Gilets jaunes : l’économie morale et le peuple qui la porte Actuel
dimanche 23 décembre 2018Par Benjamin Coriat, Université Paris 13
Les différences bien sur sont éminentes. Quoi de semblable entre ces émeutiers qui tout au long du 18e siècle envahissaient les marchés pour réquisitionner la farine, le blé, ou le seigle, et imposer des prix abaissés, permettant aux plus pauvres de se nourrir – et les vagues de Gilets Jaunes qui dans toute la France ou presque occupent carrefours et péages d’autoroutes pour obtenir – au minimum et pour commencer – le retrait de taxes supplémentaires sur le gazole.
En apparence rien de commun. Les premiers, qualifiés à l’époque de « taxateurs » s’appuyaient sur la coutume et prétendaient faire respecter le principe de l’établissement du prix du pain par voie règlementaire, contre Turgot, Necker et les premiers libéraux qui voulaient établir le principe d’une « libre marché » des grains et ainsi imposer un nouveau monde : celui d’une économie déclarée « moderne » basées sur des marchés « faiseurs de prix ». Les nouveaux « taxateurs », ceux d’aujourd’hui interviennent deux siècles plus tard. Le règne du libre marché est avéré, et domine partout, écrase tout vient de couronner trois décennies de néolibéralisme forcené qui permet de breveter et de faire commerce, non plus de la seule farine mais des semences désormais « génétiquement modifiées » elles mêmes…
Tout donc est différend. Et pourtant ! Pourtant pour qui veut bien regarder les choses de plus près, certaines similitudes ne peuvent manquer d’être relevées.
Reprenons. Les émeutiers du 18ieme, dont le mouvement a magnifiquement été étudié et analysé par le grand historien anglais E. P. Thompson (voir son ouvrage Les Usages de la Coutume, ed EHESS, 2018) , défendaient une idée forte et essentielle. Marché ou pas marché, rien, jamais, ne doit contrevenir à un principe aussi simple que fondamental : celui du droit à l’existence. Rien, jamais, aucune règle, aucune loi ou pseudo loi ne doit contrevenir aux droits sacrés de la personne à vivre, et à vivre dignement : se sustenter, se loger, se chauffer, se soigner, s’éduquer et éduquer ses enfants, bénéficier des œuvres de la création artistique ou scientifique. Lorsqu’on bafoue ces droits, les nie, alors il faut se lever. C’est là certes un devoir mais c’est aussi, c’est d’abord le droit sacré des personnes et des peuples que de se battre pour garantir ce socle intouchable. Cet ensemble simple et basique – le droit à l’existence et le droit de le défendre - c’est ce que E.P. Thompson désigne sous le nom « d’Économie Morale », pour l’opposer aux dogmes de l’Economie Libérale de Marché qui cherchait alors à s’imposer. Économie Morale contre Économie Libérale de Marché, l’affrontement fut long et récurrent. Jusqu’à ce que, appuyée chaque fois que nécessaire, sur la loi martiale et le feu des carabines contre les manifestants défenseurs de l’Économie Morale, l’économie libérale de marché finisse par l’emporter et organiser nos sociétés.
Nous sommes quelques deux siècles plus tard. Et la cause semble entendue. Au point que, au nom du marché, les discours les plus cyniques sont désormais tenus calmement par nos gouvernants. Ainsi la suppression de l’ISF (qui concerne les 1% des plus riches) , la « flat tax » (limitation de l’impôt des 10% les plus riches) : c‘est pour le bien du peuple nous est-il asséné sans rire telle est la loi de l’économie libérale de marché. Il faut, nous dit-on, gâter les riches et les gaver plus encore qu’ils ne le sont déjà, afin que des miettes « ruissellent » sur le peuple
Mais voilà. Les choses sont allées si loin, le cynisme des possédants et de leurs mandants au sein de l’État a atteint de tels niveaux, que venue du fond des âges, l’Économie Morale, les principes de justice qui la fonde, et le peuple qui la porte resurgissent et réoccupent le devant de la scène. Cette fois non sur les places de marché des villages, mais, le symbole est plus fort encore, à chaque carrefour ou presque. De nouveau c’est le droit à l’existence tel qu’en lui même qui se dresse. Au delà de la taxe sur les carburants, tout revient : le droit de se chauffer, de se nourrir, d’éduquer et de vêtir ses enfants. La lutte pour le droit à l’existence, telle qu’en elle même, est de retour
Tout a bien changé depuis le 18e siècle. Mais pas cela. Pas cette question essentielle. Comment et au nom de quels principes, quand la France regorge de richesse quand 40 enterprises se partagent plus de 50 milliards de dividendes, et pour la plupart d’entre elles ne payent jamais qu’une petite partie de l’impôt qu’elle doive … , comment peut-on augmenter encore la taxation sur les pauvres, comment peut-on baisser l’aide au logement, attaquer les retraites et les retraités ? Oui plus que jamais le retour de l’Économie Morale doit être salué. C’est notre chance. Saisissons là. Avant que les vautours – il y en toujours au dessus des champs de bataille – ne fondent sur les plus fragiles.
Le défi n’est pas mince. Car il ne s’agit plus seulement de rétablir la justice pour le peuple d’aujourd’hui. Il faut inclure ceux de demain. Il faut en effet s’en souvenir : derrière cette affaire de taxation du fuel, et même si elle a été traitée de manière cynique par nos gouvernants, il y a sérieuse et grave la question de la transition énergétique et écologique. Aussi faut il gérer et anticiper à la fois pour aujourd’hui et pour demain. Les choses sont ainsi faites qu’avec le triomphe de l’économie libérale de marché, ses opérateurs les plus puissants et les plus emblématiques, les firmes multinationales et les grandes banques ont pu systématiquement et pendant des décennies mettre à sac la planète et ses ressources. Et aujourd’hui encore, en toute impunité continuent de le faire. Une enquête récente vient de l’établir : les banques françaises (pour ne prendre que cet exemple) choisissent de dédier quelques 70% de leurs financement aux énergies fossiles et aux hydrocarbures !... . Ainsi en 2018, le pillage et la prédation battent leur plein. Et que fait-on contre cela ? Rien. Ou, au vrai pas tout à fait rien. On les récompense les banques, elles mêmes et les industriels qu’elles financent dans leurs activité de prédation des ressources fossiles non renouvelables, par un abaissement de l’impôt sur les sociétés, et leurs dirigeants par une suppression de l’impôt sur la fortune
Oui, il est plus que temps. En revenir à l’Économie Morale, rétablir à l’âge des communs et de la défense des biens communs, un droit à l’existence repensé et refondé est non seulement une œuvre de salubrité publique pour les générations présentes, il s’agit aussi, rien de moins, de l’avenir de la planète elle même, et de celui de nos enfants.
Une version abrégée et un peu modifiée de cet article a été publiée sous forme de Tribune dans le quotidien Libération du 19 décembre 2018.