Dans les années 1980, je venais de retrouver l’expression remarquable de Robespierre : « l’économie politique populaire », par opposition à « l’économie politique tyrannique », expression qui n’avait pas été relevée jusque-là (2). Dans son grand discours de mai 1793 à la Convention, Robespierre développait son Projet de déclaration des droits qu’il avait présenté le 24 avril 1793, accompagné du Projet de Constitution de Saint-Just. La Déclaration des droits de Robespierre était centrée sur « le droit à l’existence comme premier des droits de l’homme et la liberté », déjà largement exprimé par l’ensemble du mouvement populaire rural et urbain. De nombreux historiens, avaient déjà mis à découvert l’élaboration du programme, dit du Maximum, par le mouvement populaire, réclamant des limites à la taille de l’exploitation agricole et artisanale comme à celle de la propriété foncière, programme accompagné d’un rééquilibrage des prix, des salaires et des profits. L’objectif était de se protéger de l’offensive de la nouvelle économie, qui fut celle des physiocrates dans les années 1760, puis des turgotins, puis de leurs héritiers, appelés « les économistes », qui repartirent à la conquête du pouvoir dès 1789.
Le concept « d’économie politique populaire » de Robespierre synthétisait le projet de Constitution, qui refondait une économie politique, contrôlée par une démocratie communale, s’appuyant sur les communes avec leur système électoral caractérisé par la révocabilité des élus -de la commune à l’assemblée nationale- dans le cas où ces élus perdraient la confiance de leurs électeurs. Ce projet s’accompagnait d’institutions prévoyant que les mandataires rendent des comptes publics, à date fixe, à leurs électeurs et non à des instances intermédiaires.

Dans Customs in Common, Coutumes en commun, paru en 1991, E.P. Thompson publiait plusieurs études, dont la réédition de son article de 1971, « The Moral Economy of the Crowd », « L’économie morale de la foule » qu’il accompagna d’un long chapitre sous forme de bilan, intitulé « The Moral Economy Reviewed », « L’économie morale revisitée », dans laquelle il indiquait les critiques dont « l’économie morale » avait été l’objet et les multiples développements qui avaient été proposés par de nombreux auteurs (3).
Thompson rappelle qu’il commença à percevoir la notion d’économie morale en travaillant à The Making of the English Working Class, La formation de la classe ouvrière anglaise, dans les années 1960, et après avoir rencontré les travaux de George Rudé et de Richard Cobb sur la Révolution française (4).
La recherche de Thompson portait sur la culture politique, les attentes, les traditions, y compris les superstitions populaires, bref, les coutumes en commun, en Angleterre au tournant des XVIIIe-XIXe siècles. Il ne se satisfait pas des mots des sources anglaises pour exprimer cette culture, comme crowd, la foule, ou food riot, émeute de la faim, ou encore mob, foule avec une connotation de dangerosité, parce que ces termes ne lui semblent pas rendre compte des réalités, comme celles des relations négociées entre le peuple et les autorités.
En effet, l’emploi de ces mots réduit les faits à la seule dimension d’une action violente et irrationnelle. Or, le mouvement populaire oppose à de véritables famines, une action directe solide, organisée et rationnelle, en affirmant sa légitimité, pour la protection de chacun et de tous, créant un espace politique populaire de négociations avec les autorités et des agents de la hausse des prix, alors que les termes riot ou mob utilisés pour le décrire, dissimulent davantage qu’ils ne dévoilent (II, p. 260-265 de l’original). Thompson en est alors venu à utiliser la notion d’économie morale et a cherché également à reconstituer la politique paternaliste, qui réapparaissait à chaque trouble de subsistance, mais il distingue l’économie morale populaire du paternalisme des autorités locales ou gouvernementales, même si l’une et l’autre partagent une morale politique ayant certains objectifs communs, en particulier le rétablissement de la paix civile.
Je me permets de souligner ici le remarquable travail d’historien de E.P. Thompson, caractérisé par l’ampleur de ses recherches du côté des archives comme de la littérature, la profondeur de ses analyses pleines de finesse, qui cherchent le cœur du sujet, sans oublier l’humour de son auteur dans sa présentation : voilà de la belle ouvrage d’historien !
Si les études postérieures qui ont employé cette notion « d’économie morale » ont permis de préciser bien des aspects et des situations diverses à travers le monde, Thompson pense que « l’économie morale » n’est limitée ni à la paysannerie, ni à la Révolution française, ni à l’Inde au XIXe siècle et pas davantage à la proto-industrie : il s’agit d’une dimension de la culture populaire qu’il est parvenu à mettre en lumière.

