunes utilise un rite qui peut être qualifié de carnavalesque, mais celui-ci n’offre rien de joyeux. Un deuil est mis en scène, témoignant d’une région sinistrée au niveau économique. Ailleurs, dans la Manche (15), un des manifestants, déguisé en curé, accompagne le cercueil, « l’Espoir ». Ce type de manifestation, autour d’un cortège funéraire fictif ou réel, fait partie, traditionnellement, de rites de rupture, qui revendiquent une transformation de l’ordre des choses. Il s’enracine dans une vieille tradition contestatrice, présente au XIXe siècle par exemple (16), lors d’obsèques de figures républicaines en lutte contre la monarchie censitaire. Le simulacre d’enterrement rejoint des modes de contestation très anciens et souvent violents, à la mesure du ressentiment qui les animent : charivaris politiques, émeutes contre les impôts (17). Le cercueil manifeste une colère sourde, accompagnée d’une désespérance certaine. Il présente l’ensemble des manifestants comme des victimes, des ouvriers licenciés, des familles en difficulté, qui demandent justice. Le simulacre de procès détermine un coupable, à châtier, vigoureusement, à la mesure des souffrances ressenties. Ailleurs, l’utilisation d’un cercueil confirme l’ampleur des tensions, redoublant le message de la guillotine : les différents simulacres ciblent toujours le président de la République, accusé principal dans le mouvement des gilets jaunes, ainsi au rond-point des Vaches, à Saint-Etienne du Rouvray, un des lieux en pointe de la contestation : un cercueil sur lequel sont tracés une croix funéraire et le nom de « Macron », placé à proximité de l’instrument des Hautes-Œuvres. L’aspect mortuaire est omniprésent sur de très nombreux ronds-points, du nord au sud de la France.

D’ailleurs, les observateurs sont frappés par la radicalité des manifestations, y compris dans des petites villes ou villages considérés traditionnellement comme une France rurale profonde et atone. La localité ardéchoise du Pouzin défraie la chronique par une émeute violente, qui stupéfie beaucoup de témoins. Les journalistes d’un quotidien parisien (18) qui s’y rendent, quelques jours après, trouvent les différents éléments qui renvoient à une symbiose entre colère et sociabilité populaires : la cabane, le brasero, le sapin de Noël et enfin la guillotine souhaitant « joyeux anniversaire Manu », avec la désormais habituelle photographie du visage du chef de l’État posé sur la lunette : « La guillotine, c’est violent d’accord, mais cela répond à la violence qu’on nous oppose ». Dans cette petite bourgade, s’énonce ainsi le sentiment généralisé que rien ne protège plus les citoyens d’un rapport de force continuel, à leur détriment, d’où le recours, par eux-mêmes, à la violence. La guillotine et le cercueil, comme les menaces de mort, à l’encontre du président, dévoilent une faillite du sentiment de sûreté ordinairement assuré par l’État. Tout semble dire qu’une large partie de la population se voit dans une société en lutte perpétuelle, de tous contre tous, et dans laquelle seul le conflit peut redonner aux plus modestes un minimum de sécurité. La symbolique de la violence est un marqueur fort de cet état de fait, avec la résurgence de vieux rites de contestation, mêlés à des supports d’affrontements plus récents. Les mécontents, parfois stigmatisés par leurs adversaires comme des cas sociaux, recalés de la mondialisation, savent a contrario utiliser avec efficience les nouvelles technologies et un sens de la communication. Aux Sables d’Olonne (19), des gilets jaunes offrent aux médias une image forte, photogénique, en traçant, sur la plage, sur une large surface, une phrase (apocryphe) du « docteur Guillotin » : « J’ai un remède pour la tête de l’État »… La réappropriation de la violence symbolique par les manifestants est l’un des traits les plus saillants du mouvement. Le recours à des formes qui pourraient être qualifiées de carnavalesques ou ironiques ne sont en rien l’indice d’une catharsis collective qui pourrait évacuer une partie des tensions. Au contraire. L’ampleur des conflits fracturant la société française jaillit et se conforte dans les multiples procès fictifs à l’encontre du mannequin-président. A cette occasion, l’impossibilité d’une entente entre les différents partis s’énonce âprement. Le devenir commun est sapé par une mésentente alimentée par des objectifs contraires, des intérêts opposés. Les multiples rites des manifestants affirment cette impasse. A Roppeheim (20), le 11 décembre 2018, une cérémonie des gilets jaunes souligne tous ces éléments. L’un des principaux points de blocage routier alsacien se mobilise lors de l’allocution d’E. Macron, très attendue pour résoudre la crise. Les manifestants préparent un bûcher constitué de palettes, au centre du rond-point. Un pantin à l’effigie du président est posé au milieu « permettant d’y mettre le feu en cas de non-réponse à nos attentes ». Ensuite, les gilets jaunes s’installent devant l’écran géant qu’ils ont mis en place pour suivre le discours à la télévision. A la fin de l’allocution, considérant qu’ils n’ont pas été entendus, ils mettent le feu au bûcher, en entonnant La Marseillaise. Une guillotine orne le rond-point. Le terme de cérémonie semble adéquat, vu l’aspect ritualisé de l’épisode auquel la presse locale a été invité à assister. De vieux rites carnavalesques se mêlent aux nouvelles technologies, comme si Carmantran cohabitait avec un « plan com ».

