La propriété de la Terre Annonces
samedi 30 juin 2018Introduction de l'ouvrage de Sarah Vanuxem, La propriété de la Terre, Marseille, Editions Wildproject, 2018, 103 p.
S’approprier à la terre
Évoquant « l’appropriation au/du milieu naturel (1) » par les berbères des Seksawa, le sociologue Jacques Berque suggère que les habitants du Haut-Atlas marocain s’adaptent au milieu dans lequel ils vivent, autant qu’ils s’en emparent. Dans les douars chleus montagneux, s’approprier un lieu consiste à le conformer à soi comme à se conformer à lui ; s’approprier une terre revient à se l’attribuer comme à se rendre propre à elle. De même, les Kanaks de la Nouvelle-Calédonie investissent les « hommes-lieux » d’un devoir de défendre la tellus mater et affirment « l’appartenance réciproque » des humains et de la terre (2). La propriété de la terre ne saurait avoir une signification pour eux qu’à la condition de renvoyer au double sens pronominal du verbe approprier (3).
Nous pourrions avoir perdu ce double sens aujourd’hui. Du moins les juristes civilistes semblent-ils employer le verbe approprier pour désigner un pouvoir de soumettre, d’assujettir ou de dominer. Être propriétaire, ce serait bénéficier d’un pouvoir souverain absolu. Et une telle acception de la propriété aurait partie liée avec la réduction de la terre à un matériau corvéable à merci et, par suite, avec les actuels maux environnementaux. Le droit civil français véhiculerait dès lors une définition coupable de la propriété, qui autoriserait la destruction de l’environnement.
Mais quelle valeur accorder à cette opinion selon laquelle la propriété foncière confère univoquement, en droit français, un plein pouvoir sur une terre ? Est-il vrai que la doctrine du droit privé des biens français abandonne uniment la terre au bon vouloir de son propriétaire ? Les auteurs ignorent-ils réellement le devoir du propriétaire foncier de s’ajuster et de se plier aux spécificités et aux usages de la terre ?
À l’évidence, nul juriste n’appréhende la propriété de manière aussi élémentaire. Que l’on se tourne vers le système des propriétés simultanées, prévalant sous l’Ancien Régime, vers les partisans d’une théorie classique de la propriété (construite après la rédaction du Code civil en 1804), ou vers les adeptes d’une théorie renouvelée (élaborée à partir des années 1980 depuis les écrits de Ginossar (4)), chaque fois le lien à la terre et à ses usages diffère. Tan- dis que la doctrine renouvelée entraîne une déterritorialisation de la propriété foncière, les propriétés simultanées désignent des droits de faire tel ou tel usage singulier de la terre. Sans doute, la théorie classique rappelle-t-elle l’opinion commune, qui conçoit la propriété foncière comme un pouvoir d’assujettir et dominer la terre. Mais l’importance des limites et des exceptions apportées à cette maîtrise conduit maints auteurs à abandonner l’idée que la propriété désigne d’abord un pouvoir d’agir seul librement. Ces derniers redéfinissent la propriété à partir du rôle qu’elle doit ou qu’elle devrait tenir dans la société, c’est-à-dire de la fonction sociale qu’elle peut ou qu’elle pourrait assumer (chapitre 1).
Il faut néanmoins reconnaître que ni les partisans d’une approche classique de la propriété, ni les premiers théoriciens de sa fonction sociale, ni les auteurs de la doctrine renouvelée, ne définissent la propriété au regard des usages autorisant l’appropriation de et à la terre. Seules les propriétés simultanées se donnent comme une figure des usages de la terre. Mais ce système aurait été emporté par la Révolution française ainsi qu’en témoigne, dit-on, le Code napoléon. Questionnant la justesse de cette assertion, nous voudrions proposer une vision de la propriété qui fasse directement écho aux usages de la terre et qui réponde aux exigences écologiques actuelles. En d’autres termes, nous aimerions – à la lumière des doctrines mentionnées et sur la base de notre droit civil français – proposer une figure propriétaire au soutien d’une politique écologique.