Thompson a donc cherché à reconstituer ce qu’il appelle la politique de paternalisme royal, depuis la législation des Tudors, au XVIe siècle, et les variantes qu’elle a connues jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Il aperçoit ainsi que la politique des Tudors était à la fois économique et politique, avec des impératifs moraux qui s’imposaient au gouvernement lui-même, aux propriétaires et aux marchands. Or, ce paternalisme royal réapparaît jusqu’à la fin du XVIIIe siècle dans tout mouvement populaire lié aux subsistances.
L’exemple de la réception du livre de Mandeville (5), La Fable des Abeilles, qui, voyant dans les vices privés un moyen de réaliser le bien public, exprime à sa manière le divorce entre les impératifs moraux et le processus économique en cours : Thompson rappelle que ce livre fut jugé comme une « nuisance publique » par le Grand jury du Middlesex, en 1723 (II, 270).
Pour mieux situer la question, Thompson insiste : il ne s’agit pas d’introduire une « bonne » morale contre une « mauvaise », pas davantage de croire que l’économie nouvelle voudrait s’autonomiser de la morale, mais de saisir qu’il y a eu un changement de morale, adapté à cette économie nouvelle.
La critique d’Adam Smith et, en particulier, de sa digression sur « Le marché des grains », dans La Richesse des Nations, faite par Thompson (6), a provoqué des réactions indignées. Il revient sur ce sujet dans « L’Économie morale revisitée », en développant le point suivant qui mérite attention : ce qui a été pris pour l’apport théorique d’ A. Smith était ce que le gouvernement anglais, dirigé par Pitt et Grenville, mettait déjà en pratique dans les années 1780 (II-276), en appliquant une nouvelle politique, armé de sa nouvelle morale, qui effaçait la responsabilité sociale de la propriété devenue exclusive.
L’historien Thompson a introduit, dans la connaissance historique anglaise, l’étude des troubles de subsistances, provoqués par un peuple affamé devant des monceaux de grains rendus inaccessibles par la hausse des prix, qui créait une disette factice, dont les causes étaient bien humaines. Il a également introduit l’étude des réponses, comme des non réponses, des autorités concernant ces troubles et note une absence complète de réponse de la part d’A. Smith, jusqu’à sa mort en 1790. Il souligne que Smith ne s’est pas préoccupé de trouver des solutions aux périodes de hausse des prix et n’a opposé aux troubles populaires que ses arguments d’un laisser-faire absolu, l’observance religieuse du respect de la propriété privée et la non ingérence du gouvernement dans la liberté indéfinie du commerce.
Thompson conclut que le désintérêt de Smith pour les conséquences réelles du fonctionnement du marché, révèle une déficience face à l’expérience, ce qui éclaire le caractère dogmatique de ses théories. Il ajoute que depuis deux siècles et plus, la vérification de l’argumentation de Smith en faveur du laisser-faire de la liberté illimitée du commerce, n’a pas encore été démontrée empiriquement (II, 270 et s).
L’exemple de la politique de la monarchie française me permet d’éclairer cette analyse de Thompson : alors qu’en Angleterre, c’était le gouvernement lui-même qui menait la politique économique nouvelle et non des théoriciens de l’économie comme Smith, dans le Royaume de France, la monarchie et les pouvoirs locaux pratiquaient une politique de protection des consommateurs, des producteurs et des marchés publics, depuis le Moyen-âge, soit une forme de « paternalisme royal ». Lorsque les économistes physiocrates parvinrent à convaincre Louis XV de l’intérêt de leur programme de réformes, ce dernier les écouta, leur fit confiance et tenta l’expérience de 1764 à 1768.
Les « émotions populaires », comme on disait de ce côté de la Manche, expression sensible à la détresse populaire face à la hausse des prix des subsistances, furent telles que le roi arrêta l’expérience et renvoya ses initiateurs.
Ici, c’est bien l’expérience qui a éclairé Louis XV et provoqua sa décision de rétablir, après quatre ans de troubles, la politique de protection des marchés et des consommateurs. Ajoutons qu’à cause de cet échec des réformes physiocratiques, le nom même de physiocrate fut voué aux gémonies, en France, pour plus d’un siècle : en effet, ce ne fut qu’au début du XXe siècle que Georges Weulersse réintroduisit, après un siècle et demi d’oubli, le nom des physiocrates, dans sa série d’études publiées en quatre volumes, en les présentant comme les premiers libéraux (7). Puis, en 1775, le jeune roi Louis XVI, à nouveau enthousiasmé par les promesses des réformes de Turgot, tenta une seconde expérience. Turgot, qui avait soutenu activement les physiocrates en 1764, avait compris qu’il fallait présenter la théorie avec quelques correctifs, à commencer par le nom même de physiocrate qui fut remplacé par « philosophes économistes ». Mais l’expérience de la Guerre des farines, en 1775, provoqua des troubles de subsistances d’une ampleur encore inouïe jusque-là et Louis XVI, au bout d’une seule année cette fois, y mit fin et rétablit le système de protection antérieur.
Il est clair que dans le Royaume de France, ces expériences furent jugées sur pièces deux fois de suite et ce fut finalement le roi lui-même, les autorités locales et le peuple ému qui conjuguèrent leurs critiques, pour des raisons diverses, mais qui convergèrent pour y mettre fin (8).