La continuité des stéréotypes sur l’action populaire

Cet assemblage culturel, entre l’ancien et le présent, permet l’acceptation de la radicalité de son message. En effet, les journalistes locaux, qu’ils soient professionnels ou correspondants régionaux, côtoient de longues semaines les gilets jaunes avec lesquels, par ailleurs, ils vivent au quotidien. Quant aux journalistes « parisiens » dépêchés sur place, souvent d’ailleurs des pigistes ou des stagiaires, ils donnent l’impression de débarquer de leur métropole dans des sociétés villageoises aux difficultés insoupçonnées et aux mœurs archaïques. Le recours au simulacre, le mannequin, le rite carnavalesque, désamorcent souvent la prise de conscience de la violence des relations sociales que dévoilent les manifestations. Le regard en surplomb est éloquent. Un vocable caractéristique définit très vite les manifestations locales de gilets jaunes : « bon enfant ». Par contre, la condamnation, voire la peur, sont requises lors des défilés urbains, souvent entachés de bris de magasins ou de mobilier. Une tentation très nette a lieu, de dissocier les mécontents en deux groupes, soient les « factieux », pour reprendre les termes du ministre de l’Intérieur, et les « gilets jaunes de la première heure », « les vrais gilets jaunes », soient de braves manifestants pacifiques restant sur leur rond-point (pour ne pas dire leur bled reculé). Ce qui surgit ici est la classique opposition entre populace (à réprimer, « casseurs », « black block »), et le bon peuple (égaré, manipulé, à écouter…). On retrouve ainsi, chez certains commentateurs, l’opposition classique sur le monde rural et le monde urbain, entre les manifestations dans les campagnes ou la périurbanisation (aux revendications un peu frustes, désordonnées) sur leur rond-point, et les manifestations urbaines (par essence entre les mains de « factieux »). Resurgit ainsi les préjugés sur un petit peuple provincial, vu de façon condescendante et apitoyée, et sur des « éléments incontrôlés » associés à la ville. Écouter certains hommes politiques ou experts médiatiques donne le sentiment étrange d’entendre des discours immémoriaux, inchangés depuis plusieurs siècles sur les gens de peu. L’évocation d’« manifestation bon enfant » en dit long sur la persistance de préjugés faisant des citoyens des immatures qui ne sauraient peut-être pas trop ce qu’ils réclament et pour lesquels il faut se montrer indulgent, en sachant les écouter, via des débats… L’expression « bon enfant », comme le regard amusé ou condescendant sur les formes de la contestation, tel le recours au carnavalesque, participent à une tentative de mise à distance, rassurante, avec la violence symbolique populaire à l’égard du chef de l’État.

