La démonstration, chronologique, se résume ainsi : pour asseoir leur légitimité face au roi, les constituants ont affirmé la souveraineté de la nation. Mais ils n’avaient pas conscience que cette souveraineté étant essentiellement incompatible avec la monarchie, ils ruinaient cette dernière sans retour et se trouvaient « face à l’abîme (…) inenvisagé de la fondation d’un nouveau pouvoir » (5). Une fois le roi renversé le 10 Août 1792, deux partis ont tenté de combler le gouffre : les Girondins et les Montagnards. Si les premiers n’y sont pas parvenus, c’est que « leur préoccupation de l’établissement d’un ordre légal et du retour à une marche régulière des institutions leur masquait la profondeur des causes du désordre et la faiblesse des instruments sur lesquels ils comptaient pour y faire face. (6) » Au plus fort de la crise révolutionnaire, les Montagnards étaient les hommes de la situation car « la démesure de leurs aspirations les qualifiait pour l’exercice d’un gouvernement révolutionnaire et le recours à ses moyens exorbitants. » Mais s’ils ont sauvé la République, ils se sont révélés « incapables de la faire fonctionner ». Déterminés à implémenter simultanément les droits de l’homme et la souveraineté populaire, ils ont buté sur l’irréductible contradiction entre liberté des individus et volonté générale et ont inévitablement fini par terroriser la population au nom d’un peuple imaginaire. Pour résumer : la Constituante avait provoqué une crise à laquelle les Montagnards n’allaient pouvoir répondre que par un système de gouvernement qui ne pouvait qu’aboutir à la Terreur. C’est cet implacable enchaînement qui fait de la Révolution française une « tragédie ».

Le cadre général étant posé, le portrait de Robespierre est tout ce qu’il y a de plus classique. Le plus intransigeant défenseur des droits de l’homme à l’Assemblée constituante est voué à devenir le théoricien de la Terreur. Entêté d’une « vision d’un peuple un et bon qui ne peut aller, au final, par conséquent, que vers une cité une et juste » (7), il se croit destiné à lui servir de guide. Son incorruptibilité, son dévouement total à la Révolution, la rigueur de ses principes lui confèrent une popularité telle que Marcel Gauchet n’hésite pas à le qualifier de dictateur tout en précisant que « c’est son verbe qui est dictatorial, pas sa personne ». Mais l’idéalisation du peuple a pour corollaire l’aveuglement « à la vérité de la situation politique, qui est la profonde division du pays, ou plus exactement, elle la travestit en lutte du peuple contre ses ennemis » (8). La carrière de Robespierre culmine avec la fête de l’Être suprême et la loi de prairial, deux dimensions d’un même projet : d’une part, institutionnaliser la vertu, d’autre part, exterminer les comploteurs qu’il voit partout. Mais il finit par faire peur à ses collègues des Comités de gouvernement ainsi qu’aux membres de la Convention, ce qui provoquera sa chute.

Comment Robespierre a-t-il pu incarner pendant un temps l’idéal révolutionnaire ? La réponse, selon Marcel Gauchet, est à chercher dans sa personnalité qui est « un facteur central et décisif » (9). L’analyse qui en est faite relève du lieu commun, sinon de la psychologie de comptoir : Robespierre se caractérise par « une profonde solitude morale, le sentiment d’un destin à part, l’absence d’implication affective chez ce chaste célibataire appréciant la compagnie des femmes sans en avoir l’usage. (10) » Son « orgueil flagrant » (11) le voue à l’ « égolâtrie », c’est-à-dire à un « culte du moi » (12) qui se manifeste dans une « obsédante mise en scène de soi » (13) caractérisée par un « exhibitionnisme victimaire » (14), à moins qu’il ne s’agisse d’un « narcissisme victimaire » (15), voire d’un « narcissisme mortifère (16)».

Les thèses que nous venons d’exposer n’ont rien de nouveau. On les trouvait déjà toutes dans La Révolution française de François Furet. La leçon qu’en tire Marcel Gauchet est d’ailleurs celle qu’énonçait Furet dans Penser la Révolution française dans une formule célèbre que Marcel Gauchet cite avec approbation : « la Révolution est terminée » parce qu’enfin les Français de droite comme de gauche s’accordent à célébrer la Révolution tout en ayant accepté que les droits de l’homme ne font pas une politique. Mais alors pourquoi redire tout cela ? C’est qu’au grand désespoir de Marcel Gauchet, la leçon de Furet semble être oubliée : Robespierre revient à la mode. Il faut donc lutter contre « l’oubli sélectif d’une minorité activiste qui entend (…) cultiver l’inspiration radicale d’un moment fondateur et de sa figure emblématique, mais qui tend pour ce faire à minorer, à estomper, voire à escamoter, la politique de terreur dans laquelle le culte des principes et le dogme de l’infaillibilité du peuple se sont perdus (17)».

