Début de l'introduction

Revisiter le moment thermidorien

L’historiographie du "moment thermidorien" — compris comme la période entre l’exécution des "robespierristes" à partir du 10 thermidor an II (28 juillet 1794) et l’installation du Directoire le 1er vendémiaire an IV (26 octobre 1795) — a été entièrement renouvelée depuis 1989, notamment avec les travaux de Françoise Brunel et Bronislaw Baczko, puis avec les colloques de 1995 sur "Le tournant de l’an III" dirigé par Michel Vovelle et celui sur "1795, Pour une République sans Révolution" dirigé par Roger Dupuy et Marcel Morabito. Citons également L’automne de la Révolution de Sergio Luzzatto (ouvrage paru en italien en 1994 et traduit en français en 2001), et enfin, plus près de nous, l’ouvrage de Yannick Bosc sur Thomas Paine en l’an III ou celui de Loris Chavanette . Cette période, d’une redoutable complexité politique, est donc aujourd’hui étudiée pour elle-même et non plus comme une simple parenthèse entre les débuts de la Convention et le Directoire.

Si l’existence d’une rupture politique pendant la période thermidorienne est admise par tous les historiens, la question de sa nature continue à faire débat et à susciter des interprétations divergentes. Trois grands schémas interprétatifs – non exclusifs les uns des autres — peuvent être distingués.

Selon la première interprétation, la constitution de 1795 marque un "retour à 1789" après la parenthèse de la révolution radicalisée entre 1792 et 1794. La constitution de l’an III aurait renoué avec les principes "bourgeois" — liberté d’entreprendre, égalité juridique formelle, sanctification de la propriété — censés être ceux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Dans le récit standard partagé par les historiens "libéraux" et "marxistes" qui fait de la Révolution française une "Révolution bourgeoise" — c’est-à-dire une révolution de la bourgeoisie contre l’Ancien régime destinée à lever les obstacles à la constitution d’une société bourgeoise débarrassée des restes du "féodalisme" et à la construction d’une économie capitaliste caractéristique de la "modernité" sociale —, la période de la Convention thermidorienne serait donc celle du "retour à la normale". Une deuxième interprétation, plus "politique" et "culturelle" insiste sur la "sortie de la Terreur" pour reprendre l’expression de Bronislaw Baczko. La République se refonde en l’an III sur la base du rejet ce que l’on commence à appeler le "système de la Terreur". On assiste alors à la construction d’un récit nouveau englobant l’histoire de la Révolution depuis 1789, récit dont le but est de marquer la fin du processus révolutionnaire, considéré comme clos. En "sortant de la Terreur", la République maintenue entend se reconstituer autour de l’idée de "modération", rejetant les "extrêmes" royaliste et "jacobin".

Une troisième interprétation — refusant le récit standard de la Révolution bourgeoise — considère que le tournant thermidorien n’est pas un "retour à 1789" mais une refondation sociale et politique conservant la forme républicaine tout en rejetant l’intervention populaire et la démocratie renvoyées du côté de la "Terreur" ou de "l’anarchie". Il s’agit non de revenir à la normativité de la déclaration des droits naturels de l’homme de 1789 ou de renouer avec la possibilité de la résistance à l’oppression qu’elle avait consacrée, mais de marquer une rupture avec elles pour imposer une nouvelle conception de l’ordre social des propriétaires et des élites que l’on peut appeler une République sans la démocratie — une "aristocratie des riches" pour reprendre l’expression de l’abbé Grégoire en 1791 — dans laquelle le respect dû aux autorités élues censitairement et à la loi positive tient lieu de "valeur" fondamentale . Au-delà des divergences d’interprétation, il est certain que ces quinze mois sont le cadre d’un tournant politique majeur que l’on a eu tendance par le passé à réduire à l’idée de "réaction" bourgeoise contre la "Terreur" . Pourtant, la période n’est pas que cela, elle est aussi un formidable laboratoire politique pendant lequel les contemporains élaborent des récits de la Révolution depuis 1789 et entendent tirer les leçons des processus enclenchés depuis cette date. L’obsession qui se manifeste depuis 1789, chez la plupart des acteurs politiques, de "terminer la Révolution" est au cœur de cette réécriture historique et politique.

Dans les mois qui suivent l’exécution des "robespierristes", un triple processus de rupture avec les dynamiques révolutionnaires antérieures se manifeste. Tout d’abord, la plupart des lois sociales et de surveillance de l’an II — qui avaient été mises en place depuis les journées des 30 mai et 2 juin 1793 qui avait vu la chute des Girondins — sont progressivement abolies, tandis que les lois de "salut public" que l’on commence à qualifier de "terroristes" sont l’objet d’attaques virulentes venues de la Plaine et du "côté droit" de la Convention. Elles sont elles aussi abolies en partie.

