La vertu dans le lexique de Robespierre : évidences lexicologiques et lexicométriques Etudes
lundi 31 décembre 2018Par Cesare Vetter et Elisabetta Gon, Université de Trieste
Chez Robespierre, dimension morale et dimension politique sont étroitement liées. Au cours de l'été 1791 Robespierre affirme ainsi que la « politique (…) des fondateurs de la liberté » ne peut « être que la morale même » (1). Dans son discours Sur les principes de morale politique (5 février 1794) il souligne que « dans le système de la Révolution française, ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire » (2). La contre-révolution, avant d'être une « contre révolution politique » est une « contre-révolution morale » (3). Le point de convergence de ce puissant entrelacement entre morale et politique est la vertu. La tâche du législateur est de «conduire les hommes au bonheur, par la vertu, et à la vertu, par une législation fondée sur les principes immuables de la morale universelle, et faite pour rétablir la nature humaine, dans tous ses droits et dans toute sa dignité première » (4). La vertu permet aux hommes d’ « attacher leur bonheur individuel au bonheur public » (5).
La notion de vertu a toujours été au centre de la réflexion historiographique sur la pensée de Robespierre. Nous nous limiterons ici à quelques considérations d'ordre général et à proposer en avant-première à la communauté scientifique les concordances complètes de la lexie « vertu(s) » dans les onze volumes des Œuvres de Robespierre, que nous avons composées pour le deuxième tome du Dictionnaire Robespierre (voir la présentation du premier volume), en cours d'élaboration avancée (6).
Dans les onze volumes des Œuvres, « vertu » compte 723 occurrences (FRN: 0,04172), « vertus » 370 occurrences (FRN: 0,02135). Robespierre emploie seulement deux fois la lexie « vertu(s) politique(s) ». Une première fois, au singulier, dans le mois d'août 1784 :
Le ressort essentiel des républiques, est la vertu, comme l’a prouvé l’autheur (sic) de l’esprit des loix, c’est à dire la vertu politique, qui n’est autre chose que l’amour des loix et de la patrie (7).
Une deuxième fois, au pluriel, le 10 février 1792 :
Que la vue des bayonnettes et des satellites du despotisme ne vienne pas troubler son allégresse, et alors on verra la confiance et la tranquillité renaître, les vertus civiles et politiques se fortifier, tous les intérêts privés se confondre dans l’intérêt général, et les égoïstes eux-mêmes forcés de prendre des sentimens humains (8).
Pendant la période révolutionnaire, afin d'exprimer et définir la « vertu politique », Robespierre emploie le syntagme « vertu publique » :
Or, quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c’est-à-dire, le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir ? C’est la vertu ; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnans dans la France républicaine ; de cette vertu qui n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois (9).
Mis à part « vertu(s) publique(s) », d'autres syntagmes qui indiquent la vertu politique sont « vertu(s) républicaine(s) » et « vertu(s) civique(s) ». La « vertu politique/publique/républicaine/civique » est la mère de toutes les vertus : « l’amour de la patrie suppose encore ou produit toutes les vertus » (10). Vertus publiques et vertus privées sont étroitement liées et leur épine dorsale réside dans la vertu publique : « un homme qui manque de vertus publiques ne peut avoir des vertus privées » (11).
Le primat de la « vertu politique/publique/républicaine/civique » sur toutes les autres vertus ne doit pas faire oublier que la notion de vertu robespierriste intègre les sollicitations de la tradition républicaine avec les suggestions qui proviennent des théorisations du XVIIIe siècle sur l'existence d'une vertu naturelle. Celle-ci appartient au cœur et à la sensibilité de l'homme en tant qu'homme et il est plus facile de la retrouver dans les personnes simples comme dans le peuple – qui, pour Robespierre, est naturellement vertueux.
Cette donnée résulte précisément des évidences lexicologiques et lexicométriques que nous présentons ici, mais peut être saisie aussi dans le dernier discours de Robespierre à la Convention. Dans ce discours Robespierre évoque plusieurs fois la vertu (22 occurrences), déclinée dans un grand nombre d'acceptions assimilées par la tradition des Lumières. Il caractérise son projet politique comme « république vertueuse » :
Que dis-je, vertu ? c'est une passion naturelle, sans doute : mais comment la connaîtraient-ils, ces âmes vénales, qui ne s'ouvrirent jamais qu'à des passions lâches et féroces ; ces misérables intrigants, qui ne lièrent jamais le patriotisme à aucune idée morale, qui marchèrent dans la révolution à la suite de quelque personnage important et ambitieux, de je ne sais quel prince méprisé, comme jadis nos laquais sur les pas de leurs maîtres ? Mais elle existe, je vous en atteste, âmes sensibles et pures ; elle existe, cette passion tendre, impérieuse, irrésistible, tourment et délice des cœurs magnanimes; cette horreur profonde de la tyrannie, ce zèle compatissant pour les opprimés, cet amour sacré de la patrie, cet amour plus sublime et plus saint de l'humanité, sans lequel une grande révolution n'est qu'un crime éclatant qui détruit un autre crime : elle existe, cette ambition généreuse de fonder sur la terre la première République du monde ; cet égoïsme des hommes non dégradés, qui trouve une volupté céleste dans le calme d'une conscience pure et dans le spectacle ravissant du bonheur public. Vous le sentez, en ce moment, qui brûle dans vos âmes ; je le sens dans la mienne. Mais comment nos vils calomniateurs la devineraient-ils ? Comment l'aveugle-né aurait-il l'idée de la lumière ? La nature leur a refusé une âme; ils ont quelque droit de douter, non seulement de l'immortalité de l'âme, mais de son existence (…). Ma raison, non mon cœur, est sur le point de douter de cette République vertueuse dont je m'étais tracé le plan (12).