Quand le simulacre fait scandale

De fait, rares sont les guillotines et les mannequins exécutés qui suscitent des inquiétudes ou des indignations. Deux font surtout problème. La question : « installer une guillotine dans l’espace public, est-ce un délit ? » n’est vraiment posée que pour le cas d’un simulacre à Redon, à la mi-décembre 2018 (21). A priori, cette guillotine, posée près d’un centre commercial, n’a rien d’inédit. Fabriquée par deux gilets jaunes, elle est semblable à toutes celles qui décorent de nombreux ronds-points à la même période. Rien de particulier donc, si ce n’est l’accrochage d’une tête de mannequin d’un magasin de vêtements, qui, colorée d’un rouge criard, donna à l’ensemble un aspect particulièrement macabre. Rien n’édulcore ici le message, aucun motif de décoration n’ajoute du pittoresque à un engin à l’aspect uniquement « gore ». Le préfet et, à sa suite, la gendarmerie s’émeuvent de la chose et font retirer la guillotine, au grand désappointement de ses constructeurs. Cet épisode souligne a contrario l’absence de réaction face aux autres guillotines, présentes au milieu de la circulation ou dans les défilés, parfois pendant des mois. Les autorités semblent dépassées, ne voulant pas, sans doute, ajouter aux tensions en prenant au sérieux les multiples installations qui répètent un simulacre d’exécution sur le président de la République, pas plus que la crémation des mannequins. Certaines réagissent uniquement pour des raisons de sécurité prosaïques. Le 2 mars 2019, l’interdiction de brûler Caramantran, à savoir le « mannequin Macron » dans le centre-ville de Montélimar (22) répond au souci de ne pas provoquer d’incendie accidentel, en raison de la présence d’un fort mistral… Les organisateurs de la manifestation se rendent d’ailleurs à cet argument, en décevant quelques peu les participants. Une autre raison de l’absence de condamnation des médias et des autorités est une réaction à contretemps, liée à une « fake news » aux débuts du mouvement des gilets jaunes. Une photographie, diffusée sur plusieurs sites internet, montre une guillotine, installée, dit-on, en plein Paris. En réalité, il s’agit d’un cliché retouché d’une manifestation ancienne d’intermittents du spectacle, auquel la couleur jaune a été substituée au rouge d’origine (23). On peut donc supposer que des réactions potentielles à des guillotines ultérieures, même à connotation très explicite sur le sort à réserver au chef de l’État, ont été, en quelque sorte, émoussées par ce préalable. De toute façon, cette forme de contestation est avalisée par sa banalisation : en se multipliant sur l’espace public, les guillotines deviennent un décor familier, qui ne choque pas grand monde.

Mais la propagation du cliché retouché montre, qu’avant la floraison de guillotines « gilets jaunes », il y eut des précédents annonçant le spectaculaire retour d’une violence symbolique forte. Dès 2016, à Nantes, un des points chauds des contestations sociales et politiques de cette époque, a lieu la crémation d’un mannequin représentant le premier ministre Manuel Valls, lors d’un défilé contre la « loi-travail », avec le commentaire « condamné par le tribunal populaire » (24). Les années suivantes, le phénomène se renforce, avec plusieurs épisodes marquants. Le 19 avril 2018, au Havre, l’effigie du premier ministre E. Philippe et celle du président de la SNCF sont brûlées en place publique afin de protester contre la « restructuration » de l’entreprise ferroviaire. Il est à noter, qu’en général, ce sont des ministres qui subissent ce traitement jugé infamant, ce qui renvoie à des pratiques ancestrales, perceptibles sous l’Ancien Régime. On peut songer également à la pendaison, en mai 1968, du simulacre de Georges Pompidou. Mais la situation évolue sensiblement dans le courant de l’année 2018. Toujours à Nantes, en avril, une manifestation inaugure ce qui devient un phénomène courant quelques mois plus tard, lorsque éclate le mouvement des gilets jaunes : Des cheminots et des étudiants passent en jugement Emmanuel Macron sous forme de mannequin, en place publique. Ils pendent ensuite le simulacre à une potence, avant de le frapper et de l’incendier. Là, la justice est saisie (25). On peut ajouter l’épisode de la « fête à Macron », fête-manifestation organisée par François Ruffin, du parti des insoumis. Les grosses têtes carnavalesques, dont celle représentant le président en exercice, ridiculisent le chef de l’État, en mai 2018 (26). Plus violent, une effigie du chef de l’État a droit à une balle entre les deux yeux, avant d’être brûlée, lors d’une manifestation de fonctionnaires, place de la Nation, un mois après (27). Ces derniers cas suscitent quelques réactions indignées de la part d’hommes politiques ou de médias.

L’aspect majeur est l’attaque directe contre le président de la République, chose rarissime habituellement. En effet, traditionnellement, dans la France contemporaine, la dénonciation passe par des simples lazzis, et des pancartes sinon injurieuses, du moins très fâchées contre le président en exercice. Les mannequins exécutés restent des phénomènes isolés, et visent surtout des ministres. Très vite, l’élection d’E. Macron marque une rupture, car, au contraire de ses devanciers, il subit des simulacres de condamnation, de plus en plus violents et nombreux jusqu’à l’explosion de colère des gilets jaunes. Le fusible ministre n’existe pas pour lui, au contraire de ses prédécesseurs. Quelles que soient les causes d’un tel phénomène (évolutions institutionnelles de la Ve République avec le quinquennat, crise sociale, focalisation des haines à l’égard d’un président jugé méprisant et agressif à l’égard des simples citoyens, etc.), il marque une désacralisation du pouvoir profonde, seulement présente dans les plus grandes crises du pays. Un fait marquant est le peu de réaction que cela suscite : certes des condamnations apparaissent, nous l’avons dit, au printemps 2018, devant de telles actions symboliques. Mais elles sont limitées, car la majorité des médias et des hommes politiques veulent y voir, simplement, une manifestation quelque peu folklorique des mécontentements. Une réaction intéressante, et assez isolée, a lieu sur une chaîne d’informations, accusée souvent, par ailleurs, de sensationnalisme. Le 23 mai 2018, l’éditorialiste politique de BFMTV s’indigne de l’exécution virtuelle du président, en affirmant que la France est en train de s’habituer à de telles violences. Cela lui apparait comme un fait particulièrement inquiétant pour l’avenir, d’autant que les autorités n’ont guère réagi, et encore moins l’opinion publique. La multiplication des guillotines visant E.Macron et des pantins brûlés à son effigie, à partir de novembre 2018, montre effectivement l’ampleur d’un phénomène qui ne nait pas ex-nihilo. Mais cela indiquerait aussi un aspect évoqué plus haut, la singulière coupure qui existe en France, entre ceux qui condamnent rituellement leur président à mort, étant donné que ce dernier aurait failli et trahi ses concitoyens, tandis que d’autres ne voient dans ces pratiques que des éléments folkloriques, anecdotiques : l’archaïsme d’une « jacquerie » au tout début du XXIe siècle.