Le message de l’ouvrage peut donc se résumer en quelques mots : Français, souvenez-vous que la souveraineté populaire, c’est la Terreur ! Marcel Gauchet, pour faire bonne mesure, sermonne également ceux qui ont oublié que Robespierre avait été le champion des droits de l’homme avant d’être un tyran mais on voit mal, dans sa démonstration, en quoi leur oubli pose un problème comparable à celui de « la minorité activiste ».

Il se trouve que j’appartiens à cette minorité. On aura deviné que la démonstration de Marcel Gauchet ne m’a pas convaincu. Sa prémisse me semble inacceptable : quel sens y a-t-il à reprocher aux constituants d’avoir détruit la monarchie quand celle-ci s’est condamnée elle-même en refusant obstinément les compromis que les constituants se sont évertués à lui proposer jusqu’après la fuite à Varennes ? J’ai écrit ailleurs que l’intelligence de Robespierre avait au contraire été de comprendre très tôt qu’en un moment où tous les pouvoirs étaient suspendus, la seule façon de préserver l’ordre social était d’épouser résolument la cause du peuple.

Encore faut-il admettre qu’il existait une cause du peuple. Marcel Gauchet, qui confond peuple et population, se contente de rappeler qu’il est traversé par des intérêts contradictoires qu’il faut « mettre en scène », comme si la mise en scène d’un conflit permettait toujours de le résoudre. C’est avec une stupéfiante désinvolture qu’il pose les enjeux économiques de la Révolution : lorsqu’il évoque le conflit entre la Gironde et la Montagne, il rappelle que les Montagnards n’étaient pas socialistes mais libéraux comme leurs adversaires (ce que tout le monde sait) et conclut qu’entre les deux camps, « c’est l’étendu des correctifs attendus de la réglementation qui diffère, non la règle du jeu (19) ». Et c’est tout. Comme si la possibilité d’un Etat social ne dépendait pas de la capacité à réglementer l’économie de marché. Dans un livre qui prétend éclairer le présent, il est invraisemblable d’accorder aussi peu d’importance à la question de la régulation alors que le débat droite-gauche oppose aujourd’hui les défenseurs d’un capitalisme régulé (keynésien) à ceux d’un capitalisme sans frein (friedmanien).

Partir de la question sociale permettrait pourtant de reprendre toute l’analyse de la doctrine politique de Robespierre dont Florence Gauthier a précisé les contours : fondée sur le droit à l’existence, elle pose la préférence pour les pauvres, avec les restrictions que cela entraîne quant au droit de propriété (20). C’est peut-être l’indifférence de Marcel Gauchet à la question sociale qui lui permet d’oser l’affirmation exorbitante que Robespierre aurait été d’ « une prodigieuse indifférence à l’humanité concrète » (21). Rien de plus concret que le souci des pauvres, qui n’était pas que vaines paroles : dans un récent ouvrage, Jean-Pierre Gross a d’ailleurs montré que les Montagnards avaient accompli des prouesses pour mettre en œuvre des politiques sociales dans des circonstances qui certes ne les aidaient pas (22).

Repartir de la question sociale, c’est aussi reposer le problème qui est au cœur de la théorie politique de Robespierre : celui de la tendance de tout pouvoir à servir des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. La démocratie doit, selon lui, contrecarrer cette tendance. Pour autant, il ne croyait nullement en la vision fumeuse d’une fusion totale entre un peuple et ses représentants : il avait conçu un système permettant au peuple, par des procédures référendaires complexes, de révoquer ses élus ou d’exiger qu’une loi soit retirée (23). Ainsi pouvait fonctionner une République digne de ce nom, c’est-à-dire, selon la définition classique, une cité où chacun n’obéit à personne mais seulement aux lois qu’il s’est donné.

Le républicanisme de Robespierre est une théorie de l’Etat démocratique et social. Cette théorie mènerait-elle inéluctablement à la Terreur ? Il est navrant d’avoir à répondre à une question que de nombreux travaux ont montré être mal posée. Il est aujourd’hui largement admis que le mot, avec sa majuscule, suppose un système qui n’a jamais existé, et qu’il faut distinguer entre des phénomènes aux causes diverses. Les luttes entre parlementaires, la nécessité de canaliser la violence populaire, les sanctions visant à faire respecter les régulations de l’économie et les contraintes liées à l’effort militaire, les conflits en Vendée et dans le Sud dont l’issue pouvait décider de celui de la guerre internationale, les règlements de compte locaux, les exactions commises par les fonctionnaires et les représentants de l’Etat et la répression frappant ces derniers, autant de facteurs qui se sont conjugués et qui n’avaient guère de rapport avec l’idéologie de ceux qui gouvernaient (24).