Le lien entre vertu républicaine et vertu morale se fonde sur une réflexion que Robespierre emprunte à la pensée des Lumières, ainsi que l'insistante attention accordée au lien vertu-bonheur. En revanche, la réunion de la vertu et de la terreur proposée par Robespierre dans son Rapport sur les principes de morale politique du 5 février 1794 , est une nouveauté qui résulte de la révolution :
Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe de la démocratie appliqué aux plus pressants besoins de la patrie (13).
À notre connaissance (mais l'acquisition de nouveaux corpora numérisés peut toujours réserver des surprises), dans le lexique des Lumières et de la Révolution « vertu » et « terreur » ne sont jamais associés positivement avant ce discours. Voici le seul exemple de liaison positive que nous avons pu trouver, dans une intervention à l'Assemblée Législative du 21 avril 1792 :
Les sieurs Lebrun et Huet, administrateurs du directoire du département de Seine-et-Oise, sont admis à la barre en vertu d'un décret rendu à la séance du matin. M. Lebrun, orateur de la députation, s'exprime ainsi : Messieurs, nous vous avons plus d'une fois affligés du tableau de l'anarchie et des maux qu'elle a inventés dans nos départements. Enfin, la justice s'est levée et le glaive de la loi s'appesantit sur la tête du coupable. Déjà une terreur salutaire a rendu aux remords et peut-être à la vertu des hommes que l'exemple avait corrompus et que l'espoir de l'impunité allait conduire aux derniers forfaits. Mais ce n'est pas assez, Messieurs, que le crime soit frappé une fois; il faut que la punition suive et se prolonge pour l'exemple des générations; que, toujours présente aux yeux des citoyens, elle les rappelle sans cesse au respect et à la crainte de la loi. Des maisons de force, des maisons de détention nous ont été promises par le Code pénal et sont attendues par les départements ; c'est là que la justice achèvera son ouvrage, qu'elle fera expier le crime et régénérera le coupable (14).
Elle peut être expliquée et interprétée de différentes façons, mais continue à interroger l'historien. Dans la perspective d'une reprise et d'un approfondissement de la discussion, les concordances de la lexie « vertu(s) » dans les onze volumes des Œuvres de Robespierre, que nous présentons ici en avant-première, peuvent constituer un bon point de départ.
Concordances
Avertissement de lecture
En ce qui concerne la lecture de chaque index, les contextes renvoient ponctuellement au péritexte des œuvres qui composent notre corpus. Au sujet de la longueur des textes des concordances, nous avons essayé de ne pas dépasser la limite de 4-5 lignes, en employant tous les signes de ponctuation à l’exception des virgules comme signes de découpage. Le seul élément qui nécessite un éclaircissement est l’utilisation des astérisques dans les références de certaines concordances. En ces cas, nous avons signalé avec un astérisque (*) les concordances où il y a des phrases qui n’ont pas été produites (écrites ou prononcées) directement par l’auteur. Par ailleurs, nous avons indiqué avec deux astérisques (**) les phrases où la pensée de l’auteur est référée en utilisant la troisième personne.
Voir les concordances de la lexie vertu
Voir les concordances de la lexie vertus
NOTES
(1) M. Robespierre, Adresse aux Français (juillet 1791), Œuvres de Maximilien Robespierre, 11 vol., Paris, SER, 2000-2007, tome XI, p. 347-376 : p. 349.
(2) M. Robespierre, Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention Nationale dans l’administration intérieure de la République (17 pluviôse an II : 5 février 1794), Œuvres, cit., tome X, p. 350-367 : p. 354.
(3) Ivi, p. 357.
(4) M. Robespierre, Mémoire pour Hyacinthe Dupond (janvier-avril 1789), Oeuvres, cit., tome XI, p. 50-126 : p. 117.
(5) M. Robespierre, Sur le licenciement des officiers de l’armée (10 juin 1791), Œuvres, cit., tome VII, p. 468-498 : p. 475.
(6) C. Vetter, M. Marin, E. Gon, Dictionnaire Robespierre. Lexicométrie et usages langagiers. Outils pour une histoire du lexique de l’Incorruptible, tome I, EUT, Trieste, 2015.
(7) M. Robespierre, Discours sur les peines infamantes (1784), Œuvres, cit., tome I, p. 20-47 : p. 24.
(8) M. Robespierre, Sur les Moyens de sauver l’État et la Liberté (10 février 1792), Œuvres, cit., tome VIII, p. 157-190 : p. 189-190.
(9) M. Robespierre, Sur les principes de morale politique, cit., p. 353.
(10) Ibidem.
(11) M. Robespierre, Sur les intrigues contre le gouvernement révolutionnaire (21 messidor an II : 9 juillet 1794), Œuvres, cit., tome X, p. 518-524 : p. 520.
(12) M. Robespierre, Contre les factions nouvelles et le députés corrompus (8 Thermidor an II : 26 juillet 1794), Œuvres, cit., tome X, p. 542-586 : p. 554, 566.
(13) M. Robespierre, Sur les principes de morale politique, cit., p. 357.
(14) Archives Parlementaires, vol. 42, p. 249). Le syntagme « terreur salutaire », évoqué par Lebrun, est présent avec 24 occurrences dans les Archives Parlementaires en ligne.