La réaction des autorités sur le sujet, au moment des gilets jaunes, n’est perceptible qu’avec un deuxième cas problématique d’exécution ritualisée, après celle de Redon. C’est d’ailleurs la seule qui donne lieu à des poursuites judiciaires, y compris d’ailleurs une tentative contre les journalistes de La Charente Libre pour l’avoir relayée. Le 21 décembre 2018, près d’Angoulême (28), des gilets jaunes montrent donc une inventivité médiatique qui heurte vivement les autorités. Le spectacle scandalise parce qu’il mit en évidence la signification et la portée symbolique, politique, profonde, des exécutions simulacres du président de la République. Il dévoile la captation par les manifestants - une cinquantaine, se définissant comme les porte-parole du « peuple souverain » - de la violence légitime, au détriment de l’État. Loin d’être un folklore de perdants de la mondialisation, l’exécution ritualisée de l’autorité marque une désacralisation lourde de menaces pour l’ordre existant. Autrement dit, ce spectacle dévoile crûment ce que chacun ne veut voir, derrière l’aspect carnavalesque, « bon enfant », de la plupart des manifestations sociales de l’époque.

A première vue, des gilets jaunes d’Angoulême reprennent la mise en scène habituelle du jugement et de la condamnation du mannequin simulacre. Mais ici, cela conduit à un spectacle macabre particulièrement soigné. Les assistants s’installent dans une arène qui leur donne un caractère symbolique triple : spectateurs-voyeurs, peuple validant le procès, juges. Par leur présence, ils légitiment le processus, celui d’un public témoin, indispensable lors de la mise à mort par les sociétés traditionnelles. Le mannequin en chiffon est donc condamné, malgré la plaidoirie burlesque de son (mauvais) avocat. Il est placé, sous les huées, sur un rondin de bois, décapité par un bourreau sorti directement d’un médiévalisme, Moyen Age fantasmé des séries anglo-saxonnes, masqué, avec une grande hache. Le tout est réalisé avec une grande giclée de sang. Les organisateurs sont fiers d’avoir utilisé du « vrai sang » pour l’occasion, « du sang de bœuf ». Le pantin mutilé est ensuite posé sur le tas de palettes, bûcher préparé à l’avance, orné d’un « gâteau d’anniversaire en carton ». Les gilets jaunes présents dansent une farandole autour du brasier, avec comme son, la chanson « Joyeux anniversaire » de Patrick Sébastien. Cette cérémonie macabre est l’une des plus riches, et à ce titre, l’une des plus choquantes pour les autorités qui ordonnent des poursuites contre les organisateurs. La violence s’y déploie selon une dramaturgie fondée sur des rites immémoriaux : procès du mannequin, condamnation solennelle devant la population assemblée, exécution, bûcher, ronde autour du feu. On peut y voir un assemblage culturel assez complet : rites du Mardi-Gras, feu de la Saint-Jean. Le Mal, personnifié par le mannequin, est brûlé sous les lazzis, action propitiatoire habituelle. Mais ce qui rend le spectacle insupportable est, sans doute, l’aspect qui satisfait le plus les spectateurs, le caractère « gore » de l’attraction. Le sang –réel- énonce une réalité dure à soutenir. Ce jour-là, avec leur bourreau masqué, massif, les participants montrent l’impact des jeux – de rôle, vidéos, télévisuels, sons et lumières - sur les représentations de la violence au début du XXIe siècle. Le résultat est inacceptable pour les autorités car il dévoile la contemporanéité de cette violence. La présence d’un « tube » populaire, à savoir la chanson de Patrick Sébastien, renvoie bien sûr au burlesque, à l’humiliation du condamné par le ridicule, tout comme une cohésion joyeuse du groupe. Et il montre combien l’acception « bon enfant » peut être reprise ici, et combien cette acception est aussi complétement inadéquate. Les manifestants, pacifiques ou pas, ne sont pas des « bons enfants » mais des citoyens en lutte politique. Comme toujours, le conflit utilise les outils culturels à disposition des participants, symboles et images de leur époque, autant que les héritages du passé, avec un recyclage permanent qui aboutit à une réutilisation. Et ces citoyens, qu’ils le veulent ou pas, qu’ils le discernent ou pas, vivent dans une société marquée par des mécanismes du spectacle dans lesquels la violence tient un rôle attractif majeur. Autrement dit, au début du XXIe siècle, la jacquerie jouerait à Games of Thrones