Ce démantèlement législatif et judiciaire s’accompagne de l’élimination politique (et parfois physique pendant la "Terreur Blanche") d’une partie du personnel politique et administratif de l’an II, qualifiée de "buveurs de sang" et "d’anarchistes". L’accusation de "robespierrisme" puis de "terrorisme" permet ce retournement qui aboutit rapidement à un glissement à droite au sein de la Convention mais aussi dans le pays où les anciens militants populaires de l’an II se trouvent exclus des institutions locales au profit de notables "modérés", voire d’émigrés rentrés en France et pressés d’en découdre avec les "anarchistes".

Enfin, ces processus s’accompagnent d’une remise en cause de la Constitution de 1793 qui avait été pourtant approuvée par un vote populaire. Certes, la constitution n’avait pas été mise en vigueur du fait de la guerre, mais les principes de la Déclaration des droits qui la précédait avaient été au centre de la politique démocratique et sociale de l’an II. La constitution de 1793 est accusée par les thermidoriens comme Boissy d’Anglas d’être le "code de l’anarchie" et de constituer le principe même de la "Terreur". Le "système de la Terreur", expression popularisée par Tallien le 28 août 1794, est alors dénoncé comme l’origine de tous les maux du pays. Boissy d’Anglas voit dans le mot d’ordre "la terreur à l’ordre du jour", la "première ligne" de la constitution de 1793 assimilée à un "code de sang" fustigeant les riches. Pour le député Courtois qui rapporte sur les "crimes de Robespierre" le 16 nivôse an III (5 janvier 1795), l’objectif de la "tyrannie" de Robespierre était "le nivellement, la sans-culottisation générale, par l’extinction des richesses et la ruine du commerce." Pour les thermidoriens, la "Terreur" est donc d’abord une politique économique et sociale "anarchique", car opposée aux intérêts des propriétaires et des riches. Il faut donc "sortir de la Terreur" et refonder un nouvel ordre social, celui des propriétaires, car, comme le dit Boissy d’Anglas, seul "un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social".

Par une sorte de coup d’État parlementaire, la Convention, épurée de ses éléments "terroristes", décide non de mettre en vigueur la constitution de 1793 mais de la remplacer par un nouveau texte. Tandis que les dernières "journées populaires" à Paris sont réprimées en germinal et prairial an III (avril-mai 1795), la Convention thermidorienne finit par adopter un texte marquant la rupture avec la période 1789-1794. Les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen y sont remis en cause . Boissy d’Anglas estime qu’ils sont la principale source des désordres depuis 1789, et en particulier celui de la résistance à l’oppression qui justifie l’insurrection. La nouvelle Déclaration des droits et des devoirs de l’an III n’a pas pour fonction d’organiser la société, elle n’en définit pas les normes politiques, elle est seulement un "recueil de tous les principes" sur lesquels repose cette organisation. Avec la Constitution de l’an III, ce ne sont plus les principes du droit naturel qui légitiment l’organisation politique mais l’histoire, celle de la Révolution française, et en particulier l’expérience de la "Terreur", qui justifie la rupture avec les droits de l’homme et du citoyen. La Constitution de l’an III met en place un régime censitaire — le Directoire — dans lequel la souveraineté populaire est confisquée par les propriétaires, seuls détenteurs de l’intégralité des droits politiques.

Cette triple rupture de la période thermidorienne suscite quantité de débats en France, comme à l’étranger, dans la presse, les brochures, les pamphlets et les images. Elle est en particulier marquée par la résurgence d’une opinion de "droite", voire "crypto-royaliste". Certes, il reste impossible de s’affirmer ouvertement et publiquement favorable à la monarchie en France en 1795, car le faire est un crime encore théoriquement passible de la peine de mort, mais critiquer les "buveurs de sang", les "anarchistes", les "jacobins" ou les "continuateurs de Robespierre", en appeler à leur extermination, est au contraire de fort bon ton. Une foule de textes paraissent alors qui décrivent les prisons de la "Terreur", les exécutions, les massacres commis par les "terroristes". De la dénonciation de la "Terreur" à la mise en accusation de toute la Révolution, le pas est rapide et relativement facile. On voit donc réapparaître une presse crypto-royaliste qui peut désormais s’exprimer plus ouvertement qu’en l’an II.

Le débat sur la "sortie de la Terreur" ne se limite pas à la France, il occupe toute l’Europe et en particulier un grand nombre de Français émigrés. Parmi les ouvrages qui paraissent alors, ceux de Madame de Staël, Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français, de Calonne Tableau de l’Europe en novembre 1795, ou celui de Montlosier, Vues sommaires sur les moyens de paix pour la France, pour l’Europe, pour les émigrés, celui de Francis d’Ivernois, Réflexions sur la guerre en réponse aux Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français sont parmi les plus notables. La question centrale posée par ces ouvrages est celle de la nature des transformations en cours en France : la République française a-t-elle changé de nature depuis la fin des "buveurs de sang" ?