Notes

(1) A la suite de la disparition brutale de Guy Ikni en 1993, j’avais entrepris, avec l’accord des Éditions de la Passion, la publication de sa thèse, mais pour des raisons indépendantes de notre projet, elle ne put aboutir. On trouvera la publication de l’Introduction de sa thèse intitulée La Question paysanne dans la Révolution française. Pour une vision synthétique, suivie d’une bibliographie des travaux de Guy Ikni in Histoires & Sociétés Rurales, n° 4, 1995, p. 177-213.

(2) Voir notre Introduction avec G. Ikni et mon article dans le présent recueil. J’avais présenté une première version de cette « économie politique populaire » retrouvée, lors du VIe Congrès international des Lumières à Bruxelles, publiée dans la revue du Centre de Philosophie du droit de l’Université Libre de Bruxelles, L’Égalité, vol. 9, 1984.

(3) E.P. Thompson, Customs in Common, London, The Merlin Press, 1991. Né en 1924, E.P. Thompson nous a quittés en 1993, deux ans après la publication de ce livre. Traduit en français sous le titre Les usages de la coutume, Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, 1015.

(4) E.P. Thompson, La Formation de la Classe ouvrière anglaise (1963) trad. de l’anglais Paris, Gallimard-EHESS, 1988 ; G. Rudé, « La Taxation populaire de mai 1775 à Paris et dans la région parisienne », AHRF , n° 143, 1956, p. 139-179 et « La Taxation populaire de 1775 en Picardie, Normandie et dans le Beauvaisis », AHRF, n° 165, 1961, p. 305-329 ; R. Cobb, Terreur et subsistances, 1793-1795, Paris, Clavreuil,1964.

(5) Bernard Mandeville, The Fable of the Bees, 1714, trad. Paris, Vrin, 1990.

(6) A. Smith, La Richesse des Nations, (1776) trad. de l’anglais, Garnier-Flammarion, 2 vol., t. 2, Digression sur le Commerce des blés, p. 121-144. Voir l’article de Thompson, « L’Economie morale… », III.

(7) Voir la liste des travaux de Weulersse dans l’Orientation bibliographique du présent recueil.

(8) Voir les travaux des historiens suivants : Maurice Bordes, La Réforme municipale du Contrôleur général Laverdy et son application, 1764-1771, Toulouse, Publications de la Faculté de Lettres et Sciences Humaines, 1968. Laverdy était le réformateur physiocrate nommé par Louis XV en 1764 pour diriger l’expérience ; Jean Meuvret, Études d’Histoire économique, Paris, Cahiers des Annales, 1971 et Le Problème des subsistances à l’époque Louis XIV, Paris, Mouton, 4 vol., 1977, a analysé en détail le système de protection des marchés publics, les prix et les crises de subsistances, la différence entre les famines et les disettes factices, la production des céréales et le commerce des grains, l’évolution des concepts de l’histoire économique de l’époque moderne et contemporaine. Sur la Guerre des Farines de 1775, voir l’article de Cynthia Bouton dans le présent recueil. Sur la critique des physiocrates puis de Turgot et de ses héritiers à l’époque de la Révolution française voir le présent recueil La Guerre du blé, au XVIIIe siècle ; Florence Gauthier, « A l’origine de la théorie physiocratique du capitalisme, la plantation esclavagiste. L’expérience de Le Mercier de la Rivière, intendant de la Martinique », in Actuel Marx, Les Libéralismes au regard de l’histoire, PUF, p. 51-71 et « L’économie politique populaire de la République démocratique et sociale montagnarde, 1793-94 », in Olivier Cristin éd., Républiques et républicanismes. Les cheminements de la liberté, Editions Le Bord de l’Eau, 2019, p. 143-159.