Une société sous tension

La multiplication des simulacres d’exécution du chef de l’État, lors du mouvement des gilets jaunes, s’expliquerait par le fait que les relations sociales et politiques semblent désormais dominées par les seuls rapports de force, en lieu et place d’une pratique démocratique. Au quotidien, une montée en puissance des tensions est mise en scène, dans un monde où la mise en concurrence se répand dans tous les domaines de la vie. La seule chose qui pourrait réfréner cette violence diffuse serait la prééminence d’un État en tant que seul détenteur de la violence légitime. Mais lorsque l’État, et plus encore sa représentation figurale, le président de la République, n’assumeraient plus un aspect protecteur et sembleraient, au contraire, préconiser une précarisation encore plus importante, davantage de citoyens en concluent que c’est à eux de se réapproprier la violence légitime, au nom d’un sentiment de justice, afin de revenir à des conditions de vie acceptables, et une égale dignité en droits. Cette situation aboutirait à une recrudescence de la violence, dans tous les camps en présence, comme si la France connaissait un retour en arrière, renouant avec des tensions qui avaient disparu depuis plusieurs décennies. En effet, le bilan de plusieurs mois de mobilisation des gilets jaunes est particulièrement lourd, avec de très nombreux blessés graves, voire des morts. Chaque camp – manifestants, policiers – se présente d’ailleurs comme la victime des agressions de l’autre. Le conflit social adopte tout naturellement les slogans ou idéologie de son temps. Et, au début du XXIe siècle, légitimer un combat, une revendication, passe par une victimisation.

A partir de janvier 2019, à proximité de ronds-points évacués, sur des terrains prêtés par des particuliers, là où les groupes de gilets jaunes les plus actifs transfèrent leur équipement (cabane, pancarte…), des sortes de mémoriaux sont installés. Par exemple, à Orange au « rond-point de l’avion », et à Ruoms (Ardèche), sont plantées des croix, comme dans un cimetière, pour rendre hommage aux 13 à 14 personnes décédées à la suite, plus ou moins directement, du mouvement. A Ruoms, les croix, d’abord blanches, sont peintes ensuite en jaune. Ce mémorial évolue, avec l’adjonction, en juillet 2019, d’une pancarte « je m’appelais Steve », pour rappeler la mort d’un jeune homme au moment d’une intervention policière lors de la fête de la musique, à Nantes. La peine, le sentiment d’injustice, le ressentiment social et politique, se conjuguent à une expression funèbre, dans le contexte culturel de l’époque, porté sur le macabre. On pourrait dire que ces initiatives ne concernent qu’une faible partie des gilets jaunes, les derniers activistes d’un mouvement en déclin à l’été 2019. Mais l’expression utilisée, par son profonde insertion dans un fonds culturel commun, mêlant des modes d’expression anciens à des perceptions contemporaines, révèle ce qu’il était courant alors de qualifier de « fractures françaises », et que rien ne semble devoir résorber.

La guillotine au milieu du rond-point est donc un des symboles forts d’un mouvement de mécontentement social et politique inédit. Elle rattache, cependant, celui-ci à des pratiques fortement enracinées dans l’histoire des contestations populaires du pouvoir, depuis des siècles. Un syncrétisme culturel agrège ainsi des pratiques issues du « folklore », le Carnaval à des événements historiques (« 1789 », « Révolution française »). Cette guillotine, symbole peu discret de contestation, associée à l’immolation de Caramantran, lance aux autorités un message qu’il est bien tentant d’évoquer sous le terme de « politique du peuple » énoncée par Roger Dupuy (29) lorsqu’il étudie les revendications populaires présentes sous l’ancien régime et la Révolution : l’idée d’une justice égale pour tous et le respect d’un bien commun. Par les symboles utilisés, le mouvement dit des gilets jaunes va bien au-delà de revendications conjoncturelles. Mais ce qui provoque le plus de réaction, outre l’ampleur initiale du mouvement (même si elle retombe assez vite), est la violence d’une contestation qui obtient ainsi, ce que les différents syndicats n’avaient pu gagner depuis des années. Et il nous parait illusoire de dissocier à cette occasion les défilés parisiens des pratiques des ronds-points.