Si la thèse d’une Terreur « idéologique » n’a plus guère de crédibilité, il ne s’agit pas pour autant de ressusciter la thèse des « circonstances » auxquelles les Conventionnels auraient héroïquement fait face. Les travaux récents sur les années terribles ouvrent une troisième voie : les conventionnels n’ont pas pris les bonnes décisions eu égard aux circonstances, ni les mauvaises décisions par idéologie, ils ont pris de mauvaises décisions sous la pression des circonstances. C’est ce que montre l’ouvrage que Timothy Tackett, que nul ne soupçonnera de robespierrisme, a récemment consacré à l’avènement de la Terreur (25). Fait remarquable, Robespierre y occupe peu de place : ce que l’on découvre, en revanche, c’est comment un état d’esprit de peur et de suspicion généralisée s’est emparé de tous les acteurs de la révolution. A rebours de l’analyse que fait Gauchet du conflit entre Girondins et Montagnards, Timothy Tackett montre d’ailleurs que les premiers n’étaient nullement paralysés par leur respect pour l’état de droit : ils furent au contraire les premiers à appeler à la violence contre leurs adversaires et à l’insurrection contre la Convention, appels qui furent décisifs dans l’engrenage de la terreur parlementaire. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les « mises en scène de soi » sur lesquelles Marcel Gauchet fonde son analyse de la psyché de Robespierre. Dans Choosing Terror (26), Marisa Linton souligne qu’elles sont en fait un trait caractéristique de la rhétorique parlementaire en Révolution. En un temps où personne ne savait à qui se fier et tout le monde jouait sa vie, tous les acteurs politiques n’ont eu de cesse de proclamer hautement leur vertu et leur détermination à mourir pour la liberté. Est-ce, après tout, si surprenant ? Si dans un régime politique pérenne, accepté par tous, c’est des institutions que les individus tirent leur autorité, il ne peut en aller de même dans une situation où tous les pouvoirs se sont effondrés. Peut-être alors les choses ne peuvent-elles se passer que dans l’autre sens : c’est l’autorité des personnes qui doit légitimer les institutions. Opération difficile, peut-être impossible, à laquelle ceux qui, après la mort de Robespierre, avaient renoncé aux droits de l’homme et à la démocratie, ne réussirent pas mieux que lui (27).

Nous voici revenus au problème qui sous-tend l’ouvrage de Marcel Gauchet : celui de l’impossible refondation du pouvoir. Être robespierriste, c’est chérir les principes démocratiques née d’une insoluble crise politique, financière, sociale, religieuse et militaire. Soutenir que cette crise aurait pu être résolue si ces principes avaient été tus, c’est, n’en déplaise à Marcel Gauchet, être antirobespierriste. Il y a fort à parier que l’Incorruptible restera encore longtemps l’homme qui nous divise le plus.

Notes

(1) Marcel Gauchet, Robespierre. L’homme qui nous divise le plus, Editions Gallimard, Paris 2018, p.11.

(2) Sur cette construction, voir Marc Belissa, Yannick Bosc, Robespierre. La fabrication d’un mythe, Paris, Ellipses, 2013.

(3) Marcel Gauchet, op.cit, p. 75.

(4) Idem, p. 16.

(5) Idem, p. 28.

(6) Idem, p. 120.

(7) Idem, p. 101.

(8) Idem, p. 246.

(9) Idem, p. 85.

(10) Idem, p. 22.

(11) Idem, p. 75.

(12) Idem, p. 75.

(13) Idem, p. 76.

(14) Idem, p. 77.

(15) Idem, p. 220.

(16) Idem, p. 228.

(17) Idem, p. 273.

(18) Olivier Tonneau, « Qui a peur de l’incorruptible ? », Révolution Française.net, février 2015. LIRE (19) Marcel Gauchet, Idem, p. 119.

(20) Florence Gauthier, « De Mably à Robespierre : un programme économique égalitaire, 1775-1793 », Annales Historiques de la Révolution Française, n°261, 1985. LIRE

(21) Marcel Gauchet, Idem, p. 268.

(22) Jean-Pierre Gross, Egalitarisme jacobin et droits de l’homme, Paris, Editions Kimé 2016.

(23) Voir l’excellent article de Julien Boudon, « Le Rousseauisme de Robespierre : une émancipation obligée », in Rousseau et la révolution, Paris, Gallimard 2012, pp. 102-121.

(24) Michel Biard (ed), Les Politiques de la Terreur. 1793-1794, Rennes, Presses Universitaires de Rennes. Société des Études Robespierristes, 2008.

(25) Timothy Tackett, The Coming of the Terror in the French Revolution, Harvard University Press, 2015.

(26) Marisa Linton, Choosing Terror. Virtue, Friendship, and Authenticity in the French Revolution, Oxford University Press, 2013.

(27) Marc Belissa, Yannick Bosc, Le Directoire. La République sans la démocratie, Paris, Edition La Fabrique, 2018.