Pour ce faire, tournons-nous vers la notion de nature. Présentée comme « hors-la-loi (5) », la nature s’opposerait dans notre tradition civiliste, (encore appelée tradition romano- germanique) au monde juridique et à ses constructions, artefacts ou fictions. En particulier, le droit civil serait par définition le droit de la cité, non celui de la nature. Mais en revenant aux origines romaines de notre tradition juridique, sous l’égide de l’historien du droit Yan Thomas, nous pour- rions découvrir que la nature, au sens de la nature sauvage ou du milieu naturel, ne représente pas seulement l’autre du droit, mais également son aide ou son auxiliaire. Surtout, la nature des choses juridiques, au sens cette fois de l’essence des affaires, des litiges ou des cas, révèle le caractère éminemment processuel du droit romain et interdit de penser que la catégorie juridique de la nature puisse être présentée, à Rome, aux côtés de la catégorie des choses du droit : selon Yan Thomas, les choses du droit dérivent ou proviennent des choses prises à l’état naturel, c’est-à-dire avant que le travail du juriste n’ait commencé à les décortiquer et pu les qualifier. En d’autres termes, le droit, s’il est une construction, n’est pas un artefact par opposition à la nature, mais un artefact façonné tantôt contre, tantôt d’après, mais toujours depuis la nature. À première vue étrangère à la notion de propriété, la nature processuelle des choses de droit romaines pourrait aider à élaborer une définition de la propriété qui soit directement en prise avec les usages de la terre, et qui signifierait, simplement, son habitation (chapitre 2).
Cette conception de la propriété comme faculté d’habiter pourrait autoriser une nouvelle lecture de l’article 544 du Code civil, qui dénit la propriété comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Avec cette nouvelle acception de la propriété, nous pourrions aussi redécouvrir l’article 542, relatif à la propriété communale des habitants de communes ou de sections de commune. L’appropriation pourrait d’ailleurs s’entendre d’une cohabitation avec nos alter ego humains comme avec d’autres êtres que les humains (chapitre 3). Ce faisant, on montrerait qu’une autre lecture du Code civil est possible, et qu’il n’est pas besoin de mettre à bas notre droit pour aider à la transition écologique, dès lors que nous pouvons réactiver certaines de nos institutions et solutions juridiques écologiquement vertueuses. Précisons que cette vision de la propriété sous l’angle de l’habitation ne saurait fournir une grille de lecture de l’ensemble du droit privé des biens français ; il n’est pas question de proposer un nouveau modèle explicatif de l’intégralité du droit positif, c’est-à-dire du droit actuellement en vigueur sur le territoire français. Surtout, il ne s’agit pas de récuser les conceptions contemporaines de la propriété comme droit d’accès aux choses, faisceau de droits ou fonction sociale. À l’inverse, la propriété-habitation pourrait entrer en résonance avec ces dernières visions.
Notes :
(1) J. Berque, Structures sociales du Haut-Atlas, 2e éd., PUF, 1978 (1e éd., 1955), pp. 99-233.

(2) R. Lafargue, « La ‘‘terre-personne’’ en Océanie : le Droit de la Terre analysé comme un droit moral et un devoir duciaire sur un patrimoine transgénéra- tionnel », in S. Vanuxem et C. Guibet Lafaye, Repenser la propriété. Un essai de politique écologique, PUAM, 2015, pp. 24-36.
(3) Voir la définition proposée par Le Trésor de la langue française : de manière usuelle, s’approprier signifie « s’attribuer quelque chose », la « faire sienne ». Suivi du complément « à », s’approprier signifie « devenir propre à, s’adapter à ».
(4) S. Ginossar, Droit réel, propriété et créance. Élaboration d’un système rationnel des droits patrimoniaux, Librairie Générale de Droit de Jurisprudence, 1960.
(5) F. Ost, La nature hors-la-loi. L’écologie à l’épreuve du droit, La Découverte, 1995.