Certes, en décembre 2018, Gérard Noiriel, historien renommé des mouvements sociaux, propose, pour éviter que le mouvement s’abîme dans la violence et perde ainsi les faveurs de l’opinion publique, d’utiliser « des formes anciennes de contestation populaire qu’on appelait, bien avant les mouvements ouvriers, les charivaris : l’humour permettait de contester le pouvoir en mobilisant le «rire carnavalesque». Aujourd’hui, il faut faire le spectacle pour exister dans l’espace public »(30). Mais on pourrait objecter que ces formes d’expression sont déjà présentes aux débuts des manifestations des gilets jaunes, par une symbiose ou simultanéité des exécutions fictives du président sous la forme de Caramantran ou sous un aspect plus « historique », par la guillotine. Et cette symbolique est une forme de violence qui, lors des crises politiques profondes, ne joue pas le rôle d’une catharsis collective, mais accompagne, sinon transcende, la violence des révoltés, répondant à la violence jugée illégitime d’un pouvoir. Des travaux, notamment ceux de M. Bakhtine, ont montré que l’irruption du comique, de la dérision, dans le cadre du Carnaval, ne pouvait faire oublier la violence sociale dont témoigne la contestation (31). De nombreux exemples pourraient être donnés, et pour rester sur la décennie 1789-1799, les rites carnavalesques, le charivari, sont tout aussi bien utilisés par les révolutionnaires que par les contre-révolutionnaires, pour anéantir le crédit politique de leurs adversaires, mais, également, les anéantir tout court, physiquement, lorsque le pantin est remplacé par l’homme soumis au lynchage d’une foule (32). Ce phénomène se retrouve aussi bien en France que chez ses voisins, ainsi dans la péninsule italienne. Exécuter Caramantran ou guillotiner « pour rire » n’est pas un spectacle « bon enfant », ce n’est jamais le cas, mais, au XXIe siècle, cela est accentué dans des mécanismes de communication de produits marchands où la violence est un élément majeur d’attraction. Il ne s’agit pas ici de s’en désoler ou d’en faire la promotion, pas plus de stigmatiser des catégories sociales précarisées : comme le conflit des gilets jaunes le montre amplement, la violence n’est pas l’apanage d’un seul camp. En fait, la violence symbolique de la guillotine, sur de nombreux ronds-points, est assumée comme chose nécessaire pour une population qui s’estime spoliée et méprisée par la « France d’en haut ». Le simulacre se réfère alors à une culture commune, sans connaissances historiques érudites, mais où dominent quelques images majeures : la prise de la Bastille, la fin des privilèges, et enfin la guillotine. Ce savoir partagé, revivifié ou en mutation par les réseaux sociaux, se nourrit d’un substrat culturel enraciné fortement depuis des siècles, à savoir des rites carnavalesques, qui permet d’alimenter la rhétorique d’un peuple souverain, par le jugement du mauvais roi, Caramantran ou Louis XVI devenus, en quelque sorte, interchangeables. Le guillotiner ou le brûler appartient au même rite propitiatoire qui affirme que le souverain est le peuple. Mais utiliser la guillotine va plus loin que reprendre des figures carnavalesques. Le message est plus appuyé. En effet, la Révolution, depuis la fin des années 1970 notamment, connait une dévalorisation croissante, au même titre peut-être que le « peuple ». Le riche imaginaire de la guillotine (33), après l’abolition de la peine de mort, la représente comme un instrument encore plus connoté négativement, chargé de tous les poncifs dénonçant la Révolution française comme période de Terreur, et uniquement cela. Les médias et les hommes politiques, dans leur majorité, depuis la fin du XXe siècle, en font un repoussoir, effaçant de facto le riche héritage de la Révolution française au niveau culturel, social, politique. Qui rappelle, si ce n’est quelques rares œuvres, que cette Révolution, désormais tant honnie, édifia la première République en France ? Le choix des gilets jaunes qui construisent « leur » guillotine sur « leur » rond-point est donc radical, car il jette à la figure des gouvernants tous les clichés négatifs attribués au peuple en lutte. Un retournement du stigmate semble à l’œuvre. La guillotine au milieu du rond-point serait une façon pour ceux qui s’estimaient spoliés par un « gouvernement des riches » de refuser une société française qui aurait tourné le dos au bien commun pour ne valider que des rapports de force où triompheraient les seuls « premiers de cordée ». Cette résurgence symbolique de la guillotine serait bien la marque d’une France en miettes, où les instances de représentation et de dialogue s’effacent, de plus en plus, devant des relations fondées sur la seule violence.

Notes

(1) « Une guillotine sur le rond-point de Lachamp », La Commère 43, 21 novembre 2018, consulté le 12/12/18, https://www.lacommere43.fr/actualites/item/19276-gilets-jaunes-une-guillotine-fabriquee-sur-le-rond-point-de-lachamp.html.

(2) Ivan Bonet, « Gilets jaunes : à Manosque, stop ou encore ? », ''La Provence, 29 décembre 2019, https://www.laprovence.com/article/edition-alpes/5292296/gilets-jaunes-stop-ou-encore.html, consulté le 12 décembre 2018.

(3) « Une guillotine au milieu du rond-point de Cora », Le Républicain Lorrain, 8 décembre 2018, https://www.republicain-lorrain.fr/edition-de-saint-avold-creutzwald/2018/12/08/saint-avold-une-guillotine-au-milieu-du-rond-point-de-cora, consulté le 20 décembre 2018

(4) Mathieu Livoreil, « Avec les gilets jaunes, au rond-point de Thillois, près de Reims », L’Union, 6/12/2018 http://www.lunion.fr/19574/article/2018-12-06/photos-avec-les-gilets-jaunes-au-rond-point-de-thillois-pres -de-reims, consulté le 12/12/2018.

(5) Philippe Becker, « Péage sud : des gilets jaunes agressés dans la nuit », La semaine du Roussillon, 5 décembre 2018. https://www.lasemaineduroussillon.com/2018/12/05/peage-sud-gilets-jaunes/, consulté le 13 décembre 2018.

(6) https: // actu.fr / insolite / chenille- macarena- peage –cortege -funeraire- droles- dinitiatives-gilets- jaunes_19749918.html, 24 novembre 2018, consulté le 13 décembre 2018.

(7) Michel Winock, « Gilets jaunes, la crise de la démocratie », L’Histoire, n° 456, février 2019, p.12-23, photographie p. 15.

(8) Le Un, 8 juillet 2015, n° 64. Interview d’Emmanuel Macron, ministre de l’Économie : « Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif: le Roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures: ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace ».

(9) « Ce qu'il faut retenir de ce samedi de mobilisation », Le Midi Libre, 7 décembre 2018, https://www.midilibre.fr/2018/12/07/blocages-et-rassemblements-des-gilets-jaunes-ce-qui-vous-attend-samedi-dans-la-region,5005130.php, consulté le 13 décembre 2018.

(10) Pauline Seigneur, « Privas : Emmanuel Macron au tribunal des gilets jaunes », Le Dauphiné Libéré, 8 décembre 2018.

(11) Nathalie Houdayer, « Les gilets jaunes ont choisi une citation et une guillotine pour se faire entendre du gouvernement », Ouest-France, 12 janvier 2019, https://www.ouestfrance.fr/societe/ /gilets-jaunes-dole/acte-ix-des-gilets-jaunes-alencon-retouraurondpointdarconnay-6168944l, consulté le 7 décembre 2019.

(12) https://www.france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/jura/dole/gilets-jaunes-dole-qui-seme-misere-recolte-colere-1576660.html. Consulté le 13 décembre 2018.

(13) Les analyses politiques ou médiatiques de la crise des gilets jaunes énoncent ainsi des confusions historiques importantes, révélatrices de leur époque. Par exemple, un éditorialiste de L’Obs résume la crise en assimilant les gilets jaunes à des « Chouans de la France péri-urbaine » qui «voulaient la tête du Roi qu’ils jugeaient illégitime »... Serge Raffy, « Crise des gilets jaunes : Édouard Philippe en route pour la sortie ? » L’Obs, 6/12/ 2019, http://www.msn.com/fr-fr/actualite/politique/crise-des-gilets-jaunes-edouard-philippe-en-route-vers-la-sortie/ar-BBQzCbh?li=BBoJDO5&OCID=HPDHP, consulté le 13/12/2018.

(14) « Une guillotine sur le rond-point de Lachamp », La Commère 43, 21 novembre 2018, https://www.lacommere43.fr/actualites/item/19276-gilets-jaunes-une-guillotine-fabriquee-sur-le-rond-point-de-lachamp.html, consulté le 13 décembre 2018.

(15) Actu.fr, https: // actu.fr / insolite / chenille- macarena- peage –cortege -funeraire- droles- dinitiatives-gilets- jaunes_19749918.html, 24 novembre 2018, consulté le 13 décembre 2018.

(16) Emmanuel Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2009.

(17) Jacques Le Goff, Jean-Claude Schmitt, Le charivari, Paris-La Haye, EHESS et Mouton, 1981.

(18) Sandrine Blanchard, « Au Pouzin, le rond-point de toutes les colères », Le Monde, 9-10 décembre 2018.

(19) Philippe Brossard-Lotz, « Vendée, Guillotin et Gilets jaunes sur la plage des Sables d’Olonne »,Le Reporter sablais, 8 décembre 2018, http://www.lereportersablais.com/vendee-guillotin-et-gilets-jaunes-sur-la-plage-des-sables-dolonne/ Consulté le 13 décembre 2018.

(20) Émilie Skrzypczak et Franck Buchy « Gilets jaunes Ils attendaient davantage de Macron », L’Alsace, 11 décembre 2018, https://www.lalsace.fr/bas-rhin/2018/12/11/ils-attendaient-davantage-de-macron, consulté le 13 décembre 2018.

(21) « Bretagne. À Redon, les Gilets jaunes installent une guillotine sur le rond-point », Nouvelobs.com, 17 décembre 2018, https://www.nouvelobs.com/societe/20181218.OBS7311/une-guillotine-installee-par-des-gilets-jaunes-retiree-a-la-demande-de-la-gendarmerie.html, consulté le 20 décembre 2018.

(22) Le Dauphiné Libéré, 3 mars 2019.

(23) Raphaël Godet « On a reçu une dizaine d'alertes rien que ce matin" : face aux intox des "gilets jaunes", le service de vérification de l'AFP en surchauffe », France Info TV, 27 novembre 2018, https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/on-a-recu-une-dizaine-d-alertes-rien-que-ce-matin-face-aux-intox-des-gilets-jaunes-le-service-de-verification-de-l-afp-en-surchauffe_3074085.html.

(24) Marie-Perrine Tanguy, « Est ce que brûler des mannequins à l’effigie d’un représentant politique est répréhensible par la loi ? », Libération.fr, 14 mai 2018, https://www.liberation.fr/checknews/2018/05/14/est-ce-que-bruler-des-mannequins-a-l-effigie-d-un-representant-politique-est-reprehensible-par-la-lo_1653571, ainsi que cas suivants, consulté le 10 janvier 2019.

(25) « Nantes : un mannequin de Macron mis à mort par des manifestants », valeursactuelles.com, 8 avril 2018 https://www.valeursactuelles.com/politique/nantes-un-mannequin-de-macron-mis-mort-par-des-manifestants-94628, consulté le 10 janvier 2019.

(26) « Mélenchon sur un char, des caricatures de "Jupiter", un car-régie détruit... Neuf choses vues à la Fête à Macron », francetvinfo.fr, https://www.francetvinfo.fr/politique/emmanuel-macron/sept-choses-vues-et-entendues-a-la-fete-a-macron_2738541.html, consulté le 10 janvier 2019.

(27) Marie-Perrine Tanguy, « Est ce que brûler des mannequins à l’effigie d’un représentant politique est répréhensible par la loi ? », Libération.fr, 14 mai 2018, https://www.liberation.fr/checknews/2018/05/14/est-ce-que-bruler-des-mannequins-a-l-effigie-d-un-representant-politique-est-reprehensible-par-la-lo_1653571.

(28) « Mannequin à l'effigie d'Emmanuel Macron décapité : trois Gilets jaunes mis en examen », La Nouvelle République, 30 décembre 2018. https://www.lanouvellerepublique.fr/a-la-une/mannequin-a-l-effigie-d-emmanuel-macron-decapite-trois-gilets-jaunes-mis-en-examen, consulté le 10 janvier 2019.

(29) Roger Dupuy, La Politique du peuple. Racines, permanences et ambigüités du populisme, Paris, Albin Michel, 2002.

(30) Interview de Gérard Noiriel par A. Schwartzbrod : «Pour Macron, les classes populaires n’existent pas», Libération, 2 décembre 2018, https://www.liberation.fr/france/2018/12/02/gerard-noiriel-pour-macron-les-classes-populaires-n-existent-pas_1695585, consulté le 10 janvier 2019.

(31) Michaël Baktine, L’œuvre de François Rabelais dans la culture populaire au Moyen Age et à la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

(32) Nathalie Alzas « Rites de violence et fêtes royalistes dans l’Hérault ou comment s’affirmer majoritaire sous le Directoire », p.111-126, dans Christine Peyrard (dir.), Minorités politiques en Révolution, 1789-1799, Aix, PUP, 2009.

(33) Daniel Arasse, La guillotine et l’imaginaire de la terreur, Paris, Flammarion, 1988.